Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Notes

Institutionnalisons la sobriété hydrique en France ! Seconde partie

Cette note proposée par l’Institut Rousseau et le collectif Pour un Réveil Écologique sur l’Institutionnalisation de la sobriété hydrique en France sera publiée en quatre parties. Partie 2 : Réhydrater les sols, régénérer le cycle de l’eau Ceci est la deuxième partie de la note proposée par l’Institut Rousseau et le collectif Pour un Réveil Écologique sur l’Institutionnalisation de la sobriété hydrique en France. I. Sécheresse anthropique et santé des sols, une menace grave pour l’agriculture française 1. Irrigation et utilisation de l’eau en agriculture L’organisation des sociétés actuelles s’appuie sur le triptyque eau, énergie et agriculture. En France, cette dernière est le premier poste de consommation d’eau douce avec 58 % du total : elle est destinée aux deux tiers à l’irrigation des cultures. L’irrigation est au centre des usages agricoles de l’eau : en 2020, 6,8 % des surfaces agricoles ont été irriguées, soit plus de 1,8 million d’hectares [1]. L’irrigation des grandes cultures céréalières concentre la moitié des volumes prélevés et parmi elles le maïs est la culture qui occupe, à la fois, le plus de surfaces irriguées, mais aussi celle qui consomme le plus d’eau par hectare avec un besoin centré sur la période estivale [2]. Ainsi, la culture du maïs grain représente 8,5 % des surfaces agricoles, mais occupe entre le tiers des surfaces irriguées, avec un besoin centré sur la saison où se concentrent les épisodes de sécheresse. Trois régions concentrent 70 % de la surface irriguée. En Nouvelle-Aquitaine, dans le Centre-Val de Loire et en Occitanie, les prélèvements majoritairement issus des nappes servent à l’irrigation des cultures de maïs grain et de semences. La Provence-Alpes-Côte d’Azur concentre le reste des besoins pour l’irrigation de céréales, de fruits, de légumes et parfois de vigne. La région tire profit de l’irrigation gravitaire des eaux du Canal de Provence rendue possible par la topographie et surtout les différents aménagements du Rhône. Figure 12 : [Gauche] Prélèvements d’eau douce pour l’agriculture par sous-bassin hydrographique, en 2019 [3] [Droite] Répartition des surfaces irriguées par types de cultures en 2016. Les maïs grain, semence et fourrage concentrent la moitié des surfaces irriguées. La catégorie « Autres » recouvre en particulier l’arboriculture. [4] 2. La France, une grande puissance céréalière La France produit via des modes de culture très gourmands en eau environ 70 millions de tonnes de céréales chaque année. Sur ce total, seulement 5 millions sont destinés à l’alimentation humaine. Cette production céréalière est dirigée pour moitié vers les cheptels français et pour moitié vers l’exportation. En 2022, la France a exporté pour 10 milliards d’euros de céréales, deuxième poste de recette dans la balance commerciale après les vins et spiritueux [5]. À la faveur de prix plus élevés et d’exportations de céréales plus importantes, celle-ci a permis une amélioration nette de la balance commerciale agricole. De fait, malgré un cheptel stable sur son sol, la France participe largement à l’augmentation de la consommation de viande partout dans le monde. Figure 13 : Production de céréales en France [6] En effet, cette prépondérance de la production de céréales dans l’agriculture française suit une tendance mondiale profondément liée à l’augmentation de la demande en céréales : d’après la FAO, en 60 ans, les productions mondiales de maïs et de blé ont été multipliées respectivement par 5,6 et 3,4 [7]. Figure 14 : Production mondiale de céréales totales [8] Sur cette même période, les cheptels bovins, ovins, porcins et caprins ont presque doublé et le nombre de volailles a été multiplié par huit ! La croissance démographique seule n’est pas en mesure d’expliquer cette hausse spectaculaire, la hausse de la consommation de viande par habitant est bien visible en comparant ces deux tendances. Celle-ci a doublé entre 1960 et 2020 passant de 20 kg par personne et par an à 40 kg par personne et par an. Figure 15 : Quantité de viande totale produite au niveau mondiale[9] En France, les chiffres sont un peu différents, la production de viandes représentait 4 millions de tonnes en 1960 pour atteindre un maximum autour de 7 millions de tonnes dans les années 2000 avant de décroître lentement à 6 millions de tonnes aujourd’hui. De fait, en 1960, un Français mangeait en moyenne 50 kg de viandes par an, en 2000 ce chiffre plafonnait à plus de 90 kg et on l’évalue classiquement aujourd’hui autour de 80 kg par personne et par an. Figure 16 : Cheptel France et quantité de viande totale produite [10] 3. Une exposition climatique croissante et des pratiques agricoles sources de vulnérabilité Comme évoqué plus haut, la sécheresse des sols s’accentue significativement et vient remettre en cause la pérennité du paradigme actuel. Le consortium World-Weather-Attribution estime que la sécheresse agricole de 2022 a été rendue cinq à six fois plus probable avec le changement climatique, et la sécheresse hydrologique trois à quatre fois plus probable [11] . Par conséquent, la conjugaison d’une hausse des besoins pour l’irrigation et de l’assèchement des sols provoqués par l’évapotranspiration et la pression croissante sur les masses d’eau va irrémédiablement entraîner la généralisation des conflits d’usages impliquant le monde agricole. Le stress hydrique augmente dans les grandes régions productrices de céréales. Celles-ci observent déjà une diminution des ressources en eau souterraine disponibles aussi bien en été qu’en hiver. De même, le débit des fleuves diminue progressivement mettant en danger les modes d’irrigation qui en dépendent. Les effets déjà constatés sont renforcés par les modes de culture agro-industriels. La biodiversité souterraine est au cœur de la fertilité des sols. Elle y assure des fonctions primordiales comme la décomposition de matière organique et donc la libération de nutriments, ou encore l’infiltration et la rétention de l’eau captée dans les racines des végétaux. On estime par exemple que 1 % de matière organique en plus par hectare, c’est 250 m3 d’eau en plus absorbés par les sols [12] . Cette biodiversité des sols comme celle des champs est en recul du fait du fort recours aux pesticides, au tassement du sol initié par la mécanisation, la perturbation du cycle des nutriments et par l’utilisation excessive

Par Moundib I.

