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L’écologie, combat du siècle ? La transformation de la finance n’a pas eu lieu

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L’écologie, combat du siècle ? La transformation de la finance n’a pas eu lieu

On peut lire sur une page du site de l’Élysée nommée « L’écologie, combat du siècle » que le gouvernement a pour « ambition […] une transformation en profondeur de la finance privée »[1] dans le sens d’une meilleure prise en compte des enjeux climatiques. De nombreuses initiatives en faveur de la finance durable ont ainsi été lancées au cours du quinquennat. Deux commissions Climat ont été créées au sein des régulateurs bancaires et des marchés financiers, dont l’objectif principal est le suivi des engagements des institutions financières françaises. L’État a également contribué à la promotion de Finance for Tomorrow, un consortium d’institutions financières principalement privées, notamment à travers son soutien au lancement de l’Observatoire de la Finance Durable, dont le rôle est là encore de réaliser le suivi des pratiques et engagements des acteurs financiers. L’action du quinquennat en faveur de la finance durable s’est soldée par la publication du rapport Perrier, du nom du président d’Amundi, rédigé à la demande du ministre de l’Économie afin de présenter des pistes de renforcement de la finance durable.

Sur le plan réglementaire, l’action a principalement été menée au niveau européen. On compte notamment le règlement « Disclosure », qui décline les obligations de transparence quant à la prise en compte des enjeux climatiques. Il a été transposé en France par l’article 29 de la loi énergie-climat en 2019. L’État a également facilité l’accès aux offres d’épargne verte à travers la loi Pacte.

L’ensemble de ces actions, détaillées par Philippe Zaouati en introduction de cette série[2], est-il en mesure d’engager « une transformation en profondeur de la finance privée » ? Au prisme de notre analyse, il apparait fortement insuffisant.

Cette note se propose d’appréhender les mécanismes qui compromettent aujourd’hui la durabilité de la finance, et singulièrement sa capacité à tenir compte du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone. À notre sens, la finance durable doit reposer sur deux piliers, conditionnant les leviers permettant de faire des agents financiers des acteurs de la transition.

D’une part, la finance doit être en mesure d’identifier les risques associés au réchauffement climatique (risques physiques) et à la transition écologique (risque de transition). On montrera que cela est impossible sans une action franche de l’État, du fait de l’incertitude radicale, dite knightienne, associée à ces risques. Il s’agit en somme de prendre acte du fait que le mécanisme d’évaluation des risques/rendements est défectueux en présence de telles incertitudes, et de supplanter ce mode de coordination par un rôle accru de l’État.

D’autre part, elle doit tenir compte de ces risques une fois ceux-ci mis au jour par l’action de l’État. La domination des stratégies d’investissement de court terme, ou spéculatives, sur les marchés financiers l’empêche. Cela est une conséquence de l’excessive liquidité[3] des marchés, résultat de décennies de libéralisation financière. Nous montrerons que les actions visant à rendre la finance durable ne peuvent aboutir si elles ne s’inscrivent pas dans un mouvement plus large de réglementation et de cloisonnement des marchés, qui obligerait les investisseurs de tenir compte des enjeux de long terme.

I) Mise en perspective des réformes en faveur de la finance durable privée : un ancrage néo-libéral franc

A.    L’efficacité limitée d’une approche par l’incitation pour encadrer une « défaillance de marché »

Les actions du dernier quinquennat en matière de finance durable sont caractérisées par leur ancrage idéologique profondément néo-libéral. Fidèles à la doctrine selon laquelle la liberté économique et le libre jeu de l’entreprise ne doivent pas être entravés, ou le moins possible, les mesures gouvernementales ont eu pour objectif principal d’inciter les acteurs financiers à s’orienter vers une finance dite « verte ». L’architecture réglementaire actuelle fait principalement appel au bon vouloir des acteurs financiers. L’efficacité de cette approche se heurte toutefois à des limites profondes : l’incapacité d’une finance déréglementée et autorégulée à prendre en compte les enjeux écologiques.

Ainsi, les efforts français et européens en matière de finance durable se sont concentrés sur des objectifs de transparence de l’information, formant ainsi l’hypothèse que l’accès à l’information permettrait aux acteurs des marchés financiers d’intégrer spontanément les exigences environnementales dans leurs stratégies d’investissement. L’article 29 de la loi énergie-climat sur le reporting extrafinancier des acteurs de marché est censé garantir la publication systématique des modalités de prise en compte des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans les politiques d’investissement et les procédures de gestion des risques, tout en incitant à la prise en compte des risques climatiques. Cependant, ce type d’approches qui met l’accent sur la publication des données relatives au climat se fonde sur l’hypothèse implicite selon laquelle une fois les risques pleinement révélés, les acteurs financiers répondront de manière rationnelle et alignée sur l’intérêt public.

Cette conception trouve ses racines dans « l’hypothèse des marchés financiers efficients », appliquée au secteur financier et à sa perception de la politique climatique2. Cette approche ne saurait toutefois être considérée comme un moyen suffisant pour encadrer le comportement des acteurs financiers : en effet, le dérèglement climatique est encore souvent perçu comme une externalité économique, c’est-à-dire que les investisseurs considèrent que les conséquences environnementales néfastes de leurs décisions d’investissement n’affecteront pas directement la rentabilité de leur portefeuille. Les acteurs financiers transfèrent le coût des risques environnementaux de leurs décisions à la société dans son ensemble et sur les générations futures au-delà du court terme qui régit leurs performances. Il s’agit ici d’un cas d’aléa moral, vecteur de déresponsabilisation des investisseurs qui ne supportent pas le coût de leurs actions, qui souligne la limite majeure de l’hypothèse selon laquelle les acteurs financiers ajusteront leur comportement dans le sens d’un alignement avec les objectifs de préservation du climat.

Cela est d’autant plus vrai que les enjeux environnementaux tombent dans la catégorie des défaillances de marché[4] à de multiples égards, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une situation dans laquelle le marché concurrentiel ne peut réguler efficacement les activités économiques. La responsabilité fiduciaire des gestionnaires d’actifs illustre bien la manière dont cette défaillance de marché grève les capacités des acteurs financiers à rendre leurs comportements plus vertueux. Le rôle juridiquement défini des gestionnaires d’actifs est d’optimiser le rendement du risque financier des actifs sous gestion, pas de participer à la conversion écologique de l’économie. Il en résulte une hiérarchisation des objectifs dans laquelle la mesure de l’impact écologique de l’investissement n’est pas prioritaire. Ainsi, à partir du moment où les prérogatives des gestionnaires d’actifs ne portent pas explicitement sur l’utilité écologique de l’allocation de ressources, il est plus rationnel pour eux de laisser d’autres acteurs s’en charger et de profiter des efforts de ces derniers en faveur de la transition écologique sans en supporter le coût financier.

B.    Les limites de la gestion de risque actuelle face à l’incertitude radicale inhérente aux dérèglements climatiques

a.     L’incertitude knightienne, produit de la conjonction de trois facteurs d’incertitude

L’une des difficultés à encadrer correctement les risques climatiques et environnementaux en finance provient du fait que les approches actuelles d’encadrement et de supervision du risque financier se heurtent aux difficultés d’anticiper les évolutions liées au dérèglement et à la transition climatiques. La doctrine de supervision en vigueur pour les risques financiers plus classiques (solvabilité, liquidité, etc.) devient caduque face aux risques climatiques. En effet, le paradigme probabiliste des méthodologies traditionnelles de gestion des risques en finance ne permet de modéliser ni les effets d’inertie de l’activité humaine ni l’ampleur des conséquences à terme du changement climatique. Le changement climatique est porteur d’une incertitude radicale, dite knightienne, qui désigne une situation où l’avenir est totalement inconnu et le risque non quantifiable. Cela est dû principalement à la conjonction de trois facteurs[5] :

Le premier est celui de l’incertitude socio-économique qui naît de l’impossibilité de prévoir la trajectoire de transition énergétique de l’économie mondiale. Il existe de nombreux scénarios possibles de transition[6], associés à une multiplicité de facteurs économiques, sociologiques, technologiques et géopolitiques qui empêchent la modélisation suffisamment précise de l’évolution de nos sociétés au regard de la question climatique. Les autres facteurs tiennent à l’incertitude épistémique, qui naît de la connaissance imparfaite des phénomènes climatiques naturels et à la difficulté de représenter ceux-ci dans des modèles prédictifs, et de l’incertitude stochastique, inhérente à la variabilité naturelle et chaotique du dérèglement climatique qui découle des relations non linéaires et non déterministes évoquées plus haut. Ainsi, en dépit de tous les progrès en termes de connaissance et de modélisation que les équipes scientifiques pourraient réaliser, il ne sera jamais possible de prévoir l’évolution des événements climatiques avec certitude.

Ces trois facteurs conjoints d’incertitudes ont pour effet de rendre la finance aveugle aux risques liés au dérèglement et aux transitions écologiques. Les risques sont perçus comme trop incertains, diffus et lointains, et échappent donc au fonctionnement actuel des modèles de risques probabilistes des acteurs financiers. De plus, les modèles financiers nourrissent souvent leurs simulations de données historiques, qui ne donnent que peu d’informations sur les effets du dérèglement climatique sur les marchés.

Le mécanisme de formation des prix, qui oriente les décisions des investisseurs, est ainsi défectueux en présence de telles incertitudes. Car les prix se forment selon les anticipations que les investisseurs font de l’avenir. En retour, la réalisation de cet avenir est dépendant du bon reflet de ces anticipations dans le mécanisme des prix, car alors celui-ci permet d’allouer les ressources dans un sens conforme à la réalisation de l’avenir anticipé. « La description de l’avenir est un déterminant de l’avenir »[7]. Or, dans le cas du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone, cette description est rendue extrêmement complexe par les incertitudes mentionnées plus haut. Les anticipations des acteurs financiers ne peuvent donc en tenir compte de manière fiable, et dès lors le business as usual prévaut. Les banques françaises et européennes ont donc accumulé des centaines de milliards d’actifs financiers liés à l’exploitation ou à l’utilisation des énergies fossiles qui apparaissent sûrs selon les critères d’analyse actuels, mais sont en réalité très exposés aux risques climatiques en ce qu’ils risquent de devenir des « actifs échoués ». Leur dévalorisation future au moment de l’indispensable transition écologique pourrait profondément menacer la stabilité du système financier[8].

De plus, certaines écoles de la pensée économique ont montré que dans les situations de forte incertitude échappant aux régimes de prédictibilité habituels, les acteurs sur les marchés financiers adoptent des « comportements moutonniers », selon les termes de Keynes : les investisseurs répliquent le comportement des autres acteurs du marché afin de limiter leurs risques. Ces comportements peuvent ainsi générer une forte volatilité, en particulier lorsqu’un acteur en vue sur le marché adopte soudainement un comportement de rupture (ex. : vente massive d’actifs), envoyant un signal aux autres acteurs du marché qui, là encore par comportement moutonnier face à l’incertitude, vont liquider leurs actifs de même catégorie, créant ainsi un choc majeur. Ces comportements moutonniers sont aujourd’hui accentués par la gestion d’actifs pilotée par les algorithmes.

b.     Le risque de transition différé, mais amplifié par l’effet d’inertie public et privé

Il est à noter que les acteurs financiers ne sont pas les seules parties prenantes dont l’action est ralentie et limitée par la difficulté de prévoir les évolutions environnementales à venir. La puissance publique est également confrontée à ces trois facteurs d’incertitude, et l’effet d’inertie qu’ils provoquent est encore renforcé par la doctrine néo-libérale qui rechigne à faire intervenir l’État dans le fonctionnement des marchés financiers. En conséquence, le rôle des régulateurs et superviseurs se restreint pour l’instant au suivi et à l’analyse des actions volontaires du secteur, à l’instar des commissions climat créées récemment au sein de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et de l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACPR). L’absence de politique publique volontariste en matière de climat a pour effet de masquer à court terme l’ampleur du risque de transition auquel les banques sont exposées à moyen et long terme, et mène donc acteurs privés et publics à négliger la nécessité de mesurer et de contrôler ce risque. Les incertitudes citées plus haut empêchent pour le moment la formation du risque de transition, qui désigne la menace de voir des actifs « s’échouer » du fait de leur incompatibilité avec une économie bas carbone, de se former. Ce risque ne se matérialisera que lorsque l’État jouera pleinement son rôle face au changement climatique et mettra en œuvre les actions nécessaires à la décarbonation de notre économie.

