Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Notes

Pour 500 millions d’euros, soit 6 euros par habitant, une offre de permanence des soins ambulatoires performante est possible

L’engorgement des services des urgences hospitalières dont la presse s’est abondamment faite l’écho au cours de l’été 2022 s’explique par une situation critique des services d’urgence mais aussi par une offre de premier recours déficiente au regard des besoins en santé de la population. Ces constats sont connus et partagés par les différentes missions parlementaires et gouvernementales diligentées ces dernières années. Faute d’une réponse satisfaisante en amont, « les urgences sont devenues le premier recours médical de nombreuses personnes »[1] selon le professeur André Grimaldi. Le cap des 20 millions de passages par an aux urgences a été franchi en 2019 dont « plus de la moitié sont injustifiés et auraient dû logiquement trouver une réponse en médecine de ville »[2]. La saturation des services d’urgence se traduit par des temps d’attente inimaginables il y a encore quelques années, par des heures passées sur des brancards à attendre et, comme nous le verrons plus loin, par des morts, depuis peu recensées, qualifiées d’« inattendues », c’est-à-dire celles relatives à un défaut de prise en charge dans les services d’accueil des urgences. Nous avons fait le choix de ne pas traiter dans cette note des urgences hospitalières qui répondent à une problématique qui leur est propre : manque d’environ 2000 urgentistes, déficit en infirmières et aides-soignantes sous payées en dépit de la revalorisation des salaires décidée dans le cadre du Ségur de la santé, épuisement du personnel et environnement de travail dégradé, insuffisance des lits dans les services et en aval en soins de suite. Nous retiendrons donc comme principal périmètre d’analyse celui de la permanence des soins ambulatoires (PDSA) ou de médecine de ville, appellation donnée à l’organisation de l’offre de soins aux heures de fermeture des cabinets médicaux, à savoir la nuit à compter de 20 heures, les samedis à partir de 12 heures, les dimanches et les jours fériés. Toutefois, l’interaction avec la continuité des soins – il s’agit alors de l’organisation de l’offre de soins pendant la journée aux heures d’ouverture habituelles des cabinets médicaux, centres de soins et maisons de santé –, qu’illustre en particulier le déport de plus de 30% d’activité de la première vers la seconde, nous conduira nécessairement à évoquer partiellement des pistes d’amélioration dépassant le seul cadre de la PDSA. La première partie sera consacrée à un large panorama de la situation, dressé à partir de trois angles de vue distincts mais complémentaires – les urgences hospitalières, la médecine de ville et l’aide médicale d’urgences aux personnes – indispensables pour bien comprendre en particulier les dysfonctionnements de notre système de soins et plus particulièrement de l’offre de soins de premier recours avec les effets de déports d’activité associés selon un mécanisme de vases communicants. Nous dresserons dans la deuxième partie un bilan assez préoccupant de l’organisation existante en matière de PDSA en France, établi à partir des données d’une récente enquête du Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM). Nos propositions s’articuleront autour de deux axes principaux de progrès. Le premier, présenté dans la troisième partie, porte sur la généralisation à l’ensemble des départements d’une offre de PDSA efficace avec des sites de garde dédiés dans tous les secteurs et, à compter de minuit, des effecteurs mobiles. Pour cela, nous nous appuierons sur l’exemple de l’organisation mise en place dans le département de la Loire-Atlantique. Le second axe de progrès, développé dans la quatrième partie, prenant acte d’une démographie médicale défavorable durable, considère impératif de s’appuyer sur l’ensemble des structures médicales existantes proposant un exercice collectif de la médecine de ville. L’idée est de les soutenir financièrement dans leur développement pour les aider à atteindre au plus vite une taille critique qui, comme nous le verrons, est le prérequis indispensable à une offre de soins de premier recours satisfaisante. En contrepartie de ce soutien financier, un engagement de participation à la prise en charge des soins non programmés aux heures d’ouverture des cabinets et à la permanence des soins à compter de 20 heures serait contractualisé. D’autres recommandations plus spécifiques sont aussi proposées. I – Un système de santé en crise dans tous les secteurs et qui n’assure plus une correcte prise en charge des soins non programmés Dressons en quelques mots le panorama de la situation en matière de prise en charge des soins non programmés urgents ou non (SNP), que résume le schéma proposé ci-dessus[3]. Les structures de prise en charge n’ayant pas évolué au même rythme que l’augmentation des passages aux urgences, les conditions d’accueil des patients et de travail pour les personnels médicaux se détériorent. Les temps d’attente explosent. Une centaine d’hôpitaux créait début 2018 le « No Bed Challenge » visant à recenser le nombre de patients passant la nuit sur un brancard faute de leur avoir trouvé un lit, quand on sait qu’il s’agit là d’une cause établie de surmortalité. Les chiffres sont éloquents : plus de 120 000 à fin mars 2018, soit trois mois après la création de cet indicateur. Un chiffre jugé « incroyable » par François Braun, l’actuel ministre des Solidarités et de la Santé, à l’époque où il était encore président d’un syndicat d’urgentistes. En réponse à la saturation des services d’urgence, Agnès Buzyn, la ministre de l’époque, propose un pacte de refondation des urgences structuré autour de 12 propositions dont la mesure phare est la création du service d’accès aux soins (SAS), à savoir une plateforme d’appels accessible à tous par téléphone 24h/24 et 7j/7. Le pacte prévoit aussi le renforcement de l’offre de consultations médicales sans rendez-vous en cabinet, maison et centre de santé. Une enveloppe de 750 millions d’euros sur 3 ans est débloquée. En mars 2022, la commission d’enquête du Sénat publie un rapport[4] sur la situation de l’hôpital, dont les constats sont dans la droite ligne du pacte de refondation des urgences : offre de soins de premier recours insuffisante, régions sous-dotées, besoins de lits en aval mal anticipés et enfin, services mal organisés. Ces dernières conclusions laissent entendre que l’hôpital pourrait être mieux organisé et que les solutions à trouver sont de nature organisationnelle plutôt

Par Moutenet P.

