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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Seule comme une femme en politique

« Accusés écolos, levez-vous ! », « Rentrée de la gauche, rassemble-moi si tu peux ». À l’occasion de la rentrée politique, le journal Libération a publié à deux reprises des Unes sur les rapports de force au sein et entre les partis de gauche, abondamment critiquées parce qu’elles n’y faisaient figurer que des hommes. Le journal donne à voir un combat engagé pour 2022 entre Yannick Jadot, Eric Piolle, Julien Bayou, Olivier Faure, Jean-Luc Mélenchon, Fabien Roussel et même François Hollande. Malheureusement ou pas, Libération n’y est pour rien. Les dirigeants des principaux partis de gauche – EELV, PS, LFI, PCF – sont bien tous des hommes. Les journées d’été du PS, d’EELV, du PCF et de la LFI ont été clôturées par 4 discours, de 4 hommes. Rendre Libération fautif de ses Unes 100% masculines revient à se comporter comme l’imbécile qui regarde le doigt tandis que le sage lui montre la lune. Ce sont vers les partis politiques et leurs responsables qu’il faut se tourner, et c’est, plus largement, les codes de la politique qu’il faut montrer du doigt. Depuis 20 ans faite loi, la parité ne reste que de façade. Il ne s’agit pas de dire que rien ne s’est amélioré dans la représentation des femmes en politique. Les progrès accomplis depuis 20 ans sont colossaux. Seules 42 femmes étaient députées en 1993, soit 7 % de l’assemblée, elles sont 224 aujourd’hui, soit 39% des députés. Lors des dernières élections municipales, 77 % des têtes de liste étaient des hommes contre 23 % des femmes. C’est encore peu mais en nette progression par rapport à 2014, où l’on ne comptait que 17 % de femmes tête de liste. Théoriquement cependant, il faudrait attendre 2046 pour atteindre l’égalité[1]. La composition des gouvernements s’efforce désormais d’être paritaire. La façade est commode, mais la poussière reste sous le tapis. Dès qu’il s’agit de définir la stratégie politique et d’accéder au plus haut niveau du pouvoir, les femmes disparaissent. Lorsque l’on parle d’élections présidentielles, de l’avenir de la France, de la grande Politique, on la réserve aux « grands fauves », à ceux qui pourront espérer se mesurer aux habits du général de Gaulle qui a créé la fonction. Les lieux du pouvoir politique – partis, haute administration, cabinets ministériels – restent largement masculins. Puisqu’il faut en arriver là, les chiffres sont têtus. Dans l’histoire de France, jamais aucune femme n’a été présidente de la République ni – c’est tout aussi éloquent – secrétaire générale de l’Elysée ou conseiller spécial de président. Une seule femme a été première ministre, il y a 28 ans, pour moins d’un an. L’égalité hommes-femmes a beau être la grande cause du quinquennat, le cabinet du président la république ne compte que 11 femmes pour 44 hommes, soit 4 fois moins. Le cabinet du premier ministre Jean Castex comprend, quant à lui, 16 femmes sur 52 membres de cabinet. La direction, la chefferie de cabinet, et l’ensemble du pôle « économie, finances, industrie » ne sont composés que d’hommes. C’est ce qui permettait sans doute à Marc Guillaume, ancien secrétaire général du gouvernement remercié par Jean Castex, de pouvoir affirmer en réunion interministérielle : « c’est rare une femme qui pense… et c’est beau aussi, surtout quand ça porte une jupe ». Le plafond de verre reste bien là. Les femmes politiques vous diront que ce n’est pas facile, qu’elles se sentent seules, qu’on ne prend pas la peine, volontairement ou pas, de les inclure lorsqu’il faut discuter de stratégie compliquée en vue de la conquête du pouvoir, où de les appeler le dimanche soir pour discuter de la dernière petite phrase, de la dernière annonce, leur demander : « comment tu vois la situation » ? Après tout, il n’est pas certain que cela les intéresse vraiment. Elles vous diront aussi que la cooptation entre femmes n’existe pas ou peu, tandis que les hommes se font la courte échelle, aiment bien « passer la main » à un fils adoptif, transmettre à un débutant dans lequel ils se reconnaissent trente ans plus tôt, et ils ont raison. La politique peut-elle être autre chose qu’un combat de coq, laissé aux « grands fauves », où il faut mordre, parler fort et dur, garder l’obsession de l’intrigue, avec un costume cravate ? Des pays du reste du monde nous le prouvent, où le rapport à la politique est peut-être moins passionné qu’en France, où la culture politique est moins théâtrale et tragique : l’Allemagne, le Danemark, la Finlande, la Nouvelle-Zélande… On sait que les femmes ne sont pas moins compétentes, n’ont pas moins d’idées, ni moins d’ambition pour elles-mêmes. Le problème semble plus profond. La difficulté que les femmes ont à se faire une place en politique ressort des codes même de la politique, construits au fil des siècles par les hommes et qu’elles ont sans doute plus de mal à épouser : parler fort, longtemps, de façon jugée éloquente, chercher à s’imposer sans cesse, infatigablement, rendre coup sur coup. Bien sûr, on nous encourage à prendre la parole, à « ne pas hésiter à », à « le dire quand on se sent écartée »… Il faut néanmoins se poser la question : est-ce seulement aux femmes de s’adapter à la politique et aux codes qui préexistaient à leur arrivée, où l’inverse ? Les femmes politiques d’aujourd’hui devraient sans doute s’entraider plus, vouloir plus, s’intéresser plus et essayer plus. Elles devraient aussi chercher à imposer une autre façon d’appréhender la « conquête » du pouvoir et son exercice. [1] https://www.leparisien.fr/politique/municipales-2020-de-plus-en-plus-de-femmes-maires-dont-cinq-dans-les-dix-plus-grandes-villes-29-06-2020-8344251.php

Par Ridel C.

