Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Crise du covid-19 : la mise en œuvre prochaine d’une « stratégie du choc » ?

Le concept de « stratégie du choc » a été pensé par Naomi Klein, essayiste canadienne. Dans son ouvrage éponyme, elle établit un parallèle entre la survenue de catastrophes économiques, sociales, écologiques, ou sanitaires et la mise en place de politiques néolibérales. Les populations, alors plongées dans un état de choc, sont tétanisées, et ne sont pas en mesure de s’opposer à ces politiques. Il se peut que nous nous trouvions dans une situation de crise sanitaire grave – la pandémie du covid-19 – créant un état de sidération, de tétanisation des populations qui pourrait permettre aux gouvernements l’implémentation à moyen terme, au lendemain de la crise, de politiques néolibérales d’une radicalité encore jamais vue. Les politiques néolibérales, du point de vue sanitaire, ont considérablement dégradé le service public de l’hôpital et de la sécurité sociale. La fameuse droite sous laquelle la courbe épidémique doit rester paraît désespérément basse : seulement 7000, tandis que l’Allemagne en compte cinq fois plus, du fait notamment d’une population plus vieillissante qu’en France. Même avec le meilleur confinement du monde, même avec le plus grand civisme des Français, même avec la plus grande responsabilité de chacun, il y aura trop peu de services de réanimation pour prendre en charge les vagues épidémiques actuelles et futures. C’est un fait. La responsabilité ici n’a rien d’individuelle ; elle est politique. Penchons-nous sur la loi « d’état d’urgence sanitaire » promulguée le 23 mars 2020. Sur le plan économique, le gouvernement souhaite contenir les faillites des entreprises, en garantissant des prêts à hauteur de 300 milliards d’euros. Il est évidemment nécessaire de soutenir les TPE et PME, mais quid d’un recrutement massif du personnel soignant et médical dans les hôpitaux publics ? De la mise en place d’une « économie de guerre » tendant vers la réquisition et la nationalisation des entreprises stratégiques dans la lutte contre le covid-19 ? Pour faire face au manque de main-d’œuvre qui existe dans certains secteurs de l’économie, on privilégie l’augmentation de la durée hebdomadaire du travail à 60 heures dans les transports, la logistique, les télécoms, l’agro-industrie… Bien au-delà des 48 heures autorisées par le droit de l’Union européenne. De même, on trouve dans cette loi l’obligation faite aux travailleurs de prendre jusqu’à six jours de congés payés pendant la durée du confinement si l’employeur l’exige. Certes, on trouve également une facilitation du chômage partiel pour prévenir des licenciements, la prolongation de la trêve hivernale jusqu’au 31 mai, ou la suppression des jours de carence. Mais c’est loin de ce qui avait été annoncé dans un premier temps par le gouvernement – notamment au niveau du chômage partiel – et très loin de ce qui devrait prévaloir dans un contexte de solidarité nationale. Après un temps d’hésitation, une échéance a finalement été fixée à ces mesures : le 31 décembre 2020. Toutefois, toute expérimentation, toute expérience, tout vécu crée un