10 juin 2023

Semaine de quatre jours : le temps du monde d’après

En pleine mobilisation contre la réforme des retraites, le gouvernement avait annoncé une expérimentation de la semaine de quatre jours dans un service de l’URSSAF en Picardie[1]. Cette proposition peu commune dans le secteur public en France se voulait un signe de compréhension à l’attention du mouvement social sur un registre nouveau : il faut réaménager la place du travail dans nos vies. Car comme beaucoup d’observateurs l’ont noté, la réforme des retraites posait non seulement la question de l’emploi, de l’après vie professionnelle, mais peut-être plus encore la question du travail et de la place qu’il occupe au quotidien dans nos vies. Le gouvernement puis le Président de la République ont renvoyé cette question à une future loi travail qui serait la « jambe gauche » de la réforme des retraites, éventuellement discutée avec les syndicats. On peut douter du fait que nos concitoyens et concitoyennes ne fassent pas la différence entre les mesures d’âge et l’amélioration des conditions de travail. Pour autant, on peut se demander si cette future loi ne serait pas l’occasion de créer les conditions d’une généralisation progressive de la semaine de quatre jours ? Plusieurs pays européens mais aussi les États-Unis et le Japon ont lancé le chantier, avec des fortunes diverses. Les pays adoptent des règles différentes : 32 heures, quatre jours sans réduction du temps de travail, réduction partielle du temps de travail… Au sein de ces pays, les entreprises elles-mêmes n’appliquent pas la semaine de quatre jours de la même manière. Il ne s’agit donc pas dans cette note de trancher entre réduction et réaménagement du temps de travail, car, quelle qu’en soit la forme, la semaine de quatre jours poursuit des objectifs différents tels que le bien-être au travail, la lutte contre le changement climatique ou encore l’engagement citoyen. Cette note entend démontrer que la semaine de quatre jours, au regard de ses bénéficies écologiques et sociaux (cf. partie 2) ; constitue une proposition qui arrive en France à maturité dans les entreprises, le monde du travail et la société dans son ensemble. La question des effets de la réduction du temps de travail sur la création d’emplois fait l’objet de controverses vives, en particulier en France depuis le vote des lois Aubry et il n’existe pas aujourd’hui de consensus des économistes à ce sujet. Dans ce cadre, cette note ne conçoit pas la semaine de quatre jours comme une politique de lutte contre le chômage, mais l’inscrit dans un horizon politique nouveau. Cette note pose par ailleurs quelques principes clés dans lesquels s’inscrit la mise en œuvre de la semaine de quatre jours. D’abord la semaine de quatre jours doit être proposée sans baisse de salaire (quatre jours travaillés et payés comme cinq jours) pour les salariés. Le deuxième principe porte sur l’effectivité de la semaine de quatre jours : les entreprises doivent prendre des engagements pour en garantir le respect afin de bénéficier d’une aide (cf. proposition 2). Le troisième principe est celui du dialogue social : les entreprises doivent conclure un accord collectif pour bénéficier d’une aide à la mise en place de la semaine de quatre jours. Il apparaît en effet essentiel de leur permettre de trouver la bonne organisation pour passer à la semaine de quatre jours. Enfin la démarche proposée s’inscrit dans un principe d’expérimentation. Une évaluation par le Parlement des externalités de la semaine de quatre jours pourra ainsi être réalisée auprès d’un échantillon d’entreprises ayant adopté cet aménagement du temps de travail. Il convient par ailleurs de préciser ici que les propositions en faveur de la semaine de quatre jours ne concernent que les personnes salariées travaillant à temps complet à raison de cinq jours par semaine. Les personnes non salariées (artisans, commerçants, professions libérales, agriculteurs) ainsi que celles travaillant à temps partiel ou sur des horaires atypiques ne pourraient pas être concernées par cette mesure dans un premier temps, bien qu’il soit souhaitable d’engager une réflexion plus générale sur la réduction du temps de travail. Par ailleurs, une expérimentation auprès d’agents publics est proposée dans cette note. Alors que la France est confrontée à une crise profonde du monde du travail, exprimée lors du mouvement des « Gilets jaunes » puis à l’occasion de la crise du Covid, la question de la semaine de quatre jours se pose aujourd’hui avec une acuité nouvelle. Pour les gilets jaunes dont les dépenses contraintes de transport, 5 à 6 fois par semaine, les empêchent de « vivre de leur travail », la baisse des déplacements (un ou deux aller-retour en moins par semaine) offrirait un gain financier non négligeable (cf. ci-dessous). Pour les travailleurs dits de la « deuxième ligne »[2] (notamment les éboueurs, les hôtesses de caisse, les agents d’entretien, les aides à domicile, etc., dont beaucoup travaillent sur six jours), le passage à la semaine de quatre jours apparaîtrait comme une forme de reconnaissance alors que la crise sanitaire a mis en lumière leur caractère « essentiel ». Pour l’ensemble de ces travailleurs, qui partagent le fait d’être confronté à des conditions de travail difficiles et de ne pas pouvoir télétravailler, l’amélioration des conditions de vie permise par la semaine de quatre jours constituerait une mesure de justice sociale. La France des années 2020 semble plus que jamais prête à accueillir cette évolution. Alors que la réduction du temps de travail avait jusqu’aux années 1980 toujours été au cœur des conquêtes du monde du travail obtenues par le mouvement syndical, il y a aujourd’hui une aspiration forte, comme le démontrent les sondages (voir infra), à reprendre le fil de cette histoire pour réinscrire la recherche du temps libre dans le progrès social. Cette conquête du temps libre doit désormais être pensée à l’aune des défis écologiques et sociaux de notre époque. Ayant permis au XXe siècle d’accompagner l’essor de la société des loisirs et de la consommation, la réduction, ou au moins le réaménagement, du temps de travail est nécessaire pour faire émerger au 21e siècle la société de l’engagement et du lien social. En ce sens, cette conquête du temps libre n’est pas

Par Adrianssens C., Montjotin P.

