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Croissance, développement et décroissance dans la pensée économique

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      Croissance, développement et décroissance dans la pensée économique

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      Au XVIIIe siècle, le machinisme et de l’industrie étaient en plein essor. Les économistes de l’époque ne faisaient pas de distinction entre les termes de croissance et de développement. Ils s’attachaient à établir des lois « naturelles » et universelles qui régissent le processus d’accroissement des richesses produites et la répartition du produit global. Nombreux sont ceux qui doutaient néanmoins de la capacité des économies à faire croître durablement les richesses. Thomas Robert Malthus, dans son ouvrage Essai sur le principe de population (1798), émet ainsi l’idée que la population croît selon une progression géométrique alors que la production, bornée par la fertilité des sols, croît selon une progression arithmétique. Selon l’auteur, des mesures de régulation démographique s’imposent pour empêcher un blocage de la croissance. Dans une autre perspective, le modèle construit par David Ricardo dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt (1815) prédit sur la longue période l’atteinte d’un état stationnaire en raison de la fertilité décroissante des terres mises en culture. Celle-ci engendre un accroissement de la rente qui induit une baisse du taux de profit. Or, le profit est tout à la fois source et mobile de l’accumulation. Le néoclassique Stanley Jevons (Sur la question du charbon, 1865) met quant à lui en avant le caractère épuisable des ressources en charbon qui, associé à une population en croissance, va empêcher le processus de croissance de se poursuivre. Cependant, de même que les physiocrates faisaient de la nature la source même de la création de richesses, les économistes classiques puis néoclassiques vont l’exclure de l’analyse ; ils ne s’attachent qu’aux biens reproductibles et à ce titre, les ressources libres et disponibles gratuitement ne font pas l’objet de leurs recherches.

      Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’essor rapide des pays occidentaux engendre une réflexion sur la capacité de l’ensemble des pays du monde à atteindre le niveau de vie des pays industrialisés, et débouche sur la formation d’une économie du développement. Le concept de développement, distinct de celui de croissance, se dessine et l’on doit sa célèbre définition à F. Perroux en 1961 (dans son livre L’Économie du XXe siècle) ; alors que la croissance désigne l’augmentation soutenue, pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, le développement est « la combinaison des changements mentaux et sociaux aptes à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ». L’objectif des programmes d’aide au développement vise alors le rattrapage des pays « du Sud », avec la mise en place d’infrastructures à même de développer le capital technique, la productivité et le revenu distribué. Il s’agit de poser les bases d’une croissance économique soutenue. Le développement est conçu comme un processus linéaire qu’il s’agit de parcourir pour atteindre le niveau de richesse des pays occidentaux. Telle est la conception qui se dégage de l’analyse de W.W Rostow, indépendamment de toute considération sur les questions environnementales. Le développement serait caractérisé par la succession de quatre étapes (la société traditionnelle, le décollage, la maturité et la consommation de masse) plus ou moins longues selon les politiques publiques mises en œuvre.

      Dans les années 1960, la pollution est conçue comme la contrepartie acceptable du développement économique. Les régulations environnementales sont totalement absentes, en conséquence de quoi les entreprises n’internalisent pas les externalités liées à cette pollution. Une externalité est une conséquence de l’activité économique qui n’est pas prise en compte dans le calcul des agents. Il peut s’agir par exemple d’une nuisance qui ne fait pas l’objet d’une compensation monétaire. Le premier coup d’arrêt à cette apologie de la croissance est donné par le « rapport Meadows » en 1972. Une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) modélise les relations entre la population mondiale, la production agroalimentaire, la production industrielle, le niveau de pollution et l’utilisation des ressources non renouvelables. Ils mettent en évidence un lien de causalité robuste entre la croissance, les émissions polluantes et l’épuisement des ressources naturelles, si bien que le Club de Rome (groupe de réflexion réunissant scientifiques, industriels, économistes et fonctionnaires internationaux) préconise une croissance zéro dans leur ouvrage Les limites de la croissance (dit « rapport Meadows »). À la même époque, l’économiste Nicolas Georscu Roegen soutient le point de vue selon lequel le principe de la thermodynamique s’applique à l’économie. Ce principe établit que dans un système isolé qui ne reçoit pas d’énergie ou de matière en provenance de l’extérieur, l’énergie se dégrade en chaleur de façon irrécupérable. Les ressources naturelles s’épuisant inévitablement, la croissance matérielle illimitée est impossible. La seule voie possible pour l’économie est donc la décroissance. En tout état de cause, le débat sur les liens entre croissance, développement et environnement est alors ouvert.

