Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

L’Europe et le “chantage migratoire” : qu’est-ce que la force de nos ennemis dit de notre faiblesse ?

Cette semaine, entre 8000 et 22 000 migrants, irakiens, afghans, syriens, sont encore en Biélorussie pour tenter de passer en Europe à travers la Pologne. 3000 à 4000 d’entre eux campent dans la forêt glaciale qui marque la frontière. Acheminés par le régime du dictateur Loukachenko depuis Beyrouth ou Damas jusqu’en Biélorussie via des avions de la compagnie d’État Belavia, ils sont débarqués puis poussés, matraqués, aux portes de la Pologne, en pleine forêt, sans eau ni nourriture. Depuis le début de cette crise montée de toute pièce, au moins 10 personnes sont mortes. Des milliers de soldats polonais s’amoncellent à la frontière et s’acharnent à refouler les migrants. Pour la première fois depuis 1989, un “état d’exception” a été décrété en Pologne qui empêche les journalistes de rapporter les faits, les associations humanitaires de venir en aide aux exilés.   L’opération biélorusse aux frontières lituaniennes puis polonaises, soutenue par la Russie, dure depuis le mois de juin et elle est évidemment une tentative de déstabilisation de l’Union européenne. Elle démarre peu après que les 24 et 25 mai, le Conseil européen ait décrété des sanctions contre des personnalités et des entreprises biélorusses, en représailles à l’effroyable détournement d’un avion de ligne de la compagnie Ryan Air sur Minsk pour capturer un journaliste opposant à Loukachenko qui se trouvait à bord, Roman Protassevitch. En 2020, 74 migrants avaient franchi irrégulièrement la frontière entre la Biélorussie et la Lituanie. Sur le seul mois de juillet 2021, ils étaient 2 882. Loukachencho promettait « d’inonder l’Union européenne de drogues et de migrants ». Inédit par son mode opératoire – aucun pays voisin de l’Union européenne n’avait, jusque-là, acheminé des exilés par charters pour créer des tensions frontalières – l’agression biélorusse s’inscrit pourtant dans une logique désormais éprouvée contre l’Europe, à savoir le « chantage migratoire ».   La Turquie s’y livre fréquemment depuis 2016, moment où l’Europe avait accepté de lui octroyer 6 milliards d’euros pour qu’Erdogan contienne le flux des réfugiés syriens. Fort de ce précédent, Vladimir Poutine n’a d’ailleurs pas hésité à proposer un arrangement similaire pour solder le conflit avec Loukachenko, à savoir que l’Europe paye la Biélorussie pour garder les migrants qu’elle a elle-même fait venir. Depuis 2016 donc, Erdogan relâche ponctuellement ses contrôles frontaliers pour obtenir de l’Europe une chose ou une autre, comme lorsqu’en février 2020, il avait laissé passer 13 000 personnes jusqu’en Grèce, sur fond de conflit territorial en méditerranée. En mai 2021, c’est le Maroc qui avait subitement ouvert sa frontière et laissé passer 8000 de ses ressortissants vers l’enclave espagnole de Ceuta, après que l’Espagne avait décidé de soigner dans l’un de ses hôpitaux le chef des indépendantistes du Front Polisario au Sahara occidental.   Bref, le « chantage migratoire » est devenu l’arme de choix de tous ceux qui veulent engager un rapport de force avec l’Europe, quel qu’en soit d’ailleurs le motif : la déstabiliser, la diviser, obtenir quelque chose d’elle, de l’argent…et pourquoi pas, demain, un accord commercial, une concession territoriale, un renoncement à telle ou telle politique, après tout ?   La force de ceux qui s’adonnent à ce type de méthode dit beaucoup de notre propre faiblesse. Les pays voisins de l’Europe connaissent les effets potentiellement déstabilisateurs de l’immigration sur les sociétés européennes – montée de l’extrême droite, division de l’opinion, tensions sociétales liées à l’accueil et l’intégration, qui ne manquent pas cependant d’être montées en épingle. Mais depuis la crise migratoire de 2015 et l’impuissance des européens à faire face, depuis que l’angoisse identitaire déferle sur le continent comme une maladie infantile et qu’une théorie aussi ahurie que le « grand remplacement » est devenue monnaie courante, l’Europe a basculé dans l’irrationalité vis-à-vis des migrations et s’expose tout entière à la malice de ceux qui voudraient les exploiter. Finalement, pour les ennemis de l’Europe ou tout pays adepte du rapport de force opportuniste, plus besoin de bâtir des stratégies compliquées, d’investir des milliards dans des missiles à longue portée ou autre arme de dissuasion ! Organiser l’arrivée de quelques milliers de migrants – musulmans, cela va sans dire – suffit à nous plonger dans la crise. Le spectre de 2015 rejaillit. Économie de moyens, effet de déstabilisation maximal. Finalement, les chantres du grand remplacement, voulant faire de l’Europe une forteresse, auront créé la plus grande fragilité dans sa défense.   En réponse au voisin Biélorusse, l’Europe pourra toujours, il le faut, redoubler de sanctions. Elle doit aussi le secours humanitaire aux personnes piégées dans le froid et menacées autant par le régime biélorusse que le gouvernement polonais. Mais il reste que la meilleure façon de vaincre les maîtres chanteurs, c’est de ne plus donner prise au chantage. Quand serons-nous capables de regarder les migrations en face, sans phobie aveuglante, et d’accueillir aussi dignement que sereinement les personnes à qui nous reconnaissons un droit à l’asile? Quand aurons-nous la force de construire une politique migratoire européenne viable et coordonnée? Ce jour-là peut-être, nous serons libérés du chantage.  

