Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Croissance, développement et décroissance dans la pensée économique

Au XVIIIe siècle, le machinisme et de l’industrie étaient en plein essor. Les économistes de l’époque ne faisaient pas de distinction entre les termes de croissance et de développement. Ils s’attachaient à établir des lois « naturelles » et universelles qui régissent le processus d’accroissement des richesses produites et la répartition du produit global. Nombreux sont ceux qui doutaient néanmoins de la capacité des économies à faire croître durablement les richesses. Thomas Robert Malthus, dans son ouvrage Essai sur le principe de population (1798), émet ainsi l’idée que la population croît selon une progression géométrique alors que la production, bornée par la fertilité des sols, croît selon une progression arithmétique. Selon l’auteur, des mesures de régulation démographique s’imposent pour empêcher un blocage de la croissance. Dans une autre perspective, le modèle construit par David Ricardo dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt (1815) prédit sur la longue période l’atteinte d’un état stationnaire en raison de la fertilité décroissante des terres mises en culture. Celle-ci engendre un accroissement de la rente qui induit une baisse du taux de profit. Or, le profit est tout à la fois source et mobile de l’accumulation. Le néoclassique Stanley Jevons (Sur la question du charbon, 1865) met quant à lui en avant le caractère épuisable des ressources en charbon qui, associé à une population en croissance, va empêcher le processus de croissance de se poursuivre. Cependant, de même que les physiocrates faisaient de la nature la source même de la création de richesses, les économistes classiques puis néoclassiques vont l’exclure de l’analyse ; ils ne s’attachent qu’aux biens reproductibles et à ce titre, les ressources libres et disponibles gratuitement ne font pas l’objet de leurs recherches. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’essor rapide des pays occidentaux engendre une réflexion sur la capacité de l’ensemble des pays du monde à atteindre le niveau de vie des pays industrialisés, et débouche sur la formation d’une économie du développement. Le concept de développement, distinct de celui de croissance, se dessine et l’on doit sa célèbre définition à F. Perroux en 1961 (dans son livre L’Économie du XXe siècle) ; alors que la croissance désigne l’augmentation soutenue, pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, le développement est « la combinaison des changements mentaux et sociaux aptes à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ». L’objectif des programmes d’aide au développement vise alors le rattrapage des pays « du Sud », avec la mise en place d’infrastructures à même de développer le capital technique, la productivité et le revenu distribué. Il s’agit de poser les bases d’une croissance économique soutenue. Le développement est conçu comme un processus linéaire qu’il s’agit de parcourir pour atteindre le niveau de richesse des pays occidentaux. Telle est la conception qui se dégage de l’analyse de W.W Rostow, indépendamment de toute considération sur les questions environnementales. Le développement serait caractérisé par la succession de quatre étapes (la société traditionnelle, le décollage, la maturité et la consommation de masse) plus ou moins longues selon les politiques publiques mises en œuvre. Dans les années 1960, la pollution est conçue comme la contrepartie acceptable du développement économique. Les régulations environnementales sont totalement absentes, en conséquence de quoi les entreprises n’internalisent pas les externalités liées à cette pollution. Une externalité est une conséquence de l’activité économique qui n’est pas prise en compte dans le calcul des agents. Il peut s’agir par exemple d’une nuisance qui ne fait pas l’objet d’une compensation monétaire. Le premier coup d’arrêt à cette apologie de la croissance est donné par le « rapport Meadows » en 1972. Une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) modélise les relations entre la population mondiale, la production agroalimentaire, la production industrielle, le niveau de pollution et l’utilisation des ressources non renouvelables. Ils mettent en évidence un lien de causalité robuste entre la croissance, les émissions polluantes et l’épuisement des ressources naturelles, si bien que le Club de Rome (groupe de réflexion réunissant scientifiques, industriels, économistes et fonctionnaires internationaux) préconise une croissance zéro dans leur ouvrage Les limites de la croissance (dit « rapport Meadows »). À la même époque, l’économiste Nicolas Georscu Roegen soutient le point de vue selon lequel le principe de la thermodynamique s’applique à l’économie. Ce principe établit que dans un système isolé qui ne reçoit pas d’énergie ou de matière en provenance de l’extérieur, l’énergie se dégrade en chaleur de façon irrécupérable. Les ressources naturelles s’épuisant inévitablement, la croissance matérielle illimitée est impossible. La seule voie possible pour l’économie est donc la décroissance. En tout état de cause, le débat sur les liens entre croissance, développement et environnement est alors ouvert. Ainsi, une première conférence des Nations unies sur l’environnement humain se tient à Stockholm en 1972. Les participants signent une déclaration faisant état d’« une conception commune et des principes communs » qui doivent inspirer et guider les efforts des peuples du monde en vue de préserver et d’améliorer l’environnement. Dans un contexte de fortes tensions sur le prix des matières premières et de catastrophes écologiques marquant les esprits (Tchernobyl en 1986), les Nations unies créent la Commission mondiale pour l’environnement et le développement (CMED) chargée d’étudier les relations entre développement économique et environnement. La commission publie en 1987 le rapport intitulé « Notre avenir à tous », encore appelé « rapport Brundtland ». Ce dernier souligne que l’utilisation intensive des ressources naturelles et le développement des émissions polluantes mettent en péril le mode de développement même des pays occidentaux. Le développement doit être durable, c’est-à-dire permettre la satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Pour la première fois, le développement est conçu comme l’articulation de préoccupations sociales, à travers la satisfaction des besoins présents, mais aussi de préoccupations environnementales, à travers la préservation du bien-être des générations futures. Il concilie ainsi une exigence de croissance et de développement (notamment pour les pays du Sud) et une exigence de préservation de l’impact

Par Piluso N.