précédent. Ce qui était inconcevable, impensable, le devient soudainement en l’espace de quelques jours. Être obligé de rester confiné chez soi, que l’on vive dans un triplex avec vue sur la tour Eiffel, ou entassés à plusieurs dans un 15m2 avec vue sur une barre d’immeuble, cela constitue un précédent. Pouvoir disserter sur son confinement depuis sa maison de campagne en publiant des carnets dans Le Point ou devoir continuer à travailler parce qu’un autoentrepreneur ne touche pas le chômage, cela constitue un précédent. Apprécier le soleil dans son jardin ou voir des drones de la police voler au-dessus de sa cour d’immeuble ordonnant par haut-parleurs aux habitants de rester confinés chez eux, cela constitue un précédent. Être obligé par son employeur de poser des RTT, des congés payés, de travailler 60 heures dans la semaine, de nuit ou le dimanche, le tout sans broncher, cela constitue aussi un précédent. Même si ces mesures prennent fin en même temps que la crise sanitaire, nous aurons fait l’expérience de cette situation ; il se peut que certains se soient habitués à celle-ci. Aujourd’hui, il s’agit de lutter contre une épidémie. Mais demain, lorsque la crise économique qui sévit déjà frappera de plein fouet notre économie et les plus précaires, il se peut que nos gouvernements ressortent les mêmes recettes qu’actuellement, mettant à contribution les plus précaires, les plus fragiles, épargnant les plus hauts revenus et la finance. De la même manière qu’au lendemain de la crise économique de 2008, les ajustements risquent de s’effectuer par la baisse des salaires et des dépenses publiques. Ce qui implique mécaniquement l’aggravation de l’état de nos services publics et plus généralement de la capacité d’action de l’État en temps de crise. On commence déjà à percevoir les premiers effets de cette stratégie du choc. Le Président de la République Emmanuel Macron a annoncé lors de son déplacement à Mulhouse le 25 mars dernier son intention de lancer un « plan massif » pour l’hôpital. La Caisse des dépôts et consignations (CDC) a été chargé d’élaborer ce plan. La première version, que Mediapart a publiée, alimente les craintes d’une accentuation de la privatisation de l’hôpital public, à rebours des déclarations sur la défense de « l’État-providence » faites par le chef de l’État : recours accru au secteur privé et aux startups, restructuration de la dette des hôpitaux via les marchés financiers, généralisation des partenariats public-privés – alors que le coût de ces derniers pour la collectivité publique n’est pas soutenable à long terme, croyance aveugle dans le tout numérique… Surtout, il n’est fait, à aucun moment, mention d’une augmentation des dépenses de fonctionnement, c’est-à-dire une augmentation des capacités d’accueil ou du recrutement de personnel soignant. Privatiser encore plus la santé pour répondre à la crise du coronavirus, il faut le voir pour le croire. Derrière cette crise sanitaire, c’est la lutte des classes qui se redessine. Les ouvriers à l’usine, les cadres en télétravail. Les riches à la campagne ou à la mer, les pauvres entassés chez eux, à s’occuper de leurs enfants sans aide, puisant dans leur