La cécité des acteurs publics et privés aux dérèglements climatiques n’est évidemment pas acceptable. Au-delà du fait que des rapports d’ONG démontrent régulièrement les conséquences désastreuses des investissements des banques et des fonds d’investissement pour le climat[9], le fait de repousser la mise en œuvre des politiques publiques écologiques ne peut que repousser la formation du risque de transition tout en renforçant la brutalité du choc lorsque celui-ci se matérialisera. Une transition écologique retardée et désordonnée aurait des conséquences bien plus néfastes sur le système financier qu’une conversion anticipée et planifiée de l’économie, qui apporterait plus de certitudes aux acteurs financiers. Le rapport récemment commandé par Bruno le Maire à Yves Perrier concernant l’alignement des acteurs financiers avec les objectifs de l’Accord de Paris constitue une illustration emblématique des compromis et des défaillances de la stratégie du gouvernement en matière de finance durable. Sur la forme, il faut d’abord mentionner le fait qu’Yves Perrier est le président d’Amundi, que l’ONG Reclaim Finance citait récemment dans un rapport pour pointer la contradiction profonde entre leurs engagements affichés en faveur du climat et la poursuite de leurs investissements dans l’expansion pétrogazière du fait de leur stratégie de gestion passive[10]. Sur le fond, et d’une manière assez symptomatique, le rapport ne comporte pas d’objectifs contraignants, de mesures concrètes, ni même d’indicateurs permettant de mesurer la progression des acteurs financiers dans la baisse de leur empreinte carbone. Yves Perrier s’en tient à préconiser la création d’un groupe de travail au sujet des trajectoires de sortie des secteurs les plus polluants et risqués, et ne prend pas non plus position en faveur de l’arrêt de l’expansion des investissements dans les énergies fossiles. Les recommandations du Comité scientifique de l’Observatoire de la finance durable ne sont pas non plus reprises.

La section suivante s’attachera à dessiner une stratégie alternative qui permettrait d’engager les transformations structurelles requises pour faire de la finance un accélérateur de la transition écologique.

C.    Pour une stratégie plus ambitieuse d’alignement des activités financières publiques et privés sur les impératifs de reconstruction écologique

a.     Renforcer le rôle de l’État-investisseur

Compte tenu des difficultés des marchés financiers à internaliser et contrôler les risques climatiques et environnementaux, il est nécessaire qu’un élément extérieur aux marchés réduise cette incertitude en adoptant des mesures volontaristes en faveur de la transition écologique. Seul l’État peut, et doit, jouer ce rôle stabilisateur. Cette démarche devra faire converger les différents champs d’action budgétaires, fiscaux et réglementaires.

Conceptuellement, il s’agit pour l’État d’ancrer les anticipations des investisseurs dans un certain futur bas carbone, parmi l’ensemble des possibles. Cela passe par la planification des transformations bas-carbone à réaliser et l’alignement des investissements publics sur la trajectoire retenue. En cela, l’État se substituerait au marché pour ce qui relève de la « description de l’avenir ». Mais il ne se substituerait pas au mécanisme de formation des prix. Il lui permettrait au contraire de jouer son rôle dans l’allocation des ressources. En ancrant les anticipations des financiers dans un scénario de transition, celui-ci s’intègre aux décisions d’investissement des investisseurs via les prix. Paradoxalement, la solution de la planification est une solution par le marché. Elle conjugue contrainte externe et coordination interne.

Nous recommandons donc l’élaboration d’une loi de programmation pluriannuelle du financement de la reconstruction écologique (LPFRE), comme il en existe en matière de recherche et de défense, qui permettrait de planifier des investissements de transition ambitieux et de long terme. Par-là, l’État fournirait un dessin de l’avenir aux marchés financiers, leur permettant de le refléter dans les prix et décisions d’allocation du capital. En outre, pour être à la hauteur de l’enjeu climatique, cette loi devrait programmer une hausse significative des investissements publics de transition, aujourd’hui largement insuffisants. Dans un rapport publié récemment, l’Institut Rousseau estime que nous aurions besoin d’investir 5 000 milliards d’euros de 2022 à 2050, soit 182 milliards d’euros par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050[11]. Parmi ces dépenses, il faut prendre en compte que seulement 57 milliards d’euros par an correspondent à des investissements supplémentaires (soit 2,3 % du PIB français en 2021), c’est-à-dire qu’ils s’ajoutent à ceux déjà prévus dans un scénario tendanciel (par exemple les dépenses « vertes » actuelles, et celles dont nous pouvons anticiper la réorientation). Sur ces 57 milliards d’euros supplémentaires, 36 milliards d’euros d’investissements devraient être pris en charge par l’État : c’est un peu moins que le premier plan d’urgence mis en place dès le début de la pandémie en mars 2020 (42 milliards d’euros). Il nous faut un plan d’urgence pour le climat aussi !

Proposition : Élaborer une loi de programmation pluriannuelle du financement de la reconstruction écologique (LPFRE) afin de fournir un horizon certain permettant aux marchés financiers d’ancrer leurs projections d’évolutions budgétaires et règlementaires en lien avec la reconstruction écologique. Cette loi devrait également programmer une hausse significative des investissements publics de transition de 182 milliards d’euros par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050[12].  

Au niveau européen, la mise en œuvre des investissements nécessaires à la transition écologique suppose une remise en question du cadre juridique actuel. Le pacte de stabilité européen est fondé sur un certain nombre de règles, dont les deux principales sont bien connues : le déficit public doit être inférieur à 3 % du PIB, et la dette publique brute doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces critères freinent actuellement notre capacité à planifier les investissements publics nécessaires pour atteindre nos objectifs environnementaux. Dans le cadre de la pandémie de coronavirus, la mise en place de plans de relance a été rendue possible par l’activation temporaire d’une dérogation à ce pacte de stabilité. Les dépenses relatives aux secteurs d’investissements liés à la transition écologique devront à leur tour être exclues de manière pérenne du calcul du déficit public.

Proposition : Exclure du calcul du déficit public au sens maastrichtien les dépenses relatives aux secteurs d’investissements liés à la transition écologique (transport, énergie, rénovation des bâtiments, etc.), afin de redonner à l’État une marge d’action pour réaliser les investissements substantiels nécessaires pour faire face aux dérèglements climatiques.

Si l’État veut assumer son rôle face aux impératifs écologiques, il pourra également redéfinir le rôle des banques publiques d’investissement qui sont également sous-exploitées actuellement, alors même qu’elles ont été conçues pour remédier à des failles de marché telles que les enjeux environnementaux. Ces structures ont pour cela besoin d’une direction politique et d’une stratégie assumée par les États d’augmenter suffisamment leur capital propre (par exemple pour Bpifrance, aujourd’hui sous-capitalisée) ou leurs engagements (par exemple la Banque Européenne d’Investissement, surcapitalisée) afin de leur permettre d’investir. Pour aller encore plus loin et permettre aux banques publiques d’être des chevilles ouvrières de la transition, il est nécessaire de revoir en profondeur les doctrines d’action des banques publiques d’investissement dans le domaine du dérèglement écologique en leur permettant de déroger aux principes d’intervention « à des conditions de marché ». Trois tâches sont prioritaires dans une optique de reconstruction écologique : réorienter radicalement les investissements des banques publiques d’investissement, libérer leur action des contraintes réglementaires qui restreignent excessivement leur champ d’action (notamment l’obligation d’investir en co-financement ou en co-investissement, leur profil de risque trop bas ou leur soumission à la règle des aides d’États) et surtout, augmenter leur puissance en redéfinissant leur lien avec la Banque centrale européenne (BCE) qui pourra leur fournir des liquidités en volume suffisant, selon un mécanisme d’achat d’obligations coordonné en dehors des strictes conditions de marché. Une première étape pourrait être de doter Bpifrance, l’Agence de la transition écologique (ADEME) et la Caisse des dépôts de capitaux et de dotations budgétaires supplémentaires leur permettant d’investir directement et rapidement dans des opérations de reconstruction écologique[13].

Proposition : Revoir le cadre d’intervention des banques publiques d’investissement dans le domaine du dérèglement climatique afin de réorienter radicalement leurs financements vers des projets vertueux du point de vue écologique, mettre un terme au principe de co-financement ou en co-investissement et leur soumission à la règle des aides d’États qui contraignent trop leurs actions, et augmenter leur puissance en permettant à la Banque centrale européenne (BCE) de leur fournir des liquidités en volume suffisant, selon un mécanisme d’achat d’obligations coordonné en dehors des strictes conditions de marché.

L’enjeu des prochaines années est de pouvoir mobiliser des fonds rapidement, dans des volumes importants, et de les investir directement là où l’exige l’impératif écologique, même lorsque cela n’est pas immédiatement rentable financièrement ou lorsque cela contrevient à la prétendue libre concurrence. Cela implique un changement radical de nos modes de financement et une action volontariste de l’État, des banques centrales et des banques publiques d’investissement, ainsi que le renoncement à un certain nombre de dogmes établis.

b.     Compléter l’arsenal de règlementation financière pour mieux intégrer les risques climatiques

La règlementation prudentielle européenne devra également évoluer pour adopter une approche contraignante vis-à-vis des risques climatiques. Pour cela, un nouveau paquet réglementaire devra compléter le corpus de règles actuellement appliquées par les superviseurs de la BCE et des autorités nationales compétentes, en y incorporant des mesures ambitieuses participant de la prise en compte des enjeux écologiques par la finance. La règlementation financière en matière de climat devra être structurée autour d’une approche duale, en contraignant à la fois les risques que le changement climatique fait peser sur la stabilité financière (simple matérialité), et ceux auxquels les acteurs financiers exposent l’environnement et la société (double matérialité).

Du point de vue de la stabilité financière, la règlementation devra durcir le contrôle de l’exposition du système financier aux risques de transition et risques physiques. Cela pourra notamment passer par l’obligation pour les banques et les assurances de remettre des plans de transition, dont la crédibilité et la mise en œuvre seront contrôlées régulièrement par les autorités de supervision.

Pour aller plus loin, le législateur pourrait également mettre en place un coussin de capital règlementaire supplémentaire, sur le modèle de l’actuel coussin contracyclique[14]. Il viserait spécifiquement les institutions financières n’alignant pas leurs pratiques avec la transition écologique. Ce coussin de fonds propres supplémentaires viserait à parer aux inévitables pertes à venir lorsque le risque de transition se matérialisera et que les actifs échoués des banques perdront massivement de la valeur du fait des évolutions règlementaires, technologiques ou financières. De ce fait, la calibration du montant de ce coussin dépendra de l’exposition des banques aux industries les plus émettrices de gaz à effet de serre (ex. : énergies fossiles, secteurs aériens et automobiles, etc.). Ce nouveau coussin réalignera également, et partiellement, les intérêts économiques des banques avec le risque qu’elles font peser sur l’environnement, et diminuera de fait l’aléa moral qui caractérise actuellement le contexte de leurs prises de décisions.

Proposition : Compléter la règlementation financière afin de limiter les risques que fait peser le changement climatique sur la stabilité financière et aligner les flux financiers sur les objectifs des accords de Paris. Les acteurs financiers devront remettre des plans de transition, dont la crédibilité et la mise en œuvre seront contrôlées régulièrement par les autorités de supervision. Un coussin de capital règlementaire supplémentaire pourra être mis en place pour les institutions financières n’alignant pas leurs pratiques avec la transition écologique afin de réaligner leurs intérêts économiques avec le risque qu’elles font peser sur l’environnement.

Afin de lutter également contre les risques que les activités du secteur financier font peser sur le climat, la régulation financière devra intégrer systématiquement la perspective de double matérialité. À cet effet, nous réaffirmons l’importance de continuer, d’amplifier et d’accélérer les travaux d’élaboration d’une taxonomie brune : la transformation indispensable de notre économie passera par une réorientation des investissements vers des activités plus soutenables, et de fait par un processus de sortie des investissements considérés comme préjudiciables à l’environnement. Pour y arriver, les régulateurs et superviseurs devront pouvoir se fonder sur une nomenclature commune à l’échelle européenne sur laquelle établir les règles visant à dissuader ou interdire les investissements dans certains secteurs d’activités. En permettant d’interdire le financement des activités les plus polluantes, l’élaboration et la publication d’une taxonomie brune emportera des conséquences vertueuses systémiques sur l’ensemble du secteur économique.

Proposition : Continuer, amplifier et accélérer les travaux d’élaboration d’une taxonomie brune afin d’amorcer un processus de sortie des investissements considérés comme préjudiciables à l’environnement, au travers de règles visant à dissuader ou interdire les investissements dans certains secteurs d’activités.