      Ainsi, une première conférence des Nations unies sur l’environnement humain se tient à Stockholm en 1972. Les participants signent une déclaration faisant état d’« une conception commune et des principes communs » qui doivent inspirer et guider les efforts des peuples du monde en vue de préserver et d’améliorer l’environnement. Dans un contexte de fortes tensions sur le prix des matières premières et de catastrophes écologiques marquant les esprits (Tchernobyl en 1986), les Nations unies créent la Commission mondiale pour l’environnement et le développement (CMED) chargée d’étudier les relations entre développement économique et environnement. La commission publie en 1987 le rapport intitulé « Notre avenir à tous », encore appelé « rapport Brundtland ». Ce dernier souligne que l’utilisation intensive des ressources naturelles et le développement des émissions polluantes mettent en péril le mode de développement même des pays occidentaux. Le développement doit être durable, c’est-à-dire permettre la satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Pour la première fois, le développement est conçu comme l’articulation de préoccupations sociales, à travers la satisfaction des besoins présents, mais aussi de préoccupations environnementales, à travers la préservation du bien-être des générations futures. Il concilie ainsi une exigence de croissance et de développement (notamment pour les pays du Sud) et une exigence de préservation de l’impact environnemental des activités économiques (notamment pour les pays du Nord). Le rapport, bien que très novateur, n’est pas aussi radical que les préconisations du Club de Rome puisque la croissance est vue comme un instrument permettant de mettre en œuvre un tel développement « durable ». L’hypothèse implicite du rapport Brundtland est qu’il sera toujours possible de substituer aux ressources épuisables des ressources produites industriellement grâce au progrès technique.

      Néanmoins, des voix s’élèvent à l’encontre de cette conception du développement. Elles s’appuient sur les résultats obtenus par Nicolas Georscu Roegen et les experts du rapport Meadows. Serge Latouche, François Partant et Gilbert Rist adoptent ainsi une posture radicale en considérant que le développement économique est le vecteur de la domination occidentale sur le reste du monde. Cette domination est économique, politique, culturelle et même parfois militaire, sans que les populations des sociétés traditionnelles aient pu bénéficier des bienfaits supposés du développement. Par ailleurs, ils pensent que la distinction entre développement et croissance n’a aucun sens car historiquement, l’un n’a jamais été constaté sans l’autre et provoque les mêmes dommages écologiques, économiques et sociaux. Ainsi, la croissance n’est pas désirable puisque non seulement elle épuise les ressources naturelles, dégrade le climat et la biodiversité, pollue l’air et les territoires, mais en outre elle s’est révélée incapable, d’après ces auteurs, de réduire les inégalités économiques et de surmonter le problème du chômage. Développement et croissance d’un côté, et durabilité de l’autre, sont pour ces auteurs antinomiques.

      Alors que pour les économistes orthodoxes, la croissance est durable à compter du moment où les capitaux sont substituables entre eux (la croissance du capital technique compense la diminution du capital naturel), les partisans de la décroissance considèrent ainsi que la seule voie de sauvegarde de l’environnement est la diminution du produit intérieur brut (PIB). Le progrès technique ne peut constituer une voie de secours car dans la plupart des cas, la baisse des émissions polluantes permises par les nouvelles technologies génère un effet rebond qui annihile les avantages à en tirer pour la nature et le climat. La courbe environnementale de Kuznets, qui décrit une relation croissante puis décroissante entre la hausse du PIB et les émissions polluantes, ne serait qu’une illusion basée sur l’idée que la tertiarisation des économies permettrait de réduire les atteintes à la nature. Or, non seulement une partie de cette tertiarisation résulte d’une simple externalisation d’activités liées à l’industrie, mais en outre, rien ne permet d’affirmer que les activités du tertiaires sont moins dévastatrices pour l’environnement.