Par Audubert V.

2 avril 2020

En Europe, le poison de la défiance

« Répugnant ». C’est le terme qu’a employé Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, pour qualifier l’attitude du ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, après un sommet européen tendu le 26 mars. Non content de bloquer toute mesure de solidarité budgétaire européenne, le ministre néerlandais et leader de la « nouvelle ligue hanséatique » (groupe de pays rétifs à tout transfert budgétaire au sein de la zone euro) avait demandé à la Commission européenne « d’enquêter » sur ce qui aurait empêché les pays du sud de l’Europe d’accumuler des réserves financières pour faire face à la crise. Cette tocade a fait jaser mais ne dit rien de nouveau sur l’atmosphère de défiance qui règne depuis de nombreuses années au sein de la zone euro. Ou plutôt, si : elle dit que les pays du Sud, autrement appelés les pays du « Club Med » ont décidé de ne plus rester silencieux face à ceux qui leur dispensent des leçons depuis trop longtemps. Voilà plus de 10 ans que l’Europe est en proie à la défiance. L’importance qu’a pris la notion « d’aléa moral » dans l’architecture institutionnelle de la zone euro en témoigne. La défiance est un poison lent. Elle s’est insinuée partout : entre les nations européennes, entre les institutions européennes et les nations, à l’intérieur même des nations. La défiance est très difficile à contrer. Au fur et à mesure qu’elle s’installe, elle a tôt fait de perdre tout lien avec la raison. Elle n’est plus que sentiment, ou plutôt ressentiment, aveugle, de plus en plus inexplicable, ancré. Après la décennie « heureuse » des années 1990 et la grande « réunification » du continent en 2004, la crise économique de 2008 puis celle des dettes souveraines a eu raison de la « coopération sincère » en Europe. Voilà dix ans que, malgré les moments de crise qui fournissaient autant d’occasions d’accélérer l’Histoire, les nations européennes ne parviennent pas à s’entendre sur une définition du bien commun et se maintiennent dans l’impuissance. Les fractures sont multiples et connues, entre le « Nord » et le « Sud », « l’Est » et « l’Ouest », les « in » (membres de la zone euro) et les « outs ». Les États européens ne négocient plus dans l’acceptation d’un dépassement de leurs intérêts immédiats, mais dans le souci permanent du retour : que vais-je perdre, et que vais-je pouvoir demander ? Comment « gagner » ? Tout est soumis au même « bargain », négociation permanente où chaque pays veut tirer son épingle du jeu, conserver sa position dominante ou grignoter celle des autres, s’enfermant dans un dilemme du prisonnier sans fin. La lutte contre la pandémie de coronavirus expose une fois de plus au grand jour la défiance qui règne sur le continent. Mais cette fois-ci, on n’est même plus surpris. Et la coopération n’est même plus feinte. La Pologne, l’Allemagne ou encore l’Autriche ont fermé leurs frontières du jour au lendemain. Au début du mois de mars, l’appel à l’aide de l’Italie pour la fourniture de masques et d’appareils respiratoires n’a été entendu que par la Chine. Le Conseil européen se déchire du Nord au Sud sur la possibilité de contracter un emprunt commun (« Corona bonds ») ou d’utiliser l’argent dormant (500 Mds de capacité de prêt) du Mécanisme européen de stabilité, qui soumet toute aide financière au respect de conditions strictes et au contrôle politique du Bundestag, chambre haute du parlement allemand. Jamais les traités sur lesquels se fondent encore l’Union européenne, qui affirment le principe de solidarité, n’ont paru plus déconnectés de la réalité. C’est dire le peu de cas que nous en faisons. L’ironie est que nous ne pouvons plus les réformer, tant leur réouverture serait impossible à refermer. Ce que la politique ne peut plus changer, elle s’en désintéresse, ou le contourne. À court terme, l’urgence est de se maintenir à flot. Il ne s’agit de rien de moins que de maîtriser la pandémie, éviter la faillite d’États fortement touchés et endettés (Italie, Espagne) et l’implosion de la zone euro. L’échange de noms d’oiseaux ne veut pas dire que tout s’effondre. Dans un contexte tout aussi tendu, en 2010-2012, les États européens avaient fait mentir tous ceux qui prédisaient l’explosion de la zone euro. Une fois sortie de l’œil du cyclone, il faudra en prendre acte et préparer l’avenir. L’Union européenne n’a jamais su tirer les leçons de la crise de 2008. Si elle ne le fait pas pour la pandémie de Covid-19, elle explosera avec éclat ou continuera de s’éteindre à petit feu. Il nous faudra formuler une nouvelle idée européenne, sur les cendres de celle qui est déjà morte. Pour cela, il faudra répondre à trois questions : pourquoi l’Europe ? Vers où ? Comment ? Longtemps, lorsque l’on demandait pourquoi, les européens répondaient « pour la paix ». Il ne fait plus de doute que cet objectif existentiel qui a présidé aux balbutiements de l’infrastructure européenne est totalement dépassé. Pourtant, un objectif « existentiel » de remplacement à celui de la paix tarde à apparaître. Il y a de la concurrence : certains voudraient faire l’Europe pour protéger la civilisation européenne « blanche et chrétienne » du grand remplacement. D’autres voudraient construire un grand marché dérégulé et ouvert qu’ils imaginent être la condition d’une « Europe puissance ». Alors, pourquoi l’Europe ? Parce qu’une affinité culturelle et un faisceau historique commun offrent aux nations européennes un terreau propice pour affronter des problèmes qui dépassent leurs frontières (ex. le changement climatique), où pour protéger leur droits – démocratiques, sociaux – et leur indépendance économique vis-à-vis de puissances à tendance impérialiste. Nous ne parvenons pour l’instant ni à l’un, ni à l’autre de ces objectifs. La réponse à la question « vers où » doit reconnaître comme vaine « l’union sans cesse plus étroite » et rompre une bonne fois pour toutes avec une certaine idée fédérale de l’Union européenne. Les nations restent le lieu privilégié de la solidarité

