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Revaloriser les métiers du lien après la crise, un enjeu social, économique, politique

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Revaloriser les métiers du lien après la crise, un enjeu social, économique, politique

Les leçons sur l’égalité économique entre les femmes et les hommes qui se cristallisent dans la longue crise sociale que l’on traverse depuis 4 ans sont nombreuses. Elles sont pourtant un angle mort de l’État interventionniste que la pandémie et le retour de la guerre en Europe ont réhabilité. Si elle a révélé notre dépendance quotidienne aux métiers à forte valeur sociale, renommés depuis « essentiels », la crise n’a pas encore débouché sur un rééquilibrage économique et social que ces professions méritent et nécessitent. Plus encore, cette réévaluation nous enjoint à redéfinir un modèle économique qui place l’utilité sociale et l’intérêt général au cœur de son principe d’action. Des moyens concrets existent, comme une réforme salariale, un investissement massif dans l’économie du lien, une refonte de nos indicateurs et de nos finances publiques. Ils attendent d’être activés pour remédier à l’inversion des valeurs dont les métiers du lien, partant notre économie, souffrent.

L’ensemble de mesures que nous préconisons ne constitue pas seulement une politique publique « féministe », c’est un levier majeur pour une politique sociale ambitieuse contre la précarité des invisibles. Elle offre une ressource pour combattre avec justice et efficacité la pauvreté et l’exclusion, mais aussi pour activer un changement réel de l’échelle des valeurs dans l’emploi et, plus généralement, dans l’organisation des activités humaines en prise avec « ce qui compte ».

I/ Constats : des métiers essentiels oubliés

Les emplois qui ont assuré la continuité de la vie, familiale, sociale et professionnelle depuis ces deux dernières années sont majoritairement occupés par des femmes : à 73 % dans l’éducation, la santé et l’action sociale, le commerce, le service. Ce sont des infirmières (87%), les aides-soignantes (91%), les aides à domicile et aides ménagères (97%), les agentes d’entretien (73%), les caissières et vendeuses (76%), ce sont encore des travailleuses sociales et les enseignantes. Souvent non-Blanches et d’origine étrangère, parfois sans-papiers. Le rôle des femmes du « care »[1] a été crucial depuis 3 ans : pas seulement à travers les emplois dits féminins largement sous-valorisés et surexploités (« les premières de corvées », comme plusieurs médias l’ont alors titré), mais encore à travers le travail domestique gratuit, et le travail bénévole. Que ce soient les jeunes en service civique dans les hôpitaux et les Ehpad (à plus de 70% femmes), les élèves infirmières réquisitionnées pour travailler quasiment gratuitement (entre 0,80 et 1,40€ de l’heure), mais aussi les couturières, qui ont confectionné des masques pour la population pendant des mois sans être rétribuées, ce sont principalement les femmes qui ont répondu aux appels gouvernementaux à la solidarité nationale. Ce déséquilibre a même conduit à la gratuitisation de leur travail selon la sociologue Maud Simonet[2].

La pandémie a fonctionné comme un miroir grossissant des mécanismes dysfonctionnels du marché du travail. Car plus généralement, l’ensemble des femmes actives connaissent encore un écart de rémunération avec les hommes de 22% en moyenne[3]. Les femmes dans leur ensemble poursuivent des carrières hachées, du fait d’inégalités de conditions initiales (éducation, orientation, confiance en soi, valeurs genrées) et continues (charge domestique et parentale, sexisme en entreprise). Elles composent aussi 80% des temps partiels, occupent les emplois précaires, petits boulots ou métiers de sous-traitance aux amplitudes horaires étendues et aux piètres conditions de travail, à l’instar des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles qui se sont battues pour faire reconnaître leurs droits. Comme l’a montré l’ANACT, dans son étude sur « La sinistralité au travail en France », en vingt ans (2001-2019), la santé au travail des femmes se dégrade, avec des maladies professionnelles en augmentation de +158% et des accidents du travail en croissance de +41%, en particulier dans les métiers de services féminisés (santé, action sociale, nettoyage). Mais ce sont aussi et encore les femmes qui sont exclues des niveaux hiérarchiques les plus élevés, valorisants, qualifiés et rémunérés des entreprises[4]. Celles qui, plus diplômées que les hommes, ont toujours plus de mal à « faire carrière »[5]. Ce sont les mêmes qui, une fois mères, ont une chance sur deux d’interrompre ou cesser leur activité professionnelle, contre seulement un père sur neuf, et qui gagnent un salaire inférieur de 25%, cinq ans après leur premier enfant[6]. Enfin, ce sont les femmes qui touchent une retraite inférieure de 42% par rapport aux hommes.

Cette tendance vient s’ajouter à celle, plus structurelle, de la répartition sexuée des métiers d’avenir, qui perpétue les écarts de salaire horaire sur le long terme : dans la formation, les hommes composent 71% des inscrits dans les parcours d’ingénieurs, dans l’emploi, les femmes ne représentent qu’un tiers des salariés des secteurs de l’ingénierie, de l’informatique et du numérique, et ce principalement dans les fonctions support (ressources humaines, administration, marketing, communication, etc, et non pas dans les branches dites « qualifiées » et, donc, mieux rémunérées). Du côté employeurs, seulement 7 % des start-ups françaises sont dirigées par des femmes. L’éloignement des jeunes femmes est encore plus marqué concernant la formation aux métiers du numérique (la proportion de femmes diplômées dans ce secteur a baissé de 2 % en France entre 2013 et 2017, marquant un peu plus cet éloignement selon l’étude Gender Scan[7] 2019) et ce alors que l’on estime à plus de 50 % la part des métiers du numérique en 2030. Couplée à l’automatisation des métiers principalement occupés par des femmes (caissières et secrétaires), et à la généralisation et à a normalisation du télétravail qui cantonne davantage les femmes dans la sphère domestique dans laquelle elles subissent les risques économiques sus-mentionnés et les décourage en plus grande proportion de retourner au travail, cette tendance du marché du travail de demain est particulièrement inquiétante. En bref, toutes les femmes, toute leur vie, sont inégalement traitées sur le marché du travail. Une politique publique ambitieuse pour accompagner les métiers féminisés du lien permettrait de rééquilibrer cette inégalité fondamentale et persistante.

II/ Enjeux : la nécessité sociale, politique et économique d’un sursaut

Un enjeu social

À court terme, la paupérisation des femmes fait de la catégorie socio-professionnelle du « lien » un enjeu de pauvreté lié au travail. La crise de la Covid-19 a fait reculer d’une génération l’égalité entre les femmes et les hommes[8]. Surtout, cette situation est venue renforcer, comme pour le reste des inégalités sociales, la tendance structurelle à la précarisation féminine[9] : un récent rapport britannique montrait qu’en Angleterre[10], les mères ont 47 % plus de risque que les pères d’avoir perdu ou quitté leur emploi depuis février 2020. C’est ainsi que les taux de pauvreté féminin et masculin sont désormais presque identiques, de l’ordre de 8 % au seuil à 50 %. La lutte contre la pauvreté et la précarité au travail doit donc prendre en compte cet état des lieux : les femmes constituent un groupe social particulièrement touché par ces deux fléaux qui sévissent de manière d’autant plus aiguë que la pandémie a frappé en premier lieu les personnes les plus vulnérables.

Cette pauvreté spécifique est renforcée au sein des familles monoparentales : en France, une famille monoparentale sur cinq vit sous le seuil de pauvreté (soit 1,2 millions), or les femmes composent 84 % de ces catégories, et une étude de l’Insee parue en septembre 2021[11] révèle que la part des familles monoparentales a augmenté entre 2011 et 2020. Selon le dernier état des lieux de la pauvreté du Secours Catholique, la crise a renforcé la pauvreté des femmes : elles composent 60 % des personnes accueillies par le Secours Catholique, et les principaux types de ménages accueillis en 2020 par le Secours Catholique sont les mères isolées (25,1 %)[12].

Un enjeu féministe

Une des raisons pour lesquelles les métiers du lien sont peu valorisés, c’est qu’ils font dans l’imaginaire collectif appel à des compétences dites naturelles chez les femmes : le soin, l’attention à l’autre… et dont l’activité professionnelle n’est au fond que la continuité de l’activité domestique gratuite. Parce que les femmes exerceraient leurs métiers par gentillesse, générosité, douceur, ceux-ci ne sont pas aussi « pénibles » que les autres métiers, n’exigent pas autant d’effort, de complexité, de formation, de sacrifice, et n’ont donc pas à être rémunérés comme tout autre travail[13]. En plus d’essentialiser dangereusement les femmes, ce processus installe une hiérarchie entre les métiers de service, aux compétences relationnelles, et les secteurs techniques et industriels.