31 août 2020

Plus de concurrence, plus de contractuels, plus de précarité Le projet du gouvernement pour l’enseignement supérieur et la recherche

Après un examen au pas de charge par au moins dix-sept instances, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), un temps suspendue à cause de la crise du Covid 19, était présentée le mercredi 22 juillet en conseil des ministres. La LPPR, loin de régler les nombreux maux qui enfoncent l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) dans la crise, les amplifie d’une manière sans précédent. La crise de l’ESR français peut être résumée simplement : faire plus avec moins, c’est-à-dire accueillir et enseigner à un public toujours plus nombreux tout en faisant de la recherche et publiant avec des moyens de plus en plus limités. Cette logique, initiée avec la loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités (LRU) de 2009, s’est accentuée sous les mandats de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Le processus d’autonomie a permis à l’État de faire des économies sur le dos de l’université publique et a, pour cela, assimilé la fonction du président d’université à celle d’un manager d’entreprise. Bien que la LPPR fasse le constat que l’ESR manque de moyens et ne soit plus assez attractif, elle entérine ce qui est déjà à l’œuvre. Tout d’abord, l’augmentation du budget de l’ESR présentée dans la LPPR apparaît comme un leurre. En effet, si l’on considère toutes les évolutions de budget par secteurs de la recherche[1], il y aurait seulement une augmentation nette de 104 millions d’euros du budget total de l’ESR en France pour 2021, et de 652 millions d’euros pour 2022. Au-delà des années 2021 et 2022, pour lesquelles la loi de programmation engage le gouvernement, rien n’est inscrit dans le marbre et la hausse de 5 milliards d’euros, promise par le Président de la République le 19 mars 2020 est conditionnée à la volonté des gouvernements futurs. Or, comme le rappelle le CESE dans son avis, celui-ci « n’est pas convaincu que les principales mesures en matière de financement et d’emploi scientifique soient de nature à inverser la tendance imposée à la recherche publique dans notre pays, au service public de recherche et d’enseignement supérieur[2] ». La LPPR apparaît donc comme insuffisante pour reconstruire budgétairement l’université publique, comme l’appelait la ministre de l’ESR, Frédérique Vidal. Depuis dix ans, l’ESR est sous-financé, ce qui se traduit avant tout par un déficit de postes de titulaires : – 27% de postes mis au concours pour les chargés de recherche entre 2008 et 2016 au CNRS, – 36% pour les maîtres de conférences entre 2012 et 2018, – 40% pour les professeurs des universités et – 44% pour les ingénieurs de recherche entre 2008 et 2016. .Dans le cadre de la LPPR, 700 emplois équivalent temps plein (ETP) vont être créés pour 2021, et 1350 ETP en 2022. Cependant, cette augmentation est insuffisante et particulièrement au moment où le taux de réussite exceptionnel au baccalauréat 2020 constitue un nouveau défi pour des universités déjà sous-dotées en capacités d’enseignement. Alors qu’il faudrait un plan massif de recrutement de titulaires dans l’ESR, la LPPR donne la priorité à la contractualisation, en remplacement du concours, dans la continuité de la « loi de transformation de la fonction publique » du 6 août 2019. En lieu et place de recruter des maîtres de conférences et des professeurs par voie de concours et de permettre aux doctorants de mener sereinement leurs travaux par l’allocation de bourses spécifiques, l’université s’est tournée vers la contractualisation à marche forcée, qui représente aujourd’hui environ 35% des effectifs. Les enseignements et les missions de recherche qui, auparavant, étaient pourvus à des enseignants-chercheurs titulaires, sont désormais exercés sur la base de CDD. Surtout, le nombre de vacataires ne cesse d’augmenter. Ces derniers sont payés six mois après la fin de leur mission – quand ils sont payés et qu’ils ont un contrat. L’ANCMSP[3] estime à 13000 le nombre de postes de maîtres de conférences occupés par des vacataires, ce qui nuit tant aux conditions de vie des jeunes chercheurs assurant ces fonctions qu’à la qualité des enseignements dispensés aux étudiants. Il faut en revenir à une règle très simple : à poste égal, statut égal. Point. La LPPR accentue également la précarisation des doctorants et jeunes docteurs par la concurrence croissante pour accéder à un poste. En effet, elle prévoit la mise en place de postes de tenure track, ou chaire de professeur junior, sortes de super CDD de six ans, qui peut déboucher sur une titularisation – ou pas. Ces « CDI de projet » représenteraient un quart des créations de postes prévues dans la LPPR. Ce nouveau mode de gestion des carrières renforce encore plus la concurrence de jeunes chercheurs, au point qu’il est surnommé le « modèle du survivant ». Comme cela est observable dans les pays où ce système est déjà largement à l’œuvre, cela conduit à annihiler la cohérence des parcours de recherche et à empêcher une spécialisation pourtant gage d’excellence. Cette mise en concurrence se généralise dans la recherche, avec, aujourd’hui, une surreprésentation des appels à projets de l’ANR, qui vise à faire du financement par mission – et non plus par poste – la norme. Ce mode de financement, fondé sur une approche court-termiste et utilitariste, est contraire à ce qu’est la recherche même : une réflexion sur le temps long. Il risque de dégrader la qualité des travaux, en contraignant des chercheurs engagés dans des démarches scientifiques au long terme à courir de projet en projet pour des raisons financières. À rebours de cette logique de contractualisation qui précarise et affaiblit l’enseignement et la recherche en France, il faut créer massivement des postes de titulaires dans l’ESR, en suivant l’avis du CESE (entre 5000 et 6000 nouveaux postes par an pendant cinq ans pour les enseignants-chercheurs et le personnel administratif), et revaloriser la grille des salaires pour l’ensemble des personnels. De même, il est nécessaire d’encadrer très fortement le statut de vacataire, ainsi que de mensualiser leurs indemnités, comme le prévoit la circulaire n° 2017-078 du 25 avril 2017. Nous pensons également que chaque doctorant et docteur sans poste doit avoir accès

Par Audubert V.

23 juillet 2020

Plan de relance européen : quand l’artifice des petits pas se transforme en occasion manquée