Par Ridel C.

30 mars 2020

Les libertés publiques à l’heure de l’état d’urgence sanitaire

« La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? » écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté. Depuis vingt ans, les états d’exceptions ont fleuri en Occident. Ils ont conduit à restreindre les libertés publiques selon deux critères principaux : une situation sortant de l’ordinaire, et une opinion exigeant une main ferme des pouvoirs publics. À en croire l’ampleur de la crise actuelle et le soutien des sondés à des mesures plus restrictives, la mise en chantier d’un nouvel état d’urgence sanitaire n’est donc pas étonnante. Sa fin est-elle pour autant justifiée ? En d’autres termes, conduit-il à proportionner les moyens adéquats à l’atteinte d’une fin légitime ? Avait-on vraiment besoin de mettre en place un état d’urgence sanitaire dans le droit ? À droit constant, le Gouvernement a tout de même réussi à décréter des mesures draconiennes de contrôle et de restriction. Pour ce faire, il s’est principalement fondé sur l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique et sur le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020. Au besoin, l’état d’urgence prévu par la loi n° 55-383 du 3 avril 1955 permettait d’aller plus loin encore. L’intérêt de l’état d’urgence sanitaire est en fait triple. D’abord, politiquement, il donne l’impression d’un investissement fort des pouvoirs publics. Cette raison n’est pas bonne, mais elle est politiquement classique. Ensuite, il solidifie une construction juridique précaire. Les dispositifs cités sur lesquels s’est fondé le Gouvernement s’appuient sur une interprétation très extensive qui n’est envisageable que par la mobilisation par les juges des « circonstances exceptionnelles » ; construit jurisprudentiel qui laisse planer une insécurité juridique sur le Gouvernement comme sur les citoyens. Enfin, l’état d’urgence est un état d’exception. Or l’état d’exception n’est pas l’ennemi des libertés publiques. Il est la manière dont le droit encadre l’action des pouvoirs publics lorsque les faits rendent caduques les dispositions de droit commun. Sans état d’exception, l’État aurait donc à choisir entre l’impuissance ou l’arbitraire. Ce qui est contraire aux libertés publiques, ce n’est donc pas de prévoir un état d’exception, mais de faire de ses dispositions des normes de droit commun. Ce fut notamment le cas concernant la reconduction de l’état d’urgence instauré après les attentats de 2015 par une loi de 2017. Ce qui est contraire aux libertés publiques, c’est également de faire un usage non adapté et mal contrôlé de dispositions de droit commun comme nous nous y employons depuis deux semaines. L’idée de mettre en place un état d’urgence sanitaire n’est donc pas mauvaise. Toutefois comme tout état d’exception, il doit répondre à deux impératifs : la proportionnalité et la garantie d’un contrôle. En matière de proportionnalité, certaines dispositions continuent à interroger, même si le texte a été rééquilibré. La première rédaction proposée par le Gouvernement prévoyait ainsi de donner des pouvoirs très larges au Premier ministre. Une telle rédaction offrait un pouvoir presque discrétionnaire à l’exécutif. En listant et réduisant strictement le champ, les mesures prises (en se basant, notamment, sur celles déjà en place), le Sénat a, en première lecture, retiré de la loi ses mesures les plus problématiques. Si les dispositions prévues sont évidemment fortement attentatoires aux libertés publiques, le texte prévoit que leur portée demeure « strictement proportionnée aux risques sanitaires ». En limitant l’usage de ces prérogatives « aux seules fins de garantir la santé publique », l’état d’urgence sanitaire assure mieux la proportionnalité que l’état d’urgence « classique ». Une telle rédaction ouvre notamment largement la porte à un contrôle maximum du juge administratif. Reste toutefois une disposition qui pose vraiment problème. En cas de violation à plus de trois reprises des règles de confinement dans un délai de 30 jours « les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général ». Cette formulation viole le principe de légalité des délits et celui de proportionnalité des peines. Elle est par ailleurs irréaliste et fut introduite au dernier moment par le gouvernement en vue d’en faire un argument de communication. Elle marquera d’une tache indélébile l’état d’urgence sanitaire. Le contrôle de l’exécutif, durant cette période d’exception, demeure problématique même si le texte a été clairement amélioré par son passage au Parlement. Concernant le public il est donc à présent acquis que les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé les décisions sont rendues publiques. Cela ouvre la voie à un débat démocratique sur les restrictions des libertés inhérentes à l’état d’urgence sanitaire. En matière de contrôle parlementaire, les dispositions introduites dans la loi relative à l’état d’urgence ont été reprises. Les chambres devraient donc être informées et rien ne les empêche par ailleurs, de constituer des commissions d’enquête. De loin le format le plus efficace, ces dernières ne sont toutefois que de 6 mois maximum ce qui donne peu de marge sur des crises au long cours. Il serait bon de modifier l’ordonnance du 17 novembre 1958 à dessein de permettre aux chambres de faire durer une commission d’enquête tout au long de la mise en œuvre des différents états d’exception. Concernant le contrôle du juge, là aussi des avancées sont à souligner au fil des débats parlementaires. Les différents actes pourront faire l’objet d’une saisine par voie de référé liberté qui conduira le juge à statuer dans les 48 heures. Le seul point noir, et il est de taille, est l’absence de contrôle de constitutionnalité effectif a posteriori lié à la suspension des délais de la QPC. Certes, on peut comprendre qu’il n’est pas opportun de faire se déplacer les membres du Conseil constitutionnel. Toutefois, au vu des restrictions aux libertés posées par le présent texte, la fermeture de facto de cette voie de recours dans les prochains mois est une faute. Les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ne sont donc pas la préfiguration d’un régime tyrannique, voire totalitaire… elles ne sont pas non plus exemptes de lourds problèmes. Ce qui est vrai pour les libertés publiques n’est encore rien au regard des inflexions inquiétantes concernant les droits sociaux portés dans le même projet de loi que l’état d’urgence sanitaire. À défaut de QPC et au

Par Morel B.