En ce sens, il nous  interroge plus largement sur la reconnaissance du travail domestique – tâches ménagères, soin, éducation des enfants, aide aux proches dépendants -, très largement supporté par les femmes et strictement gratuit. Or si l’ensemble de cette production domestique non marchande était intégré à la comptabilité de la richesse française, elles représenteraient 1/3 du PIB selon l’Insee[14]. Cette reconnaissance du travail domestique gratuit et du travail du lien dans la contribution au bien-être et à la richesse nationaux est un enjeu éminemment politique, dans la continuité des mouvements de libération des années 60 qui revendiquent la nécessité de reconnaître tout sous-jacent politique de la sphère privée.

Un enjeu d’avenir

La dévalorisation des métiers du lien contraste avec leur importance à venir. En effet, Les métiers du lien vont avoir vocation à se développer dans une société vieillissante et vulnérable. Pour rappel, le vieillissement de la population s’accélère en France. Au premier janvier, plus d’une personne sur cinq en France (20,5%) a 65 ans ou plus (12,8% en 1985). En parallèle, la progression des naissances piétine (-0,7% en 2019 contre -2,4% en 2015). Le vieillissement de la population va continuer d’impacter tous les secteurs et de redéfinir à terme la façon de faire société : loisirs, transport, alimentation, sécurité, santé, domicile, habitat collectif, assurance, tourisme, internet, sport. Tous ces marchés sont déjà en train de s’adapter ou de se décliner sur des segments liés au vieillissement de la population et au « bien-vieillir ». Les métiers du lien vont logiquement prendre une part considérable dans la « silver economy » comme gisement de prospérité économique partagée à long terme.

À long terme également, les métiers du lien auront leur importance dans la bascule écologique du XXIe siècle : les femmes jouent un rôle immense dans l’écologie du quotidien et dans ce qu’on appelle les « écogestes ». En effet, la structure économique fait que les femmes ont tendance à plus s’occuper des autres, de la maison, et dans une continuité du domestique, occuper des métiers du lien. A grande échelle, ces gestes sont écologiquement positifs. En d’autres termes, les externalités positives de ces métiers principalement occupés par des femmes ne sont pas qu’économiques, elles sont aussi écologiques.

III/ Recommandations : réhabiliter l’État social

1)   Promouvoir une économie du lien à travers une politique de l’emploi indexée sur l’utilité sociale des métiers 

Il paraît donc fondamental, pour réduire ces inégalités, de commencer par déployer une politique de l’emploi volontariste tournée vers les métiers du lien. Cela passe par la prise en compte des attentes légitimes de reconnaissance, de revalorisation matérielle, d’amélioration des conditions d’exercice de ces emplois. Cela passe aussi par l’assurance d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle, personnelle et familiale[15]. Surtout, cela passe par la sécurisation et la stabilisation de ces métiers.

Il n’en va pas que d’un rééquilibrage du marché du travail, mais aussi de la défense de notre modèle social. Dans une société vieillissante[16], les métiers du lien ont nécessairement vocation à se développer : en 2030, presqu’un million de personnes occuperaient un emploi d’aide à domicile[17]. La revalorisation des métiers féminins aurait pour double objectif d’un côté de réduire les inégalités professionnelles ; et de l’autre de préparer au mieux les besoins socio-économiques collectifs à venir.

Enfin, la proposition politique d’une telle orientation n’est pas anodine : indexer la valeur de nos emplois sur l’utilité sociale qu’ils impliquent est une révolution économique. Elle participerait à remettre notre structure productive au service de l’intérêt général qu’elle a trop longtemps négligé.

Stabiliser, sécuriser et promouvoir une logique de « carrières » du lien : les métiers du lien sont caractérisés par des temps de travail fractionnés, non complets, des amplitudes horaires fortes, des situations de multiemployeurs, des statuts de vacataires aux conditions extrêmement précaires (pas d’ouverture de droits aux congés payés, à la formation, ou à un complément de rémunération). Selon une enquête[18], 45 % des animatrices périscolaires non titulaires pensent par exemple qu’il y a un risque pour elles d’être licenciées dans les deux années après leur embauche, ce qui instaure un environnement professionnel extrêmement insécurisant. Il faut donc par le levier réglementaire organiser des passerelles plus claires entre les métiers du lien, et entre le tissu associatif et la fonction publique ; fonctionnariser de façon plus automatique et créer plus régulièrement des cadres d’emplois dans les métiers du lien, en particulier pour les secteurs qui en manquent (comme l’animation périscolaire) afin d’ouvrir une perspective et une progression de carrière, et créer des vrais temps pleins. Une attention particulière doit être réservée aux aides à domiciles, assistantes maternelles, accompagnantes d’enfants en situation de handicap, animatrices périscolaires. Ces métiers du lien sont très fortement précarisés et très mal rémunérés (peuvent être inférieurs à la moitié du SMIC[19]). Sur le plan professionnel, ils souffrent d’un manque de progression et condamnent souvent à des carrières particulièrement fractionnées. Ce sont pourtant des métiers amenés à se développer fortement à l’avenir : en 2030, plus de 862 000 personnes pourraient occuper un emploi d’aide à domicile selon le rapport de MM. Bruno Bonnell et François Ruffin consacré au sujet[20]. Il faut donc faire en sorte que les conventions collectives prévoient une clause d’indexation sur le SMIC des niveaux de rémunération, et promouvoir des critères de revalorisation objective des métiers du lien en général (pénibilité, technicité des gestes, responsabilité…).

Mieux protéger les métiers du lien : les métiers du lien transcendent leur hétérogénéité par le travail précaire et éreintant qui les caractérise. Emploi du temps professionnel fragmenté qui a de lourdes conséquences en termes d’atteintes à la santé, à la vie familiale et sociale, la souffrance née de l’absence de reconnaissance sociale, une exposition élevée à certains dangers (notamment les risques chimiques et infectieux des femmes de ménage)… les métiers du lien doivent être mieux protégés. Cela passe par une reconnaissance réglementaire de leur pénibilité physique et psychique ; par la garantie du droit à un suivi médical et une réduction des risques psychosociaux en développant des formations à la prévention, en systématisant les visites médicales d’embauche et périodique, en renforçant les effectifs des services de santé au travail dans ces métiers via la LFSS. La protection de ces métiers passe aussi par la rupture avec la spirale de la sous-traitance automatique pour certains métiers (nettoyeuses) et du bénévolat pour d’autres (couturières) en renforçant le cadre juridique existant.

Augmenter les salaires du lien : Les hausses de rémunération des métiers du lien pourraient être financées par des recettes innovantes : la « protection salariale garantie » défendue par la Fondation Jean Jaurès s’applique particulièrement bien aux métiers du lien. Celle-ci vise à rendre notre système de répartition de la valeur ajoutée au sein de l’entreprise plus juste et adaptée à la lutte contre l’accroissement actuel des inégalités[21]. Plus généralement, une augmentation du SMIC, qui concernerait à 60% les femmes, aurait aussi un effet positif mécanique sur ces métiers. Ces leviers de revalorisation reposeraient sur un travail préalable de classification de ces métiers en comptabilisant leurs compétences réelles et techniques[22], à travers l’approche des valeurs comparables défendue par les économistes Séverine Lemière et Rachel Silvera, et expérimentée au Québec : la loi sur l’équité salariale mise en œuvre en 1999, qui a mobilisé les acteurs sociaux, a permis de revaloriser les métiers à prédominance féminine en les comparant à des métiers à prédominance masculine sur des critères objectifs de pénibilité, formation, compétences, risques, responsabilité, technicité. Entre 1997 et 2017, l’écart moyen de salaire horaire entre les femmes et les hommes est ainsi passé de 15,8% à 10,2%.

Réhabiliter l’État providence : Une politique de l’emploi tournée vers la filière du lien social passe par une réorientation de notre système économique et de nos objectifs en tant que société. Si l’on peut saluer les avancées de la loi Rixain[23] ou de l’index Pénicaud[24], on ne peut s’en remettre uniquement au monde de l’entreprise pour opérer la transformation de notre modèle économique vers l’équité. Cela souligne l’enjeu central d’une réhabilitation de l’État comme garant des services publics, du bien commun et de l’intérêt général. Un État qui non seulement revaloriserait les emplois féminins existants, mais encore en créerait partout où il y en a besoin. Plusieurs dispositifs proposant la création d’emplois publics par l’État existent et ont fait leurs preuves : c’est le cas par exemple de « l’État employeur en dernier ressort », défendu par l’économiste et élue européenne Aurore Lalucq ; la « Garantie Emploi », par l’économiste Pavlina R. Tcherneva, ou encore les « Territoires zéro chômeurs de longue durée » menée par ATD-Quart Monde. Ces dispositifs pourraient tous très utilement être couplés à un critère de genre.