24 novembre 2023

Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales des entreprises et des banques, étroitement liées et imbriquées

Dans le contexte des multiples dégradations de l’environnement, de l’effondrement de la biodiversité, du changement climatique et de l’objectif de neutralité climatique en 2050, les entreprises sont confrontées à de nombreux risques – risques de transition(s), risques physiques, risques juridiques – qu’elles doivent anticiper pour s’adapter à un monde qui se réchauffe et qui est fortement impacté par les activités humaines. Les banques, du fait des engagements de leurs clients, des risques qu’ils encourent et des difficultés qu’ils peuvent (et pour certaines vont) rencontrer doivent de même anticiper ces problématiques et accompagner ces changements. LA TRANSITION DES ENTREPRISES Les entreprises œuvrant dans les filières du charbon, du pétrole et du gaz (tant conventionnels que non-conventionnels), ou qui en sont dépendantes sont extrêmement nombreuses ; elles se situent dans de très nombreux secteurs d’activité. Il y a celles situées en amont de ces filières (prospection, extraction et soutien à l’extraction de ces combustibles fossiles) ; celles en aval (production d’électricité à partir de ces énergies fossiles, transformation, stockage, distribution et commercialisation) ; celles fabriquant des dérivés qui en sont directement issus (plastiques, engrais, détergents, produits cosmétiques, vêtements en synthétique, etc.) ; celles pour qui les énergies fossiles constituent la principale source d’énergie (transport routier, aérien, maritime) ; celles pour qui elles représentent une matière première indispensable (sidérurgie). Pourtant, aux yeux du public, toutes ces entreprises sont essentiellement – voire exclusivement – symbolisées par les grandes majors pétrolières et gazières. De très nombreux facteurs vont directement impacter l’ensemble de ces entreprises : les politiques publiques de tous ordres mises en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effets de serre pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 ; celles pour lutter contre les pollutions et les destructions de notre environnement ; les actions pour limiter les impacts et réparer les dégâts sur la nature et sur la biodiversité ; les avancées techniques et technologiques y contribuant ; les évolutions nécessaires pour réaliser et contribuer à leur niveau aux transitions climatiques et environnementales ; les adaptations indispensables à ces évolutions… Ces impacts vont concerner tant l’activité, les process, les approvisionnements, les ventes de ces sociétés, que leurs investissements, dont certains vont devoir être mis hors service avant la fin de leur durée de vie économique. On parle là d’« actifs échoués ». Les entreprises doivent donc évaluer ce que l’on appelle leur « vulnérabilité climatique et environnementale » et qui résulte de l’analyse de leurs risques dans ces domaines. Un critère de plus à prendre en compte lors de la détermination de leurs orientations stratégiques et de leurs choix d’investissements. L’ensemble des études menées montre que, selon que la transition est effectuée d’une manière ordonnée ou, à l’inverse, de manière trop tardive ou trop abrupte, les probabilités de défaut de ces entreprises (i.e. leurs incapacités de faire face à leurs engagements financiers) augmentent parfois sensiblement. Avec des répercussions possiblement notables, par ce canal, sur la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie. On ne peut pas dire aujourd’hui que, dans ce domaine, « tous les voyants sont au vert ». Dès le début de la guerre en Ukraine, de nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Parallèlement, insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz accélèrent dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz et de pétrole de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Ils s’impliquent aussi fortement dans la construction de nouvelles infrastructures destinées au transport et aux importations tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié. Au niveau mondial, les ministres de l’Energie des pays du G20 n’ont pas réussi fin juillet 2023 en Inde à s’accorder sur un calendrier permettant de réduire progressivement le recours aux énergies fossiles. Le charbon, qui est l’une des principales sources d’énergie de nombreux pays dont la Chine et l’Inde, n’est même pas mentionné dans le rapport final alors même qu’il est l’un des principaux contributeurs au réchauffement climatique. La réticence de certains pays producteurs de pétrole, Arabie Saoudite et Russie en tête, à une sortie rapide des combustibles fossiles est aussi pointée par les ONG présentes à Goa. D’ailleurs, dans son tout récent scénario (octobre 2023), l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) prévoit une hausse de 16,5 % de la demande de pétrole d’ici 2045 par rapport à 2022. Elle estime que 14 000 milliards de dollars d’investissements – soit environ 610 milliards de dollars en moyenne par an – sont nécessaires dans le secteur pétrolier pour combler cette demande. L’organisation argue que ses membres ne font ainsi que répondre à la demande de leurs clients. Même si cela est en totale contradiction avec les préconisations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui prône depuis des années l’arrêt de ces investissements pour permettre au monde d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. Le rapport de synthèse du GIEC publié en mars 2023 (dont le résumé à l’intention des décideurs a été adopté par 195 pays) appelle à un sursaut international immédiat pour saisir l’espoir, maintenant très tenu, de limiter le réchauffement à 1.5°C ; objectif que toutefois, de plus en plus de scientifiques s’accordent à considérer comme inatteignable. Notamment, le GIEC appelle à des réductions profondes, rapides et soutenues des émissions de gaz à effet de serre ; autrement dit, en filigrane, à la réduction rapide et soutenue des émissions liées aux énergies fossiles. Et outre, il indique qu’en cas de poursuite des politiques actuelles, la planète se dirige vers un réchauffement d’au moins 2.8°C à la fin du siècle. Ainsi de la conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15) qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. Son objectif était de freiner un aspect crucial de la crise

Par Dicale L.