28 mars 2020

« Il y aura un avant et un après » : La rengaine trompeuse de l’après-coronavirus

Emmanuel Macron a donné le « la » dans son allocution télévisée du 12 mars : « Plus rien ne sera comme avant ». C’est entendu, il y aura un avant et un après-coronavirus. Le refrain est entonné par de multiples voix en France ou ailleurs. Un éditorialiste du New York Times va même jusqu’à écrire que les années du XXIe siècle seront suivies désormais de la mention « B.C. » ou « A.C. » : « before » et « after Corona ». Pour beaucoup, l’après-corona a des allures de revanche. Le coronavirus a montré les risques que faisait courir à la société l’austérité imposée à l’hôpital public. Les politiques de réduction du nombre de lits et de gestion à flux tendu des capacités, énoncées durant des années comme des évidences, sont aujourd’hui réinterrogées. Le spectaculaire affaiblissement des stocks stratégiques de masques de l’État au cours des années 2010 est dévoilé. La dépendance de notre approvisionnement en médicaments aux principes actifs fabriqués en Chine est aujourd’hui dénoncée jusque par le ministre de l’Économie. La liste est longue. Au-delà des sujets sanitaires, le coronavirus révèle la fragilité des économies libérales et leur dépendance à l’État, seule institution à même de prendre les décisions de gestion de la crise et d’en amortir les conséquences économiques. De ce constat à la remise en cause de la domination du néo-libéralisme, il n’y a qu’un pas. L’après-coronavirus pencherait-il à gauche ? Hélas, ce chœur entonné plus ou moins à l’unisson suscite une forte impression de « déjà-vu ». Et il n’est pas besoin de remonter loin dans nos mémoires pour en déceler l’origine. Souvenons-nous de la crise des subprimes. L’apoplexie des marchés interbancaires entraînait le renflouement massif des institutions financières par les États et une course sans précédent aux plans de relance. Le gouverneur de la Federal Reserve Ben Bernanke tirait les leçons des années 1930 dont il était un spécialiste distingué : chacun redécouvrait les vertus du keynésianisme en temps de crise. Quelques années plus tard, la crise financière s’était muée en crise des dettes souveraines, la troïka imposait des cures d’austérité aux pays européens en difficulté et les réformes dites structurelles d’inspiration néolibérale avaient partout le vent en poupe. Souvenons-nous des attentats terroristes. Le 11 janvier 2015, la France entière (ou presque) était Charlie, était flic, était juive, était la République. De cette épreuve allait ressortir une communauté nationale unie autour des valeurs républicaines. Quelques années plus tard, les attentats nous ont surtout légué un arsenal de lois sécuritaires considérablement renforcé. L’unité nationale n’est nulle part : les musulmans sont toujours autant discriminés, les juifs inquiétés et la confiance des Français dans les forces de l’ordre n’a jamais été aussi faible. Souvenons-nous des gilets jaunes. Emmanuel Macron, qui a décidément le sens de la formule, déclarait le 10 décembre 2018 : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies ». Mis à part la dizaine de milliards d’euros dépensée en urgence et le gel de la taxe carbone, quel changement peut-on constater aujourd’hui ? Le pouvoir ne cesse depuis lors d’ouvrir « l’acte II » du quinquennat, censé avoir débuté il y a plus d’un an. Ces précédents ne doivent pas nous désespérer mais doivent nous garder de quelques illusions dans la préparation de l’après-coronavirus. Deux d’entre elles doivent être particulièrement dissipées. – L’illusion de l’unanimité : la crise actuelle le montre jusqu’à la caricature, chacun voit midi à sa porte. Pour les écologistes, le coronavirus prouve l’inanité du consumérisme, pour Jean-Luc Mélenchon, la faillite du libéralisme et pour Marine Le Pen, la nécessité du rétablissement des frontières. La manière dont chacun vit la crise est socialement déterminée : confinement au vert pour les plus fortunés, en logement plus ou moins exigu pour les travailleurs du tertiaire, exposition au virus pour ceux qui doivent continuer à travailler, souvent sans protection adéquate, et qui sont essentiellement des soignants et des ouvriers. – L’illusion de l’affaiblissement de la pensée libérale : c’est une vérité maintes fois éprouvée, lors de chaque crise ou scandale, les tenants du laisser-faire laissent passer l’orage avant de revenir à la charge. Renfloués massivement par les États, les marchés peuvent le lendemain spéculer sur le risque de défaut sur la dette pourtant générée par la nécessité de les secourir. La prochaine séquence se dessine déjà : 2020 verra les dettes publiques se creuser à une vitesse au moins égale à celle de l’après-crise financière, alors que mis à part l’Allemagne, aucun grand pays européen n’est parvenu à résorber les conséquences de celle-ci. Les moyens d’y faire face seront l’enjeu d’affrontements qui dessineront le visage de l’après-coronavirus et dont l’issue n’est pas acquise : nouveaux programmes d’austérité, dont on connaît pourtant le coût social et l’effet récessif ; mutualisation des dettes européennes, à laquelle rien ne montre que les pays du nord de l’Europe soient davantage prêts qu’au cours de la dernière décennie ; financement par la création monétaire, sans que les limites de la capacité des banques centrales à l’expansion de leur bilan ne soient connues ; restructuration des dettes publiques (c’est-à-dire un défaut plus ou moins organisé), qui demeure aujourd’hui un tabou dans le débat politique même si nombre d’économistes la jugent inévitable ; prise en charge d’une partie de la dette des pays fragiles par la Chine, qui sort renforcée de l’épidémie qu’elle a su à ce stade juguler et dont les livraisons de masques à l’Italie montrent qu’elle est prête à pousser son avantage. C’est donc au combat politique et non aux lendemains qui chantent d’un unanimisme de façade qu’il faut se préparer. Ceux qui souhaitent que l’après-coronavirus soit l’occasion de construire des sociétés plus solidaires, plus résilientes et plus respectueuses de la planète doivent bâtir le programme pour y parvenir et la majorité politique et sociale qui le soutiendra.