Dans un éditorial du 12 avril dernier, l’Institut Rousseau alertait sur les mirages et les faux-semblants de l’idée en vogue des « Coronabonds »[1] et d’un mécanisme de financement européen. Nous écrivions : « le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. ». Ce pari que le tout dépasserait la somme des parties est-il tenu dans le plan de relance européen qui vient d’être conclu ce mardi 21 juillet 2020 ? Assurément non, et ce n’est pas là le seul de ses défauts.   I. La taille compte   Le Président de la République en a fait lui-même l’aveu ce même jour lors de son intervention télévisuelle. Alors que la France devrait percevoir 40 milliards d’euros de subventions dans le cadre de ce plan, Emmanuel Macron a indiqué que cette somme couvrira 40 % des dépenses du plan de relance français envisagé à hauteur de 100 milliards d’euros en deux ans. Le plan de relance européen (390 milliards d’euros de subventions et 310 milliards d’euros de prêts potentiels sur trois ans) ne vient donc pas en complément du plan de relance français mais en substitution d’une partie de celui-ci. Il n’y a pas addition mais remplacement. Ceci est d’autant plus regrettable que le principal intérêt de percevoir des subventions issues d’un mécanisme européen mutualisé de financement tient précisément au fait que cela n’alourdit pas la dette publique nationale. Derrière ce problème d’additionnalité, se cache celui du volume. En matière de relance, la taille compte. 40 à 50 milliards d’euros par an, c’est la somme minimale qu’il faudrait ne fût-ce que pour mettre en place une véritable politique de reconstruction écologique au niveau national. Nous en sommes très loin puisqu’il s’agit de 40 milliards sur trois ans. Même constat au niveau européen : 390 milliards d’euros de subventions, soit 130 milliards par an sur trois ans, cela représente moins de 0,7 % du PIB européen. C’est très peu pour un plan de « relance ». D’autant que, selon les calculs de la Commission européenne, il faudrait investir au moins 260 milliards d’euros supplémentaires par an jusqu’en 2030 pour réussir la transition écologique, soit 2.600 milliards d’euros en dix ans. Si l’on ajoute à ce constat pré-pandémie, la chute drastique de l’investissement public et privé provoquée par le confinement, que la Commission estime elle-même à au moins 850 milliards d’euros pour les seules années 2020 et 2021, on comprend combien nous sommes loin de ce qui était et demeure nécessaire. Ce n’est pas pour rien que le Parlement européen et le commissaire européen Thierry Breton avaient plaidé pour un plan de relance d’au moins 2.000 milliards d’euros. Au-delà de la taille, le taux d’emprunt et la vitesse de remboursement comptent aussi. En l’occurrence, il faut investir le plus rapidement possible, en empruntant aux taux les plus faibles et retarder autant que possible le moment de rembourser. Déployer 390 milliards d’euros de subventions en trois ans, ce n’est déjà pas très rapide. Quant aux prêts, on ne sait même pas s’ils seront vraiment utilisés. En effet, une dette mutualisée doit permettre aux États les plus fragiles de réduire leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program (PEPP), puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. Il n’est donc pas certain qu’avec une action forte de la BCE sur les taux, le recours à une dette mutualisée soit utile techniquement pour obtenir des taux plus bas. À ce titre, le prétendu “plan de relance européen” historique risque fort de n’être qu’une opération symbolique. On peut toutefois reconnaître que le tabou de l’endettement commun a été levé.   II. Un calendrier et des ressources problématiques   Mais c’est surtout l’échelonnement des remboursements qui pose question. Le diable se cache toujours dans les détails. En effet, ce qui a échappé à la quasi-totalité des commentateurs, c’est une petite phrase que l’on trouve à la quatrième page des conclusions du Conseil européen[2]. Il y est écrit que « les montants dus par l’Union au cours d’une année donnée pour le remboursement du principal ne dépassent pas 7,5 % du montant maximal de 390 milliards d’euros prévu pour des dépenses ». L’on trouve dans cette phrase une réponse à la question que l’on pouvait se poser en étudiant le plan de relance franco-allemand, puis celui de la Commission, qui prévoyait un remboursement échelonné de la dette mutualisée entre 2028 et 2057. Pourquoi une telle latitude dans les dates de remboursement ? En effet, il faut savoir qu’une obligation publique, c’est-à-dire un titre de dette émis par un État ou par une organisation internationale, se rembourse à l’échéance et que seuls les intérêts sont payés au fur et à mesure (et encore, pas toujours). Autrement dit, quand l’État français émet, par exemple, une obligation assimilable au Trésor (OAT) de 100 millions d’euros à 30 ans (il emprunte à 0,58% en juillet 2020), cela signifie qu’il versera un coupon de seulement 0,58 % de la valeur de l’obligation jusqu’à ce qu’il rembourse totalement la valeur de l’obligation (100 millions) en juillet 2050 (30 ans plus tard). Plus la durée est longue et plus l’échéance de remboursement est lointaine. Si l’on fait le pari d’une croissance positive de 1, 2 ou 3 % par an pendant cette période de 30 ans, la valeur (vue d’aujourd’hui) du principal à rembourser sera réduite d’une fraction comprise entre un quart et deux tiers. Il est donc tout à fait intéressant d’emprunter sur la durée

Par Giraud G., Dufrêne N.