2 novembre 2023

Prêtons l’oreille aux voix de l’Europe centrale

« Europe. Superbe, intelligente, coupable, extraordinaire, innocente, sanglante… unique. » Sándor Márai, Journal (II). Unique, l’Europe, déclarait le romancier hongrois Sándor Márai, précisément parce qu’il en portait le deuil : son pays, à peine libéré de l’invasion militaire allemande, se retrouva, dès 1949, à son tour pris dans le glacis soviétique. Ce second « kidnapping » (Kundera[1]), avait toutefois quelque chose d’inédit : il apparaissait au romancier plus profond, plus irréversible, civilisationnel : « Une force venait d’apparaître en Europe, une force dont l’Armée rouge ne constituait que le support. S’agissait-il du communisme ?… Des Slaves ?… De l’Orient ?…[2] » L’invasion soviétique, aux yeux de Márai, c’était d’abord l’invasion russe : ainsi écrit-il, dans ses Mémoires de Hongrie, insistant sur l’abîme culturel qui séparait les nations centre-européennes de la civilisation « russo-slave » : « Ces hommes se montraient profondément différents de nous, inaccessibles, dans leur altérité, aux non-Slaves que nous étions[3] ». L’URSS signifiait ainsi, à ses yeux, non seulement l’arrivée d’une catastrophe politique (soviétisme totalitaire), mais par surcroît la disparition brutale de l’Europe. Un grand adieu civilisationnel dont témoigne aussi Milan Kundera, emboîtant le pas à Márai, quelques décennies plus tard : Face à l’éternité de la nuit russe, j’ai vécu à Prague la fin violente de la culture occidentale telle qu’elle avait été conçue à l’aube des Temps modernes, fondée sur l’individu et sur sa raison, sur le pluralisme de la pensée et sur la tolérance. Dans un petit pays occidental, j’ai vécu la fin de l’Occident. C’était ça, le grand adieu[4]. Cette nostalgie européenne est une cause aussi cruciale, et pourtant plus méconnue (toujours jugée inférieure aux raisons politiques) des grands exils du XXe siècle. Milan Kundera, Czesław Miłosz, Danilo Kiš, Sławomir Mrożek, Sándor Márai, tant d’autres : ces romanciers, essayistes, poètes, dramaturges, dont les noms nous sont, à nous, Français, si étrangers, ont tous émigré en Europe de l’Ouest – a fortiori en France. Derrière l’asile politique se jouait donc une autre tragédie : la quête d’une appartenance culturelle. C’est ce que Milan Kundera, encore, confesse dans une préface offerte à Václav Havel : Le drame qui se joue à Prague n’est pas d’ordre local (une querelle de famille dans la maisonnée soviétique), mais il reflète d’une manière très concentrée la destinée européenne. […] On anticipe à Prague la ruine possible de l’Europe. C’est la raison pour laquelle le moindre Tchèque est un Européen bien plus convaincu que n’importe quel Français ou Danois. Car il voit tous les jours de ses propres yeux « mourir l’Europe » et, tous les jours, il est contraint de défendre « l’Europe qui est en lui[5] ». Les réflexions de ces esprits centre-européens, cet attachement inquiet à « l’Europe mortelle » (cette Europe culturelle sous la politique) semblent désormais loin de nous, étranges ou désuets, au moment précisément où notre Europe entre dans une ère nouvelle de son histoire ; à l’heure où les vieux conflits souterrains semblent ressuscités par l’attaque russe de l’Ukraine, l’Europe n’est-elle pas sommée de relire avec attention ces plumes de l’« Autre Europe[6] » ? Ces voix de l’« Autre Europe », qu’elles s’élèvent du passé ou de notre modernité toute contemporaine, invitent à des méditations, transportent des imaginaires, délivrent des enseignements, déplacent la focale de notre jugement, mobilisent des héritages dont nous sommes étonnamment orphelins (à l’Ouest), et sans lesquels, pourtant, l’esprit européen, à coup sûr, serait incomplet : culture du doute (scepticisme) devant les grands emballements idéologiques ; culture du courage (des dissidents, des femmes, des artistes et des intellectuels) contre les forces d’intimidation ; attachement aux ambiguïtés (cette « sagesse de l’incertitude » selon Kundera) contre les processus de simplification et d’uniformisation… Plus encore qu’un fond culturel, on découvre aussi, dans ces régions de l’Europe, un certain ton, disons une tonalité, un rythme, un climat : pratique féroce de l’ironie face au lyrisme sentimental ; culture du jeu, des pieds-de-nez, des plaisanteries face à l’esprit de sérieux (la littérature d’Europe centrale est chargée d’une drôlerie inimitable) ; culture de la sublimation dans le tragique. Toute une « poétique » centre-européenne, peuplée d’histoires facétieuses (aux morales souvent cruelles et savoureuses, comme dans les nouvelles du polonais Sławomir Mrożek, du hongrois Desző Kosztolányi ou du tchèque Karel Čapek), dans une langue à la fois légère et haletante. On retrouve souvent, lorsqu’on se plonge dans ce corpus, des formes brèves, dynamiques, presque distrayantes à la manière des dialogues platoniciens ou des méditations de Montaigne, c’est-à-dire « à sauts et à gambades », par « bonds, sauts, feintes, cabrioles[7] », même au cœur des sujets les plus sérieux. Il y a là, dans la pensée et l’art centre-européens, un immense réservoir culturel et sensible qui s’inscrit en plein dans les problématiques de notre temps. Quoi d’autre ? Peut-être, pour finir ce bref panorama, rappeler que cette littérature est aussi celle des tavernes et de la musique, des forêts et des légendes, de l’ivresse et des frontières, de la camaraderie et de la solitude, des palabres et du silence, « des drames et de l’humour, des batailles perdues (…), des défenestrations, des révolutions (…), de l’imagination créatrice (…), des espérances écœurées, de la bravade et de la vraie résistance[8] » (Karel Kosik). Et lorsque l’écrivain-voyageur polonais, Andrzej Stasiuk, dans son récit Sur la route de Babadag, médite sur cette poétique du centre-est européen, il conclut, dans une superbe synthèse : C’est la spécialité des pays auxiliaires, des nations de second choix et des peuples de rechange. C’est ce miroitement, cette double ou triple fiction, ce miroir déformant, cette lanterne magique, le mirage, le fantastique et la fantasmagorie se glissant avec pitié entre ce qui est et ce qui devrait être. C’est cette ironie envers soi-même qui permet de jouer avec son propre destin, de s’en moquer, de le parodier, de transformer la chute en légende héroïco-comique, et de faire d’une allégation quelque chose à l’image du salut[9]. La guerre russo-ukrainienne continue à nos portes, depuis désormais plus d’un an ; Milan Kundera, le plus européen des romanciers contemporains, vient de faire ses adieux ; les élections européennes s’annoncent à l’horizon de 2024. À cet égard, prêter l’oreille aux grandes voix de l’Europe centrale (d’hier comme d’aujourd’hui) est une démarche plus qu’enrichissante : elle est salutaire. Quelques propositions de lecture : Pour les classiques : Desző Kosztolányi, Le traducteur

Par Manhes U.