27 février 2024

Institutionnalisons la sobriété hydrique en France ! Première partie

Cette note proposée par l’Institut Rousseau et le collectif Pour un Réveil Écologique sur l’Institutionnalisation de la sobriété hydrique en France sera publiée en quatre parties. Voici la première. Résumé de la note En France, le dérèglement du cycle de l’eau va tout changer. Comme pour les collectivités d’Outre-mer qui connaissent déjà une sidérante crise de l’eau, l’approvisionnement en eau potable ne sera peut-être plus garanti non plus à moyen terme en métropole. À cet égard, l’été 2022 nous a déjà fait changer d’époque : 43 % des cours d’eau à sec, des déficits de précipitation entre 10 et 50 % sur l’intégralité du territoire, des nappes à leurs plus bas historiques et des glaciers qui perdent leur eau douce au rythme des anticipations les plus pessimistes. Bien qu’il accélère le cycle de l’eau, le changement climatique n’est pas l’unique cause des graves conséquences pour lesquelles nous constatons une impréparation. Les phénomènes de sécheresse et d’inondation ne sont en réalité que les deux faces d’une même pièce : ils sont les conséquences d’une dégradation de la santé de nos sols. Imperméabilisés, tassés, stérilisés, ils perdent peu à peu leur capacité d’infiltration et de retenue de l’eau précipitée ou ruisselée. Le changement climatique, en augmentant la fréquence et l’intensité des sécheresses météorologiques et des précipitations extrêmes, révèle, en réalité, la mort lente des écosystèmes régulateurs du cycle de l’eau. Pour l’agriculture, les modes de cultures trop intensifs en eau comme ceux du maïs, largement destinés à l’export et à l’alimentation animale, vont être rendus non viables et même confiscatoires vis-à-vis des autres usagers, la faute à des recharges d’eau souterraine de plus en plus contrainte. Les conséquences sanitaires des rejets de polluants agricoles comme industriels vont largement s’aggraver du fait d’une quantité d’eau plus faible pour les diluer. La diminution des débits et le réchauffement des eaux vont affecter les productions électriques et industrielles. Dans ce contexte, il revient au législateur d’arbitrer des conflits d’usage qui pourraient régulièrement dégénérer en guerre de l’eau. Qui doit avoir un accès prioritaire à la ressource et pour quels usages ? Aujourd’hui, la faiblesse des réglementations permet l’accaparement par les plus gros acteurs agricoles ou industriels. Dans le pire des cas, la puissance publique encourage même cette confiscation : c’est l’exemple des fameuses mégabassines subventionnées à plus de 70 % par l’argent public. L’arsenal législatif reste également trop faible ou mal appliqué pour faire durablement respecter les exigences de qualité. En 2021, environ 12 millions de Français ont été concernés par des dépassements des seuils autorisés de pesticide dans l’eau potable tandis que la pollution au nitrate s’est étendue sur 37 % des masses d’eau souterraine entre 1996 et 2018[1]. Pour institutionnaliser la sobriété hydrique en France, trois piliers sont à construire. Le premier est d’inscrire dans la Constitution à la fois un droit universel d’accès à l’eau issue d’un traitement de qualité et permettant de garantir à chacun des conditions d’hygiène compatible avec une vie digne, mais aussi de reconnaitre le caractère de bien commun du cycle de l’eau qu’il convient alors de gérer de manière coopérative. Pour pouvoir être exercés pleinement, ces deux principes doivent se décliner en un large éventail de politiques publiques, allant de la mise en application du principe du pollueur-payeur à l’instauration d’une tarification progressive, en passant par la rénovation des canalisations. Face à une ressource qui se raréfie, la puissance publique doit organiser le partage en faisant prévaloir le droit à l’eau sur tout autre usage excessif et de fait confiscatoire de la ressource. Le deuxième axe consiste à régénérer le grand cycle en transformant profondément les modalités d’aménagement du territoire. Il faut mettre en application le paradigme de l’hydrologie régénérative : « ralentir, répartir et infiltrer »[2] à l’agriculture comme au tissu urbain. Dans le premier cas, l’idée est d’aménager la parcelle agricole de sorte que l’eau s’y écoule lentement, se répartisse le plus largement possible sur les sols pour s’y infiltrer et recharger durablement les nappes. La parcelle agricole est transformée en « un paysage aquatique ». Ensuite les solutions d’agroécologie (rotation de culture, polyculture élevage, etc.) comme d’agroforesterie (plantation d’arbres et de haies, etc.) permettent d’enrichir le sol en matière organique et de le recouvrir d’un large couvert végétal. Ces aménagements réduisent le ruissellement, infiltrent plus efficacement les eaux de pluie, filtrent mieux les polluants et apportent une fraîcheur décisive pour résister aux vagues de chaleur. Plus généralement, placer le système de production alimentaire sur la voie d’un développement résilient suppose de repenser la finalité du modèle agricole. La contrainte hydrique rend la décroissance de l’assolement de maïs et de la production de viande inévitable ; planifions-la plutôt que de la subir. Le concept d’hydrologie régénérative s’applique également parfaitement aux villes. Pour affronter des précipitations extrêmes plus intenses et les inondations afférentes, il faut débétonner, végétaliser et renaturer l’hydrologie des cours d’eau pour former des villes éponges capables d’absorber les excès d’eau. Enfin, il faut rénover les institutions de l’eau pour expérimenter une gestion de la ressource comme un bien commun. La première étape est alors de reconnaître juridiquement, à la fois le cycle de l’eau et les droits des écosystèmes aquatiques. Pour initier leur préservation, nous proposons d’utiliser la connaissance scientifique pour forger des objectifs spécifiques à chacun des six bassins hydrographiques français de réduction des prélèvements, des consommations, de rejet de polluants et préservation des écosystèmes. Ces derniers seront votés par les Comités de bassin, aussi appelés Parlements de l’eau et mis en application par les six Agences de l’eau en charge des bassins. Nous proposons aussi d’expérimenter une gestion locale de la ressource sur le modèle du bien commun au sens de la prix Nobel d’économie Elinor Ostrom par la création d’Associations d’usagers de l’eau à l’échelle des bassins de vie. Ces collectifs auront pour mandat de gérer collectivement la ressource du territoire en définissant des règles locales garantissant un usage compatible avec les objectifs définis par les Agences de l’eau. Aussi, il faut inciter et accompagner la gestion en régie publique pour les collectivités qui le souhaitent, notamment en renforçant leurs

Par Moundib I.