      En lieu et place d’une idéologie centrée sur la croissance économique, les économistes et philosophes de la décroissance proposent de discuter sur la définition et la délimitation de ce que pourraient être les besoins fondamentaux d’une population et de réfléchir sur la façon d’y répondre d’une manière qui soit écologiquement et socialement soutenable. Pour Thimotéee Parrique, auteur de l’ouvrage Ralentir ou périr (2022), la décroissance peut se définir comme la réduction de la production et de la consommation qui a pour objectif l’allègement de l’empreinte carbone, dans le respect de la justice sociale. Pour sa mise en œuvre, les économistes proposent une batterie de mesures : des taux TVA différenciés en fonction des dégâts écologiques qu’impliquent la production d’un bien ou d’un service, la mise en place d’un quota de « charge écologique » pour chaque consommateur et chaque entreprise (qu’ils épuiseraient au prorata de leurs achats et de leur production), un prix des ressources naturelles différencié en fonction de ses usages (un prix pour l’eau consommée pour boire, un autre pour l’eau consommée pour les loisirs comme la piscine, par exemple). Parrique indique dans son ouvrage que les ménages les plus riches ont une empreinte carbone située entre 15 et 20 tonnes par an. Celle des ménages les plus pauvres se situe autour de 5 tonnes. Étant donné que l’empreinte souhaitable est de 2 tonnes par an, l’effort de sobriété serait beaucoup plus important pour les ménages les plus aisés que pour les plus pauvres. Selon lui, la décroissance doit d’abord être celle des inégalités économiques et sociales, en imposant une limite supérieure aux salaires. Les économistes de la décroissance souhaitent ainsi taxer fortement les hauts revenus, supprimer les avantages fiscaux accordés aux ménages les plus aisés. Il est aussi nécessaire de développer davantage l’économie circulaire pour limiter les gaspillages et la production de déchets. Mais surtout, ils prônent une réduction drastique du temps de travail pour renouer avec le plein-emploi et permettre une diminution du PIB et donc des dégâts environnementaux. L’objectif est non seulement écologique mais aussi social : diminuer le temps de travail permettrait de passer davantage de temps en famille, en formation, ou de réaliser des activités associatives ou de loisirs. Enfin, les économistes de la décroissance proposent de faire disparaître l’indicateur macroéconomique que constitue le PIB pour lui substituer différentes mesures du bien-être élaborées dans le cadre d’une convention citoyenne. Néanmoins, une grande partie de ces mesures est aussi proposée par certains économistes hétérodoxes qui ne sont pas pour autant des militants de la décroissance.

      Les détracteurs de la décroissance mettent en avant le fait qu’elle n’a jamais été expérimentée à grande échelle. Pour nuancer ce point de vue, on peut remarquer qu’il existe des espaces d’expression d’une telle philosophie à travers des pratiques locales de permaculture, de lowtech, ou encore de production avec circuits courts.

      La thèse de la nécessité et de la « faisabilité » de la décroissance fait l’objet de nombreux débats parmi les économistes. Les plus optimistes considèrent que le progrès technique permettra de surmonter les difficultés liées aux limites de la croissance, mais pour le moment, rien ne permet de s’assurer de la validité de ce point de vue, surtout en présence des potentiels effets rebond. La critique la plus sérieuse consiste à poser la question de la limite de la décroissance : jusqu’où faut-il faire décroître la production et la population ? Les partisans de la décroissance ne disent rien sur le sujet. Ne faudrait-il pas faire reculer certaines activités économiques et faire progresser d’autres types d’activités qui permettraient un plus grand bien-être et un plus grand respect de l’environnement ? La croissance économique a occasionné des dégâts écologiques : leur réparation nécessite paradoxalement de faire croître le PIB, différemment. La rénovation de l’habitat, le changement dans les modes de transport, les opérations de capture du CO2, l’investissement dans les énergies renouvelables, sont des activités qui sont nécessaires, mais qui sont aussi porteuses de croissance. Faut-il pour autant y renoncer ? Cela paraît difficile lorsqu’on sait aujourd’hui que des investissements massifs sont nécessaires pour assurer la transition écologique. Certains économistes parlent aujourd’hui de la nécessité d’une ère de post-croissance après la réalisation des investissements écologiques[1]. Mais en l’absence de croissance économique et de gains de productivité, comment financer la réduction du temps de travail ? Comment rendre compatible cette réduction du temps de travail et les besoins accrus de main d’œuvre qui résulteront de l’utilisation de technologies moins performantes ? Selon nous, le développement du chômage semble inévitable dans un contexte de décroissance prolongée. Par ailleurs, les économistes ont bien conscience que la réduction des inégalités économiques peut être mise en œuvre dans un climat plus apaisé lorsque la taille du gâteau à partager augmente, autrement dit lorsque le PIB augmente. Comment gérer les tensions sociales liées à la répartition des richesses dans un contexte de décroissance ?