5 septembre 2023

Pour une vraie politique de l’eau

Sécheresses systématiques, niveaux des nappes phréatiques dramatiquement bas dès cet hiver, présence de chlorothalonil R471811 dans une majorité des eaux consommées, apparition de conflits autour des méga bassines… la question de l’eau et les problématiques qui y sont liées sont omniprésentes. La raréfaction de l’eau visible dès aujourd’hui nous donne un aperçu concret et immédiat des conséquences du dérèglement climatique. Face à cela, il est urgent de mettre en place d’une politique ambitieuse autour de l’eau pour prévenir les difficultés et les conflits liés à sa raréfaction. Le plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau (ci-après « plan eau »), présenté par le gouvernement ces dernières semaines, témoigne de la conscientisation de cette urgence. Si certaines des 53 mesures vont dans le bon sens – l’avènement du principe de sobriété appliqué à l’eau, les prémices d’une tarification sociale ou encore la mise à jour de la gouvernance locale de l’eau et le soutien à la rénovation des réseaux d’eau –, ces mesures isolées et de moyen terme ne constituent pas une politique globale de l’eau permettant de répondre durablement à l’enjeu de sa sauvegarde. Une véritable politique de l’eau agit sur les raisons de sa raréfaction, comprend et sauvegarde son cycle naturel, propose des mesures tant sur la qualité que sur la quantité d’eau disponible et intègre les ressorts sociaux liés à sa consommation. SORTIR DU PRODUCTIVISME AGRICOLE Alors qu’avec la sécheresse estivale de 2022, les productions agricoles n’ayant pu être irriguées ont vu leurs rendements baisser de 10 à 40 %, notre agriculture subit déjà les conséquences de l’absence d’eau. Questionner notre modèle agricole, consommateur de plus de 60 % de l’eau disponible, est essentiel et structurant. Ce modèle productiviste tourné vers les exportations et responsable d’une très forte consommation d’eau n’est plus soutenable. Nous devons aujourd’hui faire évoluer nos régimes alimentaires vers plus de productions non carnées, elles-mêmes très dépendantes de cultures fortement consommatrices d’eau, comme le maïs. S’orienter vers des variétés et des espèces cultivées moins consommatrices en eau et favoriser les pratiques agricoles permettant d’infiltrer les eaux pluviales et de limiter l’évaporation sur les parcelles agricoles (plantation de haies, développement de l’agroforesterie, etc.) est une des clefs du respect du cycle naturel de l’eau. PRÉSERVER LA QUALITÉ DE L’EAU La persistance d’un modèle basé sur l’utilisation généralisée de produits phytosanitaires condamne également la qualité des eaux à très long terme. Le 6 avril 2023, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), annonçait la présence d’une vaste pollution des eaux potables consommées en France. En cause : la présence du chlorothalonil R471811, un fongicide pourtant interdit en France depuis plusieurs années. À cet égard, l’annonce récente par le ministre de l’Agriculture, le lendemain de la présentation du plan eau, de sa volonté de ne plus suivre les avis de l’Anses et de réautoriser le S-métolachlore – classé cancérogène suspecté et responsable de graves pollutions des nappes phréatiques –, est particulièrement malvenue. REPENSER NOS TERRITOIRES Protéger l’eau, c’est aussi respecter son cycle. Considérer l’eau seulement comme un enjeu stratégique pour le pays, c’est la considérer uniquement comme une ressource à exploiter. L’eau est une partie prenante d’un écosystème à protéger. On estime à plus de deux tiers les zones humides ayant disparu en métropole depuis le début du siècle. Leur rôle pour le stockage de l’eau et la vie aquatique est pourtant fondamental. Dans les campagnes, restaurons aujourd’hui les cours d’eau, sanctuarisons les zones humides naturelles, favorisons le maintien et le replantage de haies et nous favoriserons ainsi un travail naturel de l’eau dans les sols et les nappes. En ville aussi, arrêtons l’étalement urbain et l’artificialisation galopante qui l’accompagne pour laisser l’eau jouer son rôle naturel. FAVORISER UNE VÉRITABLE SOBRIÉTÉ L’application du principe de sobriété à l’eau, comme il l’a été à l’énergie cet hiver, est une bonne chose. Mais là encore, il faut traiter le problème à la racine. La production d’un jean consomme près de 10 000 litres d’eau. Or, le maintien d’un système économique basé sur des indicateurs valorisant uniquement la hausse de la production ou la croissance de la consommation met évidemment en péril ces objectifs de sobriété. Assumer une logique de baisse de production de biens matériels non essentiels et enclencher une véritable politique d’économie circulaire : là sont les gisements d’économies d’eau conséquents et de long terme. Les appels à la sobriété risquent de rester lettre morte s’ils ne sont pas assortis d’obligations de résultat pour les industries fortement consommatrices d’eau et si une acculturation forte au principe de sobriété n’est pas favorisée. UN ENJEU DÉMOCRATIQUE ET DE JUSTICE SOCIALE Les conflits autour de l’eau apparaissent déjà, comme on l’a vu à Sainte-Soline. Face aux inquiétudes croissantes et ces oppositions qui ont vocation à se multiplier au fur et à mesure que l’eau se raréfie, l’État doit favoriser les conditions d’un débat démocratique ouvert et d’ampleur autour des usages de l’eau. Apporter une réponse uniquement répressive ou refuser d’interroger les raisons de ces conflits ne fera qu’affermir la contestation. Lors de la sécheresse de l’été 2022, plus de 90% des départements étaient en restriction d’eau. Les conflits sur les usages de l’eau sont partout. L’enjeu est aujourd’hui de statuer collectivement sur les usages prioritaires de l’eau : est-il acceptable d’arroser un golf en plein été ou de remplir une piscine privée si cela met en danger l’alimentation en eau courante de plusieurs foyers ? Dès aujourd’hui et face à l’ensemble de ces enjeux, ouvrons un grand débat national sur l’eau, son importance et ses usages. Ce débat d’ampleur, dont les conclusions doivent être totalement ouvertes, serait une première étape essentielle en vue de l’adoption d’une grande loi programmatique de gestion de l’eau, pour sanctuariser son rôle et mettre en place la nécessaire transition écologique vers un système respectueux de la nature.