Par Ridel C.

26 novembre 2021

Henriot est-il en train de ressusciter ? Les mots de l’extrême-droite

En mai 1944, Philippe Henriot, la principale voix de la collaboration avec les nazis à Radio-Paris, s’en prenait une nouvelle fois à Pierre Dac, grand humoriste qui œuvrait à Londres aux côtés de De Gaulle et prêtait sa voix à la résistance, dans l’émission de la BBC « Les Français parlent aux Français ». Le discours de Henriot, profondément ancré dans l’idéologie des ligues d’extrême-droite, connaît quelques échos étranges aujourd’hui. Comme nous le verrons, l’on rêve que la réponse à ces échos soit de la même trempe que celle que donna Dac lui-même en son temps. Pierre Dac étant d’origine juive, Henriot rappelle dans son interpellation de ce dernier que son nom de naissance est André Isaac et qu’il est le fils de Salomon et de Berthe Kahn. Il ajoute « Qu’est-ce qu’Isaac, fils de Salomon, peut bien connaître de la France ? La France, qu’est-ce que ça peut bien signifier pour lui ? » Nous croirions entendre M. Zemmour : « Au bout de trois générations, je trouve ça triste qu’un enfant s’appelle Mohammed. » Henriot continue à propos de Pierre Dac : « Il est incapable de travailler à la grandeur d’un pays qui n’était pour lui qu’un séjour passager, une provisoire terre promise à exploiter ». Les Français d’origine juive, peu importe d’ailleurs qu’ils soient présents sur le sol national depuis plusieurs générations, ne pouvaient être là qu’à titre transitoire pour exploiter la France et priver ainsi les Français de leurs bons droits. Là encore, un écho curieux émane du dernier livre de M. Zemmour quand il dénonce « les agences Western union, qui transfèrent le produit des allocations sociales françaises ou des divers trafics vers les familles restées au bled »[1]. Henriot dévoile ensuite la vraie mission de l’humoriste Dac : « Il entreprit alors de jouer son rôle dans la démoralisation de ces goïms pour lesquels les siens ont toujours eu tant de mépris ». Même dessein caché des musulmans pour M. Zemmour : « L’universalisme islamique qui tire profit très habilement de notre religion des droits de l’homme pour protéger son action de colonisation et d’occupation de portions du territoire français ». Pour accomplir cette subversion, il fallait à Pierre Dac des qualités que lui prête généreusement Henriot : « une sorte d’esprit desséchant et ricaneur, une perpétuelle aspersion d’ironie sur tout ce qu’on avait l’habitude de respecter, une sottise corrosive à force d’être poussée à l’extrême lui firent une clientèle ». On croirait presque lire la description de l’acteur Omar Sy par M. Zemmour, qui prête également à l’acteur le soin de détruire l’esprit français par une nouvelle idéologie de l’anti-racisme et du militantisme confessionnel : « Son corps musclé et félin, son sourire béat, son regard vide, son goût pour la tchatche acquis au cours de sa jeunesse à Trappes, son anti-racisme arrogant, son militantisme confessionnel, son exil à Los Angeles avec les trois premiers sous gagnés grâce au cinéma français tout en faisait l’incarnation de “l’homme nouveau” que le film [Intouchables] glorifiait. » Jeté