19 février 2024

L’action publique et les enjeux de transition pour le secteur de la pêche Synthèse des subventions publiques allouées au secteur de la pêche en France entre 2020 et 2022

Dès le début des années 1990, le rôle des subventions publiques dans la surcapacité des flottes de pêche et la surexploitation des stocks mondiaux de poissons a clairement été établi par les experts et les organisations internationales. En augmentant les capacités de production et en rendant certains segments artificiellement rentables, les subventions publiques incitent les pêcheurs à accroître continuellement leurs captures sans tenir compte des signaux alertant sur l’état des ressources, qui devraient normalement les conduire à réguler leur activité. Lors de l’adoption du Programme de Doha pour le développement en 2001, l’objectif de réguler les subventions publiques à la pêche a été intégré à l’agenda international. Cela s’est traduit par l’ouverture de négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), processus qui a abouti à la conclusion d’un premier accord multilatéral en juin 2022. L’élimination des subventions publiques qui encouragent la surcapacité, la surpêche et la pêche illégale est également une priorité requise par l’Objectif de développement durable 14.6 de l’Organisation des Nations unies adopté en 2015. Malgré cette dynamique, les dernières estimations menées à l’échelle mondiale montrent que le secteur de la pêche a reçu 35,4 milliards de dollars de subventions publiques en 2018, dont plus de 60 % encouragent la surcapacité et la surpêche et 22 % sont des aides au carburant. À elles seules, les pêcheries industrielles ont capté plus de 80 % de ces aides globales alors qu’elles représentent moins de 20 % de la flotte mondiale. Après la Chine, l’Union européenne est la deuxième entité politique qui subventionne le plus ce secteur. En France, la pêche bénéficie du soutien historique des pouvoirs publics qui ont notamment encouragé l’industrialisation des flottes et la modernisation de la filière après la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1970, la multiplication des crises provoquées par l’envolée des prix du pétrole puis la raréfaction des ressources auraient logiquement dû conduire les gouvernements successifs à réformer les politiques de soutien au secteur afin de le sortir de sa dépendance au carburant et amorcer la transition des flottes vers un modèle plus vertueux. À la place, les pouvoirs publics ont répondu à ces crises à grand renfort de subventions visant, non pas à résoudre les problèmes structurels rencontrés par le secteur, mais à maintenir la paix sociale. Aujourd’hui, les entreprises de pêche françaises bénéficient toujours d’un large éventail de subventions directes et d’exonérations. Mais faute de données centralisées et harmonisées, il est impossible d’en connaître le montant exact et de produire un bilan critique exhaustif. Dans un rapport de 2010 sur les aides d’État au secteur de la pêche en France, la Cour des comptes française avait déjà souligné cette absence totale de visibilité et sévèrement étrillé la Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA) pour son manque de pilotage. Les aides publiques accordées au secteur de la pêche ne font toujours pas l’objet d’une revue critique régulière et transparente permettant d’objectiver la conduite de l’action publique. Les aides émanant des collectivités territoriales forment encore une « boîte noire » empêchant d’avoir une vision synthétique du montant global du soutien financier public au secteur de la pêche. Une décennie plus tard, force est de constater que la situation ne s’est guère améliorée. La transparence est pourtant le préalable indispensable à toute redirection des financements publics vers un modèle de pêche durable, c’est-à-dire bas carbone, respectueux des écosystèmes marins, pourvoyeur d’emplois et capable de répondre aux défis de la sécurité alimentaire. Alors que la surpêche a été identifiée par l’IPBES comme la première cause de destruction des écosystèmes marins au cours des cinquante dernières années, l’élimination des subventions à la pêche dites « néfastes » et le fléchage de ces financements en faveur de la transition du secteur est une urgence absolue. Mais en empêchant l’établissement d’un diagnostic précis, l’opacité des subventions publiques hypothèque nos chances d’endiguer la surpêche et le déclin de la biodiversité marine. La présente étude a pour objectif de combler cette carence en proposant une revue des principales aides publiques identifiables dont bénéficie le secteur de la pêche en France et ce qu’elles financent. Par cette contribution, BLOOM et l’Institut Rousseau entendent ainsi nourrir le débat public sur les possibilités de réforme des subventions au secteur de la pêche. Cette évaluation, conservatrice compte tenu du défaut d’accès à des données consolidées, ne saurait toutefois remplacer le travail exhaustif de revue de l’ensemble des dépenses publiques que l’on est légitimement en droit d’attendre des pouvoirs publics en 2024.

Par Rodier M., Protat T., Bloom

23 janvier 2024

Quelle stratégie pour un logement abordable et durable ?

Les politiques publiques menées en France ne permettent pas de contenir le coût croissant des logements, dont le poids est passé de 20 à 30 % des revenus de la majorité de la population[1]. Si des territoires subissent une vacance élevée[2], les pénuries dans les zones tendues sont telles[3] que les constructions de logements restent très insuffisantes, alors que leurs impacts écologiques sont déjà importants, notamment en termes de gaz à effet de serre (plus d’un tiers des émissions de l’industrie[4]). Les divers travaux d’évaluation des politiques du logement soulignent que ces résultats médiocres s’expliquent surtout par des soutiens « inversés » : les fiscalités favorisent les rentes immobilières au détriment des logements pérennes abordables. De plus, la métropolisation aggrave les pénuries de logement dans les zones tendues et les problèmes de vacance ailleurs. Pourtant, des politiques cohérentes et efficaces sont possibles et parfois déjà mises en œuvre dans des pays étrangers ou des territoires français. En complément d’une hausse des dépenses en faveur des logements abordables, le succès de ces politiques implique plusieurs transformations globales : Investir dans des résidences principales « abordables » (location ou accession sociale) doit devenir plus rentable que les autres usages (de la location touristique à la rétention foncière en passant par les bureaux), qui doivent être limités dans les zones tendues (par des taxes élevées et/ou une compensation des « non résidences principales »). De la même manière, les réhabilitations lourdes doivent devenir moins coûteuses que le neuf, en particulier dans les zones moins tendues, afin de remobiliser les logements vacants dégradés (en lien avec les politiques de rénovation énergétique et du patrimoine bâti et paysager). En complément, les modalités des aides au logement et des avantages de loyers devraient être modulées selon le « taux d’effort » (la part des dépenses de logement dans le revenu). Cela permettrait de fortement diminuer le poids des dépenses de logement de plusieurs millions de ménages à court terme. De manière transversale, deux autres transformations profondes doivent être engagées par l’État, afin de tarir les principales sources des déséquilibres du logement : Le rééquilibrage de l’offre de formation et des services publics (santé, transports, etc.) vers les villes moyennes et petites permettra à moyen terme de réduire la demande excessive de logements dans les zones déjà tendues, tout en améliorant l’accès aux services publics dans les autres territoires. Un simple rééquilibrage territorial permettrait de résorber plus de la moitié du manque de logement dans les zones tendues. Une plus forte régulation des usages, loyers et qualités des logements impose également un changement d’échelle des contrôles et des sanctions, qui devraient toujours être au moins deux fois supérieures aux gains et dommages occasionnés. Au-delà de leurs effets directs sur l’accessibilité des logements, ces transformations apporteront des bénéfices publics majeurs : une forte diminution des dépenses contraintes de la majorité des Français (avec une réduction parallèle des rentes et des fraudes), une meilleure cohésion sociale et territoriale, ainsi qu’une réduction efficace et juste de l’empreinte écologique des constructions. À l’inverse, une forte réduction de la construction sans augmenter l’offre de logement abordable aurait des impacts sociaux extrêmement régressifs pour la majorité de la population, ainsi que des impacts sanitaires négatifs (liés au mal-logement) et des effets pervers écologiques (l’allongement des trajets domicile-travail). Seuls les plus aisés bénéficieraient alors d’une très forte hausse de leur patrimoine, déjà en forte augmentation depuis 2017. Après un résumé des constats sur l’impasse des politiques « pro-rentes » actuelles, nous montrerons qu’il est possible de diffuser le logement abordable tout en limitant son empreinte écologique, à condition de passer d’une politique centrée sur le nombre total de logement à une politique visant l’augmentation des résidences principales abordables ainsi que la réduction de la sur-demande dans les zones tendues. I – Des résultats très insuffisants, notamment depuis 2017 Au regard des objectifs fixés (produire 500 000 logements par an dont 150 000 logements sociaux, principalement dans les zones tendues), les politiques publiques menées en France n’atteignent que la moitié des objectifs fixés depuis 2010. La construction oscille autour de 350 000 logements construits par an[5], mais cela n’augmente l’offre de résidences principales[6] que d’environ 250 000 (+ 2,5 millions en 10 ans), après déduction des logements devenus vacants ou secondaires, dont la croissance est très forte depuis 2005. Principaux objectifs et résultats des politiques du logement 2010-2020 Principaux objectifs Principaux résultats Écart objectifs vs. résultats finaux Production de logements 500 000 par an + 380 000 logements mis en construction par an dont seulement + 250 000 résidences principales – 50 % Logements sociaux 150 000 par an + 100 000 logements sociaux agréés par an dont seulement + 70 000 « effectifs » – 55 % Sources : Comptes du logement, Parc locatif social et Insee Logement 2021 Les financements de logements sociaux varient eux autour de 100 000 par an (dont 10 000 acquisitions de logements existants dans le parc privé), mais le parc social n’augmente que de 70 000 par an, déduction faite des projets abandonnés, des démolitions et des reventes sur le marché privé non régulé. Plus grave, la construction chute surtout dans les zones ayant le plus de besoins, notamment depuis 2017. Or l’offre neuve ne suivait déjà pas l’augmentation de la population des grandes métropoles avant 2015 (+ 5 à 10 % de logements vs. + 8 à 15 % de ménages en 8 ans), malgré un volume très important de logements construits chaque année dans ces départements[7]. Les zones « tendues » correspondent principalement aux zonages A et B1, qui regroupent la plupart des grandes agglomérations, le littoral sud et quelques autres territoires touristiques (e.g. Haute-Savoie). En conséquence, l’augmentation du prix des logements dépasse +160 % depuis 20 ans alors que le revenu salarial n’a augmenté sur la période que de 40 %[8] (et l’inflation courante de 30 %[9]). Cette augmentation dépasse même 200 % dans certaines grandes agglomérations où les loyers ont presque doublé sur cette période[10]. La hausse a surtout été forte entre 2000 et 2010, puis à nouveau depuis 2017 avec +25 % en moyenne nationale sur 4 ans[11], voire davantage dans les agglomérations et littoraux déjà tendus. La plupart