Par Jeanson G.

11 mai 2023

Réforme des retraites, rapport du GIEC et Road to net Zero L'éditorial d'avril 2023

L’actualité du mois de mars a été rythmée par le projet de réforme des retraites porté par le gouvernement et la mobilisation d’ampleur qui s’y oppose. L’Institut Rousseau a participé à cette dernière en montrant qu’une autre réforme des retraites est pourtant possible ! Nous avons porté 3 propositions dans ce sens : un droit à la retraite attaché à la personne, calculé en neutralisant les périodes d’inactivité subies, et non plus à la carrière professionnelle pour sortir du « piège de la carrière » aujourd’hui caduque ; une cotisation retraite appliquée sur l’intégralité de la valeur ajoutée sur le montant des dividendes versés qui ira à un fonds retraite spécifique ; un revenu d’engagement senior comme réponse non marchande fondée sur le pari de l’engagement des seniors pour des activités à forte utilité sociale et écologique. De même, cette séquence politique, avec le recours au 49.3, puis la motion de censure rejetée, souligne la nécessité de repenser les institutions démocratiques pour mieux prendre en compte les citoyens, ce à quoi Benjamin Morel nous invitait déjà en 2020. L’autre actualité marquante, et pourtant trop silencieuse, est la publication du 6ème rapport du GIEC qui acte explicitement l’urgence d’une « planification et une mise en œuvre flexibles, multisectorielles, inclusives et à long terme des mesures d’adaptation ». L’Institut Rousseau n’a de cesse depuis sa création d’œuvrer dans ce sens, pour promouvoir des politiques publiques ambitieuses, à la hauteur du défi. À l’invitation de Sciences Po Alumni, nous avons présenté le rapport « 2% pour 2°C », qui chiffre la reconstruction écologique à 2,3 % du PIB pour atteindre les objectifs de neutralité carbone.

Par Magat A.

17 avril 2023

La réforme des retraites, du clash au crash démocratique : le rendez-vous manqué du Conseil constitutionnel