en pâture par l’Etat collaborationniste de Vichy et ses porte-paroles à la vindicte populaire, Dac répondit dès le lendemain à Henriot[2]. Dac lui demande d’abord avec humour de s’expliquer sur sa relation à l’Allemagne : « C’est entendu, monsieur Henriot, en vertu de votre théorie raciale et national-socialiste, je ne suis pas français. À défaut de croix gammée et de francisque, j’ai corrompu l’esprit de la France avec L’Os à moelle. Je me suis, par la suite, vendu aux Anglais, aux Américains et aux Soviets. Et pendant que j’y étais, et par-dessus le marché, je me suis également vendu aux Chinois. C’est absolument d’accord. Il n’empêche que tout ça ne résout pas la question : la question des Allemands ». Il enchaîne sur ses origines alsaciennes et le lourd tribut qu’a payé sa famille à la France depuis plusieurs générations : « Un dernier détail : puisque vous avez si complaisamment cité les prénoms de mon père et de ma mère, laissez-moi vous signaler que vous en avez oublié un, celui de mon frère. Je vais vous dire où vous pourrez le trouver ; si, d’aventure, vos pas vous conduisent du côté du cimetière Montparnasse, entrez par la porte de la rue Froidevaux ; tournez à gauche dans l’allée et, à la 6e rangée, arrêtez-vous devant la 8e ou la 10e tombe. C’est là que reposent les restes de ce qui fut un beau, brave et joyeux garçon, fauché par les obus allemands, le 8 octobre 1915, aux attaques de Champagne. C’était mon frère. Sur la simple pierre, sous ses nom, prénom et le numéro de son régiment, on lit cette simple inscription : « Mort pour la France, à l’âge de 28 ans ». Voilà, monsieur Henriot, ce que cela signifie pour moi, la France. » Combien de familles musulmanes ou simplement originaires de l’autre rive de la Méditerranée pourraient aujourd’hui dire la même chose ? Il y en eut des centaines de milliers, à qui l’État français n’a longtemps pas cru devoir verser la même solde qu’aux anciens combattants de métropole. Dac termine par une prophétie, après avoir parlé de la sépulture de son frère : « Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription qui sera ainsi libellée : PHILIPPE HENRIOT Mort pour Hitler, Fusillé par les Français… Bonne nuit, Monsieur Henriot. Et dormez bien, si vous le pouvez encore. » Un mois plus tard, le 28 juin 1944, le vœu de Dac se réalisait : Henriot tombait sous les balles d’un groupe de résistants dirigé par Charles Gonard, futur compagnon de la Libération, infiltré au 10 rue de Solferino, siège de la propagande collaborationniste. Ses obsèques nationales sont l’occasion pour le régime de Vichy, et pour Pétain, de célébrer l’un de ses serviteurs les plus zélés. Ce même Pétain dont Éric Zemmour affirmait en 2014 : « Pétain a sauvé les Juifs français ! » Ce même Pétain dont Éric Zemmour nous affirme qu’il aurait contribué autant que De Gaulle, avec une stratégie différente, au maintien de la France à travers la théorie du glaive et du bouclier, théorie qui entre en parfaite contradiction avec le réel, comme l’ont montré depuis de nombreux historiens dont Robert Paxton[3]. Mais M. Zemmour obtient en revanche le soutien des individus de