22 juillet 2020

Dénonçons la convention fiscale franco-irlandaise

L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 15 juillet 2020 sur les rulings fiscaux irlandais en faveur d’Apple vient démontrer à quel point les outils employés pour combattre la concurrence fiscale entre Etats-membres sont inefficaces : l’absence de dispositifs techniques légaux suffisants et la mauvaise volonté des Etats concernés rendent la tâche ardue. Cet arrêt est à appréhender dans le contexte plus large de l’imposition des entreprises transnationales ayant recours à des montages fiscaux entre Etats afin de contourner l’impôt, dont les GAFA sont les plus emblématiques représentants. La taxe « GAFA » qui devait permettre de taxer équitablement les géants du numérique avait été provisoirement suspendue en France pour laisser le temps à la négociation internationale d’aboutir, avant que celle-ci ne soit suspendue à son tour le 17 juin 2020 par les Etats-Unis. Si cette taxation digitale part d’une bonne intention, sa complexité programmée la dessert et l’aspect diplomatique est propre à mettre des secteurs de l’économie nationale en difficulté. Sans rentrer dans le détail technique de la taxe GAFA prévue, il semblerait qu’une autre possibilité s’ouvre au législateur, s’il voulait décidément mettre fin à une partie de la sous-taxation de ces entreprises: celle de s’attaquer aux conventions bilatérales tendant à éviter les doubles impositions : en l’occurrence, à la convention fiscale franco-irlandaise. Cette convention bilatérale a été dévoyée par la volonté du gouvernement irlandais de transformer son pays en accompagnateur fiscal pour grandes entreprises désireuses de contourner l’impôt. Libre à l’Irlande et à ses dirigeants de construire l’avenir qu’ils choisissent pour leur pays, et la stratégie irlandaise peut se comprendre. Mais rien ne contraint la France, ni les autres nations dans le même cas de figure, à se laisser entraîner par ces décisions. La convention bilatérale tendant à éviter les doubles impositions entre la France et l’Irlande est utilisée par de grandes entreprises pour leur permettre d’avoir une activité en France sans y déclarer « d’établissement stable » au sens de la convention bilatérale. Les juristes de Bercy, dans le litige les opposant à Google au sujet de l’imposition de Google France Sarl et de Google Ireland Ltd pour les années fiscales 2005 à 2010, devant le tribunal administratif puis la Cour administrative d’appel, tentèrent de faire s’imposer une interprétation divergente de cette notion d’établissement stable : cela a échoué. Le parquet national financier a eu recours à un nouveau mécanisme, introduit en 2016, pour solder ses comptes avec ces deux entreprises pour les années fiscales 2011 à 2016 : la convention judiciaire d’intérêt public. Cela a permis à l’Etat de récupérer plus d’un milliard d’euros aux titres des impayés et de l’amende infligée. Au lieu d’avoir recours à des mécanismes complexes, comme ceux envisagés pour la taxe GAFA, qui, bien que justifiés, ne contribuent ni à la clarté pour les contribuables ni à l’égalité devant l’impôt, il serait beaucoup plus utile de dénoncer la convention et de contraindre les autorités irlandaises à la renégocier, afin que les utilisateurs légitimes de la convention n’en ressentent pas les contrecoups. L’OCDE a engagé il y a peu dans le cadre de l’IM (Instrument Multilatéral) un mécanisme permettant quelques modifications, mais celui-ci n’était pas contraignant : l’Irlande ayant refusé l’article 12 de l’Instrument Multilatéral en émettant une réserve, la situation est restée inchangée. Il est impératif de redéfinir la notion d’établissement stable dans le texte, ainsi que d’empêcher que des dispositions sur les royalties ne puissent être employées afin que ces grandes entreprises puissent expédier, en dernier ressort, leurs profits dans des zones dont la fiscalité des entreprises oscille entre zéro et zéro (à l’heure actuelle, les îles Bermudes – territoire britannique d’Outre-mer – pour Google, Jersey – dépendance de la Couronne britannique – pour Apple, etc.). Une convention fiscale peut être dénoncée très simplement. En juin 2008, le Danemark dénonça la convention fiscale franco-danoise de 1957, afin, entre autres, d’assurer que les anciens résidents danois vivant en France et profitant de leur retraite danoise soient imposés au Danemark. Cette décision permettrait d’éviter le face-à-face avec les Etats-Unis, inutilement dommageable pour l’économie française alors qu’une autre solution, beaucoup plus simple, est disponible. L’imposition des GAFA tourne souvent au jeu du chat et de la souris où l’administration fiscale, par ce qui semble être force mais n’est que montre de faiblesse, réclame et sanctionne après-coup. La dénonciation de la convention est un préalable idoine à l’imposition de certaines de ces entreprises à la mesure de la richesse qu’elles extraient de l’économie française.

Par Wyss J.

17 juillet 2020

Quand la banque centrale donne gratuitement de l’argent aux grandes banques commerciales au lieu de financer la reconstruction écologique

La relation entre la banque centrale et les banques commerciales est une illustration marquante des dérives du capitalisme financier. Derrière des noms rébarbatifs comme les TLTRO (targeted longer-term refinancing operations), il se passe en réalité des choses qui en disent long sur le monde dans lequel on vit. Il faut en effet savoir que la banque centrale vient d’accorder, ce jeudi 18 juin 2020, plus de 1 308 milliards d’euros de prêts à taux négatifs aux banques, c’est-à-dire qu’elle va les payer pour emprunter (13 milliards d’euros de dons aux banques dès cette année). Les TLTRO permettent en effet aux banques privées de gagner beaucoup d’argent en ne faisant rien d’autre que d’emprunter auprès de la banque centrale, et cela sous la seule condition d’accorder des prêts aux agents économiques (tâche dont on aurait naïvement pu penser que c’était leur cœur de métier). En outre, ces prêts sont désormais majoritairement garantis par l’État (pour plus de 100 milliards d’euros en France au 18 juin), et donc sans risque pour les banques. Se faire payer pour emprunter de l’argent tout en étant sûr de se faire rembourser par de l’argent public en cas de défaut de l’emprunteur, c’est magique, n’est-ce pas ? Explications. Les TLTRO sont des prêts à taux nuls ou même négatifs (- 1 % actuellement) que la banque centrale accorde aux banques commerciales pour des durées très longues, de trois ou quatre ans, là où les opérations traditionnelles de refinancement n’excèdent généralement pas une semaine. C’est donc très intéressant pour les banques car la banque centrale les paie pour emprunter et employer rapidement des liquidités qu’elles ne rembourseront que longtemps après. Car quatre ans sur les marchés financiers reviennent à une éternité. Ainsi, une banque italienne ou française qui emprunterait à – 1 % pourrait investir immédiatement dans des bons du trésor italiens ou espagnols qui rapportent aujourd’hui un peu plus de 1 %. C’est ce qu’on appelle du « carry trade », c’est-à-dire profiter des écarts de taux d’intérêt pour gagner de l’argent sans rien faire. Ces prêts TLTRO sont toutefois supposés être conditionnels : pour les obtenir, une banque doit prouver qu’elle fait son métier, c’est-à-dire qu’elle accorde des prêts aux ménages et aux entreprises et qu’elle ne joue pas tout son argent sur les marchés financiers. Ne soyons pas étonnés de cette condition : le bilan des plus grandes banques est désormais composé à plus de 50 ou même 60 % d’actifs financiers, et non pas de prêts aux ménages et aux particuliers. Elle n’a donc rien de superflu. Mais rassurons-nous, elle est tellement facile à satisfaire qu’elle n’exclut quasiment personne, et surtout pas les banques qui spéculent le plus. Des prêts à rembourser dans très longtemps, des conditions faciles à remplir et des taux négatifs qui font qu’on gagne de l’argent simplement en empruntant, on comprend qu’il soit difficile de résister pour les banques…Par conséquent, depuis la première série de TLTRO en 2014, il y a eu une seconde série, appelée « TLTRO II », en mars 2016, et nous sommes désormais dans la troisième vague, initiée en mars 2019 et renforcée avec la crise du Covid-19. Il est d’ailleurs à peu près certain qu’il y aura, à l’avenir, des TLTRO IV, V, VI et bien davantage encore. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit désormais d’un instrument de politique monétaire bien installé qui permet aux banques de rembourser leurs premiers emprunts TLTRO par de nouveaux emprunts TLTRO, et cela tout en en rajoutant une couche supplémentaire d’emprunts rémunérateurs à chaque tour. Un financement perpétuel sous forme de cadeaux régulièrement renouvelés. Ainsi, les banques avaient emprunté 421 milliards pour le TLTRO II puis ont récemment rajouté 389 milliards d’euros avec le TLTRO « Bridge », mis en place par la BCE depuis la mi-mars, dans l’attente du TLTRO III. Et comme la bourse repart, les banques ont finalement emprunté encore davantage : ce coup-ci on compte 1 308 milliards de TLTRO III, ce sera encore bien plus dans le futur. Et toutes ces sommes sont empruntées à taux négatifs, à – 1 % ! Ce qui signifie que la banque centrale donne littéralement de l’argent aux banques privées pour qu’elles daignent venir lui emprunter des liquidités, alors même qu’on refuse toujours de financer directement les États ou d’annuler les dettes publiques qu’elle détient. D’ailleurs, les conditions à atteindre pour bénéficier du taux de – 1 % ont été considérablement assouplies. Auparavant, les banques devaient apporter la preuve qu’elles avaient accru leur portefeuille de prêts aux entreprises et aux ménages pour profiter du coût le plus favorable. Dans le cadre de cette nouvelle opération, elles peuvent se contenter de le maintenir à leur niveau d’avant la crise du Covid. Et on rajoute à cela que si jamais des emprunteurs font défaut, il y a désormais de bonnes chances pour que les banques soient remboursées directement par le Gouvernement. Rien que pour la première année de leur emprunt, ce sont donc 13 milliards d’euros qui seront versés gratuitement aux banques par la création monétaire ex nihilo de la banque centrale. Sur trois ans, près de 40 milliards d’euros seront ainsi offerts. N’a-t-on pas mieux à faire avec 40 milliards d’euros, comme lutter contre le changement climatique par exemple ? Dans le monde des économistes orthodoxes, personne ou presque ne s’inquiète de la « crédibilité » de l’action de la banque centrale, du risque d’inflation sur les marchés financiers (c’est-à-dire de bulles financières que ce type d’action ne manquera pas d’engendrer), ou bien de l’impact sur les fonds propres de la banque centrale (qui pour le coup est absolument certain contrairement aux opérations d’annulation de dettes publiques détenues par la banque centrale). En 2008, nous avions été choqués de la socialisation des pertes et la privatisation des profits sans rien faire, sinon des réformes cosmétiques. Nous avons désormais fait mieux en passant dans une phase de couverture intégrale des pertes et de fabrication artificielle des profits grâce à une banque centrale dont l’indépendance farouche vis-à-vis des États n’a d’égale que sa complaisance et sa dépendance à l’égard du système financier privé. Si la proposition, portée notamment par l’Institut Rousseau, d’annulation des dettes publiques détenues