Enfin, face aux limites structurelles de l’approche probabiliste actuellement en vigueur en matière de contrôle des risques financiers, régulateurs et superviseurs pourront s’inspirer d’approches méthodologiques étrangères aux secteurs financiers, notamment de cadres d’analyse en rupture avec l’évaluation traditionnelle des risques reposant sur une approche probabiliste. Ces méthodologies dites « exploratoires » se défont de l’objectif illusoire de modéliser les risques et les possibilités d’optimisation des choix selon un futur probable (approches de type predict-then-act), pour leur préférer l’exploration d’une diversité de futurs possibles, et l’évaluation de la performance de différentes options de gestion au regard de cette diversité. Ici, le principe sous-jacent n’est plus de décider en fonction d’indicateurs prédéfinis comme dans les méthodes de gestion des risques conventionnelles, mais d’adapter son comportement de manière dynamique en fonction des corrélations identifiées. C’est d’ailleurs l’une des limites principales de la méthodologie de l’exercice de stress-tests climatiques mené cette année par la BCE, qui n’envisage qu’un nombre limité de scénarios et restreint de fait la pertinence de sa modélisation de la vulnérabilité du secteur financier. Ces lacunes soulignent qu’abandonner le paradigme probabiliste est une exigence fondamentale pour qui entend contrer l’aggravation par le secteur financier du dérèglement climatique.

c.     Redéfinir le rôle des banques centrales[15]

Au sens large, les impératifs écologiques devront nous conduire à rompre avec le cadre traditionnel de la politique monétaire. La banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire qui s’exerce aujourd’hui uniquement au profit des banques privées, par la mise à disposition de liquidités, et toujours en échange de collatéraux. C’est ce qui lui permet de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt dans l’économie. Au lieu d’un taux d’intérêt unique, la banque centrale pourrait fixer des taux d’intérêt différents en fonction de la soutenabilité environnementale des actifs qu’on lui apporte en contrepartie. La banque centrale pourrait également favoriser l’achat et stimuler ainsi le prix des actifs soutenables ou au contraire renchérir le coût afin de décourager l’achat d’actifs bruns. Il en va de même concernant sa politique d’achat direct d’actifs : les actifs seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de leur compatibilité avec la transition bas-carbone et non plus seulement en fonction de leur notation financière. Ce faisant, la BCE exercerait une influence directe sur la structure économique et sur les formes de l’activité économique. En d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs préalablement discutés et définis de manière démocratique. Cette stratégie implique de renoncer au principe de neutralité de marché pour toutes les activités qui touchent à la reconstruction écologique, en incluant le climat dans le mandat de la BCE aux articles 119 et 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne ou par une simple décision du Conseil des gouverneurs. Pour finir, l’Institut Rousseau défend également l’idée que le pouvoir de création monétaire des banques centrales puisse être employé différemment, notamment pour financer une part de l’effort de reconstruction écologique. Une solution pourrait être l’introduction raisonnée dans le système économique de monnaie libre de dettes, dans des volumes limités et décidés sous contrôle démocratique. Les États seraient ainsi dégagés de leurs contraintes actuelles en matière d’investissements budgétaires, et pourraient jouer leur rôle dans la reconstruction écologique.[16]

Proposition : Mettre en œuvre un mécanisme ciblé de financement monétaire de la reconstruction écologique, par l’introduction de monnaie libre créée par la banque centrale au profit des États ou des banques publiques d’investissement.

II) Le capitalisme financiarisé est antinomique de la transition écologique

A.    Décloisonnement, déréglementation et prise en compte du long terme : un triangle d’incompatibilité

Comme nous l’avons montré en première partie, l’approche financière classique considère que la bonne prise en compte des risques financiers induits par le changement climatique devrait conduire à une réallocation des actifs. La mise en œuvre et la planification d’investissements publics de transition permettent de surmonter les incertitudes associées à ces risques. Cependant, adresser l’enjeu climatique en fixant les anticipations des marchés dans la transition repose implicitement sur le postulat que les investisseurs sont en mesure de correctement refléter dans les prix de marché la rentabilité[17] à long terme des entreprises sous-jacentes. Or, les logiques spéculatives, dominantes sur les marchés, l’empêchent.

L’école de la Régulation propose un modèle alternatif à celui de l’efficience informationnelle des marchés financiers pour analyser les comportements des marchés financiers. Elle tient notamment compte du rôle clef de la liquidité, déterminant la considération que les agents financiers portent à la rentabilité à long terme. C’est avec ce cadre conceptuel, bien plus robuste que l’hypothèse d’efficience des marchés, qu’il s’agit d’analyser si et comment la finance contemporaine peut tenir compte des enjeux climatiques, qui se déploient sur le temps long.

Considérons, pour simplifier, qu’il existe deux stratégies d’investissements sur les marchés financiers. La première, de longs termes, vise à acheter une action[18] et à la garder en portefeuille sur une très longue période, afin de réaliser un profit via les dividendes distribués. La seconde, de court terme, vise à acheter une action dans le but de réaliser une plus-value sur sa revente. Elle vise à prévoir la psychologie du marché (haussier ou baissier, et dans quelle ampleur) pour estimer le potentiel de plus-value. Ce qui importe pour l’investisseur de court terme est d’anticiper ce que les autres investisseurs anticipent quant à l’évolution du prix de l’actif, dans un jeu de miroir caractéristique du concours de beauté keynésien. Keynes nommait cette seconde stratégie spéculation[19]. Elle est fondamentalement permise par la capacité qu’ont les propriétaires de titres à les revendre, c’est-à-dire à la liquidité des marchés.

En ce qu’elles autorisent à réaliser des plus-values immédiates, en tirant parti des variations de prix, les stratégies d’investissements court-termistes tendent à dominer celles de long terme[20]. C’est d’autant plus vrai que les marchés sont liquides, car alors les achats et ventes sont plus aisés et moins coûteux, créant des variations de prix suivant l’humeur des marchés. Une liquidité élevée des marchés financiers induit ainsi un comportement court-termiste des investisseurs, dont la référence est le prix de marché plutôt que la rentabilité de l’entreprise sous-jacente. André Orléan, tenant de l’école de la Régulation, souligne que « l’importance relative des fondamentalistes [investisseurs de long terme] et des spéculateurs [investisseurs de court terme] est fonction du degré de liquidité des marchés »[21]. Ce mouvement conduit à une autonomisation de la sphère financière par rapport à l’économie réelle. La finance, via sa focalisation sur les mouvements de prix de marché à court terme, devient sa propre norme et s’émancipe des logiques productives sous-jacentes. C’est là un mécanisme que l’on pourrait nommer de « désencastrement » de la finance.

Pour les néo-libéraux et économistes néo-classiques, la liquidité des marchés est censée favoriser l’investissement (en en réduisant le coût) et la stabilité financière (en distribuant le risque sur les marchés et donc en réduisant les nœuds de vulnérabilité[22]). Elle réduit les coûts de transaction, et donc facilite le processus de détermination des prix. C’est en somme un vecteur de l’efficience des marchés financiers. Au fétichisme de la marchandise du capitalisme industriel s’est ajouté, à l’ère du capitalisme financiarisé, un fétichisme de la liquidité, sans laquelle les marchés financiers cessent de fonctionner.

Or, la liquidité des marchés financiers est une fonction de leur déréglementation et de leur décloisonnement. Les politiques de libéralisation financière conduites depuis une quarantaine d’années en France, en Occident et ailleurs ont justement eu pour objet (entre autres) de renforcer la liquidité des marchés financiers, porteuse des bienfaits mentionnés au paragraphe précédent.

La déréglementation correspond à la réduction ou la suppression des contrôles existants sur les marchés et services financiers. Il s’agit par exemple de lever les mesures de contrôle du crédit et des taux d’intérêt, d’alléger les réglementations et taxations bancaires et de bourse. En France, les instruments de contrôle du crédit et des intérêts (contrôle des taux d’intérêt, contrôles quantitatifs sur les volumes de crédit et sur le réescompte auprès de la banque centrale…) ont été progressivement abandonnés dès les années 1970[23], mouvement parachevé par la réforme des statuts de la Banque de France en 1993 qui consacre l’objectif de stabilité des prix en lieu et place d’un objectif plus large de régulation de la monnaie et du crédit[24]. Mais, et c’est plus important pour notre propos, les années 1980 ont aussi initié une grande vague de déréglementation des marchés boursiers en France. Dès 1983, l’accès au marché boursier est ouvert aux entreprises plus petites, et les cotations en Bourse sont unifiées[25]. De nouveaux marchés de produits dérivés, le MATIF et le MONEP, sont créés en 1986 et 1987, renforçant la liquidité des titres financiers sous-jacents en facilitant la réalisation de nouvelles opérations avec ceux-ci. En 1989, les taux de commission sur les transactions boursières sont libéralisés[26]. Par ailleurs, en 1990, la fiscalité sur les revenus du capital est sensiblement réduite. La déréglementation boursière se poursuit dans les années 1990 et 2000, notamment via la libéralisation des bourses jusqu’alors organisées sur un mode mutualiste et monopolistique. La directive MIF (Marchés d’Instrument Financiers) l’étend à toute l’Union européenne en 2007. L’objectif est de réduire les coûts de transactions et d’augmenter la liquidité des marchés en favorisant la concurrence entre intermédiaires boursiers[27].

Par les réformes de déréglementation, les entraves aux transactions financières sont allégées ou supprimées, réduisant d’autant les coûts de transaction associés à l’achat et à la vente de titres. Elles facilitent la revente des titres et favorisent la liquidité, et donc les comportements court-termistes. Au contraire, et hypothétiquement, un « marché »[28] boursier extrêmement réglementé où les coûts de transaction seraient tels qu’ils seraient prohibitifs à l’échange de titres désinciterait complètement toute revente. L’investisseur devrait donc garder en portefeuille son obligation ou son action jusqu’à échéance (obligation) ou jusqu’à la faillite de l’entreprise sous-jacente (action). L’investisseur prendrait ainsi la décision d’investir en tenant uniquement compte de la rentabilité de long terme de l’entreprise, aucune plus-value de cession n’étant réalisable.

Le décloisonnement consiste à créer des marchés financiers unifiés ou à réduire l’étanchéité entre différents marchés. Cela passe notamment, au niveau international, par la remise en cause du contrôle des changes et l’instauration de la libre circulation des capitaux, et au niveau national par la fin de la séparation entre banques de dépôt et banques d’investissements. Dès 1957, le Traité de Rome pose l’horizon d’une libre circulation des capitaux entre les États partis au Traité. Le contrôle des changes est abandonné par la France à la fin des années 1980, puis le Traité de Maastricht crée, en 1992, un marché européen unifié du capital, inaugurant un cycle de renforcement de l’intégration financière à l’échelle du continent. La séparation entre banques de dépôt et banques d’investissement a été mise en œuvre en France dès la loi bancaire de 1984, consacrant le principe de « banque universelle ». Elle regroupe ainsi les activités à fort besoin de liquidité (activités de marché) et celles permettant de recueillir des liquidités (dépôts). Elle permet ainsi de renforcer l’effet de levier des banques et ainsi d’augmenter les capitaux disponibles pour investir en Bourse. La loi de 1986, elle, entame le décloisonnement des marchés de capitaux, permettant à une plus grande diversité d’acteurs d’y participer[29].

Les réformes de décloisonnement renforcent la profondeur des marchés financiers, et donc abaissent les coûts de transaction. En augmentant le nombre de participants aux marchés ou en permettant à de nouveaux capitaux d’être investis sur ces marchés, la facilité avec laquelle il est possible de revendre un titre s’accroit. Le décloisonnement favorise ainsi les comportements court-termistes. Au contraire, un cloisonnement extrême des « marchés »[30], qui ne comprendraient qu’un seul investisseur, chacun, empêcherait toute revente de titres. L’investisseur devrait donc le garder en portefeuille, et devrait ainsi uniquement tenir compte de la rentabilité de l’entreprise sous-jacente.[31]

Ces deux exemples, fictifs, de réglementation et de cloisonnement extrêmes, mettent en exergue le rôle que jouent les marchés secondaires en autorisant la vente et l’achat des droits de propriété (les actions). Cette facilité avec laquelle il est possible d’échanger des droits de propriété est caractéristique du capitalisme financiarisé.

Ce cadre analytique peut être résumé en un triangle d’incompatibilité déréglementation-décloisonnement-prise en compte du long terme (cf. figure 1). Parvenir à une bonne prise en compte du long terme de la finance ne peut se faire dans des marchés déréglementés et décloisonnés, suivant le raisonnement présenté ci-dessus. L’élément clef est ici le rôle que joue la liquidité dans la fixation des intérêts de la finance sur le court terme. Alternativement, il est possible de rendre les marchés plus soucieux du long terme avec des marchés financiers déréglementés si ceux-ci sont fortement cloisonnés. L’élément clef est ici la restriction de la profondeur du marché, qui renforce les coûts de transactions désincitant aux comportements court-termistes. Enfin, les marchés financiers peuvent être plus fortement portés sur le long terme avec des marchés décloisonnés si ceux-ci sont fortement réglementés. L’élément clef est ici le rôle joué directement par les coûts de transaction dans la restriction des comportements court-termistes.

En 2015, Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, posait le premier jalon d’une accélération de la prise en compte des enjeux climatiques par le monde de la finance. La pierre angulaire du défi climatique auquel le système financier est confronté réside selon lui dans la « tragédie des horizons ». Les enjeux climatiques, et les risques qu’ils posent, se déployant dans le long terme, la finance ne peut en tenir compte du fait de son horizon principalement court-termiste. Au prisme de notre analyse, cette tragédie, dont le sens confère à un destin indépendant des actions du protagoniste, apparaît en réalité délibérément et structurellement organisée par l’architecture réglementaire des marchés financiers et quarante ans de politiques financières inadaptées. La libéralisation financière, à travers la déréglementation et le décloisonnement, est le premier vecteur.
du court-termisme de la finance.

Cette logique du court terme sur les marchés financiers percole dans l’économie réelle. Le rendement exigé du capital (return on equity) par les actionnaires est une mesure de leur court-termisme, du fait de son utilisation comme taux d’actualisation. Plus il est élevé, plus les actionnaires sont myopes. Or, la prime de risque moyenne[32] sur les actions dans l’OCDE était en 2020 d’environ 12 % dans l’OCDE, contre 5 % au tournant des années 2000[33]. Ce qui faisait dire à Patrick Artus que « rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé »[34]. Avec une telle préférence pour le présent, impossible en effet d’anticiper l’avenir. Cette focalisation sur le court terme empêche les entreprises de réaliser les investissements de transition. D’une part, il faudrait réduire la distribution de dividendes pour la réallouer à de tels investissements. D’autre part, ces investissements sont souvent conséquents et rentables sur le long terme. Ce sont autant d’éléments contraires à la logique spéculative mise en exergue par Keynes.