Par Dufrêne N.

5 novembre 2021

Lorsque l’hégémonisme néolibéral s’invite à la table d’élaboration des sujets du baccalauréat

Décidément, l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) au lycée aura payé un lourd tribut à l’entreprise de marchandisation de l’École à laquelle se livre, depuis 2017, le chef de l’État Emmanuel Macron et son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Après une réécriture idéologisée des programmes de SES, menée sous l’autorité des économistes mainstream dans le cadre de la réforme des lycées de 2019, qui avait couronné l’individualisme méthodologique, c’est maintenant la conception même des sujets des épreuves du baccalauréat de l’enseignement de spécialité des SES qui est devenue la proie de l’hégémonisme néolibéral. C’est ce que les professeurs de SES ont pu entrevoir, non sans grande consternation, lors de la session de juin dernier inauguratrice du nouveau baccalauréat général, à l’occasion de laquelle il a été proposé aux candidats libres l’exercice analytique suivant (1) : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel. ». L’énorme biais idéologique et méthodologique du sujet se lit déjà, d’emblée, dans le type de travail qui est demandé aux candidats bacheliers. La formulation du sujet est en effet ici sans aucune ambiguïté : il s’agissait de se limiter à une stricte apologie sans réserve des politiques de flexibilisation du marché du travail comme arme de lutte contre le chômage, en conformité avec la théorie économique néoclassique et le discours revendicatif récurrent en la matière du Mouvement des entreprises de France (Medef). On se situe donc hors de tout questionnement possible, de la part des candidats, des limites pourtant nombreuses de telles politiques et de l’existence d’autres instruments pour combattre le chômage (comme la garantie à l’emploi prônée par l’Institut Rousseau ou la réduction du temps de travail), sous peine d’être pénalisés pour hors-sujet ! Un tel questionnement, pourtant indispensable et conforme à la démarche pluraliste et scientifique de l’enseignement des SES, aurait été en revanche attendu dans le cadre d’un exercice de dissertation, avec un sujet de type débat-discussion sur cette question controversée des politiques de dérégulation du marché de l’emploi. Mais, très étrangement, telle n’a pas été l’option choisie par les concepteurs de ce sujet… Tous les verrous dogmatiques néolibéraux ont été mis en place pour brider la réflexion des candidats. En premier lieu, il en va ainsi du concept de chômage structurel envisagé dans l’énoncé du sujet, que les candidats devaient donc considérer comme solidement établi sur les plans théorique et empirique, alors qu’au contraire, sa pertinence s’en trouve fortement discutée chez les économistes. Le parti pris idéologique et propagandiste est ensuite omniprésent à travers l’outil documentaire mis à la disposition des candidats, qui est là – en temps ordinaire – pour les aider à fonder une argumentation rigoureuse sur la base de savoirs scientifiques. Le premier document relève de la mise en scène grossière d’un pur artefact statistique : à partir d’un graphique croisant, pour l’année 2018, un indicateur quantitatif synthétique du degré de rigidité de la législation du travail – calculé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – et le taux de chômage dans les pays de l‘OCDE, il était suggéré aux candidats qu’ils en déduisent une corrélation positive entre les deux variables. Or, une telle corrélation, n’en déplaise aux partisans de la thèse de la rigidité de la législation du travail, n’existe pas ni à partir du graphique proposé, ni sur la base des études empiriques menées au cours des vingt dernières années. Et, cerise sur le gâteau, les candidats étaient invités à commettre la grave confusion en statistiques entre corrélation et causalité ! Les deux autres documents parachèvent l’entreprise de prosélytisme néolibéral ainsi menée. Le deuxième document, extrait d’un ABC de l’économie du Fonds monétaire international sur le salaire minimum, était censé amener les candidats à reprendre pour argent comptant l’hypothèse fantasmée par les économistes néoclassiques d’un effet négatif sur l’emploi du salaire minimum, en faisant totalement abstraction de la contre-argumentation théorique keynésienne et empirique qu’ils ont pu étudier au cours de l’année. Enfin, à partir du dernier document donnant les résultats d’un sondage commandé par le Medef, en 2015, à l’institut OpinionWay, réalisé auprès des chefs d’entreprise interrogés sur leurs principaux freins à l’embauche, les candidats devaient se faire le simple porte-voix du discours du Medef sur le coût du travail, c’est-à-dire reprendre pour vraie l’affirmation postulée à tort par les sirènes néolibérales, selon laquelle un coût du travail trop élevé serait un obstacle à l’embauche et donc source de chômage. Là encore, en écartant de leur réflexion, toutes les riches controverses théoriques et empiriques autour des effets d‘une variation du coût du travail sur l‘emploi. Ainsi, du début jusqu’à la fin de l’exercice proposé, aux antipodes de l’exigence de neutralité axiologique de la discipline des SES, les candidats auront dû se soumettre, sans pouvoir exercer leur esprit critique, aux dogmes néolibéraux érigés faussement comme des vérités scientifiques inébranlables (2) : c’était en partie le prix à payer pour avoir une bonne note et son sésame en 2021 ! Tant pis pour l’enseignement des SES, qui s’est vu ainsi, au détour d’une épreuve de baccalauréat, instrumentaliser par un pouvoir politique en quête de légitimation de sa politique économique et de l’idéologie qui la sous-tend. Et doublement tant pis pour la noble mission émancipatrice des consciences que l’institution scolaire est censée assurer par l’éveil d’un esprit critique et éclairé des élèves et futurs citoyens.   Yves Besançon, économiste et professeur de sciences économiques et sociales.   ****** (1) Pour retrouver ledit exercice proposé, se reporter à la troisième partie du sujet A, p.7 à 9 : https://www.sujetdebac.fr/annales-pdf/2021/spe-sciences-eco-sociales-2021-metro-cand-libre-1-sujet-officiel.pdf (2) Pour une présentation développée des biais méthodologiques et idéologiques que comporte ce sujet de baccalauréat, se reporter à l’article suivant, par ailleurs richement documenté sur la contre-argumentation théorique et empirique opposable aux dogmes néoclassiques ici mobilisés : https://blogs.mediapart.fr/yves-besancon/blog/140721/baccalaureat-2021-un-tres-problematique-sujet-sur-le-chomage  

Par Besançon Y.