2 mai 2023

L’écologie, combat du siècle ? La transformation de la finance n’a pas eu lieu

On peut lire sur une page du site de l’Élysée nommée « L’écologie, combat du siècle » que le gouvernement a pour « ambition […] une transformation en profondeur de la finance privée »[1] dans le sens d’une meilleure prise en compte des enjeux climatiques. De nombreuses initiatives en faveur de la finance durable ont ainsi été lancées au cours du quinquennat. Deux commissions Climat ont été créées au sein des régulateurs bancaires et des marchés financiers, dont l’objectif principal est le suivi des engagements des institutions financières françaises. L’État a également contribué à la promotion de Finance for Tomorrow, un consortium d’institutions financières principalement privées, notamment à travers son soutien au lancement de l’Observatoire de la Finance Durable, dont le rôle est là encore de réaliser le suivi des pratiques et engagements des acteurs financiers. L’action du quinquennat en faveur de la finance durable s’est soldée par la publication du rapport Perrier, du nom du président d’Amundi, rédigé à la demande du ministre de l’Économie afin de présenter des pistes de renforcement de la finance durable. Sur le plan réglementaire, l’action a principalement été menée au niveau européen. On compte notamment le règlement « Disclosure », qui décline les obligations de transparence quant à la prise en compte des enjeux climatiques. Il a été transposé en France par l’article 29 de la loi énergie-climat en 2019. L’État a également facilité l’accès aux offres d’épargne verte à travers la loi Pacte. L’ensemble de ces actions, détaillées par Philippe Zaouati en introduction de cette série[2], est-il en mesure d’engager « une transformation en profondeur de la finance privée » ? Au prisme de notre analyse, il apparait fortement insuffisant. Cette note se propose d’appréhender les mécanismes qui compromettent aujourd’hui la durabilité de la finance, et singulièrement sa capacité à tenir compte du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone. À notre sens, la finance durable doit reposer sur deux piliers, conditionnant les leviers permettant de faire des agents financiers des acteurs de la transition. D’une part, la finance doit être en mesure d’identifier les risques associés au réchauffement climatique (risques physiques) et à la transition écologique (risque de transition). On montrera que cela est impossible sans une action franche de l’État, du fait de l’incertitude radicale, dite knightienne, associée à ces risques. Il s’agit en somme de prendre acte du fait que le mécanisme d’évaluation des risques/rendements est défectueux en présence de telles incertitudes, et de supplanter ce mode de coordination par un rôle accru de l’État. D’autre part, elle doit tenir compte de ces risques une fois ceux-ci mis au jour par l’action de l’État. La domination des stratégies d’investissement de court terme, ou spéculatives, sur les marchés financiers l’empêche. Cela est une conséquence de l’excessive liquidité[3] des marchés, résultat de décennies de libéralisation financière. Nous montrerons que les actions visant à rendre la finance durable ne peuvent aboutir si elles ne s’inscrivent pas dans un mouvement plus large de réglementation et de cloisonnement des marchés, qui obligerait les investisseurs de tenir compte des enjeux de long terme. I) Mise en perspective des réformes en faveur de la finance durable privée : un ancrage néo-libéral franc A. L’efficacité limitée d’une approche par l’incitation pour encadrer une « défaillance de marché » Les actions du dernier quinquennat en matière de finance durable sont caractérisées par leur ancrage idéologique profondément néo-libéral. Fidèles à la doctrine selon laquelle la liberté économique et le libre jeu de l’entreprise ne doivent pas être entravés, ou le moins possible, les mesures gouvernementales ont eu pour objectif principal d’inciter les acteurs financiers à s’orienter vers une finance dite « verte ». L’architecture réglementaire actuelle fait principalement appel au bon vouloir des acteurs financiers. L’efficacité de cette approche se heurte toutefois à des limites profondes : l’incapacité d’une finance déréglementée et autorégulée à prendre en compte les enjeux écologiques. Ainsi, les efforts français et européens en matière de finance durable se sont concentrés sur des objectifs de transparence de l’information, formant ainsi l’hypothèse que l’accès à l’information permettrait aux acteurs des marchés financiers d’intégrer spontanément les exigences environnementales dans leurs stratégies d’investissement. L’article 29 de la loi énergie-climat sur le reporting extrafinancier des acteurs de marché est censé garantir la publication systématique des modalités de prise en compte des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans les politiques d’investissement et les procédures de gestion des risques, tout en incitant à la prise en compte des risques climatiques. Cependant, ce type d’approches qui met l’accent sur la publication des données relatives au climat se fonde sur l’hypothèse implicite selon laquelle une fois les risques pleinement révélés, les acteurs financiers répondront de manière rationnelle et alignée sur l’intérêt public. Cette conception trouve ses racines dans « l’hypothèse des marchés financiers efficients », appliquée au secteur financier et à sa perception de la politique climatique2. Cette approche ne saurait toutefois être considérée comme un moyen suffisant pour encadrer le comportement des acteurs financiers : en effet, le dérèglement climatique est encore souvent perçu comme une externalité économique, c’est-à-dire que les investisseurs considèrent que les conséquences environnementales néfastes de leurs décisions d’investissement n’affecteront pas directement la rentabilité de leur portefeuille. Les acteurs financiers transfèrent le coût des risques environnementaux de leurs décisions à la société dans son ensemble et sur les générations futures au-delà du court terme qui régit leurs performances. Il s’agit ici d’un cas d’aléa moral, vecteur de déresponsabilisation des investisseurs qui ne supportent pas le coût de leurs actions, qui souligne la limite majeure de l’hypothèse selon laquelle les acteurs financiers ajusteront leur comportement dans le sens d’un alignement avec les objectifs de préservation du climat. Cela est d’autant plus vrai que les enjeux environnementaux tombent dans la catégorie des défaillances de marché[4] à de multiples égards, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une situation dans laquelle le marché concurrentiel ne peut réguler efficacement les activités économiques. La responsabilité fiduciaire des gestionnaires d’actifs illustre bien la manière dont cette défaillance de marché grève les capacités des acteurs financiers à rendre leurs comportements plus vertueux. Le rôle juridiquement défini des gestionnaires d’actifs est d’optimiser le rendement du risque financier des actifs sous gestion,

Par Driouich R., Saviuc A.

13 avril 2023

EDF, la concurrence jusqu’à la lie ?