Crise démocratique, n’ayons pas peur des mots ! En sus d’une crise sociale et écologique, pourrait bien résulter une crise de régime politique. Ancrée depuis plusieurs décennies, la crise de la représentation fut portée sur le devant de la scène publique par le mouvement des gilets jaune. À l’ère du netizen – citoyen hyperconnecté – la légitimité démocratique se voudrait davantage procédurale : « la décision légitime […] résulte de la délibération de tous »[1]. Face à ces revendications, le chef de l’État n’a eu de cesse de rappeler sa prétendue détermination à relégitimer démocratiquement le processus de décision via de nouvelles méthodes délibératives englobantes : Grand débat, conventions, CNR… En vain. Pour preuve, dans ce contexte de crise de la « généralisation de la volonté »[2], le pouvoir exécutif a choisi de porter une réforme des retraites clivante dont la principale mesure, le report de l’âge légal de départ à 64 ans, est contestée par l’ensemble des syndicats et très massivement rejetée par les Français. Pour mener à bien sa réforme, le Gouvernement a utilisé l’arsenal du parlementarisme hyper-rationalisé que fournit la Constitution de la Vème République heurtant, davantage encore, le peu de confiance de ses « gouvernés » envers leurs institutions. Prenons les choses à rebours. À l’Assemblée, l’examen du texte s’est achevé par le recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Incapable de dégager une majorité solide pour adopter le texte issu des travaux de la commission mixte paritaire, le Gouvernement a utilisé – et ce, pour la onzième fois depuis le début de la législature – cette arme atomique prévue par la Constitution permettant de faire adopter un texte sans vote, en mettant en jeu la responsabilité du gouvernement. Faute d’atteinte du nombre de votes requis en faveur de la motion de censure transpartisane LIOT présentée, la réforme des retraites se trouve entérinée mais il s’en est fallu de peu : 9 voix ont manqué pour renverser le gouvernement Borne ! L’Assemblée nationale ne se sera donc en réalité jamais prononcée directement sur ce texte fondamental, les travaux ayant été interrompus sans passage au vote en première lecture… Si le Gouvernement fait valoir qu’un vote a bien eu lieu au Sénat[3] – ce qui ne compense pas d’ailleurs l’absence de vote au sein de la chambre légitimement élue sur un sujet d’une telle importance – il faut dire que celui-ci fut obtenu au prix du recours à l’utilisation du fameux « vote bloqué » de l’article 44 alinéa 3 de la Constitution. Concrètement, ce mécanisme permet au Gouvernement de demander un vote sur tout ou partie d’un texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par lui. La violence du processus[4] est telle que le gouvernement a utilisé cette procédure sur l’ensemble du texte : les parlementaires peuvent débattre et s’exprimer, sans qu’il leur soit toutefois permis de passer au vote, article par article, selon leurs amendements. En somme, le dictat du tout ou rien, le choix binaire du à prendre ou laisser. Alors que l’essence de la discussion parlementaire requiert que chaque amendement, chaque article soit examiné puis voté, le 44-3 empêche cette fécondité délibérative pour obliger à un vote unique, pour ou contre, l’ensemble du texte. Foncièrement, le choix du véhicule législatif utilisé pourrait bien vicier l’ensemble du processus législatif. En choisissant d’insérer cette réforme des retraites dans un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS) régi par l’article 47-1 plutôt que dans un projet de loi ordinaire, le Gouvernement a certainement joué avec le texte constitutionnel, obligeant le Parlement à se prononcer sur ce texte capital sous 50 jours. L’on notera, tout d’abord, qu’aucune des grandes réformes des retraites de ces 20 dernières années ne fut soumise à la procédure de l’art 47-1, même si le Sénat tentait déjà d’incorporer des amendements relatifs à cet objet dans les PLFSS précédents. Le problème se pose avec une acuité grandissante s’agissant d’un PLFRSS, consistant, en principe, à rectifier, les budgets adoptés en cours d’exercice. En l’espèce, les dispositions litigieuses du PLFRSS relèvent, par opposition au domaine exclusif, du domaine partagé des lois de financement : le premier regroupe les dispositions pour lesquelles les LFSS disposent d’un monopole (par exemple l’affectation totale ou partielle d’une recette exclusive du champ « LFSS » à une autre personne morale), le second les dispositions qui peuvent indifféremment figurer en loi ordinaire ou en LFSS[5]. Or, on constate depuis de nombreuses années, une extension problématique de ce domaine partagé, en PLF et en PLFSS, permettant au Gouvernement de faire ainsi bénéficier à des mesures plutôt clivantes (on pense au gel des minimas sociaux en 2017) une telle procédure de contournement. En effet, les procédures d’examen des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale fixées aux articles 47 et 47-1 et par extension rectificatifs comme en l’espèce, se caractérisent par leur caractère dérogatoire quant à la procédure parlementaire suivie (texte du Gouvernement examiné en séance, une seule lecture, délais stricts d’examen…), se justifiant par l’urgence. Cette méthode du recours à un PLF ou PLFSS et surtout à un PLFR ou à un PLFRSS pour faire passer des mesures sociales si capitales ne doit pas être ignoré. Le danger est grand de créer un précédent dans lequel les futurs gouvernements pourront s’engouffrer : toute réforme ayant un impact social réel, sous couvert d’impact budgétaire – et rares sont celles qui n’en ont pas – pourrait à terme être portée par un PLF ou un PLFSS et par extension un PLFR ou un PLFRSS et bénéficier d’une procédure parlementaire dérogatoire. Il faut également rappeler que l’article 49-3, restreint dans son utilisation à celui d’un par session, n’est pas comptabilisé quand il en est fait usage sur des PLF ou PLFSS et par extension rectificatifs. Que reste-t-il dès lors pour empêcher l’entrée en vigueur de la réforme des retraites ? Qu’il s’agisse d’acter l’illégalité de la réforme ou de permettre l’organisation d’un référendum d’initiative partagée tendant à interdire la fixation de l’âge de départ à la retraite au-delà de 62 ans,

Par Toudic B., Marienval M.

14 avril 2023

Réforme du système des retraites, temps de vivre et Road to net Zero L'éditorial de mars 2023

Le printemps approche et les forces syndicales se préparent, le 7 mars, à poursuivre leur lutte contre la réforme du système des retraites. Dans son dernier livre, « Le temps d’apprendre à vivre », dont l’Institut a rendu compte, François Ruffin replace le débat sur les retraites dans le cadre plus large de la maitrise du temps, pivot de l’émancipation individuelle et collective, contre laquelle la logique capitaliste ne cesse d’aller : travailler plus, consommer plus, au détriment de la terre et des êtres dont on épuise les ressources. Climat et retraites sont liés. A 64 ans, 28% des travailleurs les plus pauvres seront déjà morts, contre 6% des travailleurs les plus riches. A 64 ans, ceux d’entre nous qui avons 10, 20 ou 30 ans aujourd’hui ne savent pas dans quelles conditions ils pourront vivre. L’Institut Rousseau poursuit, en ce début d’année, une levée de fonds en ligne pour soutenir un ambitieux travail, « Road to net Zero », qui chiffrera l’ensemble des investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carboneà l’échelle européenne. Si vous en avez les moyens et que le coeur vous en dit, vous pouvez toujours participer ! Votre soutien nous est précieux.

Par Ridel C.

2 mars 2023

Vive la décentralisation… mais pas pour nous ! Le mythe de la décentralisation dans l’écosystème des cryptoactifs