4 août 2021

Origine des produits : plongée au cœur de la guerre des étiquettes

Dans une note publiée chez Hémisphère Gauche en décembre 2020, Gabriel Arnault, juriste et président de La Gazette du Made in France, soulignait l’importance d’approfondir les règles existantes en matière d’étiquetage pour permettre – enfin – aux consommateurs de faire un choix éclairé. Depuis, force est de constater que les choses ne se sont pas améliorées. Au contraire, l’actualité démontre – s’il le faut – que le droit européen est toujours le principal frein à une évolution durable. Dès le Traité de Rome, la mise en place du marché commun entraîne la suppression des droits de douanes[1]. Les pays européens s’engagent à commercialiser les marchandises sans discriminer en raison de leur provenance. Ainsi, toute législation nationale qui impose un marquage d’origine sur les produits ou leur emballage est interdite. Elle constitue une atteinte au principe de la libre circulation des biens, perpétuellement réaffirmé depuis soixante ans[2]. Il existe, néanmoins, des cas dans lesquels l’indication géographique est obligatoire, lorsque la santé du consommateur l’exige ou qu’il existe un risque de confusion préjudiciable à sa sécurité. La subtilité est importante. Elle est à la racine des législations plus protectrices s’agissant de la viande, des produits de la mer, du miel ou des fruits et légumes. Il ne faut pas, pour autant, s’y tromper : le dispositif d’étiquetage systématique est exceptionnel et toute initiative nationale cherchant à l’étendre plus largement est, par nature, prohibée. Une récente décision du Conseil d’État vient précisément de le rappeler[3]. Dans cette affaire, les juges du Palais-Royal étaient saisis par le groupe français Lactalis qui demandait l’annulation pour excès de pouvoir d’un décret de 2016[4]. Ce dernier contraignait – à titre expérimental – les entreprises de l’agroalimentaire à indiquer l’origine des produits préparés avec plus de 8 % de viande ou 50 % de lait (lait liquide, beurre, crèmes, yaourts, fromages). De plus, lorsque toutes les étapes de production étaient réalisées dans un même pays, les industriels avaient la possibilité d’indiquer un simple « UE » ou « non-UE ». Le texte s’appuyait sur un règlement européen de 2011[5] mais était en décalage par rapport à l’esprit du droit de l’Union. Reconduit deux fois[6], il a souvent été l’objet de controverses. Les plus optimistes espéraient que les demandes de transparence exprimées par les consommateurs allaient être entendues et qu’il était l’amorce d’un mouvement européen d’envergure. Pourtant, rien ne s’est passé comme prévu. En moins d’un an, l’étiquetage des produits alimentaires a fait un bond en arrière et les espoirs d’une réforme d’ampleur ont été anéantis. En octobre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a statué sur la question préjudicielle posée par le Conseil d’État. Selon elle, les mesures d’étiquetage obligatoire sont possibles mais à condition qu’il existe un lien avéré entre certaines propriétés du produit et son origine ou sa provenance[7]. En l’occurrence, la France avait reconnu lors de l’instruction de l’affaire que son souhait était surtout de répondre aux demandes des consommateurs mais qu’il n’y avait pas en soi de propriété du lait qui puisse être reliée à son origine. Par conséquence, rien ne justifie qu’il bénéficie d’une indication d’origine et le Conseil d’État a annulé purement et simplement le décret de 2016, en mettant même à la charge du contribuable les frais de procédure qui avaient été engagés par le leader mondial des produits laitiers[8]. Le monde politique s’en est vivement ému. Invité sur Public Sénat le 12 avril 2021, le ministre de l’agriculture Julien Denormandie, a qualifié de « scandaleuse » l’attitude de l’entreprise Lactalis, accusée d’atteinte au patriotisme. « Il faut faire bouger les lignes au niveau européen » a t-il affirmé, alors même que, précisément, rien n’a changé depuis cinq ans. Certains évoquent la présidence du Conseil de l’Union européenne, que prendra la France en 2022. Mais ces spéculations manquent de réalisme. En attendant, le député de la majorité Grégory Besson-Moreau a déposé une proposition de loi, dite « Egalim II[9] », adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 24 juin 2021. S’agissant de l’étiquetage des produits agricoles, elle entend rendre conforme le droit français au droit européen. Si elle est finalement adoptée, il faudra donc apprécier au cas par cas s’il existe un lien entre les propriétés de telle ou telle marchandise et l’origine. Nul doute qu’au lieu d’imposer la transparence partout, cette formule floue sera source d’incertitude. Les industriels des produits laitiers seront de toute façon à l’abri, tandis que les attentes des Français seront une nouvelle fois déçues. Proposition n°1 : Engager une réflexion d’ensemble sur l’étiquetage des produits en assumant un désaccord avec le droit européen. Imposer par principe l’indication d’origine géographique des produits agricoles (mais aussi des produits industriels et artisanaux), pour valoriser les travailleurs et permettre aux consommateurs qui le souhaitent de soutenir efficacement les producteurs locaux. Proposition n°2 : Soutenir les Appellations d’origine protégée (AOP), qui mettent en avant des spécificités locales comme la noix du Périgord, la fourme d’Ambert, la pomme du Limousin, le beurre de Charente-Poitou, le miel de sapin des Vosges ou le Calvados. Encourager les Indications géographiques protégées industrielles et artisanales (IGPIA) qui valorisent les traditions locales comme la porcelaine de Limoges, la pierre de Bourgogne, le granit de Bretagne, la tapisserie d’Aubusson ou le linge basque. Cette proposition est compatible avec le droit européen car il y a un lien entre les propriétés des produits et leur origine. Elle est complémentaire à la mise en place d’un étiquetage obligatoire pour valoriser des savoir-faire rares et anciens.   Pour approfondir le sujet, lie vers la note intitulée « La schizophrénie de l’étiquetage des produits », publiée le 5 décembre 2020 chez Hémisphère Gauche.   [1] Article 13 et suivants du Traité de Rome, signé le 25 mars 1957. [2] Désormais au Titre II de la Partie III du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). [3] Conseil d’État, 10 mars 2021, n°404651. [4] Décret n°2016-1137 du 19 août 2016. [5] En application du règlement n°1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011. [6] Décrets n°2018-1239 du 24 décembre 2018, jusqu’au 31 mars 2020, et n°2020-363 du 27 mars 2020, jusqu’au

Par Arnault G.