      Au-delà de la question de faisabilité, la décroissance est-elle souhaitable ? Dans de nombreux pays en voie de développement, la croissance économique est indispensable pour augmenter le niveau de vie de la population. Croissance et développement occasionnent des dégâts mais ils procurent aussi des effets bénéfiques. On sait par exemple qu’il existe un lien significatif entre l’espérance de vie et le niveau de vie mesuré (imparfaitement) par le PIB par tête[2]. Il existe en retour un effet positif de l’augmentation de l’espérance de vie sur la croissance économique[3]. Les pays qui ont le plus faible niveau de vie et qui se sont enfoncés dans le développement du « sous-développement » sont ceux qui connaissent les plus terribles pandémies. La pauvreté et l’absence de développement économique associé à la croissance a en outre des effets néfastes. Comme l’a souligné le Programme des Nations unies pour le Développement, on peut observer un cercle vicieux de la pauvreté et des atteintes à l’environnement : les pauvres sont davantage victimes de la dégradation de l’environnement et leur situation les pousse à dégrader ce même environnement (déforestation liée à la recherche de bois de chauffe, latérisation des sols en raison d’une surexploitation etc.).

      Des modèles macroéconomiques très sérieux, notamment postkeynésiens, montrent que la trajectoire de nos économies aboutira à un changement climatique totalement dramatique si rien n’est fait. Il fait peu de doute que la technologie seule ne pourra changer la donne. Pour autant, l’option de la décroissance semble pour l’heure encore difficile à mettre en œuvre : il faudra pour l’appliquer un bouleversement des structures politiques, économiques, sociales et mentales. En outre, les investissements nécessaires pour la transition écologique impliqueront à la fois de la croissance et des créations d’emplois. Cette croissance du PIB n’est toutefois qu’un indicateur, pas un objectif. D’autres outils statistiques existent déjà pour mesurer le bien-être et les atteintes faites à l’environnement : ils doivent davantage être mis en avant. Enfin, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, l’économiste Gabriel Colletis (2022) propose de dépasser le dilemme croissance/décroissance en cessant de confondre développement et croissance[4]. Le développement, c’est-à-dire l’amélioration du bien-être de la population dans son ensemble, est possible sans croître avec un PIB qui augmente uniquement en valeur. Cela passe par la production de biens de qualité supérieure, beaucoup plus durables, en mettant fin à l’obsolescence programmée de ces derniers. La conséquence d’une telle production serait une augmentation du prix de ces biens. Mais bien évidemment, un tel processus de développement par l’accroissement du PIB en valeur passe, à défaut d’une augmentation des revenus de la population, d’une répartition moins inégalitaire de ceux-ci. On peut conclure avec cette phrase de Jean-Marie Harribey : « l’économie de la décroissance reste encore à inventer »[5].

      [1] Voir sur ce sujet l’article de Cahen-Fourot et Monserand : https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2023-2-page-15.htm

      [2] Voir les statistiques de l’OMS reproduites sur ce site de l’Université de Lorraine : https://fad.univ-lorraine.fr/pluginfile.php/23862/mod_resource/content/1/res/PIB_esperanceVie.jpg

      [3] Voir notamment l’analyse de l’économiste Philippe Aghion : https://www.lemonde.fr/economie/article/2009/05/19/une-esperance-de-vie-plus-longue-dope-la-croissance_1195224_3234.html#:~:text=%22Nos%20estimations%20montrent%20que%20si,vie%20repr%C3%A9sente%20un%20lourd%20investissement.

      [4] Le Monde, 17 janvier 2022, « Il faut cesser de confondre croissance et développement ».

      [5] Jean-Marie Harribey dans Alternatives Économiques, « L’économie de la décroissance reste encore à inventer » (2022)

      Publié le 24 novembre 2023

      Croissance, développement et décroissance dans la pensée économique

      Auteurs

      Nicolas Piluso
      Nicolas Piluso, Maître de conférences habilité à diriger les recherches (hors classe) à l’Université Toulouse III Paul Sabatier. Il a soutenu sa thèse de doctorat intitulée « Chômage et marché financier » en 2006. Ses recherches portent sur l’histoire de la pensée économique, la macroéconomie et l’économie de l’environnement.