La situation dans le monde des cryptoactifs est aujourd’hui paradoxale et malsaine autour de la question de la décentralisation. L’attrait du grand public pour la décentralisation des réseaux de cryptoactifs contraste fortement avec la centralisation des principaux acteurs de cet écosystème, qui mobilisent les ressources et la parole. En effet, il y a, d’une part, de vrais systèmes décentralisés fonctionnant grâce à des « chaînes de pages » (« blockchain ») gérées par des réseaux de validateurs indépendants. C’est la surveillance croisée que chaque validateur exerce sur les autres qui assure une sécurité incontestable du registre des comptes du réseau, empêchant toute création frauduleuse de jetons et toute manipulation sur les comptes (réseaux Bitcoin, Ethereum, Solana, etc). Il y a, d’autre part, un ensemble d’acteurs centralisés (plateformes d’échange, émetteurs de stablecoins, de NFT, entreprises de minages, etc.) qui sont des « tiers de confiance ». Ils sont mal contrôlés ou pas du tout, et donc davantage susceptibles de défaillir que les banques, bourses et autres acteurs classiques du monde de la finance auxquels on doit assimiler ces acteurs centralisés de l’écosystème des cryptoactifs. Le client intéressé par la spéculation sur les cryptoactifs croit souvent à tort qu’en s’adressant à ces acteurs centralisés ils bénéficient des mêmes avantages que ceux que donnent les réseaux décentralisés. Or, c’est faux puisque ces acteurs ne sont pas surveillés par un ensemble de validateurs indépendants et obligés de se coordonner comme c’est le cas avec les blockchains. Il en résulte des accidents nombreux mais inévitables dont la chute de FTX à l’automne 2022 n’est qu’un exemple parmi des dizaines[1]. Les victimes sont ceux qui croyaient bénéficier de la sécurité d’un réseau décentralisé et qui se trouvent spoliés par un tiers de confiance… qui ne la méritait pas. Il serait important que le public comprenne bien la différence entre centralisé — un seul acteur peut décider de tout — et décentralisé — une multitude d’acteurs se coordonnent et se surveillent pour gérer sans faille des jetons sur lesquels on parie, ce qui rend possible de leur attribuer un cours. Les blockchains ont créé la possibilité d’actifs numériques décentralisés très bien sécurisés — c’est formidable ! — mais tout ce qui tourne autour n’est pas, comme par miracle, sécurisé, et si certains essaient de le faire croire, ils doivent être remis à leur place. Le plus malsain de cette situation est que la parole sur cet écosystème composé de deux types totalement différents d’acteurs n’est tenue pratiquement que par ceux qui sont du côté centralisé. Cela est dû en partie à ce que les réseaux de validateurs des dispositifs décentralisés n’ont pas pour fonction ni forcément les moyens de parler. Il est difficile pour eux d’exprimer d’une seule voix leurs analyses et de formuler les réserves qui s’imposent face aux acteurs centralisés. Cela est dû aussi à ce que ceux-ci ont tout intérêt à ce que cette situation perdure car elle leur permet de défendre leurs entreprises, petites et parfois énormes, en brouillant les pistes. L’ADAN (Association pour le développement des Actifs Numériques) par exemple est constituée de membres qui sont tous des entreprises centralisées : Coinhouse, Ledger, Consensys, iExce, Blockchain Partner, etc. L’ADAN parle au nom de l’écosystème des cryptoactifs, prétend travailler à promouvoir son développement, agit auprès du monde politique, mène un travail pédagogique pour « faciliter la compréhension des opportunités liées aux actifs numériques »[2], etc. mais en réalité défend la partie faible de l’écosystème. Cette défense est souvent agressive et certains membres du conseil d’administration de l’ADAN, dont Alexandre Stachtchenko, se sont fait la spécialité de promouvoir dans les médias toutes les thèses de l’ADAN qui vont bien sûr dans le sens des intérêts de ses membres… centralisés. Sans surprise, l’ADAN n’évoque jamais ce que le fait qu’elle ne représente que la moitié fragile et risquée de ce qui s’est construit autour de l’idée de décentralisation par les blockchains. En clair, ce qu’on entend le plus souvent, est une information biaisée. Elle oublie de dire l’essentiel et de plus, prétendant que c’est nécessaire, demande le moins de réglementation possible et freine toutes celles qui pourraient se mettre en place pour traiter les acteurs centralisés comme ils doivent l’être, en s’inspirant des règlements du monde bancaire et financier. Qui peut parler de cet écosystème sans y être trop directement impliqué au titre d’acteur centralisé ? Les journalistes quand ils comprennent bien de quoi il s’agit, les chercheurs non-spéculateurs qui étudient les protocoles de fonctionnement des blockchains et savent bien comment fonctionnent les différents systèmes, les politiques s’ils résistent au langage intéressé tenu par les défenseurs de la composante centralisée de l’écosystème (l’actualité récente nous démontre que ce n’est souvent pas le cas). Malheureusement ces acteurs susceptibles de dire la vérité de la situation ne font pas toujours le poids face aux milliards de dollars dont les entreprises centralisées de l’écosystème disposent. La façon dont FTX a distribué des sommes considérables à de très nombreux élus américains est symptomatique du côté malsain du monde des cryptoactifs[3]. En France on a vu des personnalités politiques, dont le Pierre Person (député de La République en Marche de 2017 à 2022, qui se présente lui-même comme détenteur de cryptoactifs) se faire les défenseurs acharnés d’une régulation la plus faible possible en expliquant que toute réglementation mettrait la France en retard par rapport au reste du monde[4]. N’est-il pas étonnant encore d’apprendre que Stéphanie Cabossiorias autrefois Directrice Adjointe des affaires juridiques de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et magistrat à la Cour des comptes, est devenue Directrice juridique de Binance France, quand on sait que Binance est le plus gros acteur centralisé du monde des cryptoactifs, par ailleurs sous le coup de nombreuses sanctions ou enquêtes dans divers pays, et… accueillie en France[5]. Il est temps maintenant que le monde politique, les observateurs divers et les journalistes prennent du recul et cessent de se faire balader par ce qui n’est qu’une forme de tromperie. Celle de prétendre défendre les systèmes décentralisés quand on n’en est pas un, pour promouvoir son petit ou gros commerce et tirer le maximum de profits

Par Delahaye J., Dufrêne N., Krajewski P., Servet J.