Quelle que soit l’issue de la crise énergétique traversée par l’Europe, il est à espérer qu’elle aura au moins le mérite d’interroger sur les politiques publiques qui nous ont amenés là. Les auditions à l’Assemblée nationale de la Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France apportent un éclairage saisissant sur le cas particulier de l’électricité. Un enjeu d’autant plus crucial que la décarbonation de nos modes de vie passera nécessairement par l’augmentation de la part de ce vecteur énergétique dans les usages finaux. Durant son audition à l’Assemblée nationale le 13 décembre 2022 en tant qu’ex-PDG d’Électricité de France (EDF), Proglio rappelle que l’entreprise publique se trouvait à l’aube de la libéralisation du secteur de l’électricité en position d’exportatrice nette, disposait des prix les plus compétitifs au niveau européen, offrait un contrat de service public qui faisait référence dans le monde et possédait une longueur d’avance avec son parc de production émettant peu de gaz à effet de serre. Avant d’ajouter laconiquement : « il n’y avait plus qu’à tout détruire. C’est chose faite ». Le contraste est en effet saisissant vis-à-vis de la situation actuelle du groupe qui termine l’année 2022 avec la production électronucléaire la plus basse enregistrée depuis 1988, des pertes historiques de 17,9 milliards d’euros et un endettement record de 64,5 milliards d’euros[1]. Au-delà des accusations croisées entre plusieurs des hauts dirigeants auditionnés et ayant probablement à cœur de se dédouaner de leurs responsabilités dans la crise ambiante, un thème revient en boucle : celui de l’introduction toute particulière de la concurrence dans le domaine électrique français. Généalogie du dogme Mais avant de se pencher sur ce point précis, il est utile de revenir sur les origines d’un mouvement qui brisera dans le monde entier l’organisation du secteur de l’électricité sous la forme d’entreprises verticalement intégrées. La première grande réforme visant à introduire la concurrence dans ce domaine est à l’actif du gouvernement de Pinochet dans le Chili de 1982. Les activités de production, de transport et de distribution d’électricité sont alors séparées préalablement à la privatisation des entreprises locales. Est venue ensuite l’ouverture du marché de l’électricité par le gouvernement de Thatcher dans la Grande-Bretagne en 1989, suivie de près par celle de l’Argentine en 1992, du Japon en 1995, de la Californie en 1998 et de nombreux autres pays par la suite. Le cas des États-Unis est intéressant dans le sens où aujourd’hui encore, environ la moitié des régions de ce pays continue de fonctionner avec le modèle du monopole régulé. Aux dernières nouvelles, celles-ci ont observé une moindre augmentation des tarifs de l’électricité par rapport à celles qui ont décidé de parier sur les supposées vertus de la concurrence[2]. Dans le cas de l’Union européenne, le coup d’envoi a été donné par la directive 96/92/CE du parlement européen et du conseil du 19 décembre 1996. Tous les pays membres sont alors sommés d’ouvrir à la concurrence la production et la fourniture d’électricité tandis que le transport et la distribution restent à part en tant que « monopole naturel »[3]. Pour ces deux derniers segments, on parle plutôt de concurrence pour le marché, c’est-à-dire de mettre en enchère pour des entreprises, privées de préférence, la concession de portions du réseau électrique. Comme dans les cas précédents, il a été mis en avant que la concurrence permettrait d’améliorer l’efficacité de la gestion du réseau électrique et que ces usagers se verraient bénéficier de prix plus compétitifs. C’était l’époque où le modèle de monopoles publics ou privés sous la supervision d’une institution publique de régulation était critiqué pour conduire à des surinvestissements. Rétrospectivement, on peut trouver cet argument particulièrement cocasse quand on sait qu’aujourd’hui on souffre d’un manque d’investissements dans les énergies décarbonées pour assurer la transition écologique. Les réformes ont donc été menées tambour battant en dépit des avertissements des économistes spécialistes de l’énergie (qui n’étaient d’ailleurs pas nécessairement réfractaires aux idées libérales)[4]. En effet, l’électricité n’est pas un bien comme les autres puisqu’à chaque instant l’offre doit être égale à la demande sous peine d’écroulement du réseau. Malgré le fait que facturer des électrons reste quelque chose de plutôt standard, on espérait aussi que la libéralisation permettrait des innovations dans la fourniture d’électricité à même de compenser les nouveaux coûts de marketing et de transaction qu’implique la création de nouveaux segments de marché[5]. Concernant la production d’électricité, l’introduction de la concurrence se traduit par la mise en place d’un marché spot où se confrontent les prix de chaque centrale, celle ayant le coût variable le plus haut définissant le prix rémunéré à toutes les autres. Ce système de fixation du prix au coût marginal de la dernière centrale appelée pour satisfaire la demande trouve son origine théorique dans les apports de Marcel Boiteux, pionnier de l’économie de l’électricité et historique dirigeant d’EDF. Cet économiste avait en effet démontré que sous certaines conditions ce système était le meilleur possible, car il incitait à bien dimensionner le parc de production dans une gestion centralisée. Il s’agissait cependant d’un mécanisme qui s’inscrivait dans le cadre d’un monopole public comme celui d’EDF et non pas dans celui d’un marché avec différents agents décentralisés en concurrence. En effet, pour cela il faudrait que ce dernier puisse soit être omniscient en connaissant parfaitement la demande d’électricité à venir ou parfaitement flexible en rajoutant ou retirant des unités de production selon les variations de la demande. Pour un secteur dont les coûts fixes sont énormes et les cycles de vie peuvent se compter en décennies, cela est évidemment impossible. Le marché ouvert à la concurrence ne satisfait pas non plus la condition de convexité du modèle théorique à cause des coûts de démarrage et d’arrêt des centrales, du fait que certaines d’entre elles ne peuvent descendre en dessous d’une puissance minimum ou bien dans le cas de l’hydraulique parce que l’ouverture des vannes d’un barrage se répercute sur ceux en aval. Il n’est toutefois pas rare de trouver des défenseurs acharnés de cette théorie se retrancher derrière leurs équations différentielles du premier

Par Sergent A.

9 mars 2023

Retraites : une réforme radicalement solidaire et écologique est possible

Le Gouvernement, sous l’impulsion du Président de la République, entend conduire une nouvelle réforme des retraites au plus vite et sans idée de compromis, ce dernier considérant qu’il dispose d’un mandat implicite des Français pour le faire au travers de sa réélection. Selon le Président de la République, la pérennité de notre système de retraites par répartition serait en jeu. Le 6 février 2023, le débat sur le projet de réforme des retraites du gouvernement démarre à l’Assemblée nationale sur fond de forte mobilisation syndicale. La veille de l’ouverture des débats, la Première ministre a annoncé quelques concessions. La principale d’entre elles porte sur l’extension du dispositif applicable aux carrières longues. Une mesure relative à l’index senior (publication par des entreprises du nombre de salariés de plus de 55 ans – et en aucun cas obligation d’embauche -) serait maintenant assortie d’une sanction financière, mais pour défaut de publication de l’index. Le reste ne serait pas négociable. Pourtant, une autre réforme des retraites, radicalement solidaire et écologique, est possible. C’est dans de cette ambition que s’inscrivent cette note et les différentes propositions que celle-ci formule. Après une courte présentation des chiffres clés en matière de retraite nécessaires pour disposer d’une vue d’ensemble, la première partie sera consacrée à une analyse critique des réformes paramétriques qui se sont succédé de 1993 à 2013, de leurs sous-jacents politiques et de leurs impacts en particulier sur l’évolution du taux de remplacement des pensions (rapport entre la pension de retraite calculée au moment de la liquidation des droits et le dernier revenu d’activité perçu). Sous l’effet conjugué des différentes réformes paramétriques menées depuis le début des années 1990, il connaît une baisse continue. Il a perdu 10 points sur la période pour s’établir à 74% aujourd’hui. Pour la génération née en 2000, il serait de 53% ! Nous verrons aussi que les mesures d’allongement de la durée de cotisation et de recul de l’âge légal de départ à la retraite sont relativement inefficaces sur le taux d’emploi des seniors et plus particulièrement des personnes peu qualifiées souvent réduites à l’inactivité et à devoir dépendre des minima sociaux. La seconde partie s’intéressera au projet de réforme en cours et à ses conséquences. À l’appui des principales conclusions du dernier rapport du Comité d’orientation des retraites de septembre 2022, il sera démontré que, contrairement aux discours tenus par les promoteurs de la réforme en cours, la soutenabilité financière à long terme de notre système de retraite n’est pas remise en cause et que le risque de faillite n’est pas avéré. Nous verrons que cette réforme s’inscrit dans la logique des précédentes réformes, propose les mêmes mesures éculées et inégalitaires, remet en cause le principe même d’un système de retraite par répartition et vise en réalité le développement d’un système par capitalisation, fondé quant à lui sur l’épargne retraite, régi par les règles du marché et imposé par l’Union européenne. Elle entraînerait à terme une rupture de notre modèle de retraite par répartition. Dans une dernière séquence, plusieurs pistes de recommandations seront proposées. Elles s’inscrivent dans un cadre repensé en termes d’emploi des seniors et de droits à la retraite. Un « revenu d’engagement senior » offrirait une possibilité de seconde vie professionnelle aux seniors en contrepartie d’un projet à forte utilité sociale notamment dans les domaines de la reconstruction écologique et du « care » (aide à la personne et aux besoins élémentaires du quotidien). Il serait une réponse non marchande à la problématique de l’emploi des seniors. Une autre proposition est fondée sur la reconnaissance d’un droit à la retraite attaché à la personne et non plus à la carrière professionnelle. Enfin, des mesures de financement de notre système sont étudiées, non pour garantir la pérennité de notre système qui n’est pas en cause, mais pour des objectifs de justice sociale et en particulier pour mettre fin à cette baisse continue du taux de remplacement. Un dispositif fondé sur une cotisation retraite appliquée non plus sur la seule masse salariale mais sur l’intégralité de la valeur ajoutée est envisagé. Il assurerait une meilleure répartition des gains de productivité entre la rémunération du capital et du travail. Un prélèvement exceptionnel sur le montant des dividendes versés est proposé. Il viendrait abonder un fonds spécifique retraite. I- Une succession de réformes porteuses de plus d’inégalités Il est d’abord essentiel de rappeler les principales données chiffrées en matière de dépenses et de financement de notre système de retraite ainsi que les principales données « d’environnement » comme le taux d’emploi des seniors, les espérances de vie. Nous présenterons ensuite une rétrospective des réformes paramétriques engagées depuis les années 1980, décennie pivot marquant un véritable tournant en matière de dépenses sociales. Nous mettrons enfin en lumière les principales conséquences de ces réformes en particulier sur le montant des dépenses de retraite et sur l’évolution du taux de remplacement. 1.1 Les dépenses de retraites représentent 14 % du PIB avec un poids des régimes à prestations définies encore prédominant La part dans le PIB français des dépenses de protection sociale a sensiblement augmenté au cours des 60 dernières années. Elle était de 15% en 1960 pour atteindre en 2019 un peu plus de 30% du PIB. Cette proportion est relativement stable depuis les années 2010. Si les années 2020 et 2021 rendent compte d’une augmentation sensible de ces dépenses qui atteignent 33% du PIB, c’est en raison de dépenses exceptionnelles engagées dans le cadre de la crise du COVID. Les comptes de l’année 2020 enregistrent en particulier une charge exceptionnelle de 46 milliards, dont 27 au titre des seules mesures de chômage partiel. Ceux de 2021 sont encore impactés par les dépenses engagées au titre de la vaccination et des campagnes de dépistage. Les deux principaux « risques » couverts par ces dépenses de protection sociale sont, sans surprise, la vieillesse et la maladie à hauteur respectivement de 14% et de 11,3% de ce même PIB[1]. La France compte plus de 16 millions de retraités auxquels 330 milliards d’euros de pensions par an sont versés, ce chiffre incluant