22 juillet 2021

La revue monétaire de l’immobilisme

La BCE a créé la surprise, ce jeudi 8 juillet 2021, en annonçant les conclusions de sa revue de politique monétaire, qui n’étaient attendues qu’à l’automne. Hélas, ce fut la seule surprise dont elle fut capable. Un mot d’abord sur la méthode : pourquoi sortir cette revue maintenant, presque en catimini et de manière inattendue, alors qu’il y a encore tant à discuter et que de nombreuses voix, à l’instar de l’Institut Rousseau, appellent la BCE à modifier radicalement sa politique ? Est-ce pour mettre le corps social européen devant le fait accompli et couper court à toutes les discussions qui montent en ce moment autour du rôle de la BCE[1] ? Sauf que les principes posés par cette revue sont là pour durer : on parle d’effets sur une période de dix ans tandis que certaines « actions » prévues dans le cadre de cette revue n’entreront pas en vigueur avant 2024. Quel besoin donc de brusquer les choses de la sorte ? En second lieu, l’annonce du 8 juillet est une occasion manquée. Elle rappelle cruellement à ceux qui croient encore à la neutralité de la politique monétaire que l’indépendance des banques centrales les conduit nécessairement à l’impuissance devant les choix d’envergure dont nous avons urgemment besoin. Or l’impuissance monétaire aujourd’hui signifie l’incapacité, demain, de relever les défis écologiques et sociaux qui sont les nôtres. Passons en revue ces insuffisances. I. L’impératif de lutte contre l’inflation n’est pas vraiment assoupli En matière de cible d’inflation déjà, objectif principal de la politique monétaire assigné au système européen de banques centrales à l’article 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne. L’idée centrale est la suivante : transformer l’objectif d’inflation « proche mais inférieur à 2 % » en un « objectif symétrique d’inflation de 2 % ». Quel changement cela implique-t-il donc ? Rien, ou presque. Pour le comprendre, revenons au choix fait par la Federal reserveaméricaine, en septembre dernier, de mettre en place une notion de cible flexible d’inflation moyenne. Confrontée à un retour timide de l’inflation, la Fed avait alors acté le fait qu’elle ne relèverait ses taux d’intérêt directeurs que si l’inflation était durablement supérieure à 2 % par an, non seulement pour s’assurer que celle-ci était bien ancrée solidement mais également pour compenser les périodes précédentes où l’inflation est restée trop faible pour stimuler suffisamment les revenus. L’approche de la BCE est bien moins ambitieuse : si elle admet que le niveau de 2 % peut être dépassé temporairement sans susciter de resserrement immédiat de sa politique, la Banque centrale de Francfort conserve bel et bien cette cible d’inflation et ne précise pas combien de temps un dépassement éventuel serait toléré, ni comment elle agira en cas de dynamique inflationniste différentiée entre les pays de la zone. En particulier, aucun rattrapage n’est prévu de la dernière décennie durant laquelle le taux d’inflation a été systématiquement inférieur à 2 %, entraînant une atonie de l’investissement et un accroissement vertigineux des inégalités entre rentiers et salariés. Autrement dit, là où la Fed adopte une cible d’inflation moyenne de long terme avec une volonté de rattrapage de la décennie perdue, Francfort conserve l’objectif de 2 % à court et moyen terme, qui plus est de manière très imprécise. Enfin, la BCE recommande d’inclure les loyers fictifs des propriétaires dans l’indice des prix, ce qu’Eurostat fait déjà, au risque que cela conduise à resserrer la politique monétaire en augmentant artificiellement le niveau d’inflation constaté. Surtout, la revue passe complètement à côté du vrai problème : pourquoi l’augmentation massive du bilan de l’Eurosystème, passé en une décennie de moins de 1500 milliards à plus de 7500 milliards d’euros, n’a-t-elle pas été capable ne fût-ce que de ramener l’inflation à un niveau proche de 2 % ? La BCE multiplie par cinq sa taille de bilan, et donc l’usage de la planche à billets, sans aucun effet sur l’inflation ! Étonnant, n’est-ce pas ? La réalité est que la boulimie de Francfort n’a profité qu’aux banques et aux marchés financiers[2]. Ne serait-il pas temps de s’interroger sur les canaux de transmission de la politique monétaire et de permettre enfin à la banque centrale de financer directement des dépenses d’intérêt général, notamment en faveur de la reconstruction écologique ?[3] II. Les outils de politique monétaire ne sont pas renouvelés Or les annonces du 8 juillet révèlent qu’aucune réflexion innovante n’a abouti sur les outils de politique monétaire : le taux d’intérêt directeur, uniforme et mal adapté à la diversité des situations et des pays entre la Baltique et la Sicile, demeure l’instrument principal de la politique monétaire. Quant aux autres outils, ils sont d’avance menacés d’incohérence : la BCE pourra continuer d’inonder les banques privées de liquidités à court terme, puis, en imposant des taux négatifs à leurs dépôts au guichet de Francfort, tenter vainement d’inciter ces dernières à faire usage de cette manne en faveur de l’économie réelle… tout en continuant de leur prêter des sommes vertigineuses à taux réels négatifs sur le long terme via les TLTRO[4]. De nombreux autres outils de politique monétaire innovants pourraient être mobilisés pour mettre enfin la monnaie au service du bien commun : instaurer des taux d’intérêt différenciés en fonction des besoins des pays ou de l’intensité carbone des actifs collatéraux des banques emprunteuses, annuler le stock de 3.000 milliards d’euros de dettes publiques que détient la BCE en échange d’investissements écologiques et sociaux par les États, ne plus accepter les actifs fossiles en collatéraux lors des refinancements, pratiquer une création monétaire et ciblée, acheter massivement des titres écologiques en coordination avec les Etats ou les banques publiques d’investissement, dédier un programme d’achats à la seule dette publique émise pour financer la transition climatique ce qui lui permettrait de la faciliter sans financer directement des gouvernements. etc. Si certains ont été discutés en coulisse, pas un seul n’est évoqué dans le document final rendu public par Francfort. Le même conservatisme s’affiche quant aux effets de la politique monétaire sur les prix d’actifs financiers, largement gonflés par sa politique mal ciblée. Mais là encore, aucune mesure, aucune annonce pour essayer de trouver une solution à ce piège dans