Redéfinir le cap de notre économie : Seul le PIB, créé dans les années 1930, mesure encore la pertinence de notre économie aujourd’hui. En n’étant tourné que vers le calcul de la croissance, il est pourtant incapable de répondre aux défis de notre siècle, que sont la transition écologique et sociale. De nouveaux indicateurs macroéconomiques mériteraient donc d’être introduits pour calculer de façon générale l’utilité sociale de notre structure productive. Parmi d’autres critères, ces nouveaux indicateurs pourraient modéliser notamment l’équité salariale et la part des emplois du lien dans la richesse nationale. Des modèles d’indicateurs macroéconomiques alternatifs et plus complets, qui intègrent des dimensions sociales et durables, développés par les économistes français Eloi Laurent ou britannique Kate Raworth pourraient servir de nouvelles boussoles à notre économie, en remplacement de la stricte croissance.

2) Réformer nos finances publiques

Nos finances publiques ne sont pas neutres : elles orientent toute notre économie, que ce soit pour financer la transition écologique, accompagner la recherche ou augmenter la compétitivité des entreprises. En matière d’égalité entre les femmes et les hommes, elles font pourtant défaut. Et cette inaction nous endette collectivement : selon une étude conjointe de l’institut Genre et Statistiques et de la Fondation des Femmes, l’inégalité entre les sexes coûterait 118 milliards d’euros par an[25].

Tandis qu’elles sont les plus exposées depuis deux ans, les femmes ont été les grandes oubliées des plans de sauvegarde et de relance du gouvernement : sur les 460 milliards d’euros de budget injectés par l’État pour soutenir l’activité économique de notre pays, soit près d’un cinquième du PIB, seulement 7 milliards ont été dédiés à des emplois majoritairement occupés par des femmes. A contrario, ces investissements ont été principalement orientés vers des secteurs industriels, techniques, en très grande majorité masculins, et que la crise a en partie rendus obsolètes. Notre structure fiscale répond encore à une organisation patriarcale, puisque le quotient conjugal à l’imposition pénalise toujours le plus bas salaire d’un foyer, c’est à dire en grande majorité celui des femmes (dans 3 couples sur 4), ou peut encore les éloigner de l’emploi, selon le Conseil d’Analyse économique[26]. Il est donc question de réformer en profondeur nos finances publiques pour qu’elles répondent à l’enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Réviser notre système fiscal et social qui pénalise en particulier les femmes en couple à faibles ou sans revenus et les mères séparées (déconjugalisation de l’Allocation Adulte Handicapté, de l’Allocation de Soutien Familial, réforme de l’impôt sur le revenu).

Faire de l’égaconditionnalité un principe budgétaire : défendu depuis 2016 par le Haut conseil à l’égalité, ce dispositif indexe l’attribution de financements publics ou des autorisations administratives au respect de principes et de pratiques égalitaires entre les femmes et les hommes. Depuis 2019, le Centre national du cinéma majore ses aides à la création de 15% lorsque les équipes de tournage sont paritaires. Ce dispositif concerne plus d’un tiers des films aidés. Depuis 2020, il conditionne strictement ses aides, automatiques comme sélectives, à une formation obligatoire à la prévention contre les violences sexistes et sexuelles.

Adopter des budgets intégrant le genre : au moment de l’établissement de leur budget, les acteurs publics et parapublics – collectivités, État, opérateurs – détermineraient l’impact sur l’égalité entre les hommes et les femmes de chaque dépense (investissement, subventions…) ou recette (impôts, taxes…) engagée. L’objectif de cette budgétisation est de garantir a priori une distribution équitable des ressources entre les sexes et d’égaliser les conditions et les opportunités entre les femmes et les hommes. En Autriche, la budgétisation genrée est un principe constitutionnel depuis 2008. Il oblige les entités à tous niveaux (fédéral, Länder et municipalités) à intégrer l’égalité entre les femmes et les hommes dans leur gestion budgétaire.

3) Changer de culture économique

Revaloriser socialement les métiers du lien par l’éducation : La construction des orientations scolaires et professionnelles assigne à des rôles sociaux de sexe dès le plus jeune âge. Les métiers du lien offrent des signaux très clairs aux jeunes en quête d’une orientation. Parmi les informations sur les métiers du lien, outre les images stéréotypées qui mettent en scène surtout des femmes, les messages qui décrivent les activités professionnelles autant que les textes officiels qui encadrent les contenus du travail orientent une réception sexuée[27].  Ainsi, on souligne un « lien entre les habitus sexués et l’attraction exercée par les métiers sur les jeunes femmes diplômées lorsqu’ils développent un affichage centré sur des valeurs d’empathie et le travail de la relation à autrui : une morale professionnelle plus portée par les femmes (Gilligan, 2008). Le recours au concept de genre (Oakley, 1972 ; Delphy, 2001) permettra d’identifier les mécanismes sexués en jeu qui organisent tous les secteurs de la société en répartissant les rôles sociaux de sexes (Goffman, 1977) entre la sphère domestique et la sphère professionnelle, façonnant dès l’enfance des projets sexués de métiers du Care ».[28]

Pour lutter contre la division sexuée du travail entre des tâches « nobles » de direction ou de gestion des ressources humaines, et des tâches « subalternes » de maternage, il s’agit de présenter différemment les métiers du lien à travers la refonte des chartes pédagogiques présentées dans les formations initiales et continues. Il faut présenter les métiers du lien comme autant de compétences techniques précises, reconnues et inscrites dans les nomenclatures professionnelles, et non pas des compétences naturelles liées aux « qualités féminines » ; et masculiniser l’incarnation de ces métiers, afin que les garçons puissent s’y projeter et les filles ne pas s’y sentir prédestinées.

Mieux reconnaitre les métiers du lien en créant une administration pilote dédiée : Pour changer structurellement notre rapport à ces métiers, il paraît indispensable de créer institution dédiée capable de les répertorier, de comptabiliser le temps de travail effectif des métiers, caractérisé par un nombre important d’heures invisibles. Il s’agit aussi de chiffrer précisément la réduction nécessaire de leur amplitude horaire, travailler à la sectorisation de ces métiers, inciter les structures à comptabiliser le temps de travail effectif, promouvoir certains métiers, comme l’aide à domicile aux personnes fragiles, comme une vraie délégation de service public. Cette institutionnalisation des métiers du lien est un préalable nécessaire pour revaloriser ceux-ci, imposer des normes pour réguler les écarts salariaux et mieux sectoriser, ouvrir les CA et développer le dialogue social dans ces secteurs, reconsidérer les grilles de classification professionnelle, réformer les aides et les tarifications existantes pour certains métiers du soin…

Une mission interministérielle ou un service spécifique mériteraient à ce titre de voir le jour pour clarifier cette catégorie d’emplois manifestement essentiels, prendre mieux en compte la totalité du temps de travail, anticiper leur nécessité à l’avenir et les valoriser économiquement. L’une des missions prioritaires de ce nouvel acteur public serait d’oeuvrer aux conditions d’un dialogue social féminisé, pour mettre en mouvement une puissance publique en concertation avec l’expérience des personnes les plus concernées. Il s’agit en effet de lutter contre l’invisibilisation des femmes des métiers du lien. La crise a montré que la visibilité des femmes pouvait se dégrader même lorsque celle-ci redouble d’effort sur le terrain. Une première étape cruciale de cette mise en visibilité serait la tenue d’une convention qui réunisse citoyens, formations politiques, tissus associatifs, syndicats, ONG, experts, et qui veille scrupuleusement à la place des femmes, et notamment des femmes travailleuses du lien à travers une approche filière qui ferait remonter des témoignages, bonnes pratiques et recommandations des travailleuses du lien elles-mêmes.

