Les politiques de « finance durable » et le climat : ne pas confondre l’objectif et l’outil
Policy Brief Agenda 2030 2021/14 Les politiques de « finance durable » et le climat : ne pas confondre l’objectif et l’outil par Hugues Chenet[1] (University College London Institute for Sustainable Resources ; Chaire Énergie et Prospérité) et Luis Zamarioli (Frankfurt School UNEP Center ; Humboldt Universität zu Berlin) La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com. 1 – La finance pour stopper le changement climatique… pas si simple L’Accord de Paris et la finance L’Accord de Paris sur le climat[2] a introduit un troisième objectif global en plus des impératifs de mitigation (contenir le réchauffement nettement en dessous de +2°C, ciblant +1,5°C) et d’adaptation (assurer l’ajustement et la résilience des sociétés aux changements climatiques) : par son article 2.1(c), l’Accord stipule que les flux financiers doivent être rendus compatibles avec l’atteinte des deux premiers objectifs. Ainsi, tel qu’analysé dans un article paru dans la revue Nature Climate Change[3], l’Accord de Paris donne un rôle beaucoup plus important à la finance que les précédents textes dans le cadre de la CCNUCC[4]. En effet, la finance, qui n’y figurait jusque-là que comme moyen d’implémentation parmi d’autres, essentiellement limité aux flux publics Nord-Sud et aux réductions d’émissions de gaz à effet de serre (GES) additionnelles, se place désormais comme outil central pour décarboner l’économie globalement… et rapidement. Ceci implique de s’appuyer autant que nécessaire sur la finance privée et les marchés de capitaux, qui constituent l’essentiel des ressources financières disponibles sur la planète. Et le défi est de taille : ne pas dépasser +1,5°C revient en effet à ne plus émettre à l’horizon 2050 plus de CO2 qu’on est capable d’en absorber (c’est-à-dire zéro émission nette)[5]. La finance comme outil Mais pour que la finance joue un tel rôle moteur dans la décarbonation de l’économie, il faut qu’elle en soit réellement capable. Or, depuis les années 1970, les marchés de capitaux ont progressivement été vus comme une entité dont la fonction première est d’évaluer le risque, et ainsi la valeur des actifs. Ce signal prix, censé refléter toute l’information disponible sur l’état actuel et futur de l’économie[6], constitue ainsi la principale – si ce n’est la seule – ligne directrice à suivre pour les acteurs sur ces marchés, affranchis en quelque sorte d’un objet ou d’un objectif socioéconomique spécifique à financer. Et c’est justement ce que l’Accord de Paris écrit noir sur blanc : nous avons un objectif socioéconomique d’envergure à atteindre, et la finance, en le ciblant, doit prendre sa part dans ce qui est ni plus ni moins que la réalisation d’une révolution industrielle, technique et sociétale. Et celle-ci s’apparente plus à une démarche volontaire et planifiée contre vents et marées qu’à une marche spontanée et aléatoire au gré des courants, aussi inspirés soient-ils. Ainsi, le fait d’en « appeler à la finance » pour décarboner l’économie, et plus largement de lutter contre la destruction de la nature[7], peut-il sembler contradictoire en l’état actuel du système financier et de la compréhension dominante de sa raison d’être[8]. Dans le cadre de la pensée économique mainstream, le changement climatique a pu être décrit comme « la plus grande défaillance de marché que le monde a connu » (Stern, 2008). Ainsi, pour corriger cette défaillance (et « internaliser cette externalité » que sont les émissions de GES), l’application généralisée d’un prix aux émissions de gaz à effet de serre a-t-elle d’abord été vue comme la solution économique ultime. Puis, alors que les institutions financières privées commençaient à se préoccuper du climat et que l’attente grandissait quant à la place qu’elles devaient prendre dans cette lutte, l’obstacle principal à la formation de prix « efficients », représentatifs du niveau de risque provenant du changement climatique présent et à venir, est devenu le manque d’information quant à ces risques pour chaque institution financière. La planète financière réalisait alors grâce à Mark Carney (2015)[9] le danger d’attendre des banques et des investisseurs qu’ils anticipent correctement le risque à long terme lié au changement climatique, alors que ces acteurs ont structurellement et institutionnellement des horizons de temps incompatibles, beaucoup trop courts. La priorité fut alors donnée au disclosure, c’est-à-dire à la mise en transparence par les acteurs économiques de leurs expositions aux risques liés au climat, afin que les décisions financières soient éclairées – rendant les prix de marché de nouveau « efficients » – et guident naturellement et optimalement la décarbonation de l’économie. Vers une finance durable ? C’est alors que, dans le sillage de l’Accord de Paris, se manifeste une volonté politique de généraliser ces approches de mobilisation des marchés financiers, matérialisée dans le cadre de ce que l’on appellera désormais des politiques de « finance durable[10] ». Pouvoirs publics et acteurs économiques réalisent en effet que le secteur financier ne peut plus se contenter de jouer un rôle de second plan vis-à-vis du défi climatique et plus largement des objectifs de développement durable – secteur financier pour qui, il y a peu, l’enjeu premier en la matière consistait à changer les ampoules électriques de ses bureaux. C’est ainsi qu’émergent différentes initiatives normatives et réglementaires de mobilisation du système financier, visant à le mettre en ordre de bataille pour cette nouvelle fonction. 2 – Quels fondements théoriques derrières ces politiques « finance durable » ? En se lançant dans de telles démarches de réforme ou d’ajustement du système financier, les pouvoirs publics admettent, explicitement ou implicitement, les faiblesses du système actuel confronté au financement de la décarbonation de l’économie et des objectifs de développement durable. Selon les représentations de comment fonctionne et doit fonctionner la finance, de comment elle interagit avec l’économie réelle et plus largement avec la société (consommation, innovation, etc.), deux grandes options se présentent alors : corriger le système financier à la marge ou le réformer en profondeur. La première peut se résumer à des dispositions permettant d’établir une efficience informationnelle des marchés vis-à-vis des « nouveaux »
10 juin 2023