Par Desquinabo N.

8 novembre 2023

Pour un ministère du Temps libéré

Note présentée dans le cadre du Festival des idées, Le 8 juillet 2023, à La-Charité-sur-Loire Introduction « La retraite avant l’arthrite », « Ne pas perdre sa vie à la gagner »… Les slogans de la mobilisation contre la réforme des retraites ont été nourris de références au refus du sacrifice d’un temps de vie « pour soi » par l’allongement de l’âge de départ en retraites à 64 ans. La réforme des retraites a soulevé la question de la place du travail dans nos vies et plus profondément encore celle du temps de vie à notre disposition, une fois soustrait le temps passé au travail. En effet, tout se passe comme si la réforme des retraites avait rappelé à notre société la valeur du temps personnel. Probablement que les graines de cette réflexion avaient été semées lors de l’arrêt du travail pendant le confinement et avec le développement du télétravail. Le rapport des Français au travail semble en tout cas avoir profondément changé : c’est ce que révèle une enquête de l’IFOP[1] menée en octobre 2022 selon laquelle 21 % des Français considèrent le travail comme très important, soit trois fois moins qu’en 1990. Ce constat appelle logiquement une réflexion sur le réaménagement du temps de travail, par exemple avec la semaine de quatre jours (voir la note de l’Institut Rousseau sur ce sujet[2]). Il mène aussi à une réflexion d’accompagnement, de protection et de valorisation du temps libre de chacun d’entre nous. C’est que depuis plusieurs décennies, et malgré les gains de productivité, le travail semble avoir pris une place croissante dans nos vies, au détriment de notre temps personnel. C’est le fruit d’évolutions politiques (comme souligné par François Ruffin dans son dernier livre Le Temps d’apprendre à vivre[3]), d’évolutions du monde du travail, des outils numériques et du management (comme l’ont mis en lumière Dominique Méda et Bruno Palier notamment[4]), et aussi de l’emballement productif[5] d’une société de la surconsommation. Au global, c’est l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle qui est bouleversé. Ces évolutions se font dans le contexte d’avancées technologiques qui génèrent une « accélération du temps »[6], telle que formulée par Hartmut Rosa. Selon lui, cette accélération s’articule autour de trois facteurs[7] : l’innovation technique (qui notamment comprime l’espace et multiplie la nécessité de communiquer), un accroissement des rythmes sociaux et culturels, et enfin une augmentation des rythmes de vie prenant la forme d’une densification des tâches à réaliser et donc un sentiment d’urgence permanent. Ces effets sont particulièrement visibles dans le monde du travail comme on le verra ci-dessous. Ils créent une corrélation entre d’un côté une meilleure productivité au travail grâce à la modernité, qui fait gagner du temps, et pourtant une sensation de manque de temps. De plus, le temps individuel semble de plus en plus déconnecté du temps collectif à travers une forme de désynchronisation des rythmes de vie[8]. La nouveauté de la situation actuelle repose également sur la valeur du temps à l’aune du dérèglement de la planète. L’urgence climatique nous impose que le temps disponible ne soit pas en contradiction avec ce défi qui constitue, lui aussi, une course contre la montre. De fait, le temps libéré interroge l’équation entre croissance, soutenabilité écologique et temps de travail. Dans cette perspective, nous proposons la création d’un ministère du Temps libéré, ministère de plein exercice qui aurait la charge de coordonner une véritable politique publique d’accompagnement du temps libéré. Par « temps libéré », nous entendons tout le temps libre, c’est-à-dire qui n’est pas contraint. Ce temps peut être contraint par le travail au sens classique du terme, en pensant plus particulièrement au travail salarié qui représente 37 heures par semaine en moyenne[9]. Le travail salarié reste aujourd’hui la forme d’activité majoritaire et nous semble la plus souhaitable. C’est à ce titre que nous le privilégions dans cette note, qui prendra nécessairement moins en compte les personnes inactives, les demandeurs d’emploi, les travailleurs non-salariés et les travailleurs à temps partiel. Il apparaît néanmoins souhaitable de donner autant que possible une dimension universelle à cette politique du temps libéré pour en permettre le bénéfice à tous, quelle que soit la situation professionnelle. Le temps est également contraint par les trajets domicile-travail qui représentent environ 50 minutes par jour en moyenne (principalement en voiture)[10] ou encore par le « travail domestique ». Nous faisons le choix, dans le prolongement de certains sociologues (notamment Pierre Bourdieu[11]), de considérer les tâches domestiques et administratives, souvent réalisées par les femmes, comme un travail à part entière. Par définition, le travail domestique et administratif est multiple (faire les courses, aller chercher les enfants, tenir les comptes, prendre les rendez-vous médicaux, régler les factures…). Cette définition fait immédiatement apparaitre des inégalités dans la répartition du temps disponible. Inégalités de classe, inégalités territoriales et inégalités de genre en particulier. Ces inégalités nous amènent à considérer le temps comme un « capital temporel »[12] inégalement réparti et qu’il s’agira de mieux redistribuer. En positif, nous considérons comme « temps libéré » le « temps pour soi »[13], quelle que soit l’utilisation qui en est faite. Passer du temps avec ses petits-enfants, faire du sport, jardiner, regarder une série à la maison, ne rien faire… Toutes ces activités constituent du temps utilisé librement pour soi. Pour autant, ce temps libre peut également être mis au service des autres. Comme le soulignait André Henry, ministre du Temps libre, « Le temps libre, ce n’est pas seulement les loisirs, c’est aussi la culture et la vie citoyenne, l’engagement citoyen pour la République »[14]. Cet engagement n’a pas besoin d’être formalisé. Pour autant et sans l’imposer, nous pensons qu’il est nécessaire de créer les conditions que le temps libéré soit profitable à l’ensemble de la société et au climat par l’engagement citoyen dans sa forme institutionnelle. À l’aune de ces enjeux, le rapport au temps constitue l’une des préoccupations les plus concrètes au quotidien pour les Français. Alors que l’offre politique française et européenne est en pleine mutation, un réformisme « radical » en prise avec le quotidien de nos concitoyens semble plus que jamais nécessaire. C’est dans cette perspective que nous versons dans le débat public la proposition d’un ministère du