[1] Le « care » est défini par la philosophe américaine Joan Tronto comme « une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et pour réparer notre monde en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». De façon significative, une des premières difficultés auxquelles la notion de « care » nous confronte dans sa complexité réside précisément dans le fait de n’avoir pas de terme en français permettant de nommer de façon adéquate ce que les anglo-saxons résument en cette simple expression : ainsi la notion de « soin » est insuffisante, puisqu’elle ne traduit pas, comme le « care » le fait, à la fois l’activité de soin, le dévouement à l’autre et son rôle pour développer l’individu. Ce qui se rapproche le plus de cette synthèse est sans doute la notion de « prendre soin » et « la bienveillance ». La traduction qu’on privilégiera ici est « métiers du lien » en tant que l’on se concentrera principalement sur cette catégorie socio-professionnelle qu’il s’agit d’analyser et de revaloriser. Les métiers du lien dont il sera question dans la note sont des métiers qui s’apparentent selon le croisement de plusieurs critères : critère de genre : ce sont des métiers à forte majorité féminine ; critère social : ce sont des métiers particulièrement mal rémunérés, de 0,5 à 1,2-1,3 SMIC ; critère de pouvoir : ce sont souvent des métiers figés dans une position de subalterne et d’exécutant / dont la capacité à décider est niée ; critère fonctionnel : ce sont des emplois au service des autres.

[2] Simonet, Maud, « Travail gratuit et guerre des valeurs », La vie des idées, 2020

[3] Insee, Femmes et hommes, l’égalité en question Édition 2022

[4] Ainsi 37% des entreprises comptent toujours moins de deux femmes parmi leurs dix plus hautes rémunérations. Lorsqu’elles y accèdent, ce sont souvent dans des secteurs non stratégiques ou de support (communication, administration) : c’est là la fameuse « paroi de verre ».

[5] Les diplômé·es de 2010 des deux sexes ont ainsi décroché autant de postes de cadres trois ans après la fin de leurs études. En revanche, les femmes ne sont plus que 40 % des managers et manageuses à responsabilité hiérarchique sept ans après le diplôme, et elles mettent plus de temps que les hommes à y parvenir : 17,9 mois contre 15,3 mois, explique l’étude ; dans Céreq, « Femmes managers en début de carrière : une légitimité à conquérir », 2020.

[6] Ces écarts de salaire entre femmes et hommes sont cumulatifs au cours du parcours de carrière et fortement marqués par l’arrivée du·de la premier·e enfant ; Meurs, Dominique, Pora, Dominique, « Egalité professionnelle : une lente convergence freinée par les maternités », Economie et statistiques, 2019

[7]  L’enquête Gender Scan est une étude internationale – en partenariat avec l’UNESCO et des associations internationales – sur les femmes dans les métiers scientifiques et techniques. C’est aujourd’hui la seule étude qui rend visible la place et l’avenir des femmes dans les sciences et technologies de la formation jusqu’à l’emploi. (cf. site Internet du Ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances : https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/initiative/enquete-mutationnelles/).

[8] Covid-19 : la pandémie a fait perdre 36 ans à l’égalité entre les femmes et les hommes dans le monde

[9] Voir les indicateurs de pauvreté selon le sexe qui affichent systématiquement un écart entre les hommes et les femmes. Les données de l’INSEE montrent notamment qu’après s’être rapprochés en 2012, les taux de pauvreté en fonction du sexe se sont à nouveau éloignés : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3567016#tableau-figure1_radio1

[10] Rapport de l’IFS and the UCL Institute of Education : https://www.ifs.org.uk/publications/14861

[11] Les familles en 2020 : 25 % de familles monoparentales, 21 % de familles nombreuses

[12] Notre « État de la pauvreté en France 2020 » | Secours Catholique

[13] Selon Dominique Méda : « Les grilles de classification, qui ont été forgées pour déterminer les salaires, ont été en effet conçues par des hommes. Des chercheuses se sont intéressées à ces grilles et ont montré combien ces grilles étaient différentes des grilles des emplois occupés par les hommes : pour les femmes, les compétences sont naturelles, donc cela ne mérite pas de rémunération (sic) tandis que, pour les métiers masculins, on va détailler, préciser les compétences techniques que ça demande et qui vont attirer une rémunération plus importante. Il y a aussi un rapport de force. Dans des métiers comme aide à domicile, caissière, il y a peu de syndicats, de mobilisation. Une rémunération, une valorisation, c’est à la fois un construit social et le résultat d’un rapport de force. », dans https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_dominique-meda-les-metiers-ultra-feminins-ultra-mal-payes-nous-permettent-de-continuer-a-vivre?id=10483389

[14] Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010

[15] Les métiers du lien sont caractérisés par des temps de travail fractionnés, incomplets, des amplitudes horaires fortes, des situations de multiemployeurs, des statuts de vacataires aux conditions extrêmement précaires (pas d’ouverture de droits aux congés payés, à la formation, ou à un complément de rémunération).

[16] Le vieillissement de la population s’accélère en France. Au premier janvier, plus d’une personne sur cinq en France (20,5%) a 65 ans ou plus (12,8% en 1985). En parallèle, la progression des naissances piétine (-0,7% en 2019 contre -2,4% en 2015). Le vieillissement de la population va continuer d’impacter tous les secteurs et de redéfinir à terme la façon de faire société : loisirs, transport, alimentation, sécurité, santé, domicile, habitat collectif, assurance, tourisme, internet, sport.

[17] A ce titre, une attention particulière doit être réservée aux aides à domiciles, assistantes maternelles, accompagnantes d’enfants en situation de handicap, animatrices périscolaires. Ces métiers sont très fortement précarisés et très mal rémunérés (peuvent être inférieurs à la moitié du SMIC). Sur le plan professionnel, ces métiers souffrent d’un manque de progression et condamnent souvent à des carrières particulièrement fractionnées. Il faut donc faire en sorte que les conventions collectives prévoient une clause d’indexation sur le SMIC des niveaux de rémunération, et promouvoir des critères de revalorisation objective des métiers du lien en général (pénibilité, technicité des gestes, responsabilité…) ; dans Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement, par la commission des affaires économiques, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les « métiers du lien » (M. Bruno Bonnell et M. François Ruffin).

[18] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/docs/RINFANR5L15B3126.raw#_ftn58

[19] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b3126_rapport-information

[20] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b3126_rapport-information.pdf

[21] Il s’agit, de manière très synthétique, de garantir aux salariés percevant les plus basses rémunérations une « augmentation d’environ 10 % en moyenne, directement sur leur fiche de paie et compris dans le revenu brut ». Celle-ci serait permise sans alourdir la masse salariale de l’entreprise, en ponctionnant les revenus salariaux des 5% les mieux rémunérés du pays. Par ailleurs, le principe de la redistribution inter-branches professionnelles permettrait notamment aux secteurs du commerce alimentaire et du nettoyage, manutention de bénéficier d’un transfert de revenus du travail de la part de secteurs à plus forte valeur ajoutée (banque, chimie, pharmacie, etc.) ; Mbarki, Amin, Toubiana, Samuel, Paulin Anthony, « La protection salariale garantie », Fondation Jean-Jaurès, 2021

[22] Cette approche part du principe que le travail des femmes est généralement sous-évalué et sujet à la ségrégation du marché du travail, dans lequel les métiers féminins feraient appel à des compétences « naturelles » pour elles et non à de véritables qualifications.

[23] Une des mesures phares de cette loi du 24 décembre 2021 visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle consiste en l’instauration de quotas parmi les cadres dirigeant.es ainsi qu’au sein des Comex et Codir des entreprises.

[24] La loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel introduit une obligation de résultat en matière d’égalité de rémunération : les entreprises doivent calculer et publier un index composé de cinq indicateurs (écarts moyens de rémunération, écarts dans les promotions, les augmentations, part des femmes bénéficiant d’une augmentation au retour d’un congé de maternité, place des femmes dans les 10 plus hautes rémunérations). La base de calcul et le périmètre de cet index ont fait l’objet de beaucoup de critiques (Médiapart, 5 octobre 2020 ; CGT, mars 2019).

[25] Fondation des Femmes, « Le coût des inégalités en France », 2022

[26] Bozio, Antoine, Dormont, Brigitte, García-Peñalosa, Cecilia, « Réduire les inégalités de salaires entre femmes et hommes », Conseil d’analyse économique, n°17, 2014

[27] Ainsi, « Selon une logique de professionnalisation différente, on observe que le métier de CPE, masculin à l’origine, a connu un fort mouvement de féminisation à la faveur d’un retournement des missions qui sont passées du contrôle des élèves par la discipline à l’éducation par l’accompagnement du jeune collégien ou lycéen. Ainsi, bien que très distincts sous de nombreux rapports, ces deux métiers partagent aujourd’hui les missions de socialisation et de sollicitude qui s’actualisent dans le souci d’une relation aux élèves, empathique et bienveillante plutôt qu’autoritaire et répressive. » dans https://journals.openedition.org/edso/2297

[28] https://journals.openedition.org/edso/2297

Publié le 15 février 2023

Revaloriser les métiers du lien après la crise, un enjeu social, économique, politique

Auteurs

Mahaut Chaudouët-Delmas
Diplômée de l'ENS et de Sciences-Po, Mahaut Chaudouët-Delmas est conseillère politique, activiste féministe et rapporteuse au Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes. Elle est également réalisatrice de podcasts politiques (Les Ombres ; Regarde-moi bien) et autrice de Demain ne peut qu'être féministe.