Propositions (de manière non exhaustive) : diminuer l’incitation aux comportements spéculatifs, par exemple en régulant fortement l’usage de produits dérivés, en renforçant la taxation des plus-values de cession et dividendes, en réinstaurant une cloison entre banques d’investissement et de dépôt.

B.    La politique financière du quinquennat achevé : un approfondissement des logiques spéculatives

Une action en faveur de la finance durable devrait tenir compte des enjeux de long terme à travers les leviers associés de réglementation et cloisonnement des marchés tels qu’ils ont été présentés. La distinction entre déréglementation et décloisonnement est importante, car elle met en exergue le fait que, dans une zone de libre circulation du capital telle que l’Union européenne, le levier de cloisonnement des marchés est strictement limité par les traités. La réglementation devrait ainsi compenser la faiblesse des marges de manœuvre disponibles sur ce premier levier du cloisonnement.

Or, la politique du dernier quinquennat ne s’est pas inscrite en faux par rapport aux décennies de déréglementation financière et d’abaissement des contraintes portant sur le capital, dont elle a été le thuriféraire plutôt que le fossoyeur. En instaurant le Prélèvement Forfaitaire Unique (flat tax), « la stabilité retrouvée des règles du jeu » était censée favoriser « la mobilisation des capitaux privés pour la transition écologique »[35]. Au prisme de notre analyse, cette mesure a plutôt contribué à éloigner la finance de la transition écologique. En instaurant un taux forfaitaire allégé sur les revenus du capital, elle réduit les coûts supportés par les actionnaires sur la réalisation de plus-values et sur les dividendes perçus. En cela, elle renforce la focalisation sur le court terme, en favorisant la réalisation de plus-values par des actions spéculatives d’achat-vente désencastrées des performances de long terme des entreprises sous-jacentes, et en incitant à la distribution de dividendes en lieu et place de leur réinvestissement (vert). L’exclusion des valeurs mobilières de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (renommé Impôt sur la Fortune Immobilière) a également contribué à alléger les contraintes pesant sur le capital. En abaissant le coût associé aux distributions de dividendes et à la réalisation de plus-values de marché, le passage de l’ISF à l’IFI favorise les comportements court-termistes. Enfin, la loi Pacte a simplifié et renforcé le système des retraites par capitalisation. Elle a par exemple allégé les cotisations versées sur des plans d’épargne retraite, avec l’objectif de décloisonner une partie de l’épargne des Français pour l’orienter vers le financement des entreprises, ou plutôt vers les marchés financiers. Une hausse des capitaux échangés sur les marchés contribue à leur profondeur et à renforcer la demande pour les titres, contribuant à renforcer la liquidité des marchés et à alimenter les plus-values.

Propositions : revenir sur l’instauration de la flat tax, réinstaurer l’ISF et préserver un système de retraites par répartition

Au niveau européen, les débats sur une taxe sur les transactions financières communautaire, serpent de mer de l’intégration européenne, ont été relancés avec la crise du Covid. Un tel outil s’attaque directement aux coûts des transactions sur les marchés, surtout s’il inclut dans son assiette les transactions infrajournalières (80 % des transactions) et le trading haute fréquence comme cela était proposé[36]. Malheureusement, la France s’est opposée à sa mise en œuvre.

Propositions : soutenir la mise en place d’une taxe sur les transactions financières ambitieuse au niveau européen

On voit ainsi que la promotion de la finance durable, c’est-à-dire s’inquiétant du long terme, requiert des actions orthogonales à ce qui a été mis en œuvre sur ce dernier quinquennat, et en fait depuis les années 1980. Les propositions ne manquent cependant pas, à l’instar de celles listées tout au long de cette seconde partie. Si l’ambition réformatrice ne nous effraie pas, l’économiste post-keynésien Steve Keen propose même de mettre un terme à la durée de vie des actions, aujourd’hui « éternelles ». Dès lors que l’on s’approcherait de la date de fin de vie de l’action, toute vente serait effectuée à perte, car personne ne serait prêt à acheter le titre à un prix supérieur à la somme actualisée des dividendes futurs anticipés[37]. Cela limiterait la possibilité d’échanger les actions, et donc de réaliser des plus-values de cession.

Il s’agit donc, pour rendre crédible toute velléité écologique, de prendre acte de l’incompatibilité entre finance spéculative tournée vers le court terme et finance durable, et donc de l’absolue nécessité d’inscrire la promotion de la finance durable dans une remise en cause des dispositifs de libéralisation financière.

Conclusion : vers une révision en profondeur des rapports entre flux financiers et capitaux naturels et humains ? 

À terme, la nécessité d’agir face aux dérèglements climatiques devra nous conduire à rompre avec une partie des axiomes du paradigme économique néo-classique afin de repenser les relations entre États, acteurs de la finance privée et environnement. La Commission Européenne semble amorcer un premier pas vers cet objectif dans sa nouvelle stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable, publiée en juillet 2021. Ce document d’orientation comporte en effet la mention notable de l’action suivante : « afin de renforcer la résilience économique et financière face aux risques en matière de durabilité, la Commission prendra de nouvelles mesures en matière de comptabilité, de notations de crédit et de réglementation microprudentielle et macroprudentielle. La Commission […] encouragera la comptabilisation du capital naturel. ».[38]

Cette mention, quoiqu’anecdotique et non contraignante, fait toutefois l’effet d’une petite révolution dans le secteur de la réglementation financière habituellement relativement frileux à l’égard d’innovations de cet ordre. L’intégration du capital naturel dans la comptabilité d’entreprise peut en effet ouvrir la voie vers un changement de paradigme économique, en transformant notre regard sur les notions de dette et de profit. Parmi les nombreuses initiatives qui existent en la matière, certaines sont néanmoins bien plus ambitieuses que d’autres. Parmi elles, le projet de comptabilité CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) propose un cadre conceptuel comptable explorant la convergence entre comptabilité et enjeux de préservation écologiques et sociaux. La comptabilité CARE propose de changer de perspective dans la manière de mesurer la performance, en internalisant des facteurs actuellement considérés comme « extra-financiers » : au passif, on considère tous les capitaux « naturels », « humains » et « économiques » comme des emprunts à rembourser. À l’actif, on comptabilise les coûts d’entretien associés qui représentent les efforts du gestionnaire pour préserver ses capitaux. Dans ce modèle, la solvabilité des entreprises est évaluée en tenant compte de tous les capitaux, et les trois types de capitaux ne sont pas substituables.

À notre sens, aller vers la mise en place de nouvelles normes comptables intégrant une telle perspective en triple capital serait, enfin, une mesure adaptée pour faire advenir la « transformation en profondeur de la finance privée » que le gouvernement appelle de ses vœux afin de lutter contre le dérèglement climatique que nous acceptons volontiers, nous aussi, de qualifier de « combat du siècle ».[39]

[1] « L’écologie, combat du siècle », Élysée, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/ecologie

[2] Zaouati, « Finance durable : un enjeu essentiel pour la transition écologique, bilan du quinquennat et perspectives », Elections 2022 – Terra Nova, 2021, disponible sur https://tnova.fr/ecologie/transition-energetique/finance-durable-un-enjeu-essentiel-pour-la-transition-ecologique-bilan-du-quinquennat-et-perspectives/

[3] Entendue comme la facilité avec laquelle il est possible d’acheter et de vendre des titres sur les marchés.

[4] Pour une présentation synthétique des défaillances de marché, voir les pages dédiées dans Bozio A. — Grenet J., Économie des politiques publiques, collection Repères, La Découverte, 2010

[5] Voir notamment Ministère de la transition écologique, « DRIAS, les futurs du climat », disponible sur http://www.drias-climat.fr/

[6] Vailles et Métivier, Very Few Companies Make Good Use of Scenarios to Anticipate Their Climate Constrained Future, Climate Brief – I4CE, Vol. 61, 2019

[7] Dupuy, L’avenir de l’économie, Flammarion, 2012

[8] Pour aller plus loin, voir Institut Rousseau, Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ?, 2021, disponible sur https://institut-rousseau.fr/actifs-fossiles-les-nouveaux-subprimes/

[9] Voir notamment Oxfam, Banques et climat : le désaccord de Paris, 2021, disponible sur https://www.oxfamfrance.org/rapports/banques-et-climat-le-desaccord-de-paris/

[10] Reclaim Finance, « La croissance d’Amundi menace le climat », 2022, disponible sur https://reclaimfinance.org/site/2022/01/27/la-croissance-damundi-menace-le-climat/

[11] Institut Rousseau, 2 % pour 2 degrés, 2022, disponible sur https://institut-rousseau.fr/2-pour-2c-resume-executif/

[12] Ibidem

[13] Pour aller plus loin, voir : Institut Rousseau, Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ?, 2020.

[14] Voir notamment cette proposition développée par l’Institut Rousseau (réponse à la consultation publique sur les risques climatiques du Comité de Bâle), et reprise par Finance Watch, 2022 : « A safer transition for fossil banking: Quantifying capital needed to reflect transition risk »

[15] Pour aller plus loin, voir : Institut Rousseau, 2022, « Intégration des enjeux climatiques dans la politique monétaire de la Banque centrale européenne : après ces premiers pas, la route reste encore longue »

[16] À l’origine de ces propositions, voir N. Dufrêne et A. Grandjean, Une monnaie écologique, Odile Jacob, 2020.

[17] Corrigée du risque.

[18] Le raisonnement est tout à fait réplicable sur une obligation.

[19] Orléan, L’empire de la valeur — Refonder l’économie, Seuil, 2011

[20] Même les investisseurs de long terme, notamment les fonds de pensions, ont en réalité des horizons d’investissement extrêmement court-termistes. Le rythme moyen de rotation des actifs en portefeuille se situe entre 1 et 3 ans pour ce type d’investisseurs. Naqvi, Burke, Hector, Jamison, Dupré (2 Degrees Investing Initiative), All swans are black in the dark – How the short-term focus of financial analysis does not shed light on long-term risks, 2017.

[21] Orléan (2011)

[22] D’une part, la distribution du risque sur les marchés est censée réduire le risque porté par un seul acteur financier, réduisant le risque de faillite d’un acteur pris isolément, et donc réduisant le risque potentiellement systémique de faillites en chaîne par le jeu des positions financières entremêlées. D’autre part, un acteur en manque de liquidités aura la capacité de revendre son titre sans impact majeur sur son prix, ce qui là encore est censé réduire son risque de faillite et donc le risque de faillites en chaîne.

[23] Monnet, Controlling credit : central banking and the planned economy in postwar France, 1948-1873, Cambridge University Press, 2018

[24] Monnet, « La politique de la Banque de France au sortir des Trente Glorieuses : un tournant monétariste ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2015, disponible sur https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-1-page-147.htm#no606

[25] Hautcoeur, « Le système financier français depuis 1945 », disponible sur http://www.parisschoolofeconomics.com/hautcoeur-pierre-cyrille/risques.pdf

[26] Quennouëlle-Corre, « Les réformes financières de 1982 à 1985 — Un grand saut libéral ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2018, disponible sur https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2018-2-page-65.htm#re34no34

[27] Hautcoeur, Lagneau-Ymonet, Riva, « Les marchés financiers français : une perspective historique », Les Cahiers Français, 2011, disponible sur http://www.parisschoolofeconomics.com/hautcoeur-pierre-cyrille/Hautcoeur-Lagneau-Ymonet-Riva_CFr.pdf

[28] Ce « marché » n’en serait en réalité pas un, étant donné qu’aucun échange ne pourrait y avoir lieu.

[29] Quennouëlle-Corre (2018)

[30] Ces « marchés » n’en seraient en fait pas un non plus, car aucun échange n’y serait réalisé.

[31] On comprend à travers ces deux exemples portant sur la déréglementation et le décloisonnement que l’approche théorique consistant à considérer que le prix d’un actif est la somme actualisée des flux futurs auxquels sa détention donne droit n’est valable qu’en l’absence de possibilité d’échanger ces actifs, c’est-à-dire en l’absence de marchés financiers.

[32] La prime de risque est la différence entre le rendement du capital (return on equity) et le taux sans risque, approximé à l’aide des taux d’intérêt sur les dettes publiques.

[33] Artus, « Patrick Artus : “Rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé” », Le Monde, 2020, disponible sur https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/07/patrick-artus-rien-de-majeur-ne-changera-si-le-rendement-exige-du-capital-reste-aussi-eleve_6058863_3232.html

[34] Ibid.

[35] Zaouati (2021)

[36] Rossel (Institut Rousseau), « Taxe sur les transactions financières : nous voulons la vraie version ! », 2020, disponible sur https://institut-rousseau.fr/taxe-sur-les-transactions-financieres-nous-voulons-la-vraie-version/

[37] Keen, L’imposture économique, Editions de l’Atelier, 2017

[38] Commission européenne, Stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable, Améliorer la résilience du secteur financier et sa contribution à la durabilité : la double importance relative, action nº 3, 2021

[39] « L’écologie, combat du siècle », Élysée, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/ecologie

Publié le 13 avril 2023

L’écologie, combat du siècle ? La transformation de la finance n’a pas eu lieu

Auteurs

Riwan Driouich
Diplômé de sciences politiques, d’économie et de gestion, Riwan Driouich est économiste pour 2 Degrees Investing Initiative, un think tank spécialisé dans les thématiques finance & climat. Il contribue à des travaux d’étude et de recherche concernant la prise en compte des risques climatiques par la politique monétaire, la supervision financière et les plans de relance post-Covid. Il est également consultant sur le crime environnemental. Riwan Driouich est adhérent de l’Institut Rousseau et secrétaire général adjoint d’Agir pour le Climat.