      Au XVIIIe siècle, le machinisme et de l’industrie étaient en plein essor. Les économistes de l’époque ne faisaient pas de distinction entre les termes de croissance et de développement. Ils s’attachaient à établir des lois « naturelles » et universelles qui régissent le processus d’accroissement des richesses produites et la répartition du produit global. Nombreux sont ceux qui doutaient néanmoins de la capacité des économies à faire croître durablement les richesses. Thomas Robert Malthus, dans son ouvrage Essai sur le principe de population (1798), émet ainsi l’idée que la population croît selon une progression géométrique alors que la production, bornée par la fertilité des sols, croît selon une progression arithmétique. Selon l’auteur, des mesures de régulation démographique s’imposent pour empêcher un blocage de la croissance. Dans une autre perspective, le modèle construit par David Ricardo dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt (1815) prédit sur la longue période l’atteinte d’un état stationnaire en raison de la fertilité décroissante des terres mises en culture. Celle-ci engendre un accroissement de la rente qui induit une baisse du taux de profit. Or, le profit est tout à la fois source et mobile de l’accumulation. Le néoclassique Stanley Jevons (Sur la question du charbon, 1865) met quant à lui en avant le caractère épuisable des ressources en charbon qui, associé à une population en croissance, va empêcher le processus de croissance de se poursuivre. Cependant, de même que les physiocrates faisaient de la nature la source même de la création de richesses, les économistes classiques puis néoclassiques vont l’exclure de l’analyse ; ils ne s’attachent qu’aux biens reproductibles et à ce titre, les ressources libres et disponibles gratuitement ne font pas l’objet de leurs recherches.

      Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’essor rapide des pays occidentaux engendre une réflexion sur la capacité de l’ensemble des pays du monde à atteindre le niveau de vie des pays industrialisés, et débouche sur la formation d’une économie du développement. Le concept de développement, distinct de celui de croissance, se dessine et l’on doit sa célèbre définition à F. Perroux en 1961 (dans son livre L’Économie du XXe siècle) ; alors que la croissance désigne l’augmentation soutenue, pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, le développement est « la combinaison des changements mentaux et sociaux aptes à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ». L’objectif des programmes d’aide au développement vise alors le rattrapage des pays « du Sud », avec la mise en place d’infrastructures à même de développer le capital technique, la productivité et le revenu distribué. Il s’agit de poser les bases d’une croissance économique soutenue. Le développement est conçu comme un processus linéaire qu’il s’agit de parcourir pour atteindre le niveau de richesse des pays occidentaux. Telle est la conception qui se dégage de l’analyse de W.W Rostow, indépendamment de toute considération sur les questions environnementales. Le développement serait caractérisé par la succession de quatre étapes (la société traditionnelle, le décollage, la maturité et la consommation de masse) plus ou moins longues selon les politiques publiques mises en œuvre.

      Dans les années 1960, la pollution est conçue comme la contrepartie acceptable du développement économique. Les régulations environnementales sont totalement absentes, en conséquence de quoi les entreprises n’internalisent pas les externalités liées à cette pollution. Une externalité est une conséquence de l’activité économique qui n’est pas prise en compte dans le calcul des agents. Il peut s’agir par exemple d’une nuisance qui ne fait pas l’objet d’une compensation monétaire. Le premier coup d’arrêt à cette apologie de la croissance est donné par le « rapport Meadows » en 1972. Une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) modélise les relations entre la population mondiale, la production agroalimentaire, la production industrielle, le niveau de pollution et l’utilisation des ressources non renouvelables. Ils mettent en évidence un lien de causalité robuste entre la croissance, les émissions polluantes et l’épuisement des ressources naturelles, si bien que le Club de Rome (groupe de réflexion réunissant scientifiques, industriels, économistes et fonctionnaires internationaux) préconise une croissance zéro dans leur ouvrage Les limites de la croissance (dit « rapport Meadows »). À la même époque, l’économiste Nicolas Georscu Roegen soutient le point de vue selon lequel le principe de la thermodynamique s’applique à l’économie. Ce principe établit que dans un système isolé qui ne reçoit pas d’énergie ou de matière en provenance de l’extérieur, l’énergie se dégrade en chaleur de façon irrécupérable. Les ressources naturelles s’épuisant inévitablement, la croissance matérielle illimitée est impossible. La seule voie possible pour l’économie est donc la décroissance. En tout état de cause, le débat sur les liens entre croissance, développement et environnement est alors ouvert.