Par Moutenet P., Adrianssens C., Neveu J., Montjotin P.

16 février 2023

Revaloriser les métiers du lien après la crise, un enjeu social, économique, politique

Les leçons sur l’égalité économique entre les femmes et les hommes qui se cristallisent dans la longue crise sociale que l’on traverse depuis 4 ans sont nombreuses. Elles sont pourtant un angle mort de l’État interventionniste que la pandémie et le retour de la guerre en Europe ont réhabilité. Si elle a révélé notre dépendance quotidienne aux métiers à forte valeur sociale, renommés depuis « essentiels », la crise n’a pas encore débouché sur un rééquilibrage économique et social que ces professions méritent et nécessitent. Plus encore, cette réévaluation nous enjoint à redéfinir un modèle économique qui place l’utilité sociale et l’intérêt général au cœur de son principe d’action. Des moyens concrets existent, comme une réforme salariale, un investissement massif dans l’économie du lien, une refonte de nos indicateurs et de nos finances publiques. Ils attendent d’être activés pour remédier à l’inversion des valeurs dont les métiers du lien, partant notre économie, souffrent. L’ensemble de mesures que nous préconisons ne constitue pas seulement une politique publique « féministe », c’est un levier majeur pour une politique sociale ambitieuse contre la précarité des invisibles. Elle offre une ressource pour combattre avec justice et efficacité la pauvreté et l’exclusion, mais aussi pour activer un changement réel de l’échelle des valeurs dans l’emploi et, plus généralement, dans l’organisation des activités humaines en prise avec « ce qui compte ». I/ Constats : des métiers essentiels oubliés Les emplois qui ont assuré la continuité de la vie, familiale, sociale et professionnelle depuis ces deux dernières années sont majoritairement occupés par des femmes : à 73 % dans l’éducation, la santé et l’action sociale, le commerce, le service. Ce sont des infirmières (87%), les aides-soignantes (91%), les aides à domicile et aides ménagères (97%), les agentes d’entretien (73%), les caissières et vendeuses (76%), ce sont encore des travailleuses sociales et les enseignantes. Souvent non-Blanches et d’origine étrangère, parfois sans-papiers. Le rôle des femmes du « care »[1] a été crucial depuis 3 ans : pas seulement à travers les emplois dits féminins largement sous-valorisés et surexploités (« les premières de corvées », comme plusieurs médias l’ont alors titré), mais encore à travers le travail domestique gratuit, et le travail bénévole. Que ce soient les jeunes en service civique dans les hôpitaux et les Ehpad (à plus de 70% femmes), les élèves infirmières réquisitionnées pour travailler quasiment gratuitement (entre 0,80 et 1,40€ de l’heure), mais aussi les couturières, qui ont confectionné des masques pour la population pendant des mois sans être rétribuées, ce sont principalement les femmes qui ont répondu aux appels gouvernementaux à la solidarité nationale. Ce déséquilibre a même conduit à la gratuitisation de leur travail selon la sociologue Maud Simonet[2]. La pandémie a fonctionné comme un miroir grossissant des mécanismes dysfonctionnels du marché du travail. Car plus généralement, l’ensemble des femmes actives connaissent encore un écart de rémunération avec les hommes de 22% en moyenne[3]. Les femmes dans leur ensemble poursuivent des carrières hachées, du fait d’inégalités de conditions initiales (éducation, orientation, confiance en soi, valeurs genrées) et continues (charge domestique et parentale, sexisme en entreprise). Elles composent aussi 80% des temps partiels, occupent les emplois précaires, petits boulots ou métiers de sous-traitance aux amplitudes horaires étendues et aux piètres conditions de travail, à l’instar des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles qui se sont battues pour faire reconnaître leurs droits. Comme l’a montré l’ANACT, dans son étude sur « La sinistralité au travail en France », en vingt ans (2001-2019), la santé au travail des femmes se dégrade, avec des maladies professionnelles en augmentation de +158% et des accidents du travail en croissance de +41%, en particulier dans les métiers de services féminisés (santé, action sociale, nettoyage). Mais ce sont aussi et encore les femmes qui sont exclues des niveaux hiérarchiques les plus élevés, valorisants, qualifiés et rémunérés des entreprises[4]. Celles qui, plus diplômées que les hommes, ont toujours plus de mal à « faire carrière »[5]. Ce sont les mêmes qui, une fois mères, ont une chance sur deux d’interrompre ou cesser leur activité professionnelle, contre seulement un père sur neuf, et qui gagnent un salaire inférieur de 25%, cinq ans après leur premier enfant[6]. Enfin, ce sont les femmes qui touchent une retraite inférieure de 42% par rapport aux hommes. Cette tendance vient s’ajouter à celle, plus structurelle, de la répartition sexuée des métiers d’avenir, qui perpétue les écarts de salaire horaire sur le long terme : dans la formation, les hommes composent 71% des inscrits dans les parcours d’ingénieurs, dans l’emploi, les femmes ne représentent qu’un tiers des salariés des secteurs de l’ingénierie, de l’informatique et du numérique, et ce principalement dans les fonctions support (ressources humaines, administration, marketing, communication, etc, et non pas dans les branches dites « qualifiées » et, donc, mieux rémunérées). Du côté employeurs, seulement 7 % des start-ups françaises sont dirigées par des femmes. L’éloignement des jeunes femmes est encore plus marqué concernant la formation aux métiers du numérique (la proportion de femmes diplômées dans ce secteur a baissé de 2 % en France entre 2013 et 2017, marquant un peu plus cet éloignement selon l’étude Gender Scan[7] 2019) et ce alors que l’on estime à plus de 50 % la part des métiers du numérique en 2030. Couplée à l’automatisation des métiers principalement occupés par des femmes (caissières et secrétaires), et à la généralisation et à a normalisation du télétravail qui cantonne davantage les femmes dans la sphère domestique dans laquelle elles subissent les risques économiques sus-mentionnés et les décourage en plus grande proportion de retourner au travail, cette tendance du marché du travail de demain est particulièrement inquiétante. En bref, toutes les femmes, toute leur vie, sont inégalement traitées sur le marché du travail. Une politique publique ambitieuse pour accompagner les métiers féminisés du lien permettrait de rééquilibrer cette inégalité fondamentale et persistante. II/ Enjeux : la nécessité sociale, politique et économique d’un sursaut Un enjeu social À court terme, la paupérisation des femmes fait de la catégorie socio-professionnelle du « lien » un enjeu de pauvreté lié