Anne Saviuc
Anne Saviuc est spécialiste de régulation financière.

On peut lire sur une page du site de l’Élysée nommée « L’écologie, combat du siècle » que le gouvernement a pour « ambition […] une transformation en profondeur de la finance privée »[1] dans le sens d’une meilleure prise en compte des enjeux climatiques. De nombreuses initiatives en faveur de la finance durable ont ainsi été lancées au cours du quinquennat. Deux commissions Climat ont été créées au sein des régulateurs bancaires et des marchés financiers, dont l’objectif principal est le suivi des engagements des institutions financières françaises. L’État a également contribué à la promotion de Finance for Tomorrow, un consortium d’institutions financières principalement privées, notamment à travers son soutien au lancement de l’Observatoire de la Finance Durable, dont le rôle est là encore de réaliser le suivi des pratiques et engagements des acteurs financiers. L’action du quinquennat en faveur de la finance durable s’est soldée par la publication du rapport Perrier, du nom du président d’Amundi, rédigé à la demande du ministre de l’Économie afin de présenter des pistes de renforcement de la finance durable.

Sur le plan réglementaire, l’action a principalement été menée au niveau européen. On compte notamment le règlement « Disclosure », qui décline les obligations de transparence quant à la prise en compte des enjeux climatiques. Il a été transposé en France par l’article 29 de la loi énergie-climat en 2019. L’État a également facilité l’accès aux offres d’épargne verte à travers la loi Pacte.

L’ensemble de ces actions, détaillées par Philippe Zaouati en introduction de cette série[2], est-il en mesure d’engager « une transformation en profondeur de la finance privée » ? Au prisme de notre analyse, il apparait fortement insuffisant.

Cette note se propose d’appréhender les mécanismes qui compromettent aujourd’hui la durabilité de la finance, et singulièrement sa capacité à tenir compte du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone. À notre sens, la finance durable doit reposer sur deux piliers, conditionnant les leviers permettant de faire des agents financiers des acteurs de la transition.

D’une part, la finance doit être en mesure d’identifier les risques associés au réchauffement climatique (risques physiques) et à la transition écologique (risque de transition). On montrera que cela est impossible sans une action franche de l’État, du fait de l’incertitude radicale, dite knightienne, associée à ces risques. Il s’agit en somme de prendre acte du fait que le mécanisme d’évaluation des risques/rendements est défectueux en présence de telles incertitudes, et de supplanter ce mode de coordination par un rôle accru de l’État.

D’autre part, elle doit tenir compte de ces risques une fois ceux-ci mis au jour par l’action de l’État. La domination des stratégies d’investissement de court terme, ou spéculatives, sur les marchés financiers l’empêche. Cela est une conséquence de l’excessive liquidité[3] des marchés, résultat de décennies de libéralisation financière. Nous montrerons que les actions visant à rendre la finance durable ne peuvent aboutir si elles ne s’inscrivent pas dans un mouvement plus large de réglementation et de cloisonnement des marchés, qui obligerait les investisseurs de tenir compte des enjeux de long terme.

I) Mise en perspective des réformes en faveur de la finance durable privée : un ancrage néo-libéral franc

A.    L’efficacité limitée d’une approche par l’incitation pour encadrer une « défaillance de marché »

Les actions du dernier quinquennat en matière de finance durable sont caractérisées par leur ancrage idéologique profondément néo-libéral. Fidèles à la doctrine selon laquelle la liberté économique et le libre jeu de l’entreprise ne doivent pas être entravés, ou le moins possible, les mesures gouvernementales ont eu pour objectif principal d’inciter les acteurs financiers à s’orienter vers une finance dite « verte ». L’architecture réglementaire actuelle fait principalement appel au bon vouloir des acteurs financiers. L’efficacité de cette approche se heurte toutefois à des limites profondes : l’incapacité d’une finance déréglementée et autorégulée à prendre en compte les enjeux écologiques.

Ainsi, les efforts français et européens en matière de finance durable se sont concentrés sur des objectifs de transparence de l’information, formant ainsi l’hypothèse que l’accès à l’information permettrait aux acteurs des marchés financiers d’intégrer spontanément les exigences environnementales dans leurs stratégies d’investissement. L’article 29 de la loi énergie-climat sur le reporting extrafinancier des acteurs de marché est censé garantir la publication systématique des modalités de prise en compte des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans les politiques d’investissement et les procédures de gestion des risques, tout en incitant à la prise en compte des risques climatiques. Cependant, ce type d’approches qui met l’accent sur la publication des données relatives au climat se fonde sur l’hypothèse implicite selon laquelle une fois les risques pleinement révélés, les acteurs financiers répondront de manière rationnelle et alignée sur l’intérêt public.

Cette conception trouve ses racines dans « l’hypothèse des marchés financiers efficients », appliquée au secteur financier et à sa perception de la politique climatique2. Cette approche ne saurait toutefois être considérée comme un moyen suffisant pour encadrer le comportement des acteurs financiers : en effet, le dérèglement climatique est encore souvent perçu comme une externalité économique, c’est-à-dire que les investisseurs considèrent que les conséquences environnementales néfastes de leurs décisions d’investissement n’affecteront pas directement la rentabilité de leur portefeuille. Les acteurs financiers transfèrent le coût des risques environnementaux de leurs décisions à la société dans son ensemble et sur les générations futures au-delà du court terme qui régit leurs performances. Il s’agit ici d’un cas d’aléa moral, vecteur de déresponsabilisation des investisseurs qui ne supportent pas le coût de leurs actions, qui souligne la limite majeure de l’hypothèse selon laquelle les acteurs financiers ajusteront leur comportement dans le sens d’un alignement avec les objectifs de préservation du climat.

Cela est d’autant plus vrai que les enjeux environnementaux tombent dans la catégorie des défaillances de marché[4] à de multiples égards, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une situation dans laquelle le marché concurrentiel ne peut réguler efficacement les activités économiques. La responsabilité fiduciaire des gestionnaires d’actifs illustre bien la manière dont cette défaillance de marché grève les capacités des acteurs financiers à rendre leurs comportements plus vertueux. Le rôle juridiquement défini des gestionnaires d’actifs est d’optimiser le rendement du risque financier des actifs sous gestion, pas de participer à la conversion écologique de l’économie. Il en résulte une hiérarchisation des objectifs dans laquelle la mesure de l’impact écologique de l’investissement n’est pas prioritaire. Ainsi, à partir du moment où les prérogatives des gestionnaires d’actifs ne portent pas explicitement sur l’utilité écologique de l’allocation de ressources, il est plus rationnel pour eux de laisser d’autres acteurs s’en charger et de profiter des efforts de ces derniers en faveur de la transition écologique sans en supporter le coût financier.

B.    Les limites de la gestion de risque actuelle face à l’incertitude radicale inhérente aux dérèglements climatiques

a.     L’incertitude knightienne, produit de la conjonction de trois facteurs d’incertitude

L’une des difficultés à encadrer correctement les risques climatiques et environnementaux en finance provient du fait que les approches actuelles d’encadrement et de supervision du risque financier se heurtent aux difficultés d’anticiper les évolutions liées au dérèglement et à la transition climatiques. La doctrine de supervision en vigueur pour les risques financiers plus classiques (solvabilité, liquidité, etc.) devient caduque face aux risques climatiques. En effet, le paradigme probabiliste des méthodologies traditionnelles de gestion des risques en finance ne permet de modéliser ni les effets d’inertie de l’activité humaine ni l’ampleur des conséquences à terme du changement climatique. Le changement climatique est porteur d’une incertitude radicale, dite knightienne, qui désigne une situation où l’avenir est totalement inconnu et le risque non quantifiable. Cela est dû principalement à la conjonction de trois facteurs[5] :

Le premier est celui de l’incertitude socio-économique qui naît de l’impossibilité de prévoir la trajectoire de transition énergétique de l’économie mondiale. Il existe de nombreux scénarios possibles de transition[6], associés à une multiplicité de facteurs économiques, sociologiques, technologiques et géopolitiques qui empêchent la modélisation suffisamment précise de l’évolution de nos sociétés au regard de la question climatique. Les autres facteurs tiennent à l’incertitude épistémique, qui naît de la connaissance imparfaite des phénomènes climatiques naturels et à la difficulté de représenter ceux-ci dans des modèles prédictifs, et de l’incertitude stochastique, inhérente à la variabilité naturelle et chaotique du dérèglement climatique qui découle des relations non linéaires et non déterministes évoquées plus haut. Ainsi, en dépit de tous les progrès en termes de connaissance et de modélisation que les équipes scientifiques pourraient réaliser, il ne sera jamais possible de prévoir l’évolution des événements climatiques avec certitude.

Ces trois facteurs conjoints d’incertitudes ont pour effet de rendre la finance aveugle aux risques liés au dérèglement et aux transitions écologiques. Les risques sont perçus comme trop incertains, diffus et lointains, et échappent donc au fonctionnement actuel des modèles de risques probabilistes des acteurs financiers. De plus, les modèles financiers nourrissent souvent leurs simulations de données historiques, qui ne donnent que peu d’informations sur les effets du dérèglement climatique sur les marchés.

Le mécanisme de formation des prix, qui oriente les décisions des investisseurs, est ainsi défectueux en présence de telles incertitudes. Car les prix se forment selon les anticipations que les investisseurs font de l’avenir. En retour, la réalisation de cet avenir est dépendant du bon reflet de ces anticipations dans le mécanisme des prix, car alors celui-ci permet d’allouer les ressources dans un sens conforme à la réalisation de l’avenir anticipé. « La description de l’avenir est un déterminant de l’avenir »[7]. Or, dans le cas du réchauffement climatique et de la transition bas-carbone, cette description est rendue extrêmement complexe par les incertitudes mentionnées plus haut. Les anticipations des acteurs financiers ne peuvent donc en tenir compte de manière fiable, et dès lors le business as usual prévaut. Les banques françaises et européennes ont donc accumulé des centaines de milliards d’actifs financiers liés à l’exploitation ou à l’utilisation des énergies fossiles qui apparaissent sûrs selon les critères d’analyse actuels, mais sont en réalité très exposés aux risques climatiques en ce qu’ils risquent de devenir des « actifs échoués ». Leur dévalorisation future au moment de l’indispensable transition écologique pourrait profondément menacer la stabilité du système financier[8].

De plus, certaines écoles de la pensée économique ont montré que dans les situations de forte incertitude échappant aux régimes de prédictibilité habituels, les acteurs sur les marchés financiers adoptent des « comportements moutonniers », selon les termes de Keynes : les investisseurs répliquent le comportement des autres acteurs du marché afin de limiter leurs risques. Ces comportements peuvent ainsi générer une forte volatilité, en particulier lorsqu’un acteur en vue sur le marché adopte soudainement un comportement de rupture (ex. : vente massive d’actifs), envoyant un signal aux autres acteurs du marché qui, là encore par comportement moutonnier face à l’incertitude, vont liquider leurs actifs de même catégorie, créant ainsi un choc majeur. Ces comportements moutonniers sont aujourd’hui accentués par la gestion d’actifs pilotée par les algorithmes.

b.     Le risque de transition différé, mais amplifié par l’effet d’inertie public et privé

Il est à noter que les acteurs financiers ne sont pas les seules parties prenantes dont l’action est ralentie et limitée par la difficulté de prévoir les évolutions environnementales à venir. La puissance publique est également confrontée à ces trois facteurs d’incertitude, et l’effet d’inertie qu’ils provoquent est encore renforcé par la doctrine néo-libérale qui rechigne à faire intervenir l’État dans le fonctionnement des marchés financiers. En conséquence, le rôle des régulateurs et superviseurs se restreint pour l’instant au suivi et à l’analyse des actions volontaires du secteur, à l’instar des commissions climat créées récemment au sein de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et de l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACPR). L’absence de politique publique volontariste en matière de climat a pour effet de masquer à court terme l’ampleur du risque de transition auquel les banques sont exposées à moyen et long terme, et mène donc acteurs privés et publics à négliger la nécessité de mesurer et de contrôler ce risque. Les incertitudes citées plus haut empêchent pour le moment la formation du risque de transition, qui désigne la menace de voir des actifs « s’échouer » du fait de leur incompatibilité avec une économie bas carbone, de se former. Ce risque ne se matérialisera que lorsque l’État jouera pleinement son rôle face au changement climatique et mettra en œuvre les actions nécessaires à la décarbonation de notre économie.