Par Montjotin P., Adrianssens C.

28 juillet 2023

Mettre l’administration au service de l’éducation civique

Si l’enseignement de l’Éducation morale et civique (EMC) constitue, dès la IIIème République, une brique essentielle de l’édifice social, il semble désormais en crise. En effet, après avoir connu de multiples modifications programmatiques et horaires tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle, l’EMC recouvre aujourd’hui un contenu si large, et des pratiques pédagogiques si incertaines, qu’il est possible de douter de sa réelle efficacité. Pour résorber la fracture qui prévient l’adhésion d’une partie des citoyens aux valeurs du contrat social, nous proposons, outre une augmentation du volume horaire d’enseignement de l’EMC, une mesure forte : mettre l’administration au service de l’instruction civique. Sur l’ensemble du territoire français, les agents publics exerçant des fonctions d’encadrement pourraient, selon des modalités contraignantes ou non, dispenser aux élèves des cours sur le fonctionnement des institutions, les valeurs républicaines et les fondamentaux de la culture politique. Un tel dispositif réaffirmerait le rôle de l’État dans l’éducation, tout en revalorisant son image auprès de la jeunesse. Introduction L’Éducation morale et civique (EMC) est en crise autant qu’elle est en vogue : en crise, d’abord, car son contenu demeure mal délimité, son volume horaire de plus en plus réduit et les pratiques pédagogiques qu’elle offre mal saisies par le corps professoral ; en vogue, d’autre part, en ce qu’elle fait, depuis plusieurs décennies, l’objet d’incessantes réformes visant à l’adapter aux nouveaux enjeux de la société et qu’elle constitue, pour cause, une réponse fourre-tout pour les crises politiques et sociales que traverse le pays. Toutefois, l’excroissance des programmes de l’EMC, autant que leur difficile applicabilité, suppose de repenser les modalités de son fonctionnement. Cette nécessité est d’autant plus prégnante que les signes d’une crise de la défiance à l’égard des institutions et des valeurs de la République sont chaque jour plus visibles, notamment au sein des couches les plus jeunes de la population. Face à l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui l’EMC, il apparaît nécessaire d’imaginer une politique publique nouvelle et simplifiée. Tandis que les professeurs font part de leur dénuement face à la diversité des outils pédagogiques dont ils disposent et la complexité inhérente à leur mise en œuvre, nous proposons qu’une partie de leurs enseignements soit prise en charge par des agents publics exerçant des fonctions d’encadrement au sein de l’administration. En effet, l’agent public pourrait illustrer auprès des élèves, à partir d’expériences éprouvées dans le cadre de ses fonctions, les valeurs de la République en action : ici, un juge parlant des droits de l’homme ; là, un commissaire de police parlant de l’ordre public ; ailleurs, enfin, un sous-préfet parlant de la laïcité. La présente note vise en conséquence à rappeler le rôle historique et philosophique de l’EMC en République, mettre en lumière les principaux maux dont elle souffre et détailler les modalités concrètes de notre proposition. I. Une instruction civique placée en première ligne du combat pour l’école républicaine Dans un discours prononcé à Bordeaux le 16 novembre 1871, Léon Gambetta, père fondateur de la IIIème République, se demande : « Comment admettre que des hommes qui ne connaissent la société que par le côté qui les irrite […] ne s’aigrissent pas dans la misère et n’apparaissent pas sur la place publique avec des passions effroyables ? ». Et le tribun d’ajouter : « Je déclare qu’il n’y aura de paix, de repos et d’ordre qu’alors que toutes les classes considéreront leur gouvernement comme une émanation légitime de leur souveraineté et non plus comme un maître avide et jaloux »[1]. L’instruction civique est née : avec la loi Ferry du 28 mars 1882, l’éducation morale et civique de l’élève figure au premier rang des apprentissages de l’école primaire, devant l’écriture et la lecture. Son initiateur, Jules Ferry, rappelle devant le Sénat, le 10 juin 1881, l’intérêt primordial qu’elle revêt pour la constitution d’une société républicaine, au lendemain de la tourmente de Sedan et de la destitution de Louis-Napoléon Bonaparte, mais aussi de l’épisode de la Commune : « Si vous voulez chasser des esprits les utopies, si vous voulez émonder les idées fausses, il faut que vous fassiez entrer dans l’esprit et dans le cœur de l’enfant des idées vraies sur la société où il doit vivre, sur les droits qu’il doit exercer. Comment ! dans quelques années, il sortira de l’école primaire – et pour un grand nombre de ces jeunes gens, c’est à l’école primaire que s’arrêtent malheureusement et se limitent tout le bagage et toutes les connaissances scientifiques. Comment ! il sera électeur dans quelques années et vous voulez nous défendre de lui apprendre ce que c’est qu’une patrie ! »[2]. Les valeurs alors enseignées, à la fin du XIXème siècle, sont proprement conçues pour garantir une adhésion totale et collective des élèves de l’école primaire au modèle républicain : il est ainsi question du service militaire, de la foi dans le progrès, du patriotisme et de l’obligation fiscale[3]. A. Aux origines historiques et théoriques d’une instruction civique universelle Son intérêt, dans l’esprit de ses promoteurs, est double. L’instruction civique assure, en premier lieu, de faire vivre effectivement la démocratie en diffusant un corpus de principes et de valeurs communs chez les plus jeunes. La démocratie n’est, en effet, pas qu’une convocation régulière à voter : elle est, comme l’écrit Pierre Mendès-France, « un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire »[4]. Ce type de mœurs spécifique est institué par le maître d’école, qui convainc les élèves d’une pratique partagée et sans cesse renouvelée du débat et de la délibération. Octave Gréard, le Vice-recteur de l’Académie de Paris jusqu’en 1877 et créateur des premiers lycées de jeunes filles, écrivait ainsi dans un Cours de pédagogie théorique et pratique à destination des professeurs des écoles : « Ce que le bon sens demande, c’est qu’au respect des traditions nationales, qui est la base du patriotisme éclairé, se joigne dans l’esprit des enfants, arrivés, comme on dit, à l’âge de raison, la connaissance des lois générales de la vie publique de leur pays. Ce que nos élèves savent le moins, c’est ce qu’ils