      Ainsi, une première conférence des Nations unies sur l’environnement humain se tient à Stockholm en 1972. Les participants signent une déclaration faisant état d’« une conception commune et des principes communs » qui doivent inspirer et guider les efforts des peuples du monde en vue de préserver et d’améliorer l’environnement. Dans un contexte de fortes tensions sur le prix des matières premières et de catastrophes écologiques marquant les esprits (Tchernobyl en 1986), les Nations unies créent la Commission mondiale pour l’environnement et le développement (CMED) chargée d’étudier les relations entre développement économique et environnement. La commission publie en 1987 le rapport intitulé « Notre avenir à tous », encore appelé « rapport Brundtland ». Ce dernier souligne que l’utilisation intensive des ressources naturelles et le développement des émissions polluantes mettent en péril le mode de développement même des pays occidentaux. Le développement doit être durable, c’est-à-dire permettre la satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Pour la première fois, le développement est conçu comme l’articulation de préoccupations sociales, à travers la satisfaction des besoins présents, mais aussi de préoccupations environnementales, à travers la préservation du bien-être des générations futures. Il concilie ainsi une exigence de croissance et de développement (notamment pour les pays du Sud) et une exigence de préservation de l’impact environnemental des activités économiques (notamment pour les pays du Nord). Le rapport, bien que très novateur, n’est pas aussi radical que les préconisations du Club de Rome puisque la croissance est vue comme un instrument permettant de mettre en œuvre un tel développement « durable ». L’hypothèse implicite du rapport Brundtland est qu’il sera toujours possible de substituer aux ressources épuisables des ressources produites industriellement grâce au progrès technique.

      Néanmoins, des voix s’élèvent à l’encontre de cette conception du développement. Elles s’appuient sur les résultats obtenus par Nicolas Georscu Roegen et les experts du rapport Meadows. Serge Latouche, François Partant et Gilbert Rist adoptent ainsi une posture radicale en considérant que le développement économique est le vecteur de la domination occidentale sur le reste du monde. Cette domination est économique, politique, culturelle et même parfois militaire, sans que les populations des sociétés traditionnelles aient pu bénéficier des bienfaits supposés du développement. Par ailleurs, ils pensent que la distinction entre développement et croissance n’a aucun sens car historiquement, l’un n’a jamais été constaté sans l’autre et provoque les mêmes dommages écologiques, économiques et sociaux. Ainsi, la croissance n’est pas désirable puisque non seulement elle épuise les ressources naturelles, dégrade le climat et la biodiversité, pollue l’air et les territoires, mais en outre elle s’est révélée incapable, d’après ces auteurs, de réduire les inégalités économiques et de surmonter le problème du chômage. Développement et croissance d’un côté, et durabilité de l’autre, sont pour ces auteurs antinomiques.

      Alors que pour les économistes orthodoxes, la croissance est durable à compter du moment où les capitaux sont substituables entre eux (la croissance du capital technique compense la diminution du capital naturel), les partisans de la décroissance considèrent ainsi que la seule voie de sauvegarde de l’environnement est la diminution du produit intérieur brut (PIB). Le progrès technique ne peut constituer une voie de secours car dans la plupart des cas, la baisse des émissions polluantes permises par les nouvelles technologies génère un effet rebond qui annihile les avantages à en tirer pour la nature et le climat. La courbe environnementale de Kuznets, qui décrit une relation croissante puis décroissante entre la hausse du PIB et les émissions polluantes, ne serait qu’une illusion basée sur l’idée que la tertiarisation des économies permettrait de réduire les atteintes à la nature. Or, non seulement une partie de cette tertiarisation résulte d’une simple externalisation d’activités liées à l’industrie, mais en outre, rien ne permet d’affirmer que les activités du tertiaires sont moins dévastatrices pour l’environnement.

