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En Europe, le poison de la défiance

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      En Europe, le poison de la défiance

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      « Répugnant ». C’est le terme qu’a employé Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, pour qualifier l’attitude du ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, après un sommet européen tendu le 26 mars. Non content de bloquer toute mesure de solidarité budgétaire européenne, le ministre néerlandais et leader de la « nouvelle ligue hanséatique » (groupe de pays rétifs à tout transfert budgétaire au sein de la zone euro) avait demandé à la Commission européenne « d’enquêter » sur ce qui aurait empêché les pays du sud de l’Europe d’accumuler des réserves financières pour faire face à la crise.

      Cette tocade a fait jaser mais ne dit rien de nouveau sur l’atmosphère de défiance qui règne depuis de nombreuses années au sein de la zone euro. Ou plutôt, si : elle dit que les pays du Sud, autrement appelés les pays du « Club Med » ont décidé de ne plus rester silencieux face à ceux qui leur dispensent des leçons depuis trop longtemps. Voilà plus de 10 ans que l’Europe est en proie à la défiance. L’importance qu’a pris la notion « d’aléa moral » dans l’architecture institutionnelle de la zone euro en témoigne. La défiance est un poison lent. Elle s’est insinuée partout : entre les nations européennes, entre les institutions européennes et les nations, à l’intérieur même des nations. La défiance est très difficile à contrer. Au fur et à mesure qu’elle s’installe, elle a tôt fait de perdre tout lien avec la raison. Elle n’est plus que sentiment, ou plutôt ressentiment, aveugle, de plus en plus inexplicable, ancré.

      Après la décennie « heureuse » des années 1990 et la grande « réunification » du continent en 2004, la crise économique de 2008 puis celle des dettes souveraines a eu raison de la « coopération sincère » en Europe. Voilà dix ans que, malgré les moments de crise qui fournissaient autant d’occasions d’accélérer l’Histoire, les nations européennes ne parviennent pas à s’entendre sur une définition du bien commun et se maintiennent dans l’impuissance. Les fractures sont multiples et connues, entre le « Nord » et le « Sud », « l’Est » et « l’Ouest », les « in » (membres de la zone euro) et les « outs ». Les États européens ne négocient plus dans l’acceptation d’un dépassement de leurs intérêts immédiats, mais dans le souci permanent du retour : que vais-je perdre, et que vais-je pouvoir demander ? Comment « gagner » ? Tout est soumis au même « bargain », négociation permanente où chaque pays veut tirer son épingle du jeu, conserver sa position dominante ou grignoter celle des autres, s’enfermant dans un dilemme du prisonnier sans fin.

      La lutte contre la pandémie de coronavirus expose une fois de plus au grand jour la défiance qui règne sur le continent. Mais cette fois-ci, on n’est même plus surpris. Et la coopération n’est même plus feinte. La Pologne, l’Allemagne ou encore l’Autriche ont fermé leurs frontières du jour au lendemain. Au début du mois de mars, l’appel à l’aide de l’Italie pour la fourniture de masques et d’appareils respiratoires n’a été entendu que par la Chine. Le Conseil européen se déchire du Nord au Sud sur la possibilité de contracter un emprunt commun (« Corona bonds ») ou d’utiliser l’argent dormant (500 Mds de capacité de prêt) du Mécanisme européen de stabilité, qui soumet toute aide financière au respect de conditions strictes et au contrôle politique du Bundestag, chambre haute du parlement allemand. Jamais les traités sur lesquels se fondent encore l’Union européenne, qui affirment le principe de solidarité, n’ont paru plus déconnectés de la réalité. C’est dire le peu de cas que nous en faisons. L’ironie est que nous ne pouvons plus les réformer, tant leur réouverture serait impossible à refermer. Ce que la politique ne peut plus changer, elle s’en désintéresse, ou le contourne.

      À court terme, l’urgence est de se maintenir à flot. Il ne s’agit de rien de moins que de maîtriser la pandémie, éviter la faillite d’États fortement touchés et endettés (Italie, Espagne) et l’implosion de la zone euro. L’échange de noms d’oiseaux ne veut pas dire que tout s’effondre. Dans un contexte tout aussi tendu, en 2010-2012, les États européens avaient fait mentir tous ceux qui prédisaient l’explosion de la zone euro. Une fois sortie de l’œil du cyclone, il faudra en prendre acte et préparer l’avenir. L’Union européenne n’a jamais su tirer les leçons de la crise de 2008. Si elle ne le fait pas pour la pandémie de Covid-19, elle explosera avec éclat ou continuera de s’éteindre à petit feu. Il nous faudra formuler une nouvelle idée européenne, sur les cendres de celle qui est déjà morte. Pour cela, il faudra répondre à trois questions : pourquoi l’Europe ? Vers où ? Comment ?