Les leçons sur l’égalité économique entre les femmes et les hommes qui se cristallisent dans la longue crise sociale que l’on traverse depuis 4 ans sont nombreuses. Elles sont pourtant un angle mort de l’État interventionniste que la pandémie et le retour de la guerre en Europe ont réhabilité. Si elle a révélé notre dépendance quotidienne aux métiers à forte valeur sociale, renommés depuis « essentiels », la crise n’a pas encore débouché sur un rééquilibrage économique et social que ces professions méritent et nécessitent. Plus encore, cette réévaluation nous enjoint à redéfinir un modèle économique qui place l’utilité sociale et l’intérêt général au cœur de son principe d’action. Des moyens concrets existent, comme une réforme salariale, un investissement massif dans l’économie du lien, une refonte de nos indicateurs et de nos finances publiques. Ils attendent d’être activés pour remédier à l’inversion des valeurs dont les métiers du lien, partant notre économie, souffrent.

L’ensemble de mesures que nous préconisons ne constitue pas seulement une politique publique « féministe », c’est un levier majeur pour une politique sociale ambitieuse contre la précarité des invisibles. Elle offre une ressource pour combattre avec justice et efficacité la pauvreté et l’exclusion, mais aussi pour activer un changement réel de l’échelle des valeurs dans l’emploi et, plus généralement, dans l’organisation des activités humaines en prise avec « ce qui compte ».

I/ Constats : des métiers essentiels oubliés

Les emplois qui ont assuré la continuité de la vie, familiale, sociale et professionnelle depuis ces deux dernières années sont majoritairement occupés par des femmes : à 73 % dans l’éducation, la santé et l’action sociale, le commerce, le service. Ce sont des infirmières (87%), les aides-soignantes (91%), les aides à domicile et aides ménagères (97%), les agentes d’entretien (73%), les caissières et vendeuses (76%), ce sont encore des travailleuses sociales et les enseignantes. Souvent non-Blanches et d’origine étrangère, parfois sans-papiers. Le rôle des femmes du « care »[1] a été crucial depuis 3 ans : pas seulement à travers les emplois dits féminins largement sous-valorisés et surexploités (« les premières de corvées », comme plusieurs médias l’ont alors titré), mais encore à travers le travail domestique gratuit, et le travail bénévole. Que ce soient les jeunes en service civique dans les hôpitaux et les Ehpad (à plus de 70% femmes), les élèves infirmières réquisitionnées pour travailler quasiment gratuitement (entre 0,80 et 1,40€ de l’heure), mais aussi les couturières, qui ont confectionné des masques pour la population pendant des mois sans être rétribuées, ce sont principalement les femmes qui ont répondu aux appels gouvernementaux à la solidarité nationale. Ce déséquilibre a même conduit à la gratuitisation de leur travail selon la sociologue Maud Simonet[2].

La pandémie a fonctionné comme un miroir grossissant des mécanismes dysfonctionnels du marché du travail. Car plus généralement, l’ensemble des femmes actives connaissent encore un écart de rémunération avec les hommes de 22% en moyenne[3]. Les femmes dans leur ensemble poursuivent des carrières hachées, du fait d’inégalités de conditions initiales (éducation, orientation, confiance en soi, valeurs genrées) et continues (charge domestique et parentale, sexisme en entreprise). Elles composent aussi 80% des temps partiels, occupent les emplois précaires, petits boulots ou métiers de sous-traitance aux amplitudes horaires étendues et aux piètres conditions de travail, à l’instar des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles qui se sont battues pour faire reconnaître leurs droits. Comme l’a montré l’ANACT, dans son étude sur « La sinistralité au travail en France », en vingt ans (2001-2019), la santé au travail des femmes se dégrade, avec des maladies professionnelles en augmentation de +158% et des accidents du travail en croissance de +41%, en particulier dans les métiers de services féminisés (santé, action sociale, nettoyage). Mais ce sont aussi et encore les femmes qui sont exclues des niveaux hiérarchiques les plus élevés, valorisants, qualifiés et rémunérés des entreprises[4]. Celles qui, plus diplômées que les hommes, ont toujours plus de mal à « faire carrière »[5]. Ce sont les mêmes qui, une fois mères, ont une chance sur deux d’interrompre ou cesser leur activité professionnelle, contre seulement un père sur neuf, et qui gagnent un salaire inférieur de 25%, cinq ans après leur premier enfant[6]. Enfin, ce sont les femmes qui touchent une retraite inférieure de 42% par rapport aux hommes.

Cette tendance vient s’ajouter à celle, plus structurelle, de la répartition sexuée des métiers d’avenir, qui perpétue les écarts de salaire horaire sur le long terme : dans la formation, les hommes composent 71% des inscrits dans les parcours d’ingénieurs, dans l’emploi, les femmes ne représentent qu’un tiers des salariés des secteurs de l’ingénierie, de l’informatique et du numérique, et ce principalement dans les fonctions support (ressources humaines, administration, marketing, communication, etc, et non pas dans les branches dites « qualifiées » et, donc, mieux rémunérées). Du côté employeurs, seulement 7 % des start-ups françaises sont dirigées par des femmes. L’éloignement des jeunes femmes est encore plus marqué concernant la formation aux métiers du numérique (la proportion de femmes diplômées dans ce secteur a baissé de 2 % en France entre 2013 et 2017, marquant un peu plus cet éloignement selon l’étude Gender Scan[7] 2019) et ce alors que l’on estime à plus de 50 % la part des métiers du numérique en 2030. Couplée à l’automatisation des métiers principalement occupés par des femmes (caissières et secrétaires), et à la généralisation et à a normalisation du télétravail qui cantonne davantage les femmes dans la sphère domestique dans laquelle elles subissent les risques économiques sus-mentionnés et les décourage en plus grande proportion de retourner au travail, cette tendance du marché du travail de demain est particulièrement inquiétante. En bref, toutes les femmes, toute leur vie, sont inégalement traitées sur le marché du travail. Une politique publique ambitieuse pour accompagner les métiers féminisés du lien permettrait de rééquilibrer cette inégalité fondamentale et persistante.

II/ Enjeux : la nécessité sociale, politique et économique d’un sursaut

Un enjeu social

À court terme, la paupérisation des femmes fait de la catégorie socio-professionnelle du « lien » un enjeu de pauvreté lié au travail. La crise de la Covid-19 a fait reculer d’une génération l’égalité entre les femmes et les hommes[8]. Surtout, cette situation est venue renforcer, comme pour le reste des inégalités sociales, la tendance structurelle à la précarisation féminine[9] : un récent rapport britannique montrait qu’en Angleterre[10], les mères ont 47 % plus de risque que les pères d’avoir perdu ou quitté leur emploi depuis février 2020. C’est ainsi que les taux de pauvreté féminin et masculin sont désormais presque identiques, de l’ordre de 8 % au seuil à 50 %. La lutte contre la pauvreté et la précarité au travail doit donc prendre en compte cet état des lieux : les femmes constituent un groupe social particulièrement touché par ces deux fléaux qui sévissent de manière d’autant plus aiguë que la pandémie a frappé en premier lieu les personnes les plus vulnérables.

Cette pauvreté spécifique est renforcée au sein des familles monoparentales : en France, une famille monoparentale sur cinq vit sous le seuil de pauvreté (soit 1,2 millions), or les femmes composent 84 % de ces catégories, et une étude de l’Insee parue en septembre 2021[11] révèle que la part des familles monoparentales a augmenté entre 2011 et 2020. Selon le dernier état des lieux de la pauvreté du Secours Catholique, la crise a renforcé la pauvreté des femmes : elles composent 60 % des personnes accueillies par le Secours Catholique, et les principaux types de ménages accueillis en 2020 par le Secours Catholique sont les mères isolées (25,1 %)[12].

Un enjeu féministe

Une des raisons pour lesquelles les métiers du lien sont peu valorisés, c’est qu’ils font dans l’imaginaire collectif appel à des compétences dites naturelles chez les femmes : le soin, l’attention à l’autre… et dont l’activité professionnelle n’est au fond que la continuité de l’activité domestique gratuite. Parce que les femmes exerceraient leurs métiers par gentillesse, générosité, douceur, ceux-ci ne sont pas aussi « pénibles » que les autres métiers, n’exigent pas autant d’effort, de complexité, de formation, de sacrifice, et n’ont donc pas à être rémunérés comme tout autre travail[13]. En plus d’essentialiser dangereusement les femmes, ce processus installe une hiérarchie entre les métiers de service, aux compétences relationnelles, et les secteurs techniques et industriels.