Par Klotz P.

25 juillet 2023

Comment améliorer le traitement des enjeux écologiques dans les médias ?

Introduction générale Les crises écologiques engendrent déjà de nombreux bouleversements. Le GIEC estime que 3,3 à 3,6 milliards d’individus sont déjà en situation de vulnérabilité. Entre le 1er juin et le 22 août 2022, l’INSEE évalue à 11 000 la surmortalité en France vraisemblablement liée aux vagues de chaleur successives, par rapport à la même période en 2019. Au Pakistan, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), 33 millions de Pakistanais ont été touchés par les inondations dévastatrices de ce même été, provoquant 8 millions de déplacés climatiques, 1500 disparus, 3,5 millions d’hectares de cultures perdus et la destruction de nombreuses infrastructures. Face au coût exorbitant de l’inaction, l’impérieuse nécessité d’agir n’est plus à démontrer. L’ordre mondial se trouve donc fragilisé par des crises s’amplifiant rapidement pour lesquelles notre capacité d’anticipation, et donc de protection, diminue. Face à ces bascules importantes, les médias ne sont pas à la hauteur de l’urgence écologique. Seulement 3,6 % des contenus médiatiques pendant la campagne électorale présidentielle de 2022 portaient sur les questions climatiques.[1] À titre de comparaison, le Covid-19 a occupé jusqu’à 74,9 % du temps d’antenne[2]. De même, dans le secteur audiovisuel, seuls 0,8% des reportages ont été consacrés aux enjeux écologiques depuis 2013[3]. Bien que le traitement médiatique de l’écologie ait triplé depuis les années 1990[4], cette proportion apparaît encore insuffisante au regard des faits et enjeux liés au franchissement des limites planétaires (dérèglement climatique, érosion vertigineuse de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, changements d’utilisation des sols, acidification des océans, utilisation mondiale de l’eau, appauvrissement de l’ozone stratosphérique, augmentation des aérosols dans l’atmosphère, introduction d’entités nouvelles dans la biosphère) et à la raréfaction des ressources déjà à l’œuvre. À cela s’ajoute le cadrage médiatique des enjeux écologiques, souvent cantonné à des rubriques dédiées. Si cette organisation en silos est censée faciliter l’accès à l’information thématique, elle contribue néanmoins à isoler l’information et à ne la transmettre qu’à une portion réduite et déjà sensibilisée de la population. Par ailleurs, ce traitement va à l’encontre de la dimension systémique des enjeux écologiques, possédant des ramifications transversales dans diverses rubriques (économie, politique, société, agriculture, santé, etc…). De plus, de nombreux médias français favorisent la fabrique du doute en ne distinguant pas les faits des opinions. Cela a notamment pu alimenter “une polarisation de l’opinion publique, avec des répercussions négatives pour la politique climatique”, expliquent les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il souligne ainsi le rôle majeur des médias : “Les médias peuvent avoir un impact significatif pour faire progresser la conscience climatique et la légitimité des actions engagées. Ils cadrent et transmettent les informations sur le changement climatique, ils ont un rôle crucial dans la perception qu’en a le public, sa compréhension et sa volonté d’agir”. Les médias, par leur mission d’informer les citoyens sont, à ce titre, des acteurs démocratiques essentiels pour la reconstruction écologique de nos sociétés. Il est impératif que chaque citoyen, quels que soient les médias qu’il consulte, puisse avoir accès à un niveau d’information suffisant et qualitatif sur des enjeux aussi vitaux. Or, l’édition 2022 de l’étude “Fractures Françaises” (Ipsos-Sopra Steria) révèle que si 90 % des Français considèrent que “nous sommes en train de vivre un changement climatique”, 39 % doutent encore de l’origine anthropique de cette crise. Il existe pourtant un consensus scientifique mondial sur cette question. Il y a donc urgence à informer davantage et mieux. En outre, de nombreux médias français publient des contenus éditoriaux contradictoires. En parallèle de la publication d’articles, de reportages et d’émissions traitant des enjeux écologiques, ils publient des contenus relatifs à des modes de vie ou des imaginaires allant à l’encontre des préconisations scientifiques permettant de faire face à l’urgence. Ces contenus éditoriaux sont également insatisfaisants dans la façon dont ils font le lien entre les causes de la crise écologique et ses effets. Au-delà des contenus éditoriaux, les contenus publicitaires faisant la promotion de biens ou de services défavorables à l’environnement, nuancent la portée des messages transmis concernant l’urgence écologique. Cette inadéquation entre contenus éditoriaux et publicitaires, contribue à une dissonance cognitive portant préjudice à la compréhension et la perception des enjeux. Ce traitement déséquilibré des enjeux délégitime les décisions publiques et met à mal l’engagement citoyen. La transformation des médias se justifie doublement, à la fois dans l’intérêt public mais également dans l’intérêt du public. L’intérêt public, général, n’est plus à démontrer tant les conséquences de la crise écologique sont manifestes et tangibles. Or, les médias offrent souvent une analyse des faits partielle, voire erronée, comme nous avons pu le voir ces précédentes années avec le traitement des vagues de chaleur en France. Malgré leurs conséquences sanitaires (mortalité), agricoles et économiques, ces catastrophes sont encore traitées avec une connotation positive dans les médias[5]. L’intérêt du public est bien présent puisque les Français font de l’environnement leur seconde priorité, tout en estimant que les médias et les journalistes n’accordent “pas assez de place” aux questions posées par le changement climatique et l’environnement. Il est donc urgent que le traitement médiatique des enjeux écologiques progresse. Des évolutions sont d’ores-et-déjà perceptibles. En septembre 2022, Radio France a annoncé son « Tournant » écologique engageant à la fois la formation des journalistes, la transformation des contenus éditoriaux et publicitaires et l’amélioration de la performance écologique interne. Le 14 septembre 2022, un collectif de journalistes a publié une Charte “Pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique”, composée de 13 engagements. La charte a été signée par plus de 1 500 journalistes et 120 rédactions, attestant du souhait de la profession d’améliorer ses pratiques en matière d’écologie. Retrouvez ici la proposition de loi relative à la responsabilité des médias dans le traitement des enjeux environnementaux et de durabilité Tout en saluant les récents engagements des journalistes en faveur d’un traitement médiatique plus sérieux de la crise écologique, la réponse à cet enjeu ne peut reposer que sur le seul volontariat. La réglementation est l’un des outils les plus adéquats pour garantir aux