      Longtemps, lorsque l’on demandait pourquoi, les européens répondaient « pour la paix ». Il ne fait plus de doute que cet objectif existentiel qui a présidé aux balbutiements de l’infrastructure européenne est totalement dépassé. Pourtant, un  objectif « existentiel » de remplacement à celui de la paix tarde à apparaître. Il y a de la concurrence : certains voudraient faire l’Europe pour protéger la civilisation européenne « blanche et chrétienne » du grand remplacement. D’autres voudraient construire un grand marché dérégulé et ouvert qu’ils imaginent être la condition d’une « Europe puissance ». Alors, pourquoi l’Europe ? Parce qu’une affinité culturelle et un faisceau historique commun offrent aux nations européennes un terreau propice pour affronter des problèmes qui dépassent leurs frontières (ex. le changement climatique), où pour protéger leur droits – démocratiques, sociaux – et leur indépendance économique vis-à-vis de puissances à tendance impérialiste. Nous ne parvenons pour l’instant ni à l’un, ni à l’autre de ces objectifs.

      La réponse à la question « vers où » doit reconnaître comme vaine « l’union sans cesse plus étroite » et rompre une bonne fois pour toutes avec une certaine idée fédérale de l’Union européenne. Les nations restent le lieu privilégié de la solidarité sociale et du débat démocratique. L’avenir européen devrait être celui de nations solidaires partageant un marché régulé et protecteur vis-à-vis des pays tiers, où ne règne plus la toute-puissance de la règle apolitique, la course au moins disant social et fiscal, où les services publics ne seraient plus un sous-secteur de l’activité marchande, mais une priorité.

      Comment ? La réforme des traités précédée d’un ambitieux dialogue inter-national, donnant la parole aux parlements nationaux et aux citoyens, pourra forcer le moment de vérité. À défaut, les nations seront légitimes à y désobéir. Entre-temps, la confiance ne pourra revenir que si les États européens se montrent capables de produire ensemble des « biens publics » à commencer par le retour de la sécurité sanitaire et la préservation des emplois. 

      Publié le 30 mars 2020

      En Europe, le poison de la défiance

      Auteurs

      Chloé Ridel
      Chloé Ridel est haut fonctionnaire et militante associative, présidente de l’association Mieux Voter. Elle est l'auteur de D'une guerre à l’autre - L'Europe face à son destin. Diplômée de Sciences Po et de l’ENA, elle a été directrice adjointe de l’Institut Rousseau de 2020 à 2023. Elle est chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’institut.

      « Répugnant ». C’est le terme qu’a employé Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, pour qualifier l’attitude du ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, après un sommet européen tendu le 26 mars. Non content de bloquer toute mesure de solidarité budgétaire européenne, le ministre néerlandais et leader de la « nouvelle ligue hanséatique » (groupe de pays rétifs à tout transfert budgétaire au sein de la zone euro) avait demandé à la Commission européenne « d’enquêter » sur ce qui aurait empêché les pays du sud de l’Europe d’accumuler des réserves financières pour faire face à la crise.

      Cette tocade a fait jaser mais ne dit rien de nouveau sur l’atmosphère de défiance qui règne depuis de nombreuses années au sein de la zone euro. Ou plutôt, si : elle dit que les pays du Sud, autrement appelés les pays du « Club Med » ont décidé de ne plus rester silencieux face à ceux qui leur dispensent des leçons depuis trop longtemps. Voilà plus de 10 ans que l’Europe est en proie à la défiance. L’importance qu’a pris la notion « d’aléa moral » dans l’architecture institutionnelle de la zone euro en témoigne. La défiance est un poison lent. Elle s’est insinuée partout : entre les nations européennes, entre les institutions européennes et les nations, à l’intérieur même des nations. La défiance est très difficile à contrer. Au fur et à mesure qu’elle s’installe, elle a tôt fait de perdre tout lien avec la raison. Elle n’est plus que sentiment, ou plutôt ressentiment, aveugle, de plus en plus inexplicable, ancré.

      Après la décennie « heureuse » des années 1990 et la grande « réunification » du continent en 2004, la crise économique de 2008 puis celle des dettes souveraines a eu raison de la « coopération sincère » en Europe. Voilà dix ans que, malgré les moments de crise qui fournissaient autant d’occasions d’accélérer l’Histoire, les nations européennes ne parviennent pas à s’entendre sur une définition du bien commun et se maintiennent dans l’impuissance. Les fractures sont multiples et connues, entre le « Nord » et le « Sud », « l’Est » et « l’Ouest », les « in » (membres de la zone euro) et les « outs ». Les États européens ne négocient plus dans l’acceptation d’un dépassement de leurs intérêts immédiats, mais dans le souci permanent du retour : que vais-je perdre, et que vais-je pouvoir demander ? Comment « gagner » ? Tout est soumis au même « bargain », négociation permanente où chaque pays veut tirer son épingle du jeu, conserver sa position dominante ou grignoter celle des autres, s’enfermant dans un dilemme du prisonnier sans fin.