Par Dufrêne N.

18 juin 2020

L’ONU à l’épreuve de l’ascendance chinoise

Tous les projecteurs étaient sur Xi Jinping ce lundi 18 mai alors que s’ouvrait l’Assemblée mondiale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La République populaire de Chine (RPC) y est sous des feux croisés : demande d’une enquête indépendante sur la gestion de crise du Covid-19, dénonciation d’une complaisance coupable de l’OMS à son égard, et enfin des demandes de réintégration de Taiwan – mise à l’écart de l’OMS à la demande de Pékin depuis 2017 – alors que les autorités de l’île avaient alerté précocement et mieux anticipé la pandémie. Cette âpre bataille diplomatique lève le voile sur l’influence acquise par la RPC au sein du système onusien. Jusqu’ici menés sans susciter de réactions de cette ampleur, les mouvements tactiques chinois, dignes d’un jeu d’échecs, ont été sous-estimés. Alors que les États-Unis s’en désengagent sous l’impulsion de Donald Trump, l’ONU est-elle en train de se siniser ? Mais surtout, l’ONU et ses institutions spécialisées sont-elles en capacité d’incarner un intérêt général mondial, ou encore réduites à subir la confrontation des intérêts des grandes puissances ? Il est fondamental de rappeler que bien avant l’émergence chinoise, ce sont les États-Unis, principale puissance au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, qui ont modelé et dominé le système onusien. Ils y sont incontournables au point que c’est seulement avec leur accord, et leur soutien à la résolution 2758, que la RPC a pu entrer à l’ONU en 1971 en lieu et place de Taïwan ! Depuis 1945, ils n’ont cessé d’être le premier financeur onusien. En 2019, ils contribuaient encore pour 22% de son budget général et 28% de celui des opérations de maintien de la paix (OMP), suivis par la RPC à respectivement 12 et 16%. Contrairement aux idées reçues, les États-Unis sont aussi les principaux utilisateurs du fameux “droit de veto” au Conseil de sécurité : 80 fois depuis 1971, soit presque la moitié (48%) du total depuis cette date, les membres permanents les plus conciliateurs étant la France… et la Chine, avec seulement 14 vetos chacun ! C’est surtout dans la période récente que les États-Unis ont amorcé un désengagement politique et financier de l’ONU. Leur intérêt pour le système onusien, exacerbé par la fin de la Guerre froide, puis douché en 2003 par le refus de l’ONU d’avaliser leur guerre en Irak, est désormais remis en cause par le néo-isolationnisme de Donald Trump. Sous sa présidence, les États-Unis se sont retirés en 2018 du Conseil des droits de l’homme et, pour la deuxième fois, de l’UNESCO. Cette nouvelle donne était annoncée dès son premier discours à l’Assemblée générale en 2017, où il avait évoqué le “fardeau injuste” qui pèserait budgétairement sur les États-Unis. Dont acte, leur contribution a été diminuée de 285 millions de dollars. C’est par ailleurs avec cette même arme budgétaire que Trump a sanctionné unilatéralement l’OMS en avril dernier. Ce retrait états-unien constitue donc un appel d’air pour toute autre puissance souhaitant investir la place vacante. Et c’est précisément à un tel nouveau rôle international au sein de l’ONU qu’aspire désormais la RPC, en rupture avec sa tradition diplomatique. En effet, depuis 1971, malgré son siège au Conseil de sécurité, la RPC restait au second plan, préférant se concentrer sur son développement et la stabilité de sa sous-région. Durant les deux dernières décennies de la Guerre froide, elle n’a ainsi fait usage qu’une fois de son droit de veto (contre l’adhésion du Bangladesh à l’ONU en 1972, en soutien à son allié pakistanais). Ce n’est que depuis les années 1990 qu’elle s’est directement impliquée dans les OMP, fournissant personnels civils et militaires. À noter que si, en conséquence de cet engagement renforcé, la RPC a finalement usé 11 fois du veto depuis les années 2000, elle l’a toujours fait aux côtés de la Russie, n’assumant pas (encore ?) d’agir seule. Les raisons qui poussent la Chine à renforcer sa place dans le dispositif onusien sont multiples. Du fait de son intégration dans l’économie mondialisée, elle a un intérêt direct à la préservation de la sécurité et de la stabilité internationales, en particulier pour ce qui touche aux circuits commerciaux et aux voies maritimes. Elle revendique par ailleurs depuis des décennies un attachement à une doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États, au nom du respect du principe de souveraineté. À ce titre elle s’est opposée aux “guerres humanitaires” des années 1990 de même qu’à l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient dans la période récente. En se posant en championne de la souveraineté des États au sein de l’ONU, la Chine vise plusieurs objectifs qui sont à la fois économiques et politiques, extérieurs et intérieurs : limiter les conflits internationaux et la déstabilisation des échanges qu’ils entraînent ; s’afficher en sympathie avec les nombreux pays en développement que l’interventionnisme occidental rebute ou menace ; se prémunir elle-même vis-à-vis de toute initiative internationale qui chercherait à remettre en cause son modèle politique ou à critiquer son bilan en matière de droits de l’homme. Concernant sa sous-région, la Chine fait tout son possible à l’ONU pour affirmer et défendre ce qu’elle appelle ses “intérêts centraux” (hexin liyi, 核心利益), au premier rang desquels sa revendication de souveraineté sur l’île de Taïwan (désormais exclue ou marginalisée dans la plupart des organisations internationales) ainsi que sur des périmètres étendus en Mer de Chine méridionale et en Mer de Chine orientale. Au-delà de ces intérêts territoriaux, le système onusien permet aussi à la Chine d’influencer des normes juridiques et réglementaires internationales, de façon à favoriser par exemple la diffusion de certains aspects de son modèle de développement. Le cas de l’Union internationale des télécommunications (UIT) est exemplaire : cette agence spécialisée de l’ONU est dirigée depuis 2014 par un Chinois, Zhao Houlin, et la RPC y assume un rôle croissant dans la formulation de standards ayant trait à des domaines aussi sensibles que les protocoles Internet, la 5G ou la vidéosurveillance. De façon plus indirecte, l’ONU offre à la Chine une arène privilégiée pour cultiver ses relations bilatérales avec les