Par Chaudouët-Delmas M.

15 février 2023

Quelles transformations globales pour une transition écologique effective ?

La transition vers une économie bas-carbone et écologique combine plusieurs enjeux massifs. Aux enjeux mondiaux du changement climatique et des maladies chroniques liées aux pollutions[1] s’ajoutent, pour les pays non producteurs de fossiles comme la France, les enjeux majeurs de la dépendance extérieure (plus de 80 % des ressources énergétiques et des intrants agricoles sont importés[2]), des déficits commerciaux liés aux fossiles (- 73 milliards d’euros entre juin 2021 et mai 2022)[3] et des pertes d’emplois associés. Plusieurs rapports récents, dont le rapport « 2 % pour 2° » publié par l’Institut Rousseau[4], permettent de préciser les types et montants d’investissements et de subventions nécessaires pour atteindre les objectifs énergie/climat de la France. Cette note vise à compléter ces travaux en précisant les autres transformations de politiques publiques à mener pour atteindre ces objectifs. En effet, l’examen des évaluations disponibles et des expériences étrangères suggère que les subventions aux investissements « favorables » (à la réduction des fossiles et des autres polluants) doivent être complétées par d’autres types d’interventions (tarifs, fiscalités, régulations), afin de lever les freins massifs aux changements. En s’appuyant sur un diagnostic documenté des principales « dissuasions » aux transitions énergétiques et écologiques (de l’incitation aux « petits travaux » de rénovation énergétique aux avantages massifs accordés au fret routier ou à l’agriculture intensive), l’objectif de cette note est de préciser des propositions de transformations globales cumulant : Des subventions « doublement progressives », à la fois selon les besoins financiers de l’ « investisseur » (particulier ou entreprise plus ou moins modeste), mais également selon l’ambition de l’investissement (en termes de coût et/ou de performance), afin d’éviter les effets d’aubaine et la préférence pour les solutions les plus simples qui sont souvent les moins performantes ; Des fiscalités et tarifications progressives des énergies et des infrastructures, afin d’inciter à la modération des consommations et de rendre les investissements ciblés nettement moins chers et/ou plus rentables et moins risqués que le « business as usual » fossile ou intensif ; Des boucliers sociaux-écologiques, pour que les particuliers et les entreprises les plus modestes ne subissent pas les hausses de tarifs lorsqu’ils sont en incapacité de modifier leurs pratiques à court terme (ex. locataires qui ne peuvent rénover leur logement) ; Enfin, des dispositifs de contrôle dissuasif des fraudes et des concurrences « déloyales » sont à prévoir, afin de garantir les impacts des investissements (en limitant les écarts entre émissions théoriques et effectives, notamment dans les rénovations et les transports) et d’éviter les « fuites de carbone » liées aux délocalisations (notamment dans l’agriculture et l’industrie). Des exemples d’expériences étrangères et locales permettent d’illustrer comment ces transformations, articulées aux investissements mis en avant dans le rapport « 2 % pour 2° » pourraient (enfin) accélérer le rythme des changements attendus et entraîner de multiples bénéfices publics, dont notamment une forte amélioration de l’état de santé de la population et une forte hausse des emplois de qualité. 1. Des résultats très éloignés des objectifs dans tous les domaines Premier constat à souligner, les politiques publiques menées en France n’atteignent qu’entre 10 et 60 % des améliorations visées selon les secteurs, malgré des objectifs le plus souvent peu ambitieux : Twh [5] Sources : Enquêtes Open 2015 et Tremi 2018, Bilan énergétique 2019, PPE et Mementoagricole *avec un gain > à 40% de consommation d’énergie (Mm² = millions de mètres carrés) **vs. 18 % des voyages et 14% des marchandises en 2010 ***vs. 12% de la consommation d’énergie finale en 2010 ****vs. 3% des surfaces agricoles en 2010 En France, seule l’industrie réduit sa consommation d’énergie et ses émissions de gaz à effet de serre, mais principalement en raison de la forte hausse des importations depuis 2000. En prenant en compte l’ensemble des émissions liées à la consommation des Français, l’ « empreinte » carbone du pays est plus de deux fois supérieure à ses émissions « nationales » et n’ont pas baissé depuis 2000[6] : Au sein de l’Europe, la France est classée parmi les moins performants des pays comparables (hors pays de l’est) : 10ème sur 12 pour les énergies renouvelables, 10ème sur 12 pour le fret ferroviaire et 9ème sur 12 pour l’agriculture bio[7]. Ces comparaisons européennes et les différentes évaluations disponibles soulignent que les mauvais résultats de la France ne sont ni liés à des coûts trop élevés ou à des impossibilités techniques, mais à des choix politiques. En effet, nous allons voir que les soutiens publics sont très largement défavorables à la réduction de la dépendance aux fossiles, notamment en France : les incitations à la transition énergétique restent marginales, alors que les dissuasions sont nettement plus élevées et diversifiées. Et c’est cette « inversion » des moyens qui occasionne un coût économique et des sacrifices sociaux croissants, notamment dans un pays comme la France, qui ne bénéficie pas (ou peu) des profits extravagants des hydrocarbures[8]. 2. Des politiques incohérentes avec des dissuasions six fois supérieures aux incitations Voyons d’abord les principaux dispositifs dont l’objectif est d’inciter aux investissements dans des activités économes et/ou utilisant des ressources renouvelables. Les évaluations réalisées sur ces dispositifs[9] soulignent que peu d’entre eux ont une efficacité forte, certains ayant même des impacts plutôt négatifs : Principaux objectifs, montants et résultats des dispositifs de transition énergétique/écologique Dépense publique/an[10] *Dont subventions des collectivités mais hors fonctionnement des transports collectifs locaux qui ne visent pas les investissements. ** Environ 4 Twh/an engagés sur +- 15 ans avec un surcoût moyen de +-10 euros/Mwh hors biogaz (avant la forte hausse des prix de gros fin 2021 qui impliquent depuis des recettes publiques de la part des Enr électriques récentes). Sources : Documents budgétaires, Comptes sectoriels (Transports, Energie et Agriculture), Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE) et Bilans Anah, ART, LOM et CSPE et Evaluation du fonds chaleur Malgré leur niveau très limité (< à 1 % du total des dépenses publiques), les soutiens publics aux investissements dans la transition énergétique et écologique ont été réduits d’environ 20 % depuis la période 2010-2016 (d’environ 10 milliards d’euros/an à 8 milliards d’euros/an en 2017-2020, hors plan de relance et certificats d’économie d’énergie[11]). La baisse des nouvelles dépenses publiques est concentrée dans les énergies renouvelables et le développement des lignes ferroviaires (environ – 1 milliard par an chacun