En ce sens, il nous  interroge plus largement sur la reconnaissance du travail domestique – tâches ménagères, soin, éducation des enfants, aide aux proches dépendants -, très largement supporté par les femmes et strictement gratuit. Or si l’ensemble de cette production domestique non marchande était intégré à la comptabilité de la richesse française, elles représenteraient 1/3 du PIB selon l’Insee[14]. Cette reconnaissance du travail domestique gratuit et du travail du lien dans la contribution au bien-être et à la richesse nationaux est un enjeu éminemment politique, dans la continuité des mouvements de libération des années 60 qui revendiquent la nécessité de reconnaître tout sous-jacent politique de la sphère privée.

Un enjeu d’avenir

La dévalorisation des métiers du lien contraste avec leur importance à venir. En effet, Les métiers du lien vont avoir vocation à se développer dans une société vieillissante et vulnérable. Pour rappel, le vieillissement de la population s’accélère en France. Au premier janvier, plus d’une personne sur cinq en France (20,5%) a 65 ans ou plus (12,8% en 1985). En parallèle, la progression des naissances piétine (-0,7% en 2019 contre -2,4% en 2015). Le vieillissement de la population va continuer d’impacter tous les secteurs et de redéfinir à terme la façon de faire société : loisirs, transport, alimentation, sécurité, santé, domicile, habitat collectif, assurance, tourisme, internet, sport. Tous ces marchés sont déjà en train de s’adapter ou de se décliner sur des segments liés au vieillissement de la population et au « bien-vieillir ». Les métiers du lien vont logiquement prendre une part considérable dans la « silver economy » comme gisement de prospérité économique partagée à long terme.

À long terme également, les métiers du lien auront leur importance dans la bascule écologique du XXIe siècle : les femmes jouent un rôle immense dans l’écologie du quotidien et dans ce qu’on appelle les « écogestes ». En effet, la structure économique fait que les femmes ont tendance à plus s’occuper des autres, de la maison, et dans une continuité du domestique, occuper des métiers du lien. A grande échelle, ces gestes sont écologiquement positifs. En d’autres termes, les externalités positives de ces métiers principalement occupés par des femmes ne sont pas qu’économiques, elles sont aussi écologiques.

III/ Recommandations : réhabiliter l’État social

1)   Promouvoir une économie du lien à travers une politique de l’emploi indexée sur l’utilité sociale des métiers 

Il paraît donc fondamental, pour réduire ces inégalités, de commencer par déployer une politique de l’emploi volontariste tournée vers les métiers du lien. Cela passe par la prise en compte des attentes légitimes de reconnaissance, de revalorisation matérielle, d’amélioration des conditions d’exercice de ces emplois. Cela passe aussi par l’assurance d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle, personnelle et familiale[15]. Surtout, cela passe par la sécurisation et la stabilisation de ces métiers.

Il n’en va pas que d’un rééquilibrage du marché du travail, mais aussi de la défense de notre modèle social. Dans une société vieillissante[16], les métiers du lien ont nécessairement vocation à se développer : en 2030, presqu’un million de personnes occuperaient un emploi d’aide à domicile[17]. La revalorisation des métiers féminins aurait pour double objectif d’un côté de réduire les inégalités professionnelles ; et de l’autre de préparer au mieux les besoins socio-économiques collectifs à venir.

Enfin, la proposition politique d’une telle orientation n’est pas anodine : indexer la valeur de nos emplois sur l’utilité sociale qu’ils impliquent est une révolution économique. Elle participerait à remettre notre structure productive au service de l’intérêt général qu’elle a trop longtemps négligé.

Stabiliser, sécuriser et promouvoir une logique de « carrières » du lien : les métiers du lien sont caractérisés par des temps de travail fractionnés, non complets, des amplitudes horaires fortes, des situations de multiemployeurs, des statuts de vacataires aux conditions extrêmement précaires (pas d’ouverture de droits aux congés payés, à la formation, ou à un complément de rémunération). Selon une enquête[18], 45 % des animatrices périscolaires non titulaires pensent par exemple qu’il y a un risque pour elles d’être licenciées dans les deux années après leur embauche, ce qui instaure un environnement professionnel extrêmement insécurisant. Il faut donc par le levier réglementaire organiser des passerelles plus claires entre les métiers du lien, et entre le tissu associatif et la fonction publique ; fonctionnariser de façon plus automatique et créer plus régulièrement des cadres d’emplois dans les métiers du lien, en particulier pour les secteurs qui en manquent (comme l’animation périscolaire) afin d’ouvrir une perspective et une progression de carrière, et créer des vrais temps pleins. Une attention particulière doit être réservée aux aides à domiciles, assistantes maternelles, accompagnantes d’enfants en situation de handicap, animatrices périscolaires. Ces métiers du lien sont très fortement précarisés et très mal rémunérés (peuvent être inférieurs à la moitié du SMIC[19]). Sur le plan professionnel, ils souffrent d’un manque de progression et condamnent souvent à des carrières particulièrement fractionnées. Ce sont pourtant des métiers amenés à se développer fortement à l’avenir : en 2030, plus de 862 000 personnes pourraient occuper un emploi d’aide à domicile selon le rapport de MM. Bruno Bonnell et François Ruffin consacré au sujet[20]. Il faut donc faire en sorte que les conventions collectives prévoient une clause d’indexation sur le SMIC des niveaux de rémunération, et promouvoir des critères de revalorisation objective des métiers du lien en général (pénibilité, technicité des gestes, responsabilité…).

Mieux protéger les métiers du lien : les métiers du lien transcendent leur hétérogénéité par le travail précaire et éreintant qui les caractérise. Emploi du temps professionnel fragmenté qui a de lourdes conséquences en termes d’atteintes à la santé, à la vie familiale et sociale, la souffrance née de l’absence de reconnaissance sociale, une exposition élevée à certains dangers (notamment les risques chimiques et infectieux des femmes de ménage)… les métiers du lien doivent être mieux protégés. Cela passe par une reconnaissance réglementaire de leur pénibilité physique et psychique ; par la garantie du droit à un suivi médical et une réduction des risques psychosociaux en développant des formations à la prévention, en systématisant les visites médicales d’embauche et périodique, en renforçant les effectifs des services de santé au travail dans ces métiers via la LFSS. La protection de ces métiers passe aussi par la rupture avec la spirale de la sous-traitance automatique pour certains métiers (nettoyeuses) et du bénévolat pour d’autres (couturières) en renforçant le cadre juridique existant.

Augmenter les salaires du lien : Les hausses de rémunération des métiers du lien pourraient être financées par des recettes innovantes : la « protection salariale garantie » défendue par la Fondation Jean Jaurès s’applique particulièrement bien aux métiers du lien. Celle-ci vise à rendre notre système de répartition de la valeur ajoutée au sein de l’entreprise plus juste et adaptée à la lutte contre l’accroissement actuel des inégalités[21]. Plus généralement, une augmentation du SMIC, qui concernerait à 60% les femmes, aurait aussi un effet positif mécanique sur ces métiers. Ces leviers de revalorisation reposeraient sur un travail préalable de classification de ces métiers en comptabilisant leurs compétences réelles et techniques[22], à travers l’approche des valeurs comparables défendue par les économistes Séverine Lemière et Rachel Silvera, et expérimentée au Québec : la loi sur l’équité salariale mise en œuvre en 1999, qui a mobilisé les acteurs sociaux, a permis de revaloriser les métiers à prédominance féminine en les comparant à des métiers à prédominance masculine sur des critères objectifs de pénibilité, formation, compétences, risques, responsabilité, technicité. Entre 1997 et 2017, l’écart moyen de salaire horaire entre les femmes et les hommes est ainsi passé de 15,8% à 10,2%.

Réhabiliter l’État providence : Une politique de l’emploi tournée vers la filière du lien social passe par une réorientation de notre système économique et de nos objectifs en tant que société. Si l’on peut saluer les avancées de la loi Rixain[23] ou de l’index Pénicaud[24], on ne peut s’en remettre uniquement au monde de l’entreprise pour opérer la transformation de notre modèle économique vers l’équité. Cela souligne l’enjeu central d’une réhabilitation de l’État comme garant des services publics, du bien commun et de l’intérêt général. Un État qui non seulement revaloriserait les emplois féminins existants, mais encore en créerait partout où il y en a besoin. Plusieurs dispositifs proposant la création d’emplois publics par l’État existent et ont fait leurs preuves : c’est le cas par exemple de « l’État employeur en dernier ressort », défendu par l’économiste et élue européenne Aurore Lalucq ; la « Garantie Emploi », par l’économiste Pavlina R. Tcherneva, ou encore les « Territoires zéro chômeurs de longue durée » menée par ATD-Quart Monde. Ces dispositifs pourraient tous très utilement être couplés à un critère de genre.