Par Iss A., Sperber N.

28 mai 2020

Le sens des responsabilités

C’est sur une ligne de crête que nous avançons désormais. Sur ce chemin, les « premiers de corvées » ont été salués pour les risques pris pour assurer la continuité de la vie de la Nation. Quant aux « premiers de cordées », ils en appellent à notre sens des responsabilités. La séquence de la sortie du confinement s’est ouverte au Parlement lorsque, tout en prorogeant l’état d’exception et les restrictions à nos libertés qui l’accompagnent, nos élus ont cherché à organiser l’atténuation de leur responsabilité pénale. Les maires ne veulent pas porter le chapeau des décisions prises par les ministres, lesquels bénéficient d’une justice d’exception pour les infractions commises pendant leur mandat : sur les quinze « juges » qui composent la Cour de justice de la République, douze sont des parlementaires. Les membres du gouvernement pourront toujours souligner qu’ils n’ont fait qu’exécuter une décision prise par celui qui marche devant, le chef de l’État, dont l’irresponsabilité pénale est constitutionnellement consacrée. De ces débats, suintait une impression de décalage. D’autant que, dans le même temps, nos gouvernants s’attachaient à reconnaître la maturité du corps social, les citoyens ayant indéniablement fait preuve de cohésion, de discipline et de force morale. Chacun a bien saisi les enjeux sanitaires et l’importance des mesures de distanciation physique. Il n’y avait nul besoin des milices de chasseurs de Seine-et-Marne, ni de tenir des propos infantilisants ou culpabilisateurs. Ceux du Préfet de police de Paris ont laissé des traces. Plutôt que des drones et des amendes, ce sont de tests, d’équipements de protection et d’informations fiables dont la population avait besoin. Les sondages révèlent combien la confiance dans ceux que nous avons porté au pouvoir est abîmée par le constat de leur impréparation face à la crise, comme par la nature torve de leur discours sur les masques. Si la confiance se nourrit de l’efficacité et de l’exemplarité, la responsabilité est le corollaire nécessaire du pouvoir. Et le pouvoir est actuellement exorbitant. Face à des circonstances inédites, nos gouvernants ont fait basculer notre droit tout entier dans un état d’exception. Conçu par Hans Kelsen comme « un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée », notre État de droit a été largement perturbé par la loi d’urgence du 23 mars 2020 qui est prorogée au moins jusqu’au 10 juillet. Jamais un état d’exception n’aura aussi massivement restreint nos libertés fondamentales. Or les droits humains sont si interdépendants que nul ne saurait, à la façon d’un mikado, extraire un droit, une liberté, sans faire bouger tous les autres. Dans ce nouveau décor où la dérogation chasse la règle, notre liberté d’aller et venir a été massivement restreinte. La liberté de manifestation est suspendue. Les injures racistes et les discriminations se banalisent. Le droit au respect de la vie privée se trouve menacé par les projets de suivi numérique des personnes. L’urgence est devenue un ciseau dans les mains de l’exécutif. Pourtant, le curseur des libertés n’est pas censé pouvoir s’abaisser sans que s’exerce un contrôle robuste du juge. Il lui revient de veiller à ce que la pleine puissance de l’État ne déborde des limites à ne pas franchir. C’est là la seconde condition de l’État de droit. Sans surprise, nous assistons à une forte attente des citoyens vis-à-vis du contrôle juridictionnel. Les référés devant la justice administrative se multiplient, tandis que pas moins de 63 plaintes sont déjà déposées contre les ministres. Pourtant, la justice est sortie affaiblie du confinement. Dans ce contexte, il y a une forme d’impudeur à déshabiller les contre-pouvoirs. Tandis que se raréfient nos espaces démocratiques, le pouvoir exécutif préfère recourir aux ordonnances et y voyager sans escorte. Le parlement est relégué à une fonction d’information et de contrôle. Dans un fond de sauce guerrier, la rhétorique du chef de l’État somme les oppositions de se joindre à l’union sacrée. Les corps intermédiaires, fragilisés, sont devenus peu audibles. Que les gouvernants s’impatientent devant les lourdeurs des débats parlementaires et les entraves posées par le contrôle des magistrats de tous ordres, n’a rien de nouveau. Or, l’État de droit constitue un entrelacs de responsabilités où se dessinent les pleins et les déliés des procédures et mécanismes de contrôle. L’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen avait ainsi donné du sens à la transparence et à l’esprit de responsabilité : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. » Dans les espaces désertés par l’affaiblissement des contre-pouvoirs, s’élève, déjà puissante, la voix de la société civile pour rappeler que c’est à la source vive qu’il faut revenir, au tout premier message que les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 nous ont laissé en héritage : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Les circonstances exceptionnelles que nous traversons ont conduit à la mise en place de pouvoirs exorbitants au prix d’une nouvelle érosion de nos libertés, elles commandent aussi de questionner l’existence d’une justice d’exception pour les membres du gouvernement. À tout le moins, une cour composée de jurés citoyens et présidée par un magistrat du siège, assisté de deux magistrats assesseurs, sur le modèle de la cour d’assises, serait davantage de nature à rappeler qu’entre le village et le château, le lien de confiance procède du sens des responsabilités, claires et assumées. Et que celui-ci ne saurait être à sens unique.  