Par Dufrêne N., Giraud G., Espagne É.

15 juillet 2021

Les silences coupables de la France et de l’Europe face à la situation au Proche-Orient

Le conflit israélo-palestinien est loin d’être terminé. Il n’a jamais été résolu même si tout est fait en France et en Europe pour se voiler la face et détourner les yeux de ce conflit qui nous renvoie à nos propres démons. Depuis l’échec de la dernière tentative de médiation américaine, menée en 2014 par l’ancien secrétaire d’État démocrate John Kerry, les Palestiniens sont pourtant en train de perdre les rares leviers de pression et de solidarité dont ils disposaient encore : le consensus international sur la solution à deux États a été affaibli par les positions de Donald Trump et la solidarité des États arabes, notamment de la part des pétromonarchies du Golfe qui refusaient toute normalisation avec Israël sans résolution préalable du conflit au Proche-Orient, a également pris du plomb dans l’aile depuis la signature d’accords entre Bahreïn, les Émirats-arabes unis et Israël (sans compter une autre monarchie arabe : le Maroc). Parallèlement, depuis dix ans, la politique israélienne est marquée par une offensive anti-libérale sans précédent de la droite nationaliste et religieuse, ce qui a conduit à l’aggravation du problème des colonies et à une dégradation des droits civils et politiques des Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza, mais aussi en Israël. La nouvelle explosion de violence que connaît la région depuis plusieurs semaines s’explique ainsi directement par cette politique d’intensité croissante de déplacement forcé des Palestiniens vivant dans certaines parties de la Palestine, à commencer par Jérusalem-Est. Pour l’extrême-droite ultrareligieuse et nationaliste qui a pris le pouvoir en Israël, la position de l’ONU, à savoir « l’établissement de deux États vivant côte à côte en paix et en sécurité dans des frontières sûres et reconnues sur la base des lignes de 1967 et ayant l’un et l’autre Jérusalem pour capitale » est en effet inacceptable : Jérusalem doit être la capitale indiscutée de l’État « juif » qu’ils entendent bâtir. Que Jérusalem soit une triple ville sainte (pour les juifs, mais aussi pour les musulmans et les chrétiens) ne leur convient pas davantage que l’établissement éventuel d’un régime international sur les lieux saints de Jérusalem. Le Gouvernement israélien organise donc le déplacement de force de centaines de Palestiniens, en démolissant des logements, en rendant impossible l’accès aux documents de propriété et en prenant d’autres mesures coercitives. Un point est crucial dans cette politique : le déséquilibre flagrant entre les citoyens juifs, qui bénéficient d’un droit de propriété reconnu, et les Palestiniens, qui sont exclus de ce droit. Il existe en effet deux lois israéliennes, celle sur la propriété des absents de 1950 et celle portant sur les questions juridiques et administratives de 1970, qui interdisent aux Palestiniens de récupérer leurs propriétés perdues lors de la guerre de 1948, tandis que la loi de 1970 permet aux Juifs israéliens de revendiquer à nouveau les propriétés perdues au cours de la même guerre. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) s’est prononcé à de nombreuses reprises, y compris à nouveau le mois dernier au début des tensions, pour indiquer que ces lois sont appliquées de manière intrinsèquement discriminatoire, uniquement sur la base de la nationalité ou de l’origine du propriétaire. Cela a conduit le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme dans le territoire palestinien occupé depuis 1967, Michael Lynk, et le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à un logement convenable, Balakrishnan Rajagopa, à déclarer, dans un communiqué conjoint, que ces lois « violent les principes fondamentaux du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits de l’homme »[1]. Il est cependant évident que ces appels ne conduiront nulle part : en 2020, selon Amnesty international, plus de 850 habitations et installations d’utilité quotidienne palestiniennes ont été démolies dans la seule Cisjordanie occupée, y