1 mars 2023

La France en miettes : les apprentis sorciers de la différenciation territoriale

Il y a un an, la collectivité de Corse mettait en berne ses drapeaux en hommage à Ivan Colonna. Certes, ce qui est arrivé à ce dernier est dramatique, mais les drapeaux sont en règle générale mis en berne pour les héros ou les chefs d’État étrangers… pas pour des individus dont le seul fait de gloire est d’avoir tiré dans le dos d’un préfet de la République. Pour calmer la colère, Emmanuel Macron a missionné Gérald Darmanin qui n’a rien trouvé de mieux que de comparer Yvan Colonna à Samuel Paty. Dans le même temps, Jean Rottner, président du Grand Est, ayant eu le mauvais goût de soutenir Valérie Pécresse à la présidentielle, faisait fuiter après le passage du Premier ministre à Strasbourg son souhait de faire de l’Alsace une collectivité à statut particulier hors de la région. Cette gestion au cas par cas, quasi féodale de la décentralisation a un nom ; le droit à la différenciation. Nouveau mantra des gouvernements depuis 2017, le Président de la République a déjà tenté de l’inscrire dans la Constitution en 2018. Alexandre Benalla a involontairement condamné cette belle idée en jouant des poings place de la Contrescarpe. Hommage soit rendu à ce bon citoyen, car à l’époque bien peu sur l’échiquier politique, notamment à gauche, s’étaient opposés à un principe visant essentiellement à donner au prince la possibilité d’accorder des privilèges aux grands élus le soutenant ou pouvant adopter une attitude plus coopérative. Retour aux privilèges locaux que la nuit du 4 août 1789 avait abolis. Si le principe n’a fait que peu débat alors qu’il remet en cause deux cents ans de tradition républicaine c’est parce qu’il s’appuie sur une idée simple : les territoires sont différents. Ce constat simpliste révèle surtout le décalage entre des parisiens parlant de « territoire » et qui découvrent en 2023 qu’ils ne sont pas pareils. On n’a pas attendu cette révélation pour y adapter les politiques publiques et même les normes quand cela se justifiait, et ce depuis le XIXe siècle. Ce qui se joue derrière cette découverte c’est un changement de paradigme ; une rupture de l’unité nationale et de l’égalité des citoyens par des apprentis sorciers qui, pour ceux conscients de ne pas avoir inventé la lune, ont compris tout l’intérêt politique qu’ils pouvaient en tirer. C’est ce que l’auteur de ces lignes tente de démontrer dans un ouvrage récent, paru aux éditions du Cerf, « La France en miettes ; régionalismes, l’autre séparatisme ». Derrière la nouvelle logique féodale prônée par le gouvernement et qui devrait se retrouver dans les projets de réforme constitutionnelle envisagés par l’exécutif pour faire oublier les tensions inhérentes à la réforme des retraites se cache une boîte de Pandore identitaire qu’il sera bien difficile à refermer. En effet, derrière les petites stratégies politiques, les gouvernements, depuis la réforme constitutionnelle de 2003, ont ouvert la voie à une course à l’échalote identitaire entre régions. Pendant que Gilles Siméoni mettait en berne les drapeaux en faveur d’Ivan Colonna, le Conseil régional de Bretagne, dominé par la gauche, adoptait une résolution demandant l’autonomie à l’image des nationalistes corses. Il faut dire que la même majorité avait déjà adopté comme hymne régional un chant composé par un barde violemment antisémite des années 30[1]. Au Pays basque les régionalistes assument l’héritage d’Arana, auteur fondateur du nationalisme basque moderne prônant l’interdiction des mariages entre basques et non basques au nom de la pureté de la race. Ces quelques faits témoignent de notre relative indifférence, voire de notre tolérance, pour des faits qui partout ailleurs, nous choqueraient et nous révulseraient. Sur ces combats, non seulement la gauche est absente, mais elle est souvent complice. Et lorsque Emmanuel Macron joue les vendeurs à la découpe de la République, il est applaudi à tout rompre au nom du droit à la différence. Or les régionalismes politiques s’appuient sur une reconstruction militante de l’histoire et des cultures à dessein de les rendre antagonistes avec la nation. Ainsi la culture locale est en réalité peu mise en avant, au profit d’une version reconstruite et souvent enrichie de stéréotype ou d’éléments décoratifs issus de cultures étrangères vue comme proches. Appuyés par les fabricants de goodies, le folklore traditionnel que promeuvent ses militants est souvent fabriqué en Chine selon des concepts venus du Pays-de-Galles, d’Italie ou d’Allemagne. L’histoire est également réécrite de façon téléologique pour en faire un récit univoque et épique de lutte contre la France. Ainsi on efface les petites patries au nom d’un Disneyland identitaire. Les petites patries sont en effet un composé de diversités, intégrant à la fois une culture commune et des cultures locales, voire hyperlocales, propres. La question de la langue est encore plus grave. Prenons l’exemple de la Bretagne. On n’a pas, depuis le haut Moyen Âge, parlé breton à Rennes ou à Nantes. On n’y parlait pas non plus français, mais gallo. Or, dans ces villes, c’est essentiellement en breton que l’on impose la signalisation. C’est essentiellement en breton que s’y fait l’enseignement des langues régionales. Un breton par ailleurs purgé des apports du français et reconstruit par les militants, que ne comprennent pas les locuteurs natifs. En 2018, le Conseil régional de Bretagne accordait 7,5 millions d’euros au breton, 300 000 euros au gallo. Perçue comme trop proche du français, cette langue n’est pas jugée légitime et se meurt. Aujourd’hui, on invente même en zone gallo des noms de villes en breton qui n’ont jamais existé, justement à dessein d’effacer ces petites patries qui gênent le récit militant. D’ailleurs, si ces milieux ethno-régionalistes accolent le terme « jacobin » à tous leurs contradicteurs pour les décrédibiliser, ils en reprennent l’esprit centralisateur. D’abord, la collectivité doit être unique ; il faut donc un seul département alsacien, une assemblée unique de Bretagne, une assemblée de Corse… Ensuite, il faut que la culture soit unifiée, de même que la langue. Mais au-delà d’une vision biaisée et très urbaine et déconnectée de la gauche sur ces sujets, c’est aussi la méconnaissance des enjeux alors que deux cents ans de centralisation ne nous

Par Morel B.

23 février 2023

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