      En lieu et place d’une idéologie centrée sur la croissance économique, les économistes et philosophes de la décroissance proposent de discuter sur la définition et la délimitation de ce que pourraient être les besoins fondamentaux d’une population et de réfléchir sur la façon d’y répondre d’une manière qui soit écologiquement et socialement soutenable. Pour Thimotéee Parrique, auteur de l’ouvrage Ralentir ou périr (2022), la décroissance peut se définir comme la réduction de la production et de la consommation qui a pour objectif l’allègement de l’empreinte carbone, dans le respect de la justice sociale. Pour sa mise en œuvre, les économistes proposent une batterie de mesures : des taux TVA différenciés en fonction des dégâts écologiques qu’impliquent la production d’un bien ou d’un service, la mise en place d’un quota de « charge écologique » pour chaque consommateur et chaque entreprise (qu’ils épuiseraient au prorata de leurs achats et de leur production), un prix des ressources naturelles différencié en fonction de ses usages (un prix pour l’eau consommée pour boire, un autre pour l’eau consommée pour les loisirs comme la piscine, par exemple). Parrique indique dans son ouvrage que les ménages les plus riches ont une empreinte carbone située entre 15 et 20 tonnes par an. Celle des ménages les plus pauvres se situe autour de 5 tonnes. Étant donné que l’empreinte souhaitable est de 2 tonnes par an, l’effort de sobriété serait beaucoup plus important pour les ménages les plus aisés que pour les plus pauvres. Selon lui, la décroissance doit d’abord être celle des inégalités économiques et sociales, en imposant une limite supérieure aux salaires. Les économistes de la décroissance souhaitent ainsi taxer fortement les hauts revenus, supprimer les avantages fiscaux accordés aux ménages les plus aisés. Il est aussi nécessaire de développer davantage l’économie circulaire pour limiter les gaspillages et la production de déchets. Mais surtout, ils prônent une réduction drastique du temps de travail pour renouer avec le plein-emploi et permettre une diminution du PIB et donc des dégâts environnementaux. L’objectif est non seulement écologique mais aussi social : diminuer le temps de travail permettrait de passer davantage de temps en famille, en formation, ou de réaliser des activités associatives ou de loisirs. Enfin, les économistes de la décroissance proposent de faire disparaître l’indicateur macroéconomique que constitue le PIB pour lui substituer différentes mesures du bien-être élaborées dans le cadre d’une convention citoyenne. Néanmoins, une grande partie de ces mesures est aussi proposée par certains économistes hétérodoxes qui ne sont pas pour autant des militants de la décroissance.

      Les détracteurs de la décroissance mettent en avant le fait qu’elle n’a jamais été expérimentée à grande échelle. Pour nuancer ce point de vue, on peut remarquer qu’il existe des espaces d’expression d’une telle philosophie à travers des pratiques locales de permaculture, de lowtech, ou encore de production avec circuits courts.

      La thèse de la nécessité et de la « faisabilité » de la décroissance fait l’objet de nombreux débats parmi les économistes. Les plus optimistes considèrent que le progrès technique permettra de surmonter les difficultés liées aux limites de la croissance, mais pour le moment, rien ne permet de s’assurer de la validité de ce point de vue, surtout en présence des potentiels effets rebond. La critique la plus sérieuse consiste à poser la question de la limite de la décroissance : jusqu’où faut-il faire décroître la production et la population ? Les partisans de la décroissance ne disent rien sur le sujet. Ne faudrait-il pas faire reculer certaines activités économiques et faire progresser d’autres types d’activités qui permettraient un plus grand bien-être et un plus grand respect de l’environnement ? La croissance économique a occasionné des dégâts écologiques : leur réparation nécessite paradoxalement de faire croître le PIB, différemment. La rénovation de l’habitat, le changement dans les modes de transport, les opérations de capture du CO2, l’investissement dans les énergies renouvelables, sont des activités qui sont nécessaires, mais qui sont aussi porteuses de croissance. Faut-il pour autant y renoncer ? Cela paraît difficile lorsqu’on sait aujourd’hui que des investissements massifs sont nécessaires pour assurer la transition écologique. Certains économistes parlent aujourd’hui de la nécessité d’une ère de post-croissance après la réalisation des investissements écologiques[1]. Mais en l’absence de croissance économique et de gains de productivité, comment financer la réduction du temps de travail ? Comment rendre compatible cette réduction du temps de travail et les besoins accrus de main d’œuvre qui résulteront de l’utilisation de technologies moins performantes ? Selon nous, le développement du chômage semble inévitable dans un contexte de décroissance prolongée. Par ailleurs, les économistes ont bien conscience que la réduction des inégalités économiques peut être mise en œuvre dans un climat plus apaisé lorsque la taille du gâteau à partager augmente, autrement dit lorsque le PIB augmente. Comment gérer les tensions sociales liées à la répartition des richesses dans un contexte de décroissance ?