Par Institut Rousseau

24 mars 2020

Pendant la crise, la guerre sociale continue

Au-delà des tâtonnements et des erreurs inévitables face à une crise hors-norme, la totalité des spécialistes s’accorde sur le fait que la pénurie de matériels de protection (masques et gels hydroalcooliques au premier chef), est une de nos principales difficultés dans la lutte contre le COVID-19. Les protections manquent pour les soignants, en première ligne contre la maladie. Elles manquent a fortiori pour les autres travailleurs exposés, pour une raison ou pour une autre. Gouverner, c’est, paraît-il, choisir. Face à cette pénurie, le gouvernement devait trancher : donner la priorité au maintien de l’activité économique globale, au risque d’exposer les salariés au virus, ou faire le choix de ne restreindre l’activité qu’aux seules entreprises strictement nécessaires. Cette seconde option, le confinement « à la chinoise » pour lequel plaidait nombre de médecins, n’a pas été retenue. Au contraire, toute la communication gouvernementale semble rapidement déserter les questions de santé pour se recentrer sur la nécessaire reprise de l’activité, jusqu’au point où l’on a pu voir la ministre du travail menacer d’exclure un secteur – le BTP – du chômage partiel s’il ne renvoyait pas les ouvriers sur les chantiers. Plus généralement, toutes les entreprises sont sommées de continuer à fonctionner le plus normalement possible, mais sans avoir les moyens de protéger leurs salariés. Les métiers ouvriers, employés et de l’encadrement intermédiaires sont particulièrement exposés, car beaucoup moins éligibles au télétravail. Le soutien massif qui entoure le corps médical ne doit pas conduire à s’illusionner. La crise n’a nullement effacé les antagonismes sociaux de notre pays. À rebours de toute réelle solidarité nationale, le Coronavirus se révèle en effet un formidable accélérateur de la sécession des classes supérieures. Les cadres et professions supérieures se sont repliés en masse chez eux pour télétravailler. Dans nombre d’entreprises, notamment industrielles, il ne reste depuis quelques jours que les ouvriers et les agents de maîtrise, qui reçoivent des consignes des cadres en télétravail, parfois à des centaines de kilomètres. Beaucoup ont en effet pu gagner leur résidence secondaire pour vivre leur confinement de manière plus confortable, même s’il existait un risque qu’ils propagent la maladie dans des régions peu touchées. Sociologiquement, il est frappant que ceux qui, au pouvoir ou dans les entreprises, décident de maintenir une activité en dépit de l’absence de matériels de protection ne seront pas ceux qui risquent d’en payer le prix par leur santé. La crise du COVID-19, loin de rassembler notre nation autour d’un objectif commun, expose d’abord au grand jour nos fractures sociales : ces sont les agriculteurs, les ouvriers des usines agro-alimentaires, les travailleurs de la logistique, les caissières de supermarché, livreurs, éboueurs, et aides à domicile à qui on demande d’aller quotidiennement travailler sans gants, masques, gels ou savons. Une autre politique était pourtant possible. Celle qui aurait, d’abord, consisté à admettre la défaillance de préparation et le danger réel encouru par les salariés privés de matériels de protection. Non pour les renvoyer tous chez eux, car leur activité est malheureusement essentielle à notre survie collective. Mais pour reconnaître ce danger, et offrir un nouveau pacte. Une reconnaissance sociale et matérielle de l’essentialité de ces métiers. Tenir, en somme la promesse présidentielle selon laquelle « nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies ». Le gouvernement a semblé s’engager un temps dans cette voie. Suspension de la réforme de l’assurance-chômage, interdiction provisoire des licenciements, garantie du maintien à 100% de la rémunération pour les travailleurs en chômage partiel. Mais il a rapidement fait marche arrière, sauf sur le premier point. Même la prime promise se révèle un simple recyclage de ce qui avait été concédé aux Gilets Jaunes. Pire encore, avec la loi d’urgence sanitaire, le pouvoir prépare pour les employeurs la possibilité de priver leurs salariés d’un certain nombre de droits sociaux fondamentaux (majoration des heures supplémentaires, repos hebdomadaire et dominical, réduction des congés payés). Dans le même temps, il a multiplié les garanties en direction des entreprises (fonds de soutien, allégements des prélèvements sociaux, prise en charge totale de l’indemnisation de l’activité partielle…). De cette situation, on peut sans doute déjà retenir deux enseignements : le premier est que la force de l’événement, même quand il s’agit d’une pandémie, ne suffit pas à balayer les idéologies. Celle qui prévaut dans les cercles du pouvoir guide toujours son action, à peine ébranlée par la catastrophe que nous vivons. Le deuxième, plus sombre encore, est que la solidarité nationale n’est pas un réflexe naturel en temps de crise. Sans projet politique et civique pour l’animer, sans institutions pour l’adosser, elle peut être vite balayée par les égoïsmes sociaux.  