Redéfinir le cap de notre économie : Seul le PIB, créé dans les années 1930, mesure encore la pertinence de notre économie aujourd’hui. En n’étant tourné que vers le calcul de la croissance, il est pourtant incapable de répondre aux défis de notre siècle, que sont la transition écologique et sociale. De nouveaux indicateurs macroéconomiques mériteraient donc d’être introduits pour calculer de façon générale l’utilité sociale de notre structure productive. Parmi d’autres critères, ces nouveaux indicateurs pourraient modéliser notamment l’équité salariale et la part des emplois du lien dans la richesse nationale. Des modèles d’indicateurs macroéconomiques alternatifs et plus complets, qui intègrent des dimensions sociales et durables, développés par les économistes français Eloi Laurent ou britannique Kate Raworth pourraient servir de nouvelles boussoles à notre économie, en remplacement de la stricte croissance.

2) Réformer nos finances publiques

Nos finances publiques ne sont pas neutres : elles orientent toute notre économie, que ce soit pour financer la transition écologique, accompagner la recherche ou augmenter la compétitivité des entreprises. En matière d’égalité entre les femmes et les hommes, elles font pourtant défaut. Et cette inaction nous endette collectivement : selon une étude conjointe de l’institut Genre et Statistiques et de la Fondation des Femmes, l’inégalité entre les sexes coûterait 118 milliards d’euros par an[25].

Tandis qu’elles sont les plus exposées depuis deux ans, les femmes ont été les grandes oubliées des plans de sauvegarde et de relance du gouvernement : sur les 460 milliards d’euros de budget injectés par l’État pour soutenir l’activité économique de notre pays, soit près d’un cinquième du PIB, seulement 7 milliards ont été dédiés à des emplois majoritairement occupés par des femmes. A contrario, ces investissements ont été principalement orientés vers des secteurs industriels, techniques, en très grande majorité masculins, et que la crise a en partie rendus obsolètes. Notre structure fiscale répond encore à une organisation patriarcale, puisque le quotient conjugal à l’imposition pénalise toujours le plus bas salaire d’un foyer, c’est à dire en grande majorité celui des femmes (dans 3 couples sur 4), ou peut encore les éloigner de l’emploi, selon le Conseil d’Analyse économique[26]. Il est donc question de réformer en profondeur nos finances publiques pour qu’elles répondent à l’enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Réviser notre système fiscal et social qui pénalise en particulier les femmes en couple à faibles ou sans revenus et les mères séparées (déconjugalisation de l’Allocation Adulte Handicapté, de l’Allocation de Soutien Familial, réforme de l’impôt sur le revenu).

Faire de l’égaconditionnalité un principe budgétaire : défendu depuis 2016 par le Haut conseil à l’égalité, ce dispositif indexe l’attribution de financements publics ou des autorisations administratives au respect de principes et de pratiques égalitaires entre les femmes et les hommes. Depuis 2019, le Centre national du cinéma majore ses aides à la création de 15% lorsque les équipes de tournage sont paritaires. Ce dispositif concerne plus d’un tiers des films aidés. Depuis 2020, il conditionne strictement ses aides, automatiques comme sélectives, à une formation obligatoire à la prévention contre les violences sexistes et sexuelles.

Adopter des budgets intégrant le genre : au moment de l’établissement de leur budget, les acteurs publics et parapublics – collectivités, État, opérateurs – détermineraient l’impact sur l’égalité entre les hommes et les femmes de chaque dépense (investissement, subventions…) ou recette (impôts, taxes…) engagée. L’objectif de cette budgétisation est de garantir a priori une distribution équitable des ressources entre les sexes et d’égaliser les conditions et les opportunités entre les femmes et les hommes. En Autriche, la budgétisation genrée est un principe constitutionnel depuis 2008. Il oblige les entités à tous niveaux (fédéral, Länder et municipalités) à intégrer l’égalité entre les femmes et les hommes dans leur gestion budgétaire.

3) Changer de culture économique

Revaloriser socialement les métiers du lien par l’éducation : La construction des orientations scolaires et professionnelles assigne à des rôles sociaux de sexe dès le plus jeune âge. Les métiers du lien offrent des signaux très clairs aux jeunes en quête d’une orientation. Parmi les informations sur les métiers du lien, outre les images stéréotypées qui mettent en scène surtout des femmes, les messages qui décrivent les activités professionnelles autant que les textes officiels qui encadrent les contenus du travail orientent une réception sexuée[27].  Ainsi, on souligne un « lien entre les habitus sexués et l’attraction exercée par les métiers sur les jeunes femmes diplômées lorsqu’ils développent un affichage centré sur des valeurs d’empathie et le travail de la relation à autrui : une morale professionnelle plus portée par les femmes (Gilligan, 2008). Le recours au concept de genre (Oakley, 1972 ; Delphy, 2001) permettra d’identifier les mécanismes sexués en jeu qui organisent tous les secteurs de la société en répartissant les rôles sociaux de sexes (Goffman, 1977) entre la sphère domestique et la sphère professionnelle, façonnant dès l’enfance des projets sexués de métiers du Care ».[28]

Pour lutter contre la division sexuée du travail entre des tâches « nobles » de direction ou de gestion des ressources humaines, et des tâches « subalternes » de maternage, il s’agit de présenter différemment les métiers du lien à travers la refonte des chartes pédagogiques présentées dans les formations initiales et continues. Il faut présenter les métiers du lien comme autant de compétences techniques précises, reconnues et inscrites dans les nomenclatures professionnelles, et non pas des compétences naturelles liées aux « qualités féminines » ; et masculiniser l’incarnation de ces métiers, afin que les garçons puissent s’y projeter et les filles ne pas s’y sentir prédestinées.

Mieux reconnaitre les métiers du lien en créant une administration pilote dédiée : Pour changer structurellement notre rapport à ces métiers, il paraît indispensable de créer institution dédiée capable de les répertorier, de comptabiliser le temps de travail effectif des métiers, caractérisé par un nombre important d’heures invisibles. Il s’agit aussi de chiffrer précisément la réduction nécessaire de leur amplitude horaire, travailler à la sectorisation de ces métiers, inciter les structures à comptabiliser le temps de travail effectif, promouvoir certains métiers, comme l’aide à domicile aux personnes fragiles, comme une vraie délégation de service public. Cette institutionnalisation des métiers du lien est un préalable nécessaire pour revaloriser ceux-ci, imposer des normes pour réguler les écarts salariaux et mieux sectoriser, ouvrir les CA et développer le dialogue social dans ces secteurs, reconsidérer les grilles de classification professionnelle, réformer les aides et les tarifications existantes pour certains métiers du soin…

Une mission interministérielle ou un service spécifique mériteraient à ce titre de voir le jour pour clarifier cette catégorie d’emplois manifestement essentiels, prendre mieux en compte la totalité du temps de travail, anticiper leur nécessité à l’avenir et les valoriser économiquement. L’une des missions prioritaires de ce nouvel acteur public serait d’oeuvrer aux conditions d’un dialogue social féminisé, pour mettre en mouvement une puissance publique en concertation avec l’expérience des personnes les plus concernées. Il s’agit en effet de lutter contre l’invisibilisation des femmes des métiers du lien. La crise a montré que la visibilité des femmes pouvait se dégrader même lorsque celle-ci redouble d’effort sur le terrain. Une première étape cruciale de cette mise en visibilité serait la tenue d’une convention qui réunisse citoyens, formations politiques, tissus associatifs, syndicats, ONG, experts, et qui veille scrupuleusement à la place des femmes, et notamment des femmes travailleuses du lien à travers une approche filière qui ferait remonter des témoignages, bonnes pratiques et recommandations des travailleuses du lien elles-mêmes.