      Au-delà de la question de faisabilité, la décroissance est-elle souhaitable ? Dans de nombreux pays en voie de développement, la croissance économique est indispensable pour augmenter le niveau de vie de la population. Croissance et développement occasionnent des dégâts mais ils procurent aussi des effets bénéfiques. On sait par exemple qu’il existe un lien significatif entre l’espérance de vie et le niveau de vie mesuré (imparfaitement) par le PIB par tête[2]. Il existe en retour un effet positif de l’augmentation de l’espérance de vie sur la croissance économique[3]. Les pays qui ont le plus faible niveau de vie et qui se sont enfoncés dans le développement du « sous-développement » sont ceux qui connaissent les plus terribles pandémies. La pauvreté et l’absence de développement économique associé à la croissance a en outre des effets néfastes. Comme l’a souligné le Programme des Nations unies pour le Développement, on peut observer un cercle vicieux de la pauvreté et des atteintes à l’environnement : les pauvres sont davantage victimes de la dégradation de l’environnement et leur situation les pousse à dégrader ce même environnement (déforestation liée à la recherche de bois de chauffe, latérisation des sols en raison d’une surexploitation etc.).

      Des modèles macroéconomiques très sérieux, notamment postkeynésiens, montrent que la trajectoire de nos économies aboutira à un changement climatique totalement dramatique si rien n’est fait. Il fait peu de doute que la technologie seule ne pourra changer la donne. Pour autant, l’option de la décroissance semble pour l’heure encore difficile à mettre en œuvre : il faudra pour l’appliquer un bouleversement des structures politiques, économiques, sociales et mentales. En outre, les investissements nécessaires pour la transition écologique impliqueront à la fois de la croissance et des créations d’emplois. Cette croissance du PIB n’est toutefois qu’un indicateur, pas un objectif. D’autres outils statistiques existent déjà pour mesurer le bien-être et les atteintes faites à l’environnement : ils doivent davantage être mis en avant. Enfin, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, l’économiste Gabriel Colletis (2022) propose de dépasser le dilemme croissance/décroissance en cessant de confondre développement et croissance[4]. Le développement, c’est-à-dire l’amélioration du bien-être de la population dans son ensemble, est possible sans croître avec un PIB qui augmente uniquement en valeur. Cela passe par la production de biens de qualité supérieure, beaucoup plus durables, en mettant fin à l’obsolescence programmée de ces derniers. La conséquence d’une telle production serait une augmentation du prix de ces biens. Mais bien évidemment, un tel processus de développement par l’accroissement du PIB en valeur passe, à défaut d’une augmentation des revenus de la population, d’une répartition moins inégalitaire de ceux-ci. On peut conclure avec cette phrase de Jean-Marie Harribey : « l’économie de la décroissance reste encore à inventer »[5].

      [1] Voir sur ce sujet l’article de Cahen-Fourot et Monserand : https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2023-2-page-15.htm

      [2] Voir les statistiques de l’OMS reproduites sur ce site de l’Université de Lorraine : https://fad.univ-lorraine.fr/pluginfile.php/23862/mod_resource/content/1/res/PIB_esperanceVie.jpg

      [3] Voir notamment l’analyse de l’économiste Philippe Aghion : https://www.lemonde.fr/economie/article/2009/05/19/une-esperance-de-vie-plus-longue-dope-la-croissance_1195224_3234.html#:~:text=%22Nos%20estimations%20montrent%20que%20si,vie%20repr%C3%A9sente%20un%20lourd%20investissement.

      [4] Le Monde, 17 janvier 2022, « Il faut cesser de confondre croissance et développement ».

      [5] Jean-Marie Harribey dans Alternatives Économiques, « L’économie de la décroissance reste encore à inventer » (2022)

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