Par Prosperi J., Ramos P., Vernières A., Morel E., Magat A., Dufrêne N.

19 juillet 2023

Proposition de loi relative à la responsabilité des médias dans le traitement des enjeux environnementaux et de durabilité

EXPOSÉ DES MOTIFS Les crises écologiques engendrent déjà de nombreux bouleversements. Le GIEC estime que 3,3 à 3,6 milliards d’individus sont déjà en situation de vulnérabilité. Entre le 1er juin et le 22 août 2022, l’INSEE évalue à 11 000 la surmortalité en France vraisemblablement liée aux vagues de chaleur successives, par rapport à la même période en 2019. Au Pakistan, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), 33 millions de Pakistanais ont été touchés par les inondations dévastatrices de ce même été, provoquant 8 millions de déplacés climatiques, 1500 disparus, 3,5 millions d’hectares de cultures perdus et la destruction de nombreuses infrastructures. Face au coût exorbitant de l’inaction, l’impérieuse nécessité d’agir n’est plus à démontrer. L’ordre mondial se trouve donc fragilisé par des crises s’amplifiant rapidement pour lesquelles notre capacité d’anticipation, et donc de protection, diminue. Face à ces bascules importantes, les médias ne sont pas à la hauteur de l’urgence écologique. Seulement 3,6 % des contenus médiatiques pendant la campagne électorale présidentielle de 2022 portaient sur les questions climatiques.[1] À titre de comparaison, le Covid-19 a occupé jusqu’à 74,9 % du temps d’antenne[2]. De même, dans le secteur audiovisuel, seuls 0,8% des reportages ont été consacrés aux enjeux écologiques depuis 2013[3]. Bien que le traitement médiatique de l’écologie ait triplé depuis les années 1990[4], cette proportion apparaît encore insuffisante au regard des faits et enjeux liés au franchissement des limites planétaires (dérèglement climatique, érosion vertigineuse de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, changements d’utilisation des sols, acidification des océans, utilisation mondiale de l’eau, appauvrissement de l’ozone stratosphérique, augmentation des aérosols dans l’atmosphère, introduction d’entités nouvelles dans la biosphère) et à la raréfaction des ressources déjà à l’oeuvre. À cela s’ajoute le cadrage médiatique des enjeux écologiques, souvent cantonné à des rubriques dédiées. Si cette organisation en silos est censée faciliter l’accès à l’information thématique, elle contribue néanmoins à isoler l’information et à ne la transmettre qu’à une portion réduite et déjà sensibilisée de la population. Par ailleurs, ce traitement va à l’encontre de la dimension systémique des enjeux écologiques, possédant des ramifications transversales dans diverses rubriques (économie, politique, société, agriculture, santé, etc…). De plus, de nombreux médias français favorisent la fabrique du doute en ne distinguant pas les faits des opinions. Cela a notamment pu alimenter “une polarisation de l’opinion publique, avec des répercussions négatives pour la politique climatique”, expliquent les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il souligne ainsi le rôle majeur des médias : “Les médias peuvent avoir un impact significatif pour faire progresser la conscience climatique et la légitimité des actions engagées. Ils cadrent et transmettent les informations sur le changement climatique, ils ont un rôle crucial dans la perception qu’en a le public, sa compréhension et sa volonté d’agir”. Les médias, par leur mission d’informer les citoyens sont, à ce titre, des acteurs démocratiques essentiels pour la reconstruction écologique de nos sociétés. Il est impératif que chaque citoyen, quels que soient les médias qu’il consulte, puisse avoir accès à un niveau d’information suffisant et qualitatif sur des enjeux aussi vitaux. Or, l’édition 2022 de l’étude “Fractures Françaises” (Ipsos-Sopra Steria) révèle que si 90 % des Français considèrent que “nous sommes en train de vivre un changement climatique”, 39% doutent encore de l’origine anthropique de cette crise. Il existe pourtant un consensus scientifique mondial sur cette question. Il y a donc urgence à informer davantage et mieux. En outre, de nombreux médias français publient des contenus éditoriaux contradictoires. En parallèle de la publication d’articles, de reportages et d’émissions traitant des enjeux écologiques, ils publient des contenus relatifs à des modes de vie ou des imaginaires allant à l’encontre des préconisations scientifiques permettant de faire face à l’urgence. Ces contenus éditoriaux sont également insatisfaisants dans la façon dont ils font le lien entre les causes de la crise écologique et ses effets. Au-delà des contenus éditoriaux, les contenus publicitaires faisant la promotion de biens ou de services défavorables à l’environnement, nuancent la portée des messages transmis concernant l’urgence écologique. Cette inadéquation entre contenus éditoriaux et publicitaires, contribue à une dissonance cognitive portant préjudice à la compréhension et la perception des enjeux. Ce traitement déséquilibré des enjeux délégitime les décisions publiques et met à mal l’engagement citoyen. La transformation des médias se justifie doublement, à la fois dans l’intérêt public mais également dans l’intérêt du public. L’intérêt public, général, n’est plus à démontrer tant les conséquences de la crise écologique sont manifestes et tangibles. Or, les médias offrent souvent une analyse des faits partielle, voire erronée, comme nous avons pu le voir ces précédentes années avec le traitement des vagues de chaleur en France. Malgré leurs conséquences sanitaires (mortalité), agricoles et économiques, ces catastrophes sont encore traitées avec une connotation positive dans les médias[5]. L’intérêt du public est bien présent puisque les Français font de l’environnement leur seconde priorité, tout en estimant que les médias et les journalistes n’accordent “pas assez de place” aux questions posées par le changement climatique et l’environnement. Il est donc urgent que le traitement médiatique des enjeux écologiques progresse. Des évolutions sont d’ores-et-déjà perceptibles. En septembre 2022, Radio France a annoncé son « Tournant » écologique engageant à la fois la formation des journalistes, la transformation des contenus éditoriaux et publicitaires et l’amélioration de la performance écologique interne. Le 14 septembre 2022, un collectif de journalistes a publié une Charte “Pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique”, composée de 13 engagements. La charte a été signée par plus de 1 500 journalistes et 120 rédactions, attestant du souhait de la profession d’améliorer ses pratiques en matière d’écologie. Tout en saluant les récents engagements des journalistes en faveur d’un traitement médiatique plus sérieux de la crise écologique, la réponse à cet enjeu ne peut reposer que sur le seul volontariat. La réglementation est l’un des outils les plus adéquats pour garantir aux individus le droit à l’information sur l’environnement, un droit à valeur constitutionnelle. Aussi, notre Constitution affirme le caractère inaliénable de la

Par Prosperi J., Ramos P., Vernières A., Morel E., Magat A., Dufrêne N.