      La lutte contre la pandémie de coronavirus expose une fois de plus au grand jour la défiance qui règne sur le continent. Mais cette fois-ci, on n’est même plus surpris. Et la coopération n’est même plus feinte. La Pologne, l’Allemagne ou encore l’Autriche ont fermé leurs frontières du jour au lendemain. Au début du mois de mars, l’appel à l’aide de l’Italie pour la fourniture de masques et d’appareils respiratoires n’a été entendu que par la Chine. Le Conseil européen se déchire du Nord au Sud sur la possibilité de contracter un emprunt commun (« Corona bonds ») ou d’utiliser l’argent dormant (500 Mds de capacité de prêt) du Mécanisme européen de stabilité, qui soumet toute aide financière au respect de conditions strictes et au contrôle politique du Bundestag, chambre haute du parlement allemand. Jamais les traités sur lesquels se fondent encore l’Union européenne, qui affirment le principe de solidarité, n’ont paru plus déconnectés de la réalité. C’est dire le peu de cas que nous en faisons. L’ironie est que nous ne pouvons plus les réformer, tant leur réouverture serait impossible à refermer. Ce que la politique ne peut plus changer, elle s’en désintéresse, ou le contourne.

      À court terme, l’urgence est de se maintenir à flot. Il ne s’agit de rien de moins que de maîtriser la pandémie, éviter la faillite d’États fortement touchés et endettés (Italie, Espagne) et l’implosion de la zone euro. L’échange de noms d’oiseaux ne veut pas dire que tout s’effondre. Dans un contexte tout aussi tendu, en 2010-2012, les États européens avaient fait mentir tous ceux qui prédisaient l’explosion de la zone euro. Une fois sortie de l’œil du cyclone, il faudra en prendre acte et préparer l’avenir. L’Union européenne n’a jamais su tirer les leçons de la crise de 2008. Si elle ne le fait pas pour la pandémie de Covid-19, elle explosera avec éclat ou continuera de s’éteindre à petit feu. Il nous faudra formuler une nouvelle idée européenne, sur les cendres de celle qui est déjà morte. Pour cela, il faudra répondre à trois questions : pourquoi l’Europe ? Vers où ? Comment ?

      Longtemps, lorsque l’on demandait pourquoi, les européens répondaient « pour la paix ». Il ne fait plus de doute que cet objectif existentiel qui a présidé aux balbutiements de l’infrastructure européenne est totalement dépassé. Pourtant, un  objectif « existentiel » de remplacement à celui de la paix tarde à apparaître. Il y a de la concurrence : certains voudraient faire l’Europe pour protéger la civilisation européenne « blanche et chrétienne » du grand remplacement. D’autres voudraient construire un grand marché dérégulé et ouvert qu’ils imaginent être la condition d’une « Europe puissance ». Alors, pourquoi l’Europe ? Parce qu’une affinité culturelle et un faisceau historique commun offrent aux nations européennes un terreau propice pour affronter des problèmes qui dépassent leurs frontières (ex. le changement climatique), où pour protéger leur droits – démocratiques, sociaux – et leur indépendance économique vis-à-vis de puissances à tendance impérialiste. Nous ne parvenons pour l’instant ni à l’un, ni à l’autre de ces objectifs.

      La réponse à la question « vers où » doit reconnaître comme vaine « l’union sans cesse plus étroite » et rompre une bonne fois pour toutes avec une certaine idée fédérale de l’Union européenne. Les nations restent le lieu privilégié de la solidarité sociale et du débat démocratique. L’avenir européen devrait être celui de nations solidaires partageant un marché régulé et protecteur vis-à-vis des pays tiers, où ne règne plus la toute-puissance de la règle apolitique, la course au moins disant social et fiscal, où les services publics ne seraient plus un sous-secteur de l’activité marchande, mais une priorité.

      Comment ? La réforme des traités précédée d’un ambitieux dialogue inter-national, donnant la parole aux parlements nationaux et aux citoyens, pourra forcer le moment de vérité. À défaut, les nations seront légitimes à y désobéir. Entre-temps, la confiance ne pourra revenir que si les États européens se montrent capables de produire ensemble des « biens publics » à commencer par le retour de la sécurité sanitaire et la préservation des emplois. 

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