Par Institut Rousseau

20 mars 2020

Penser l’après-crise

« Si vous vous retrouvez dans un bateau qui coule, mieux vaut employer votre énergie à changer d’embarcation plutôt qu’à colmater les trous. » Ces mots du milliardaire Warren Buffett résonnent tout particulièrement ces derniers jours. Avec la pandémie de Coronavirus et la baisse des prix du pétrole, les bourses se sont effondrées lundi 9 mars avant de se stabiliser et de s’effondrer à nouveau le 12 mars, le CAC 40 perdant 12 %, soit un record historique en une séance. Difficile de savoir si c’est bien là la grande crise financière que nous redoutons depuis quelques années : les « esprits animaux » des marchés financiers peuvent paniquer un jour et se reprendre le lendemain, malgré toutes les fragilités qui se sont accumulées dans la sphère financière. La politique monétaire a d’ailleurs joué un rôle central dans la fragilisation du système. Pendant dix ans, les banques centrales ont injecté des masses considérables de liquidités auprès des banques, qui se sont accumulées sur les marchés financiers provoquant des bulles déraisonnables sur la valeur des titres, sans pour autant soutenir le développement de l’économie réelle. Ces bulles sont prêtes à éclater. Il est vrai cependant que les banques centrales ont appris à réagir vite pour pallier le risque de crise de liquidités et soutenir les cours de bourse par la même occasion : la FED a baissé de 0,5 points son taux directeur et injecté 1500 milliards de liquidités supplémentaires dans le marché monétaire, la banque d’Angleterre a également baissé de 0,5 points son taux directeur et la BCE, dont le taux est déjà au plus bas, augmente ses achats d’actifs privés de 120 milliards d’euros d’ici la fin 2020 (somme ridiculement faible comparée au bazooka de la Fed). Mais ce n’est pas parce que l’on sait désormais à peu près colmater les trous, en tout cas pour faire face à une crise de liquidités d’une ampleur encore limitée, que le risque sur l’économie réelle n’est pas important. En outre, on connaît désormais les effets secondaires délétères de ce type de politique monétaire sur les inégalités et sur les cours de bourse. Le vrai danger immédiat qui nous menace est bien celui de l’effondrement de l’économie réelle, qui renforcera d’ailleurs l’effondrement boursier. On observe déjà la rupture des chaînes de valeur, c’est-à-dire des chaînes de production internationales “éclatées” en étoile à travers le globe, qui fragilise beaucoup d’entreprises et témoigne des limites de l’hyper-mondialisation. La défaillance d’un rouage suffit à mettre en péril tout le système. On observe aussi la diminution de la fréquentation des lieux publics, des achats et du commerce. Et cela alors que la dette des sociétés privées dépasse tous les records historiques et atteint près de 70 000 milliards de dollars. Combien de petites ou moyennes entreprises, qui ne sont pas armées pour supporter un trou de trésorerie prolongé, feront faillite ? Et si ces faillites se multiplient, quel en sera l’impact sur les bilans bancaires ? Nous le savons : en raison des fragilités intrinsèques de conception de notre système monétaire, le risque systémique peut ressurgir à tout moment. Il le fera avec d’autant plus de force que les acteurs du shadow banking représentent désormais une part importante des prêteurs de monnaie et qu’ils entretiennent d’étroites relations avec les banques : si un ou plusieurs grands fonds s’effondrent, la contagion sera difficile à arrêter. On assiste d’ores et déjà à une insuffisance de titres financiers liquides de haute qualité pouvant servir de collatéraux lors des opérations de refinancement. Certes, le pire n’est jamais certain, mais il n’est pas raisonnable de passer son temps à danser au bord du gouffre. Cela nous conduit d’ailleurs à faire n’importe quoi : Bpifrance, notre banque publique d’investissement, créée pour combler les failles de marché, a mis immédiatement en place un fonds de 4 milliards d’euros (qui doit en atteindre 10 prochainement), poétiquement baptisé « lac d’argent », pour secourir la valeur des titres boursiers des entreprises du CAC 40, et cela alors même qu’elle n’investit pas plus de 2 milliards d’euros par an dans la transition écologique… Or, s’il y a bien un « lack of money » (un manque d’argent) que doivent combler les banques publiques d’investissement, c’est bien au service de la reconstruction écologique et non des cours de bourse des grandes entreprises ! Même constat au niveau européen : pour faire face à la crise, la Commission se dit prête à assouplir les règles en matière d’aides d’État aux entreprises en difficulté, à créer un fonds d’investissement « en réponse au coronavirus » (en fait le redéploiement de fonds existants) ou encore à renoncer temporairement à appliquer la législation européenne en matière de seuils de dette ou de déficits. Tout ceci est bienvenu ! Mais pourquoi ne pas le faire pour financer la transition écologique comme certains d’entre nous le réclamons depuis des années ? Faut-il attendre que l’économie mondiale se grippe pour comprendre que le virus de l’idéologie néolibérale et des règles européennes qui en découlent en matière économique nous paralysent depuis bien trop longtemps ? Une crise peut aussi être une opportunité. Pour faire une réalité de la formule du poète Hölderlin « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », l’Institut Rousseau formule le vœu que la réponse à cette crise ne se contente pas de colmater les trous mais bien de changer de navire. Vouloir reprendre le contrôle sur nos destins, c’est aussi ne plus vouloir être condamnés à être si vulnérables dans l’hyper-mondialisation, et à répondre par la précipitation ou l’impuissance. Lorsque la grande crise surviendra et qu’il faudra aider les banques, aidons-les mais renforçons en contrepartie la réglementation financière en augmentant le niveau de fonds propres et en réglementant efficacement les acteurs du shadow banking ! S’il faut élargir la liste des collatéraux admissibles, faisons-le bien sûr, mais au profit de titres représentatifs d’activités écologiques ! S’il faut que les États et les banques centrales se coordonnent pour investir massivement en réponse à une chute de l’activité,