Par Lafourcade M.

25 mai 2020

« Vous n’irez pas plus loin » : le Tribunal constitutionnel allemand peut-il signer l’arrêt de mort de l’euro ?

La possibilité de voir la politique monétaire européenne évoluer vers plus d’audace, de solidarité et d’inventivité vient de subir un sérieux revers. Mardi 5 mai, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand (Bundesverfassungsgericht), c’est-à-dire l’équivalent de notre Conseil constitutionnel, vient d’adresser ce qui ressemble fort à un « ultime avertissement » à ceux qui entretiennent cet espoir. Il peut se résumer ainsi : « vous n’irez pas plus loin ». Et tant pis pour ceux qui espéraient que la crise nous conduirait vers une posture exactement inverse. Concrètement, le Tribunal fédéral demande au Conseil des gouverneurs de la BCE de justifier si le programme d’achat d’actifs publics (PSPP pour Public Sector Purchase Programme) est bien conforme au principe de proportionnalité qui régit le fonctionnement des institutions européennes selon l’article 5 du traité sur l’Union européenne (TUE). Ce principe veut que l’action des institutions européennes se limite à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre les objectifs fixés dans les traités. Si cette justification ne lui apparaît pas probante, la Bundesbank (banque centrale allemande), devra cesser sa participation au programme d’achat d’actifs au bout d’un délai de trois mois. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il est nécessaire de faire un petit détour par le droit allemand, et en particulier par sa Loi fondamentale (équivalent de notre Constitution). En effet, l’article 23 de la Loi fondamentale allemande exige l’attachement de l’Union européenne au principe de subsidiarité. Le tribunal fédéral, dans sa décision Honeywell du 6 juillet 2010, inclut dans cette exigence la question du principe d’attribution, c’est-à-dire la limitation des pouvoirs de l’Union à des compétences définies explicitement, ainsi que celle du principe de proportionnalité évoquée ci-dessus. En cas de manquement, le Tribunal fédéral se réserve le droit de déclarer inapplicable en Allemagne un acte juridique d’une institution de l’Union européenne outrepassant ses compétences, c’est-à-dire un acte qu’il considère comme ultra vires (« au-delà des pouvoirs »), et cela même si la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé que l’acte en question était bien conforme au droit européen. Il faut en effet se rappeler que le Tribunal fédéral a lui-même saisi, en 2016, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la validité du programme de rachat de dette publique, puisqu’il était saisi par des requérants qui en contestaient la légalité. En décembre 2018, la réponse de la CJUE était positive et indiquait que le programme était bien adapté aux objectifs fixés par les traités. C’est exactement ce qu’il s’était passé en 2014 lorsque la CJUE avait répondu à une question préjudicielle concernant la légalité du programme d’opérations monétaires sur titres (OMT). La CJUE avait alors déclaré que le programme d’achat en question relevait bien des compétences attribuées à la BCE et ne constituait donc pas un acte ultra vires et le Tribunal fédéral s’était rangé à cet avis. De ce fait, il avait évité une confrontation directe avec la CJUE. Or c’est justement ce schéma qui est mis en cause dans la décision présente car le Tribunal fédéral vient de mettre directement en cause la décision de la CJUE en déclarant que son raisonnement était tellement entaché d’erreur manifeste qu’il n’était pas lié par sa réponse. Toutefois, dans le cadre d’un contrôle ultra vires, l’objet du contrôle ne sont pas les actes eux-mêmes mais bien l’obligation des organes constitutionnels allemands d’agir conformément à ces actes. Autrement dit, si le Tribunal constitutionnel allemand ne peut pas faire annuler la décision prise par la BCE de mener un programme d’achat d’actifs, il peut en revanche contraindre la Bundesbank de ne pas ou plus y participer. Il possède ainsi le pouvoir de remettre profondément en cause l’unité d’action de la BCE et du système européen de banque centrale (SEBC). Certes, le Tribunal a également précisé dans sa décision Honeywell qu’un tel contrôle doit rester l’exception, car dans une Union, il est en principe essentiel que l’unité de la jurisprudence relative aux limites des compétences de l’Union soit assurée. Mais la décision rendue ce mardi 5 mai montre que cette « exception » peut vite devenir une réalité dès lors que certains intérêts sont en jeu. N’allons toutefois pas trop vite : à l’heure actuelle, le Tribunal constitutionnel fédéral n’a pas encore franchi le Rubicon, puisqu’il n’a pas encore enjoint la Buba de stopper ses achats. Il y a fort à parier que, dans trois mois, il validera les explications fournis par le Conseil des gouverneurs de la BCE et considérera le PSPP passé comme couvert par l’approbation donnée au droit de l’Union sur le fondement de la Constitution allemande. En outre, il prend bien soin de préciser dans sa décision que le PEPP (Pandemic emergency purchase program) mis en place pour répondre à la crise n’est pas concerné par la décision de ce jour. Est-ce à dire que cette décision est sans effet ? Pas le moins du monde. Au contraire, elle révèle des failles profondes dans l’unité juridique et économique européenne et elle s’avère de très mauvais augure pour la suite. D’abord, les effets sur les marchés ont été immédiats : les obligations à 10 ans en Allemagne et en France ont instantanément connu une baisse de leur taux, signe de confiance, tandis que les obligations italiennes et espagnoles de même maturité ont connu une hausse de leur taux, signe de défiance. Cela ne devrait pas durer tant que le programme d’urgence de la BCE est maintenu puisqu’il permet d’acheter sans limites la dette de ces pays par l’intermédiaire de leurs propres banques centrales. En effet, rien n’empêcherait les autres banques centrales nationales de maintenir leurs programmes d’achats dans la zone, même si la Bundesbank devait se retirer. Mais la décision du Tribunal constitutionnel allemand n’en vient pas moins de porter un nouveau coup dur à l’image d’une solidarité européenne sur le plan économique qui, à défaut de se réaliser sur le plan budgétaire, tentait péniblement d’émerger sur le plan monétaire avec l’action de la BCE. Encore plus problématique, on comprend que, pour les juges allemands au moins (influencés par le pouvoir ?), on touche désormais la limite de ce qu’il est possible de faire dans le cadre

Par Dufrêne N.