La cécité des acteurs publics et privés aux dérèglements climatiques n’est évidemment pas acceptable. Au-delà du fait que des rapports d’ONG démontrent régulièrement les conséquences désastreuses des investissements des banques et des fonds d’investissement pour le climat[9], le fait de repousser la mise en œuvre des politiques publiques écologiques ne peut que repousser la formation du risque de transition tout en renforçant la brutalité du choc lorsque celui-ci se matérialisera. Une transition écologique retardée et désordonnée aurait des conséquences bien plus néfastes sur le système financier qu’une conversion anticipée et planifiée de l’économie, qui apporterait plus de certitudes aux acteurs financiers. Le rapport récemment commandé par Bruno le Maire à Yves Perrier concernant l’alignement des acteurs financiers avec les objectifs de l’Accord de Paris constitue une illustration emblématique des compromis et des défaillances de la stratégie du gouvernement en matière de finance durable. Sur la forme, il faut d’abord mentionner le fait qu’Yves Perrier est le président d’Amundi, que l’ONG Reclaim Finance citait récemment dans un rapport pour pointer la contradiction profonde entre leurs engagements affichés en faveur du climat et la poursuite de leurs investissements dans l’expansion pétrogazière du fait de leur stratégie de gestion passive[10]. Sur le fond, et d’une manière assez symptomatique, le rapport ne comporte pas d’objectifs contraignants, de mesures concrètes, ni même d’indicateurs permettant de mesurer la progression des acteurs financiers dans la baisse de leur empreinte carbone. Yves Perrier s’en tient à préconiser la création d’un groupe de travail au sujet des trajectoires de sortie des secteurs les plus polluants et risqués, et ne prend pas non plus position en faveur de l’arrêt de l’expansion des investissements dans les énergies fossiles. Les recommandations du Comité scientifique de l’Observatoire de la finance durable ne sont pas non plus reprises.

La section suivante s’attachera à dessiner une stratégie alternative qui permettrait d’engager les transformations structurelles requises pour faire de la finance un accélérateur de la transition écologique.

C.    Pour une stratégie plus ambitieuse d’alignement des activités financières publiques et privés sur les impératifs de reconstruction écologique

a.     Renforcer le rôle de l’État-investisseur

Compte tenu des difficultés des marchés financiers à internaliser et contrôler les risques climatiques et environnementaux, il est nécessaire qu’un élément extérieur aux marchés réduise cette incertitude en adoptant des mesures volontaristes en faveur de la transition écologique. Seul l’État peut, et doit, jouer ce rôle stabilisateur. Cette démarche devra faire converger les différents champs d’action budgétaires, fiscaux et réglementaires.

Conceptuellement, il s’agit pour l’État d’ancrer les anticipations des investisseurs dans un certain futur bas carbone, parmi l’ensemble des possibles. Cela passe par la planification des transformations bas-carbone à réaliser et l’alignement des investissements publics sur la trajectoire retenue. En cela, l’État se substituerait au marché pour ce qui relève de la « description de l’avenir ». Mais il ne se substituerait pas au mécanisme de formation des prix. Il lui permettrait au contraire de jouer son rôle dans l’allocation des ressources. En ancrant les anticipations des financiers dans un scénario de transition, celui-ci s’intègre aux décisions d’investissement des investisseurs via les prix. Paradoxalement, la solution de la planification est une solution par le marché. Elle conjugue contrainte externe et coordination interne.

Nous recommandons donc l’élaboration d’une loi de programmation pluriannuelle du financement de la reconstruction écologique (LPFRE), comme il en existe en matière de recherche et de défense, qui permettrait de planifier des investissements de transition ambitieux et de long terme. Par-là, l’État fournirait un dessin de l’avenir aux marchés financiers, leur permettant de le refléter dans les prix et décisions d’allocation du capital. En outre, pour être à la hauteur de l’enjeu climatique, cette loi devrait programmer une hausse significative des investissements publics de transition, aujourd’hui largement insuffisants. Dans un rapport publié récemment, l’Institut Rousseau estime que nous aurions besoin d’investir 5 000 milliards d’euros de 2022 à 2050, soit 182 milliards d’euros par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050[11]. Parmi ces dépenses, il faut prendre en compte que seulement 57 milliards d’euros par an correspondent à des investissements supplémentaires (soit 2,3 % du PIB français en 2021), c’est-à-dire qu’ils s’ajoutent à ceux déjà prévus dans un scénario tendanciel (par exemple les dépenses « vertes » actuelles, et celles dont nous pouvons anticiper la réorientation). Sur ces 57 milliards d’euros supplémentaires, 36 milliards d’euros d’investissements devraient être pris en charge par l’État : c’est un peu moins que le premier plan d’urgence mis en place dès le début de la pandémie en mars 2020 (42 milliards d’euros). Il nous faut un plan d’urgence pour le climat aussi !

Proposition : Élaborer une loi de programmation pluriannuelle du financement de la reconstruction écologique (LPFRE) afin de fournir un horizon certain permettant aux marchés financiers d’ancrer leurs projections d’évolutions budgétaires et règlementaires en lien avec la reconstruction écologique. Cette loi devrait également programmer une hausse significative des investissements publics de transition de 182 milliards d’euros par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050[12].  

Au niveau européen, la mise en œuvre des investissements nécessaires à la transition écologique suppose une remise en question du cadre juridique actuel. Le pacte de stabilité européen est fondé sur un certain nombre de règles, dont les deux principales sont bien connues : le déficit public doit être inférieur à 3 % du PIB, et la dette publique brute doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces critères freinent actuellement notre capacité à planifier les investissements publics nécessaires pour atteindre nos objectifs environnementaux. Dans le cadre de la pandémie de coronavirus, la mise en place de plans de relance a été rendue possible par l’activation temporaire d’une dérogation à ce pacte de stabilité. Les dépenses relatives aux secteurs d’investissements liés à la transition écologique devront à leur tour être exclues de manière pérenne du calcul du déficit public.

Proposition : Exclure du calcul du déficit public au sens maastrichtien les dépenses relatives aux secteurs d’investissements liés à la transition écologique (transport, énergie, rénovation des bâtiments, etc.), afin de redonner à l’État une marge d’action pour réaliser les investissements substantiels nécessaires pour faire face aux dérèglements climatiques.

Si l’État veut assumer son rôle face aux impératifs écologiques, il pourra également redéfinir le rôle des banques publiques d’investissement qui sont également sous-exploitées actuellement, alors même qu’elles ont été conçues pour remédier à des failles de marché telles que les enjeux environnementaux. Ces structures ont pour cela besoin d’une direction politique et d’une stratégie assumée par les États d’augmenter suffisamment leur capital propre (par exemple pour Bpifrance, aujourd’hui sous-capitalisée) ou leurs engagements (par exemple la Banque Européenne d’Investissement, surcapitalisée) afin de leur permettre d’investir. Pour aller encore plus loin et permettre aux banques publiques d’être des chevilles ouvrières de la transition, il est nécessaire de revoir en profondeur les doctrines d’action des banques publiques d’investissement dans le domaine du dérèglement écologique en leur permettant de déroger aux principes d’intervention « à des conditions de marché ». Trois tâches sont prioritaires dans une optique de reconstruction écologique : réorienter radicalement les investissements des banques publiques d’investissement, libérer leur action des contraintes réglementaires qui restreignent excessivement leur champ d’action (notamment l’obligation d’investir en co-financement ou en co-investissement, leur profil de risque trop bas ou leur soumission à la règle des aides d’États) et surtout, augmenter leur puissance en redéfinissant leur lien avec la Banque centrale européenne (BCE) qui pourra leur fournir des liquidités en volume suffisant, selon un mécanisme d’achat d’obligations coordonné en dehors des strictes conditions de marché. Une première étape pourrait être de doter Bpifrance, l’Agence de la transition écologique (ADEME) et la Caisse des dépôts de capitaux et de dotations budgétaires supplémentaires leur permettant d’investir directement et rapidement dans des opérations de reconstruction écologique[13].

Proposition : Revoir le cadre d’intervention des banques publiques d’investissement dans le domaine du dérèglement climatique afin de réorienter radicalement leurs financements vers des projets vertueux du point de vue écologique, mettre un terme au principe de co-financement ou en co-investissement et leur soumission à la règle des aides d’États qui contraignent trop leurs actions, et augmenter leur puissance en permettant à la Banque centrale européenne (BCE) de leur fournir des liquidités en volume suffisant, selon un mécanisme d’achat d’obligations coordonné en dehors des strictes conditions de marché.

L’enjeu des prochaines années est de pouvoir mobiliser des fonds rapidement, dans des volumes importants, et de les investir directement là où l’exige l’impératif écologique, même lorsque cela n’est pas immédiatement rentable financièrement ou lorsque cela contrevient à la prétendue libre concurrence. Cela implique un changement radical de nos modes de financement et une action volontariste de l’État, des banques centrales et des banques publiques d’investissement, ainsi que le renoncement à un certain nombre de dogmes établis.

b.     Compléter l’arsenal de règlementation financière pour mieux intégrer les risques climatiques

La règlementation prudentielle européenne devra également évoluer pour adopter une approche contraignante vis-à-vis des risques climatiques. Pour cela, un nouveau paquet réglementaire devra compléter le corpus de règles actuellement appliquées par les superviseurs de la BCE et des autorités nationales compétentes, en y incorporant des mesures ambitieuses participant de la prise en compte des enjeux écologiques par la finance. La règlementation financière en matière de climat devra être structurée autour d’une approche duale, en contraignant à la fois les risques que le changement climatique fait peser sur la stabilité financière (simple matérialité), et ceux auxquels les acteurs financiers exposent l’environnement et la société (double matérialité).

Du point de vue de la stabilité financière, la règlementation devra durcir le contrôle de l’exposition du système financier aux risques de transition et risques physiques. Cela pourra notamment passer par l’obligation pour les banques et les assurances de remettre des plans de transition, dont la crédibilité et la mise en œuvre seront contrôlées régulièrement par les autorités de supervision.

Pour aller plus loin, le législateur pourrait également mettre en place un coussin de capital règlementaire supplémentaire, sur le modèle de l’actuel coussin contracyclique[14]. Il viserait spécifiquement les institutions financières n’alignant pas leurs pratiques avec la transition écologique. Ce coussin de fonds propres supplémentaires viserait à parer aux inévitables pertes à venir lorsque le risque de transition se matérialisera et que les actifs échoués des banques perdront massivement de la valeur du fait des évolutions règlementaires, technologiques ou financières. De ce fait, la calibration du montant de ce coussin dépendra de l’exposition des banques aux industries les plus émettrices de gaz à effet de serre (ex. : énergies fossiles, secteurs aériens et automobiles, etc.). Ce nouveau coussin réalignera également, et partiellement, les intérêts économiques des banques avec le risque qu’elles font peser sur l’environnement, et diminuera de fait l’aléa moral qui caractérise actuellement le contexte de leurs prises de décisions.

Proposition : Compléter la règlementation financière afin de limiter les risques que fait peser le changement climatique sur la stabilité financière et aligner les flux financiers sur les objectifs des accords de Paris. Les acteurs financiers devront remettre des plans de transition, dont la crédibilité et la mise en œuvre seront contrôlées régulièrement par les autorités de supervision. Un coussin de capital règlementaire supplémentaire pourra être mis en place pour les institutions financières n’alignant pas leurs pratiques avec la transition écologique afin de réaligner leurs intérêts économiques avec le risque qu’elles font peser sur l’environnement.

Afin de lutter également contre les risques que les activités du secteur financier font peser sur le climat, la régulation financière devra intégrer systématiquement la perspective de double matérialité. À cet effet, nous réaffirmons l’importance de continuer, d’amplifier et d’accélérer les travaux d’élaboration d’une taxonomie brune : la transformation indispensable de notre économie passera par une réorientation des investissements vers des activités plus soutenables, et de fait par un processus de sortie des investissements considérés comme préjudiciables à l’environnement. Pour y arriver, les régulateurs et superviseurs devront pouvoir se fonder sur une nomenclature commune à l’échelle européenne sur laquelle établir les règles visant à dissuader ou interdire les investissements dans certains secteurs d’activités. En permettant d’interdire le financement des activités les plus polluantes, l’élaboration et la publication d’une taxonomie brune emportera des conséquences vertueuses systémiques sur l’ensemble du secteur économique.

Proposition : Continuer, amplifier et accélérer les travaux d’élaboration d’une taxonomie brune afin d’amorcer un processus de sortie des investissements considérés comme préjudiciables à l’environnement, au travers de règles visant à dissuader ou interdire les investissements dans certains secteurs d’activités.