Par Desquinabo N.

23 novembre 2022

Projet d’euro numérique : il faut que tout change pour que rien ne change Par Paul Hannat, cadre dans une institution financière publique

La Banque centrale européenne a récemment publié son rapport d’étape sur la phase d’investigation d’un euro numérique [1]. L’institution envisage d’émettre cette forme de monnaie numérique d’ici fin 2023. La BCE semble ainsi déterminée à ne pas se laisser distancer tant par les projets de cryptoactifs globaux que par le développement de monnaies numériques par d’autres banques centrales, à l’instar de l’e-CNY (dit « yuan numérique ») par la Banque populaire de Chine. Il en va de la souveraineté monétaire de la zone euro et de la stabilité financière. Pourtant, alors que ce projet aurait pu conduire à une réforme ambitieuse de la politique monétaire et des relations avec les intermédiaires financiers, il risque fort de ne constituer qu’une opportunité manquée. Plusieurs problèmes, une solution Plus de 100 banques centrales à travers le monde sont déjà engagées sur des projets de monnaie numérique de banque centrale (MNBC)[2]. Les motivations sont variées et dépendent des contextes nationaux. Les pays en voie de développement peuvent y voir un moyen de remédier à la faible bancarisation de leur population, à l’instar du projet d’e-Naira au Nigéria, où l’essentiel des paiements s’effectuent à partir de portefeuilles numériques (e-wallets). Cette faible bancarisation structurelle est par ailleurs accentuée par un refus des banques traditionnelles d’investir dans des couloirs de paiements [3] qu’elles ne considèrent pas rentables, dont la conformité aux règles de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme est parfois difficile à assurer (stratégies dites de derisking) ; les fintechs prennent en effet une place croissante dans certains pays en développement. Or, les modalités de paiement qu’elles proposent sont parfois peu sécurisées. Si elles sont soumises, comme les acteurs traditionnels, à la législation de leur pays qui les oblige le plus souvent à garantir les dépôts et s’assurer que les transferts d’argent ne se perdent pas dans la nature, ces fintechs n’encourent de fait qu’un risque de réputation limité et ne disposent parfois même pas des moyens humains ou techniques pour se conformer à ces obligations légales. L’émission d’une MNBC vise alors à profiter de l’effet de levier suscité par la numérisation pour, à la fois, sécuriser les transactions et capturer une part de l’économie informelle ainsi que les recettes publiques qui vont avec. C’est aussi et surtout un moyen de promouvoir l’inclusion financière. C’est également une réponse qui apparaît sage face à des pays qui tentent l’expérience malheureuse de faire d’un cryptoactif leur « monnaie » nationale, à l’instar du Salvador [4]. Pour les pays développés, il s’agit souvent simultanément d’accompagner le déclin dans l’usage du cash et de faire face à la concurrence des cryptoactifs. À cet égard, le projet Libra/Diem présenté puis abandonné par Méta (ex-Facebook) a fait l’effet d’un électrochoc en menaçant de constituer une forme de circuit alternatif où les États perdraient de fait la main sur le pilotage de la politique monétaire. La pandémie de Covid-19 a pour sa part significativement accéléré la numérisation des moyens de paiements, faisant diminuer la place relative des pièces et billets qui sont l’un des éléments essentiels de l’offre de monnaie de banque centrale. L’ensemble de ces raisons, ainsi qu’un contexte plus global d’accélération des paiements et de numérisation des transactions et des identités, explique l’engouement actuel pour la création de MNBC. Winter has come : les risques sur la stabilité financière La création des MNBC répond ainsi notamment à la peur des banques centrales de voir leur pouvoir de création monétaire – et, par la même occasion, de régulation financière – leur échapper au profit des cryptoactifs. Comme nous l’avions souligné en mai dernier [5], et comme la prolongation du « coup de froid » sur les cryptoactifs (cryptowinter) ne cesse de le démontrer, les cryptoactifs constituent à l’heure actuelle un risque pour la stabilité financière, particulièrement ceux de première génération. Leur volatilité leur ôte de fait la possibilité de constituer des réserves de valeur, et leur valorisation ne repose sur aucun pilier autre que la chimère maintes fois démentie de systèmes parfaitement décentralisés. Ainsi, bien que les banques centrales soient critiquées à juste titre pour leur déficit démocratique, celles-ci demeurent garantes de la stabilité financière et de l’unité du système monétaire. Un régime de concurrence des monnaies sans réglementation aboutirait en effet à une fragmentation de l’ordre monétaire et social qui serait préjudiciable pour tous Le grand écart des projets Proposer un actif numérique sûr pour éviter la ruée sur des cryptoactifs volatils peut avoir du sens et pourrait même entraîner une évolution radicale de nos systèmes monétaires. Pour autant, le projet actuel de la BCE est insuffisamment ambitieux. Il viserait en l’état à faire coexister deux types de compte, l’un accueillant des dépôts en monnaie commerciale et l’autre des dépôts en monnaie centrale. S’il est explicitement indiqué que ce dernier ne viendrait pas en remplacement mais en complément des billets et des pièces, une substitution totale à terme n’est pas impossible, avec les problématiques d’exclusion et de confidentialité des transactions que cela induit. Le compte de dépôt censé accueillir de la monnaie centrale serait plafonné – ou peu rémunéré au-delà d’un certain seuil – pour éviter les conversions brusques de monnaie commerciale en monnaie centrale (forme de mouvements de portefeuilles). Il s’agirait donc d’offrir à des citoyens, dont la majorité paye déjà de manière numérique par l’intermédiaire de cartes bancaires ou de transferts sur application, une solution supplémentaire dont on leur expliquerait qu’elle est plus sûre que des dépôts en monnaie commerciale, tout en limitant ses possibilités de détention. Ainsi, en plus de votre compte courant et de votre livret A, on proposera peut-être demain à M. Dupont un compte « monnaie centrale », probablement rémunéré à un niveau supérieur, mais plafonné par exemple à 3000€… le tout géré par les intermédiaires financiers actuels. Autant dire que l’intérêt et la lisibilité d’un tel dispositif apparaîtront très modestes, a fortiori dans un contexte où l’éducation financière reste relativement faible, particulièrement en France. Les banques sont d’ailleurs attentives à ce que le « modèle de distribution » de