[1] Le « care » est défini par la philosophe américaine Joan Tronto comme « une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et pour réparer notre monde en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». De façon significative, une des premières difficultés auxquelles la notion de « care » nous confronte dans sa complexité réside précisément dans le fait de n’avoir pas de terme en français permettant de nommer de façon adéquate ce que les anglo-saxons résument en cette simple expression : ainsi la notion de « soin » est insuffisante, puisqu’elle ne traduit pas, comme le « care » le fait, à la fois l’activité de soin, le dévouement à l’autre et son rôle pour développer l’individu. Ce qui se rapproche le plus de cette synthèse est sans doute la notion de « prendre soin » et « la bienveillance ». La traduction qu’on privilégiera ici est « métiers du lien » en tant que l’on se concentrera principalement sur cette catégorie socio-professionnelle qu’il s’agit d’analyser et de revaloriser. Les métiers du lien dont il sera question dans la note sont des métiers qui s’apparentent selon le croisement de plusieurs critères : critère de genre : ce sont des métiers à forte majorité féminine ; critère social : ce sont des métiers particulièrement mal rémunérés, de 0,5 à 1,2-1,3 SMIC ; critère de pouvoir : ce sont souvent des métiers figés dans une position de subalterne et d’exécutant / dont la capacité à décider est niée ; critère fonctionnel : ce sont des emplois au service des autres.

[2] Simonet, Maud, « Travail gratuit et guerre des valeurs », La vie des idées, 2020

[3] Insee, Femmes et hommes, l’égalité en question Édition 2022

[4] Ainsi 37% des entreprises comptent toujours moins de deux femmes parmi leurs dix plus hautes rémunérations. Lorsqu’elles y accèdent, ce sont souvent dans des secteurs non stratégiques ou de support (communication, administration) : c’est là la fameuse « paroi de verre ».

[5] Les diplômé·es de 2010 des deux sexes ont ainsi décroché autant de postes de cadres trois ans après la fin de leurs études. En revanche, les femmes ne sont plus que 40 % des managers et manageuses à responsabilité hiérarchique sept ans après le diplôme, et elles mettent plus de temps que les hommes à y parvenir : 17,9 mois contre 15,3 mois, explique l’étude ; dans Céreq, « Femmes managers en début de carrière : une légitimité à conquérir », 2020.

[6] Ces écarts de salaire entre femmes et hommes sont cumulatifs au cours du parcours de carrière et fortement marqués par l’arrivée du·de la premier·e enfant ; Meurs, Dominique, Pora, Dominique, « Egalité professionnelle : une lente convergence freinée par les maternités », Economie et statistiques, 2019

[7]  L’enquête Gender Scan est une étude internationale – en partenariat avec l’UNESCO et des associations internationales – sur les femmes dans les métiers scientifiques et techniques. C’est aujourd’hui la seule étude qui rend visible la place et l’avenir des femmes dans les sciences et technologies de la formation jusqu’à l’emploi. (cf. site Internet du Ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances : https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/initiative/enquete-mutationnelles/).

[8] Covid-19 : la pandémie a fait perdre 36 ans à l’égalité entre les femmes et les hommes dans le monde

[9] Voir les indicateurs de pauvreté selon le sexe qui affichent systématiquement un écart entre les hommes et les femmes. Les données de l’INSEE montrent notamment qu’après s’être rapprochés en 2012, les taux de pauvreté en fonction du sexe se sont à nouveau éloignés : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3567016#tableau-figure1_radio1

[10] Rapport de l’IFS and the UCL Institute of Education : https://www.ifs.org.uk/publications/14861

[11] Les familles en 2020 : 25 % de familles monoparentales, 21 % de familles nombreuses

[12] Notre « État de la pauvreté en France 2020 » | Secours Catholique

[13] Selon Dominique Méda : « Les grilles de classification, qui ont été forgées pour déterminer les salaires, ont été en effet conçues par des hommes. Des chercheuses se sont intéressées à ces grilles et ont montré combien ces grilles étaient différentes des grilles des emplois occupés par les hommes : pour les femmes, les compétences sont naturelles, donc cela ne mérite pas de rémunération (sic) tandis que, pour les métiers masculins, on va détailler, préciser les compétences techniques que ça demande et qui vont attirer une rémunération plus importante. Il y a aussi un rapport de force. Dans des métiers comme aide à domicile, caissière, il y a peu de syndicats, de mobilisation. Une rémunération, une valorisation, c’est à la fois un construit social et le résultat d’un rapport de force. », dans https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_dominique-meda-les-metiers-ultra-feminins-ultra-mal-payes-nous-permettent-de-continuer-a-vivre?id=10483389

[14] Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010

[15] Les métiers du lien sont caractérisés par des temps de travail fractionnés, incomplets, des amplitudes horaires fortes, des situations de multiemployeurs, des statuts de vacataires aux conditions extrêmement précaires (pas d’ouverture de droits aux congés payés, à la formation, ou à un complément de rémunération).

[16] Le vieillissement de la population s’accélère en France. Au premier janvier, plus d’une personne sur cinq en France (20,5%) a 65 ans ou plus (12,8% en 1985). En parallèle, la progression des naissances piétine (-0,7% en 2019 contre -2,4% en 2015). Le vieillissement de la population va continuer d’impacter tous les secteurs et de redéfinir à terme la façon de faire société : loisirs, transport, alimentation, sécurité, santé, domicile, habitat collectif, assurance, tourisme, internet, sport.

[17] A ce titre, une attention particulière doit être réservée aux aides à domiciles, assistantes maternelles, accompagnantes d’enfants en situation de handicap, animatrices périscolaires. Ces métiers sont très fortement précarisés et très mal rémunérés (peuvent être inférieurs à la moitié du SMIC). Sur le plan professionnel, ces métiers souffrent d’un manque de progression et condamnent souvent à des carrières particulièrement fractionnées. Il faut donc faire en sorte que les conventions collectives prévoient une clause d’indexation sur le SMIC des niveaux de rémunération, et promouvoir des critères de revalorisation objective des métiers du lien en général (pénibilité, technicité des gestes, responsabilité…) ; dans Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement, par la commission des affaires économiques, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les « métiers du lien » (M. Bruno Bonnell et M. François Ruffin).

[18] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/docs/RINFANR5L15B3126.raw#_ftn58

[19] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b3126_rapport-information

[20] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b3126_rapport-information.pdf

[21] Il s’agit, de manière très synthétique, de garantir aux salariés percevant les plus basses rémunérations une « augmentation d’environ 10 % en moyenne, directement sur leur fiche de paie et compris dans le revenu brut ». Celle-ci serait permise sans alourdir la masse salariale de l’entreprise, en ponctionnant les revenus salariaux des 5% les mieux rémunérés du pays. Par ailleurs, le principe de la redistribution inter-branches professionnelles permettrait notamment aux secteurs du commerce alimentaire et du nettoyage, manutention de bénéficier d’un transfert de revenus du travail de la part de secteurs à plus forte valeur ajoutée (banque, chimie, pharmacie, etc.) ; Mbarki, Amin, Toubiana, Samuel, Paulin Anthony, « La protection salariale garantie », Fondation Jean-Jaurès, 2021

[22] Cette approche part du principe que le travail des femmes est généralement sous-évalué et sujet à la ségrégation du marché du travail, dans lequel les métiers féminins feraient appel à des compétences « naturelles » pour elles et non à de véritables qualifications.

[23] Une des mesures phares de cette loi du 24 décembre 2021 visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle consiste en l’instauration de quotas parmi les cadres dirigeant.es ainsi qu’au sein des Comex et Codir des entreprises.

[24] La loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel introduit une obligation de résultat en matière d’égalité de rémunération : les entreprises doivent calculer et publier un index composé de cinq indicateurs (écarts moyens de rémunération, écarts dans les promotions, les augmentations, part des femmes bénéficiant d’une augmentation au retour d’un congé de maternité, place des femmes dans les 10 plus hautes rémunérations). La base de calcul et le périmètre de cet index ont fait l’objet de beaucoup de critiques (Médiapart, 5 octobre 2020 ; CGT, mars 2019).

[25] Fondation des Femmes, « Le coût des inégalités en France », 2022

[26] Bozio, Antoine, Dormont, Brigitte, García-Peñalosa, Cecilia, « Réduire les inégalités de salaires entre femmes et hommes », Conseil d’analyse économique, n°17, 2014

[27] Ainsi, « Selon une logique de professionnalisation différente, on observe que le métier de CPE, masculin à l’origine, a connu un fort mouvement de féminisation à la faveur d’un retournement des missions qui sont passées du contrôle des élèves par la discipline à l’éducation par l’accompagnement du jeune collégien ou lycéen. Ainsi, bien que très distincts sous de nombreux rapports, ces deux métiers partagent aujourd’hui les missions de socialisation et de sollicitude qui s’actualisent dans le souci d’une relation aux élèves, empathique et bienveillante plutôt qu’autoritaire et répressive. » dans https://journals.openedition.org/edso/2297

[28] https://journals.openedition.org/edso/2297

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