Enfin, face aux limites structurelles de l’approche probabiliste actuellement en vigueur en matière de contrôle des risques financiers, régulateurs et superviseurs pourront s’inspirer d’approches méthodologiques étrangères aux secteurs financiers, notamment de cadres d’analyse en rupture avec l’évaluation traditionnelle des risques reposant sur une approche probabiliste. Ces méthodologies dites « exploratoires » se défont de l’objectif illusoire de modéliser les risques et les possibilités d’optimisation des choix selon un futur probable (approches de type predict-then-act), pour leur préférer l’exploration d’une diversité de futurs possibles, et l’évaluation de la performance de différentes options de gestion au regard de cette diversité. Ici, le principe sous-jacent n’est plus de décider en fonction d’indicateurs prédéfinis comme dans les méthodes de gestion des risques conventionnelles, mais d’adapter son comportement de manière dynamique en fonction des corrélations identifiées. C’est d’ailleurs l’une des limites principales de la méthodologie de l’exercice de stress-tests climatiques mené cette année par la BCE, qui n’envisage qu’un nombre limité de scénarios et restreint de fait la pertinence de sa modélisation de la vulnérabilité du secteur financier. Ces lacunes soulignent qu’abandonner le paradigme probabiliste est une exigence fondamentale pour qui entend contrer l’aggravation par le secteur financier du dérèglement climatique.

c.     Redéfinir le rôle des banques centrales[15]

Au sens large, les impératifs écologiques devront nous conduire à rompre avec le cadre traditionnel de la politique monétaire. La banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire qui s’exerce aujourd’hui uniquement au profit des banques privées, par la mise à disposition de liquidités, et toujours en échange de collatéraux. C’est ce qui lui permet de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt dans l’économie. Au lieu d’un taux d’intérêt unique, la banque centrale pourrait fixer des taux d’intérêt différents en fonction de la soutenabilité environnementale des actifs qu’on lui apporte en contrepartie. La banque centrale pourrait également favoriser l’achat et stimuler ainsi le prix des actifs soutenables ou au contraire renchérir le coût afin de décourager l’achat d’actifs bruns. Il en va de même concernant sa politique d’achat direct d’actifs : les actifs seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de leur compatibilité avec la transition bas-carbone et non plus seulement en fonction de leur notation financière. Ce faisant, la BCE exercerait une influence directe sur la structure économique et sur les formes de l’activité économique. En d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs préalablement discutés et définis de manière démocratique. Cette stratégie implique de renoncer au principe de neutralité de marché pour toutes les activités qui touchent à la reconstruction écologique, en incluant le climat dans le mandat de la BCE aux articles 119 et 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne ou par une simple décision du Conseil des gouverneurs. Pour finir, l’Institut Rousseau défend également l’idée que le pouvoir de création monétaire des banques centrales puisse être employé différemment, notamment pour financer une part de l’effort de reconstruction écologique. Une solution pourrait être l’introduction raisonnée dans le système économique de monnaie libre de dettes, dans des volumes limités et décidés sous contrôle démocratique. Les États seraient ainsi dégagés de leurs contraintes actuelles en matière d’investissements budgétaires, et pourraient jouer leur rôle dans la reconstruction écologique.[16]

Proposition : Mettre en œuvre un mécanisme ciblé de financement monétaire de la reconstruction écologique, par l’introduction de monnaie libre créée par la banque centrale au profit des États ou des banques publiques d’investissement.

II) Le capitalisme financiarisé est antinomique de la transition écologique

A.    Décloisonnement, déréglementation et prise en compte du long terme : un triangle d’incompatibilité

Comme nous l’avons montré en première partie, l’approche financière classique considère que la bonne prise en compte des risques financiers induits par le changement climatique devrait conduire à une réallocation des actifs. La mise en œuvre et la planification d’investissements publics de transition permettent de surmonter les incertitudes associées à ces risques. Cependant, adresser l’enjeu climatique en fixant les anticipations des marchés dans la transition repose implicitement sur le postulat que les investisseurs sont en mesure de correctement refléter dans les prix de marché la rentabilité[17] à long terme des entreprises sous-jacentes. Or, les logiques spéculatives, dominantes sur les marchés, l’empêchent.

L’école de la Régulation propose un modèle alternatif à celui de l’efficience informationnelle des marchés financiers pour analyser les comportements des marchés financiers. Elle tient notamment compte du rôle clef de la liquidité, déterminant la considération que les agents financiers portent à la rentabilité à long terme. C’est avec ce cadre conceptuel, bien plus robuste que l’hypothèse d’efficience des marchés, qu’il s’agit d’analyser si et comment la finance contemporaine peut tenir compte des enjeux climatiques, qui se déploient sur le temps long.

Considérons, pour simplifier, qu’il existe deux stratégies d’investissements sur les marchés financiers. La première, de longs termes, vise à acheter une action[18] et à la garder en portefeuille sur une très longue période, afin de réaliser un profit via les dividendes distribués. La seconde, de court terme, vise à acheter une action dans le but de réaliser une plus-value sur sa revente. Elle vise à prévoir la psychologie du marché (haussier ou baissier, et dans quelle ampleur) pour estimer le potentiel de plus-value. Ce qui importe pour l’investisseur de court terme est d’anticiper ce que les autres investisseurs anticipent quant à l’évolution du prix de l’actif, dans un jeu de miroir caractéristique du concours de beauté keynésien. Keynes nommait cette seconde stratégie spéculation[19]. Elle est fondamentalement permise par la capacité qu’ont les propriétaires de titres à les revendre, c’est-à-dire à la liquidité des marchés.

En ce qu’elles autorisent à réaliser des plus-values immédiates, en tirant parti des variations de prix, les stratégies d’investissements court-termistes tendent à dominer celles de long terme[20]. C’est d’autant plus vrai que les marchés sont liquides, car alors les achats et ventes sont plus aisés et moins coûteux, créant des variations de prix suivant l’humeur des marchés. Une liquidité élevée des marchés financiers induit ainsi un comportement court-termiste des investisseurs, dont la référence est le prix de marché plutôt que la rentabilité de l’entreprise sous-jacente. André Orléan, tenant de l’école de la Régulation, souligne que « l’importance relative des fondamentalistes [investisseurs de long terme] et des spéculateurs [investisseurs de court terme] est fonction du degré de liquidité des marchés »[21]. Ce mouvement conduit à une autonomisation de la sphère financière par rapport à l’économie réelle. La finance, via sa focalisation sur les mouvements de prix de marché à court terme, devient sa propre norme et s’émancipe des logiques productives sous-jacentes. C’est là un mécanisme que l’on pourrait nommer de « désencastrement » de la finance.

Pour les néo-libéraux et économistes néo-classiques, la liquidité des marchés est censée favoriser l’investissement (en en réduisant le coût) et la stabilité financière (en distribuant le risque sur les marchés et donc en réduisant les nœuds de vulnérabilité[22]). Elle réduit les coûts de transaction, et donc facilite le processus de détermination des prix. C’est en somme un vecteur de l’efficience des marchés financiers. Au fétichisme de la marchandise du capitalisme industriel s’est ajouté, à l’ère du capitalisme financiarisé, un fétichisme de la liquidité, sans laquelle les marchés financiers cessent de fonctionner.

Or, la liquidité des marchés financiers est une fonction de leur déréglementation et de leur décloisonnement. Les politiques de libéralisation financière conduites depuis une quarantaine d’années en France, en Occident et ailleurs ont justement eu pour objet (entre autres) de renforcer la liquidité des marchés financiers, porteuse des bienfaits mentionnés au paragraphe précédent.

La déréglementation correspond à la réduction ou la suppression des contrôles existants sur les marchés et services financiers. Il s’agit par exemple de lever les mesures de contrôle du crédit et des taux d’intérêt, d’alléger les réglementations et taxations bancaires et de bourse. En France, les instruments de contrôle du crédit et des intérêts (contrôle des taux d’intérêt, contrôles quantitatifs sur les volumes de crédit et sur le réescompte auprès de la banque centrale…) ont été progressivement abandonnés dès les années 1970[23], mouvement parachevé par la réforme des statuts de la Banque de France en 1993 qui consacre l’objectif de stabilité des prix en lieu et place d’un objectif plus large de régulation de la monnaie et du crédit[24]. Mais, et c’est plus important pour notre propos, les années 1980 ont aussi initié une grande vague de déréglementation des marchés boursiers en France. Dès 1983, l’accès au marché boursier est ouvert aux entreprises plus petites, et les cotations en Bourse sont unifiées[25]. De nouveaux marchés de produits dérivés, le MATIF et le MONEP, sont créés en 1986 et 1987, renforçant la liquidité des titres financiers sous-jacents en facilitant la réalisation de nouvelles opérations avec ceux-ci. En 1989, les taux de commission sur les transactions boursières sont libéralisés[26]. Par ailleurs, en 1990, la fiscalité sur les revenus du capital est sensiblement réduite. La déréglementation boursière se poursuit dans les années 1990 et 2000, notamment via la libéralisation des bourses jusqu’alors organisées sur un mode mutualiste et monopolistique. La directive MIF (Marchés d’Instrument Financiers) l’étend à toute l’Union européenne en 2007. L’objectif est de réduire les coûts de transactions et d’augmenter la liquidité des marchés en favorisant la concurrence entre intermédiaires boursiers[27].

Par les réformes de déréglementation, les entraves aux transactions financières sont allégées ou supprimées, réduisant d’autant les coûts de transaction associés à l’achat et à la vente de titres. Elles facilitent la revente des titres et favorisent la liquidité, et donc les comportements court-termistes. Au contraire, et hypothétiquement, un « marché »[28] boursier extrêmement réglementé où les coûts de transaction seraient tels qu’ils seraient prohibitifs à l’échange de titres désinciterait complètement toute revente. L’investisseur devrait donc garder en portefeuille son obligation ou son action jusqu’à échéance (obligation) ou jusqu’à la faillite de l’entreprise sous-jacente (action). L’investisseur prendrait ainsi la décision d’investir en tenant uniquement compte de la rentabilité de long terme de l’entreprise, aucune plus-value de cession n’étant réalisable.

Le décloisonnement consiste à créer des marchés financiers unifiés ou à réduire l’étanchéité entre différents marchés. Cela passe notamment, au niveau international, par la remise en cause du contrôle des changes et l’instauration de la libre circulation des capitaux, et au niveau national par la fin de la séparation entre banques de dépôt et banques d’investissements. Dès 1957, le Traité de Rome pose l’horizon d’une libre circulation des capitaux entre les États partis au Traité. Le contrôle des changes est abandonné par la France à la fin des années 1980, puis le Traité de Maastricht crée, en 1992, un marché européen unifié du capital, inaugurant un cycle de renforcement de l’intégration financière à l’échelle du continent. La séparation entre banques de dépôt et banques d’investissement a été mise en œuvre en France dès la loi bancaire de 1984, consacrant le principe de « banque universelle ». Elle regroupe ainsi les activités à fort besoin de liquidité (activités de marché) et celles permettant de recueillir des liquidités (dépôts). Elle permet ainsi de renforcer l’effet de levier des banques et ainsi d’augmenter les capitaux disponibles pour investir en Bourse. La loi de 1986, elle, entame le décloisonnement des marchés de capitaux, permettant à une plus grande diversité d’acteurs d’y participer[29].

Les réformes de décloisonnement renforcent la profondeur des marchés financiers, et donc abaissent les coûts de transaction. En augmentant le nombre de participants aux marchés ou en permettant à de nouveaux capitaux d’être investis sur ces marchés, la facilité avec laquelle il est possible de revendre un titre s’accroit. Le décloisonnement favorise ainsi les comportements court-termistes. Au contraire, un cloisonnement extrême des « marchés »[30], qui ne comprendraient qu’un seul investisseur, chacun, empêcherait toute revente de titres. L’investisseur devrait donc le garder en portefeuille, et devrait ainsi uniquement tenir compte de la rentabilité de l’entreprise sous-jacente.[31]

Ces deux exemples, fictifs, de réglementation et de cloisonnement extrêmes, mettent en exergue le rôle que jouent les marchés secondaires en autorisant la vente et l’achat des droits de propriété (les actions). Cette facilité avec laquelle il est possible d’échanger des droits de propriété est caractéristique du capitalisme financiarisé.

Ce cadre analytique peut être résumé en un triangle d’incompatibilité déréglementation-décloisonnement-prise en compte du long terme (cf. figure 1). Parvenir à une bonne prise en compte du long terme de la finance ne peut se faire dans des marchés déréglementés et décloisonnés, suivant le raisonnement présenté ci-dessus. L’élément clef est ici le rôle que joue la liquidité dans la fixation des intérêts de la finance sur le court terme. Alternativement, il est possible de rendre les marchés plus soucieux du long terme avec des marchés financiers déréglementés si ceux-ci sont fortement cloisonnés. L’élément clef est ici la restriction de la profondeur du marché, qui renforce les coûts de transactions désincitant aux comportements court-termistes. Enfin, les marchés financiers peuvent être plus fortement portés sur le long terme avec des marchés décloisonnés si ceux-ci sont fortement réglementés. L’élément clef est ici le rôle joué directement par les coûts de transaction dans la restriction des comportements court-termistes.

En 2015, Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, posait le premier jalon d’une accélération de la prise en compte des enjeux climatiques par le monde de la finance. La pierre angulaire du défi climatique auquel le système financier est confronté réside selon lui dans la « tragédie des horizons ». Les enjeux climatiques, et les risques qu’ils posent, se déployant dans le long terme, la finance ne peut en tenir compte du fait de son horizon principalement court-termiste. Au prisme de notre analyse, cette tragédie, dont le sens confère à un destin indépendant des actions du protagoniste, apparaît en réalité délibérément et structurellement organisée par l’architecture réglementaire des marchés financiers et quarante ans de politiques financières inadaptées. La libéralisation financière, à travers la déréglementation et le décloisonnement, est le premier vecteur.
du court-termisme de la finance.

Cette logique du court terme sur les marchés financiers percole dans l’économie réelle. Le rendement exigé du capital (return on equity) par les actionnaires est une mesure de leur court-termisme, du fait de son utilisation comme taux d’actualisation. Plus il est élevé, plus les actionnaires sont myopes. Or, la prime de risque moyenne[32] sur les actions dans l’OCDE était en 2020 d’environ 12 % dans l’OCDE, contre 5 % au tournant des années 2000[33]. Ce qui faisait dire à Patrick Artus que « rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé »[34]. Avec une telle préférence pour le présent, impossible en effet d’anticiper l’avenir. Cette focalisation sur le court terme empêche les entreprises de réaliser les investissements de transition. D’une part, il faudrait réduire la distribution de dividendes pour la réallouer à de tels investissements. D’autre part, ces investissements sont souvent conséquents et rentables sur le long terme. Ce sont autant d’éléments contraires à la logique spéculative mise en exergue par Keynes.