19 juillet 2023

Les politiques de « finance durable » et le climat : ne pas confondre l’objectif et l’outil

Policy Brief Agenda 2030 2021/14 Les politiques de « finance durable » et le climat : ne pas confondre l’objectif et l’outil par Hugues Chenet[1] (University College London Institute for Sustainable Resources ; Chaire Énergie et Prospérité) et Luis Zamarioli (Frankfurt School UNEP Center ; Humboldt Universität zu Berlin) La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com. 1 – La finance pour stopper le changement climatique… pas si simple L’Accord de Paris et la finance L’Accord de Paris sur le climat[2] a introduit un troisième objectif global en plus des impératifs de mitigation (contenir le réchauffement nettement en dessous de +2°C, ciblant +1,5°C) et d’adaptation (assurer l’ajustement et la résilience des sociétés aux changements climatiques) : par son article 2.1(c), l’Accord stipule que les flux financiers doivent être rendus compatibles avec l’atteinte des deux premiers objectifs. Ainsi, tel qu’analysé dans un article paru dans la revue Nature Climate Change[3], l’Accord de Paris donne un rôle beaucoup plus important à la finance que les précédents textes dans le cadre de la CCNUCC[4]. En effet, la finance, qui n’y figurait jusque-là que comme moyen d’implémentation parmi d’autres, essentiellement limité aux flux publics Nord-Sud et aux réductions d’émissions de gaz à effet de serre (GES) additionnelles, se place désormais comme outil central pour décarboner l’économie globalement… et rapidement. Ceci implique de s’appuyer autant que nécessaire sur la finance privée et les marchés de capitaux, qui constituent l’essentiel des ressources financières disponibles sur la planète. Et le défi est de taille : ne pas dépasser +1,5°C revient en effet à ne plus émettre à l’horizon 2050 plus de CO2 qu’on est capable d’en absorber (c’est-à-dire zéro émission nette)[5]. La finance comme outil Mais pour que la finance joue un tel rôle moteur dans la décarbonation de l’économie, il faut qu’elle en soit réellement capable. Or, depuis les années 1970, les marchés de capitaux ont progressivement été vus comme une entité dont la fonction première est d’évaluer le risque, et ainsi la valeur des actifs. Ce signal prix, censé refléter toute l’information disponible sur l’état actuel et futur de l’économie[6], constitue ainsi la principale – si ce n’est la seule – ligne directrice à suivre pour les acteurs sur ces marchés, affranchis en quelque sorte d’un objet ou d’un objectif socioéconomique spécifique à financer. Et c’est justement ce que l’Accord de Paris écrit noir sur blanc : nous avons un objectif socioéconomique d’envergure à atteindre, et la finance, en le ciblant, doit prendre sa part dans ce qui est ni plus ni moins que la réalisation d’une révolution industrielle, technique et sociétale. Et celle-ci s’apparente plus à une démarche volontaire et planifiée contre vents et marées qu’à une marche spontanée et aléatoire au gré des courants, aussi inspirés soient-ils. Ainsi, le fait d’en « appeler à la finance » pour décarboner l’économie, et plus largement de lutter contre la destruction de la nature[7], peut-il sembler contradictoire en l’état actuel du système financier et de la compréhension dominante de sa raison d’être[8]. Dans le cadre de la pensée économique mainstream, le changement climatique a pu être décrit comme « la plus grande défaillance de marché que le monde a connu » (Stern, 2008). Ainsi, pour corriger cette défaillance (et « internaliser cette externalité » que sont les émissions de GES), l’application généralisée d’un prix aux émissions de gaz à effet de serre a-t-elle d’abord été vue comme la solution économique ultime. Puis, alors que les institutions financières privées commençaient à se préoccuper du climat et que l’attente grandissait quant à la place qu’elles devaient prendre dans cette lutte, l’obstacle principal à la formation de prix « efficients », représentatifs du niveau de risque provenant du changement climatique présent et à venir, est devenu le manque d’information quant à ces risques pour chaque institution financière. La planète financière réalisait alors grâce à Mark Carney (2015)[9] le danger d’attendre des banques et des investisseurs qu’ils anticipent correctement le risque à long terme lié au changement climatique, alors que ces acteurs ont structurellement et institutionnellement des horizons de temps incompatibles, beaucoup trop courts. La priorité fut alors donnée au disclosure, c’est-à-dire à la mise en transparence par les acteurs économiques de leurs expositions aux risques liés au climat, afin que les décisions financières soient éclairées – rendant les prix de marché de nouveau « efficients » – et guident naturellement et optimalement la décarbonation de l’économie. Vers une finance durable ? C’est alors que, dans le sillage de l’Accord de Paris, se manifeste une volonté politique de généraliser ces approches de mobilisation des marchés financiers, matérialisée dans le cadre de ce que l’on appellera désormais des politiques de « finance durable[10] ». Pouvoirs publics et acteurs économiques réalisent en effet que le secteur financier ne peut plus se contenter de jouer un rôle de second plan vis-à-vis du défi climatique et plus largement des objectifs de développement durable – secteur financier pour qui, il y a peu, l’enjeu premier en la matière consistait à changer les ampoules électriques de ses bureaux. C’est ainsi qu’émergent différentes initiatives normatives et réglementaires de mobilisation du système financier, visant à le mettre en ordre de bataille pour cette nouvelle fonction. 2 – Quels fondements théoriques derrières ces politiques « finance durable » ? En se lançant dans de telles démarches de réforme ou d’ajustement du système financier, les pouvoirs publics admettent, explicitement ou implicitement, les faiblesses du système actuel confronté au financement de la décarbonation de l’économie et des objectifs de développement durable. Selon les représentations de comment fonctionne et doit fonctionner la finance, de comment elle interagit avec l’économie réelle et plus largement avec la société (consommation, innovation, etc.), deux grandes options se présentent alors : corriger le système financier à la marge ou le réformer en profondeur. La première peut se résumer à des dispositions permettant d’établir une efficience informationnelle des marchés vis-à-vis des « nouveaux »

10 juin 2023

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