6 mai 2020

Covid-19 : un coup de projecteur sur l’invisibilisation des maladies professionnelles

Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, l’a affirmé très clairement : « Nos soignants paient un lourd tribut pour sauver des vies. Tous les soignants malades seront reconnus au titre des maladies professionnelles, sans exception ». Il l’a confirmé le 21 avril à l’Assemblée nationale en réponse à une question au gouvernement, tout en indiquant que l’automaticité reconnue aux soignants ne le sera pas aux autres professions qui devront prouver un « lien direct et essentiel entre leur exposition professionnelle et la maladie ». Selon les règles établies par les Comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) chargés de traiter les dossiers de ce type, le requérant doit aussi faire la preuve que la maladie résulte de son travail habituel. Toutefois la question de l’indemnisation des premiers de corvée (caissières de supermarché, ripeurs, employés des transports en commun, métiers de la sécurité, etc.) sera loin d’être résolue. C’est grâce à leur action, leur engagement, leur courage que la société a réussi à continuer à fonctionner et plusieurs d’entre eux y ont déjà laissé la vie. Que dire des travailleurs des activités non essentielles (certaines usines automobiles, l’aéronautique, etc.) qui ont été contraints de poursuivre leur activité et qui y ont été contaminés ? Quels sont les éléments qui pourraient justifier que leurs maladies ne soient pas reconnues comme professionnelles ? Le fonctionnement des CRRMP jusqu’à présent a été extrêmement restrictif et on imagine très bien l’argument facile selon lequel, dans un contexte de pandémie, la contamination a pu intervenir n’importe où (dans les transports, à domicile, dans la rue…). Et la reconnaissance du caractère professionnel de la maladie est essentielle, car il ouvre droit à une prise en charge à 100 % des frais de santé et à une indemnisation de la perte de revenu (indemnités journalières en cas d’incapacité temporaire de travail et rentes en cas d’incapacité permanente) plus favorable que pour les autres maladies. Au-delà du coronavirus, ce sont les limites et les injustices du système de reconnaissance des maladies professionnelles qui sont mises en évidence. Les cancers professionnels en donnent une bonne illustration. Bon an mal an, l’Assurance maladie Risques professionnels reconnaît environ 1800 cas de cancers professionnels. La très grande majorité de ces reconnaissances correspondent à des pathologies liées à l’amiante, cancers du poumon et mésothéliomes, à l’issue souvent fatale. Arrêtons-nous d’abord sur les 1409 cancers liés à l’amiante, reconnus en maladies professionnelles en 2016. Les spécialistes s’accordent généralement pour considérer un déficit de reconnaissance de moitié, lié majoritairement à un déficit de déclarations : les malades et leurs familles, mal informés, occupés à se battre contre une maladie douloureuse, ayant rarement les moyens de reconstituer leurs expositions professionnelles ne s’engagent pas dans des démarches administratives complexes pour lesquelles le soutien d’une association de victimes s’avère souvent indispensable. Voilà autant de soins pris en charge par la branche Maladie de la Sécurité sociale, qui devraient être imputés à la branche Risques professionnels financée par les seuls employeurs. Voilà autant de rentes qui ne sont pas versées aux victimes ou à leurs ayants droit. Ce n’est qu’un aspect de la question. Une agence d’État (Santé publique France) a réalisé une étude, publiée en 2016, sur la part de cancers attribuables aux expositions professionnelles à quatre cancérogènes professionnels (amiante, silice, benzène et trichloréthylène) et calculé le nombre de décès correspondants. À partir d’une matrice emploi-expositions (qui évalue les expositions professionnelles en fonction des travaux effectués), l’auteure a évalué les bornes inférieures et supérieures du nombre de cancers dus à certains agents toxiques. Ainsi pour l’amiante déjà cité, en intégrant les cancers du larynx et de l’ovaire non listés dans les tableaux de maladies professionnelles amiante, elle obtient une mortalité comprise entre 2439 et 6184 hommes et 250 et 437 femmes, soient entre 2689 et 6621 personnes. Pour la silice, selon la même étude, on devrait aboutir à un nombre de reconnaissances en maladies professionnelles entre 200 et 1186 cas tous les ans. Pourtant il dépasse rarement la dizaine dans le même laps de temps. Pour le benzène, on attendrait entre 82 et 392 cas réparés au titre des maladies professionnelles. Le nombre de reconnaissances n’a jamais dépassé quelques (très peu nombreuses) dizaines. Pour le trichloréthylène, on attendrait une reconnaissance d’entre 141 et 452 cancers du rein annuellement. Il n’existe même pas de tableau de maladie professionnelle relatif au cancer du rein en lien avec une exposition professionnelle au trichloréthylène… Cette étude qui démontre déjà la très nette sous-déclaration des cancers professionnels est encore en deçà de la réalité puisqu’elle ne tient pas compte des études les plus récentes qui font le lien entre l’organisation du travail (les horaires décalés et en particulier le travail de nuit) et les cancers du sein ou de la prostate. Nous sommes confrontés à un processus d’invisibilisation des effets du travail sur la santé. On proclame la mobilisation générale pour diminuer le nombre d’accidents mortels et on passe complètement sous silence les milliers de morts liés à l’exposition à des agents cancérogènes au poste de travail. Pire, on ne se donne pas les moyens de les reconnaître, et d’indemniser les victimes ou leurs ayants droit. Ni du coup de mettre en place une prévention des risques conséquente, ni de faire payer ceux qui en sont responsables. Les pouvoirs publics sont tellement peu dupes de ces charges assurées par la branche Maladie au lieu de la branche Risques professionnels qu’ils ont institué un transfert financier d’un milliard d’euros par an de la deuxième vers la première. On retire de cela l’impression que la mort des premiers de corvée (souvent des ouvriers) est finalement dans la norme et qu’il n’y a pas de raison de s’en offusquer : comme si c’étaient les risques du métier ou plus exactement de la condition ouvrière. De la même façon, le « scandale de l’amiante » n’a acquis sa pleine visibilité qu’au milieu des années 1990 seulement parce que l’opinion publique a pris conscience que la large utilisation de ces fibres était susceptible de

Par Pevar L.

29 avril 2020

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