Par Dufrêne N.

20 mars 2020

Le coronavirus se diffuse sur fond de destruction des écosystèmes

La destruction des écosystèmes favorise la diffusion de virus jusqu’alors inconnus et augmente donc notre vulnérabilité face aux catastrophes sanitaires. La pandémie de Covid-19 doit nous faire comprendre que la lutte pour la préservation de l’environnement est aussi une lutte contre de futures pandémies. Le coronavirus rencontre probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le Coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage. Depuis 1945, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60 % de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ? Comme l’explique Sonia Shah (Le Monde diplomatique, Contre les pandémies, l’écologie, mars 2020), la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, inoffensif pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent. Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour que le virus pénètre son organisme. Globalement, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la sixième extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75 % en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques de se multiplier. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées (The Scientist, Deforestation tied to changes in disease dynamics, 29 janvier 2019). En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature de continuer à ériger des barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies et à la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Une note récente de l’Institut Rousseau explique d’ailleurs comment diminuer radicalement l’usage des pesticides en moins de 10 ans. De la même manière, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être vigoureuse. Plus de 80 % de la déforestation sert aujourd’hui à étendre les exportations agricoles, notamment de viande. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques. Le changement climatique augmente également les risques sanitaires. En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec + 1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7 % plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et de pluies diluviennes. La combinaison des deux phénomènes entraîne un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. La prolifération des moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouve également renforcée. À titre d’exemple, les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Par conséquent, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition. La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avaient fait davantage de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont aussi massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent enfin faciliter la propagation de pathogènes. Pour toutes ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires vont de pair : la guerre contre le coronavirus ne doit pas faire oublier la guerre contre le changement climatique.  

Par Gilbert P.

20 mars 2020

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