Propositions (de manière non exhaustive) : diminuer l’incitation aux comportements spéculatifs, par exemple en régulant fortement l’usage de produits dérivés, en renforçant la taxation des plus-values de cession et dividendes, en réinstaurant une cloison entre banques d’investissement et de dépôt.

B.    La politique financière du quinquennat achevé : un approfondissement des logiques spéculatives

Une action en faveur de la finance durable devrait tenir compte des enjeux de long terme à travers les leviers associés de réglementation et cloisonnement des marchés tels qu’ils ont été présentés. La distinction entre déréglementation et décloisonnement est importante, car elle met en exergue le fait que, dans une zone de libre circulation du capital telle que l’Union européenne, le levier de cloisonnement des marchés est strictement limité par les traités. La réglementation devrait ainsi compenser la faiblesse des marges de manœuvre disponibles sur ce premier levier du cloisonnement.

Or, la politique du dernier quinquennat ne s’est pas inscrite en faux par rapport aux décennies de déréglementation financière et d’abaissement des contraintes portant sur le capital, dont elle a été le thuriféraire plutôt que le fossoyeur. En instaurant le Prélèvement Forfaitaire Unique (flat tax), « la stabilité retrouvée des règles du jeu » était censée favoriser « la mobilisation des capitaux privés pour la transition écologique »[35]. Au prisme de notre analyse, cette mesure a plutôt contribué à éloigner la finance de la transition écologique. En instaurant un taux forfaitaire allégé sur les revenus du capital, elle réduit les coûts supportés par les actionnaires sur la réalisation de plus-values et sur les dividendes perçus. En cela, elle renforce la focalisation sur le court terme, en favorisant la réalisation de plus-values par des actions spéculatives d’achat-vente désencastrées des performances de long terme des entreprises sous-jacentes, et en incitant à la distribution de dividendes en lieu et place de leur réinvestissement (vert). L’exclusion des valeurs mobilières de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (renommé Impôt sur la Fortune Immobilière) a également contribué à alléger les contraintes pesant sur le capital. En abaissant le coût associé aux distributions de dividendes et à la réalisation de plus-values de marché, le passage de l’ISF à l’IFI favorise les comportements court-termistes. Enfin, la loi Pacte a simplifié et renforcé le système des retraites par capitalisation. Elle a par exemple allégé les cotisations versées sur des plans d’épargne retraite, avec l’objectif de décloisonner une partie de l’épargne des Français pour l’orienter vers le financement des entreprises, ou plutôt vers les marchés financiers. Une hausse des capitaux échangés sur les marchés contribue à leur profondeur et à renforcer la demande pour les titres, contribuant à renforcer la liquidité des marchés et à alimenter les plus-values.

Propositions : revenir sur l’instauration de la flat tax, réinstaurer l’ISF et préserver un système de retraites par répartition

Au niveau européen, les débats sur une taxe sur les transactions financières communautaire, serpent de mer de l’intégration européenne, ont été relancés avec la crise du Covid. Un tel outil s’attaque directement aux coûts des transactions sur les marchés, surtout s’il inclut dans son assiette les transactions infrajournalières (80 % des transactions) et le trading haute fréquence comme cela était proposé[36]. Malheureusement, la France s’est opposée à sa mise en œuvre.

Propositions : soutenir la mise en place d’une taxe sur les transactions financières ambitieuse au niveau européen

On voit ainsi que la promotion de la finance durable, c’est-à-dire s’inquiétant du long terme, requiert des actions orthogonales à ce qui a été mis en œuvre sur ce dernier quinquennat, et en fait depuis les années 1980. Les propositions ne manquent cependant pas, à l’instar de celles listées tout au long de cette seconde partie. Si l’ambition réformatrice ne nous effraie pas, l’économiste post-keynésien Steve Keen propose même de mettre un terme à la durée de vie des actions, aujourd’hui « éternelles ». Dès lors que l’on s’approcherait de la date de fin de vie de l’action, toute vente serait effectuée à perte, car personne ne serait prêt à acheter le titre à un prix supérieur à la somme actualisée des dividendes futurs anticipés[37]. Cela limiterait la possibilité d’échanger les actions, et donc de réaliser des plus-values de cession.

Il s’agit donc, pour rendre crédible toute velléité écologique, de prendre acte de l’incompatibilité entre finance spéculative tournée vers le court terme et finance durable, et donc de l’absolue nécessité d’inscrire la promotion de la finance durable dans une remise en cause des dispositifs de libéralisation financière.

Conclusion : vers une révision en profondeur des rapports entre flux financiers et capitaux naturels et humains ? 

À terme, la nécessité d’agir face aux dérèglements climatiques devra nous conduire à rompre avec une partie des axiomes du paradigme économique néo-classique afin de repenser les relations entre États, acteurs de la finance privée et environnement. La Commission Européenne semble amorcer un premier pas vers cet objectif dans sa nouvelle stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable, publiée en juillet 2021. Ce document d’orientation comporte en effet la mention notable de l’action suivante : « afin de renforcer la résilience économique et financière face aux risques en matière de durabilité, la Commission prendra de nouvelles mesures en matière de comptabilité, de notations de crédit et de réglementation microprudentielle et macroprudentielle. La Commission […] encouragera la comptabilisation du capital naturel. ».[38]

Cette mention, quoiqu’anecdotique et non contraignante, fait toutefois l’effet d’une petite révolution dans le secteur de la réglementation financière habituellement relativement frileux à l’égard d’innovations de cet ordre. L’intégration du capital naturel dans la comptabilité d’entreprise peut en effet ouvrir la voie vers un changement de paradigme économique, en transformant notre regard sur les notions de dette et de profit. Parmi les nombreuses initiatives qui existent en la matière, certaines sont néanmoins bien plus ambitieuses que d’autres. Parmi elles, le projet de comptabilité CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) propose un cadre conceptuel comptable explorant la convergence entre comptabilité et enjeux de préservation écologiques et sociaux. La comptabilité CARE propose de changer de perspective dans la manière de mesurer la performance, en internalisant des facteurs actuellement considérés comme « extra-financiers » : au passif, on considère tous les capitaux « naturels », « humains » et « économiques » comme des emprunts à rembourser. À l’actif, on comptabilise les coûts d’entretien associés qui représentent les efforts du gestionnaire pour préserver ses capitaux. Dans ce modèle, la solvabilité des entreprises est évaluée en tenant compte de tous les capitaux, et les trois types de capitaux ne sont pas substituables.

À notre sens, aller vers la mise en place de nouvelles normes comptables intégrant une telle perspective en triple capital serait, enfin, une mesure adaptée pour faire advenir la « transformation en profondeur de la finance privée » que le gouvernement appelle de ses vœux afin de lutter contre le dérèglement climatique que nous acceptons volontiers, nous aussi, de qualifier de « combat du siècle ».[39]

[1] « L’écologie, combat du siècle », Élysée, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/ecologie

[2] Zaouati, « Finance durable : un enjeu essentiel pour la transition écologique, bilan du quinquennat et perspectives », Elections 2022 – Terra Nova, 2021, disponible sur https://tnova.fr/ecologie/transition-energetique/finance-durable-un-enjeu-essentiel-pour-la-transition-ecologique-bilan-du-quinquennat-et-perspectives/

[3] Entendue comme la facilité avec laquelle il est possible d’acheter et de vendre des titres sur les marchés.

[4] Pour une présentation synthétique des défaillances de marché, voir les pages dédiées dans Bozio A. — Grenet J., Économie des politiques publiques, collection Repères, La Découverte, 2010

[5] Voir notamment Ministère de la transition écologique, « DRIAS, les futurs du climat », disponible sur http://www.drias-climat.fr/

[6] Vailles et Métivier, Very Few Companies Make Good Use of Scenarios to Anticipate Their Climate Constrained Future, Climate Brief – I4CE, Vol. 61, 2019

[7] Dupuy, L’avenir de l’économie, Flammarion, 2012

[8] Pour aller plus loin, voir Institut Rousseau, Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ?, 2021, disponible sur https://institut-rousseau.fr/actifs-fossiles-les-nouveaux-subprimes/

[9] Voir notamment Oxfam, Banques et climat : le désaccord de Paris, 2021, disponible sur https://www.oxfamfrance.org/rapports/banques-et-climat-le-desaccord-de-paris/

[10] Reclaim Finance, « La croissance d’Amundi menace le climat », 2022, disponible sur https://reclaimfinance.org/site/2022/01/27/la-croissance-damundi-menace-le-climat/

[11] Institut Rousseau, 2 % pour 2 degrés, 2022, disponible sur https://institut-rousseau.fr/2-pour-2c-resume-executif/

[12] Ibidem

[13] Pour aller plus loin, voir : Institut Rousseau, Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ?, 2020.

[14] Voir notamment cette proposition développée par l’Institut Rousseau (réponse à la consultation publique sur les risques climatiques du Comité de Bâle), et reprise par Finance Watch, 2022 : « A safer transition for fossil banking: Quantifying capital needed to reflect transition risk »

[15] Pour aller plus loin, voir : Institut Rousseau, 2022, « Intégration des enjeux climatiques dans la politique monétaire de la Banque centrale européenne : après ces premiers pas, la route reste encore longue »

[16] À l’origine de ces propositions, voir N. Dufrêne et A. Grandjean, Une monnaie écologique, Odile Jacob, 2020.

[17] Corrigée du risque.

[18] Le raisonnement est tout à fait réplicable sur une obligation.

[19] Orléan, L’empire de la valeur — Refonder l’économie, Seuil, 2011

[20] Même les investisseurs de long terme, notamment les fonds de pensions, ont en réalité des horizons d’investissement extrêmement court-termistes. Le rythme moyen de rotation des actifs en portefeuille se situe entre 1 et 3 ans pour ce type d’investisseurs. Naqvi, Burke, Hector, Jamison, Dupré (2 Degrees Investing Initiative), All swans are black in the dark – How the short-term focus of financial analysis does not shed light on long-term risks, 2017.

[21] Orléan (2011)

[22] D’une part, la distribution du risque sur les marchés est censée réduire le risque porté par un seul acteur financier, réduisant le risque de faillite d’un acteur pris isolément, et donc réduisant le risque potentiellement systémique de faillites en chaîne par le jeu des positions financières entremêlées. D’autre part, un acteur en manque de liquidités aura la capacité de revendre son titre sans impact majeur sur son prix, ce qui là encore est censé réduire son risque de faillite et donc le risque de faillites en chaîne.

[23] Monnet, Controlling credit : central banking and the planned economy in postwar France, 1948-1873, Cambridge University Press, 2018

[24] Monnet, « La politique de la Banque de France au sortir des Trente Glorieuses : un tournant monétariste ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2015, disponible sur https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-1-page-147.htm#no606

[25] Hautcoeur, « Le système financier français depuis 1945 », disponible sur http://www.parisschoolofeconomics.com/hautcoeur-pierre-cyrille/risques.pdf

[26] Quennouëlle-Corre, « Les réformes financières de 1982 à 1985 — Un grand saut libéral ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2018, disponible sur https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2018-2-page-65.htm#re34no34

[27] Hautcoeur, Lagneau-Ymonet, Riva, « Les marchés financiers français : une perspective historique », Les Cahiers Français, 2011, disponible sur http://www.parisschoolofeconomics.com/hautcoeur-pierre-cyrille/Hautcoeur-Lagneau-Ymonet-Riva_CFr.pdf

[28] Ce « marché » n’en serait en réalité pas un, étant donné qu’aucun échange ne pourrait y avoir lieu.

[29] Quennouëlle-Corre (2018)

[30] Ces « marchés » n’en seraient en fait pas un non plus, car aucun échange n’y serait réalisé.

[31] On comprend à travers ces deux exemples portant sur la déréglementation et le décloisonnement que l’approche théorique consistant à considérer que le prix d’un actif est la somme actualisée des flux futurs auxquels sa détention donne droit n’est valable qu’en l’absence de possibilité d’échanger ces actifs, c’est-à-dire en l’absence de marchés financiers.

[32] La prime de risque est la différence entre le rendement du capital (return on equity) et le taux sans risque, approximé à l’aide des taux d’intérêt sur les dettes publiques.

[33] Artus, « Patrick Artus : “Rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé” », Le Monde, 2020, disponible sur https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/07/patrick-artus-rien-de-majeur-ne-changera-si-le-rendement-exige-du-capital-reste-aussi-eleve_6058863_3232.html

[34] Ibid.

[35] Zaouati (2021)

[36] Rossel (Institut Rousseau), « Taxe sur les transactions financières : nous voulons la vraie version ! », 2020, disponible sur https://institut-rousseau.fr/taxe-sur-les-transactions-financieres-nous-voulons-la-vraie-version/

[37] Keen, L’imposture économique, Editions de l’Atelier, 2017

[38] Commission européenne, Stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable, Améliorer la résilience du secteur financier et sa contribution à la durabilité : la double importance relative, action nº 3, 2021

[39] « L’écologie, combat du siècle », Élysée, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/ecologie

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