21 novembre 2022

Sortir par le haut du piège inflationniste

La flambée mondiale de l’inflation observée en 2021-2022 est un phénomène complexe. On y associe, pêle-mêle, une hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, une rupture des chaines d’approvisionnement, un transport (par conteneurs) plus coûteux, des pénuries durables de composants et de biens de consommation industriels, de mauvaises récoltes à cause des sécheresses, des destructions dues au dérèglement climatique… Mais malgré la complexité de cette nouvelle donne, la discussion macroéconomique reste encore imbibée du monétarisme des années 1980. Pour de nombreux observateurs, le retour de l’inflation serait en quelque sorte la punition pour la « création monétaire excessive » des banques centrales qui auraient « imprimé trop de monnaie » ou aux États qui auraient « fait marcher la planche à billets » durant la pandémie. Le succès de cette rengaine permet aujourd’hui aux États de transmettre la « patate chaude » de l’inflation aux banques centrales, et à ces dernières d’augmenter leurs taux d’intérêt sans avoir à se justifier outre mesure. Pourtant, attribuer l’inflation actuelle à une « création monétaire excessive » est un non-sens, qui traduit une mauvaise compréhension du fonctionnement des systèmes monétaires modernes. En outre, l’hypothèse d’une « inflation monétaire » est largement invalidée par l’examen des données empiriques. Car au-delà de la guerre en Ukraine, les origines de l’inflation actuelle résident plutôt dans l’enclenchement d’une spirale « prix-profits », d’une spéculation effrénée sur les prix des matières premières, de goulets d’étranglement dans les chaînes de production, et des conséquences du dérèglement climatique. Pour traiter l’inflation au 21ème siècle, les économistes progressistes ont identifié une panoplie d’outils spécifiques : taxes sur les profits exceptionnels des grandes entreprises, régulations anti-trust dans l’industrie et la finance, encadrement des transactions spéculatives, protection des ménages et des entreprises plus vulnérables, émissions de droits de tirage spéciaux à destination des pays en développement, des investissements publics coordonnés dans les énergies renouvelables dans la résilience face aux destructions climatiques… Dans cette courte note, nous cherchons donc à donner des éléments d’information sur ce nouveau problème macroéconomique. L’inflation monétaire est un mythe Nous sortons d’une décennie dans laquelle les principales banques centrales ont eu recours au quantitative easing pour éviter l’effondrement financier. Par exemple, la BCE a largement maintenu les marchés financiers sous perfusion, en accumulant des actifs risqués dans son bilan, pour éviter l’effondrement généralisé des prix. Certes, ces achats d’actifs furent financés par émission de monnaie de réserve. Mais contrairement à une croyance trop répandue, le stock de monnaie circulant dans l’économie réelle de la zone euro n’a pas augmenté significativement durant cette période. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de définir les agrégats monétaires qui mesurent le « stock » de monnaie en circulation dans l’économie. L’agrégat monétaire le plus fréquemment commenté s’appelle « M3 ». M3 est une « poupée gigogne » qui contient les instruments financiers les plus liquides (et convertibles en dépôts bancaires), les dépôts bancaires de maturité diverses (M2 et M1), et enfin – ce qui est le point central – la monnaie de réserve, aussi appelée « monnaie centrale » (M0). La « monnaie de réserve » est un actif spécial détenu par les banques dans un compte à la Banque Centrale (la « facilité de dépôt) et utilisé pour la compensation interbancaire. À l’exception des pièces et des billets (qui n’en constituent qu’une infime part), la monnaie de réserve, ou monnaie centrale, n’est aucunement impliquée dans les achats de biens et de services réels. La raison est simple : les ménages et les entreprises n’y ont, tout simplement, pas accès. En outre, M0 n’exerce aucun impact direct sur la création de dépôts bancaires, qu’il s’agisse de la création monétaire par le crédit bancaire (celle-ci dépend de la demande de crédit des entreprises et des décisions bancaires) ; ou par l’État (c’est-à-dire le déficit public). En effet, comme l’indiquait la Banque d’Angleterre dès 2014 – validant ainsi ce qu’avaient compris les économistes postkeynésiens depuis des décennies – le multiplicateur monétaire des anciens manuels d’économie n’existe pas : ce sont les crédits qui font les dépôts. Certes, une augmentation de M0 entraîne une hausse de M3 (puisque M3 contient M0). Mais pour autant, le stock de monnaie qui s’échange contre des biens et services dans l’économie réelle n’augmente pas pour autant. En effet, M0 – à l’exception de la part infime du cash – ne peut pas s’utiliser dans les transactions courantes. Dès lors, on voit mal comment son augmentation (qui se répercute mécaniquement sur M3) serait susceptible de générer une hausse du prix des biens et services. Cette observation reste valide, que la hausse de M0 provienne du rachat de créances privées par la banque centrale (dans le cas du quantitative easing depuis la crise des subprimes) ou du rachat de titres de dette souveraine (comme ce fut le cas durant la pandémie) [1]. En effet, dans ces deux cas, M3 augmente à la suite d’une transaction entre le secteur bancaire et la banque centrale, dans laquelle cette dernière acquiert des actifs en émettant de la monnaie de réserve (M0). Néanmoins, la masse monétaire s’échangeant dans les transactions courantes (M3-M0) – et qui serait susceptible de générer des tensions sur le prix des biens et services selon le dogme monétariste – est inchangée. Ce raisonnement se vérifie facilement dans les données. Comme le montre la figure 1, M3 a certes augmenté dans la zone euro depuis 2010. Néanmoins, le stock de monnaie circulant dans l’économie réelle (M3 moins M0) est resté remarquablement stable. Les hausses de M1, M2 et M3 sont principalement imputables à celle de M0. M0 est un actif spécial détenu par les banques, auquel les ménages et les entreprises n’ont pas accès, et ne peut en aucune manière exercer une pression sur le prix des transactions courantes. Figure 1 : Agrégats monétaires dans la zone euro, 2010-2022 Source : ECB Statistical Warehouse La figure 2 décrit, sur la même période, le taux de croissance mensuel de la masse monétaire nette des réserves (nette de M0) – c’est-à-dire, du stock de monnaie qui serait susceptible de générer des tensions inflationnistes. On entend parfois que le stock de monnaie aurait massivement augmentée à la suite

Par Lagoarde-Segot T.

14 novembre 2022

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