compris Jérusalem-Est, entraînant le déplacement forcé de milliers de personnes. Il est temps de regarder la réalité en face : il existe en Israël plus de 65 lois discriminatoires envers la population palestinienne[2]. Dès 2013, Richard Falk, rapporteur spécial de l’ONU, écrivait « la situation des Palestiniens qui vivent à Jérusalem-Est ne serait pas aussi précaire si, malgré le caractère illégal de l’annexion, ils étaient traités dans des conditions d’égalité et avaient accès à une éducation de qualité, aux soins de santé et au logement. Or, ils sont considérés comme des « résidents permanents » et soumis à un processus progressif et bureaucratique de nettoyage ethnique, qui passe par la révocation des permis de résidence, la démolition des logements construits sans permis israélien (souvent presque impossible à obtenir), et l’expulsion de familles palestiniennes, au mépris du droit fondamental à un logement convenable consacré par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels »[3]. En Cisjordanie, au moins 593 postes de contrôle et barrages routiers israéliens restreignent fortement la circulation des Palestiniens et leur possibilité de jouir de leurs droits, notamment à la santé, à l’éducation et au travail. Il faut parfois des heures pour franchir quelques kilomètres. 80 % de la population est tributaire de l’aide humanitaire et 50 % des jeunes sont sans emploi, le taux de chômage le plus élevé au monde. Le droit international affirme pourtant de manière répétée qu’il faut préserver l’unité, la continuité et l’intégrité de tout le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est. Toute la politique israélienne poursuivie actuellement s’y oppose. De la même manière, l’ensemble de la communauté internationale a confirmé en maintes occasions que la Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et la bande de Gaza sont un territoire occupé auquel s’applique le droit international humanitaire (DIH). Mais Israël conteste le terme de « territoires occupés » et en profite pour refuser l’application du DIH et notamment de la quatrième Convention de Genève. On est donc en droit de s’interroger. À quoi cela sert-il de fustiger les attaques contre les droits de l’homme de Viktor Orban, de Recep Tayyip Erdogan ou encore contre les Ouïgours en Chine tout en restant muet sur les innombrables violations des droits de l’homme par Israël ? Pourquoi le droit à l’autodétermination des peuples ne s’applique pas en Palestine malgré le vote de plusieurs résolutions allant en ce sens à l’Assemblée générale des Nations-Unies ? Car Israël

Par Dufrêne N.

13 mai 2021

Projet de loi sur l’aide au développement : Bonnes intentions, vieilles recettes et actuelles impasses

Le projet de loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales a fait l’objet d’un rare consensus : il a été adopté le 2 mars 2021 à l’Assemblée nationale par 502 voix pour, sans aucune voix contre. Il sera débattu au Sénat le 11 mai. La structure de ce projet est conforme à celle de la plupart des programmes précédents sur l’aide publique au développement (APD). Il fixe un horizon (atteindre les fameux 0,7 % du PIB consacrés à l’aide), et trace un chemin (passer à 0,55 % du PIB soit 13,6 milliards d’euros en 2022, année où devra être adoptée une nouvelle programmation). Il réaffirme des objectifs (les Objectifs de développement durable et la mise en œuvre de l’Accord de Paris). Il indique les thématiques à traiter : climat, biodiversité, égalité hommes-femmes, crises/fragilités, droits humains, santé, éducation, sécurité alimentaire, gestion de l’eau, gouvernance, mais aussi croissance économique inclusive et durable et gouvernance démocratique. Il désigne un canal de distribution et des acteurs et outils privilégiés (l’aide bilatérale et en premier lieu les subventions de l’Agence française de développement (AFD), mais aussi les subventions transitant par les ONG, et celles consacrées à l’action extérieure des collectivités locales, les deux dernières devant avoir doublé entre 2017 et 2022. S’y ajoute un « Fonds d’innovation pour le développement » présidé par la « Prix Nobel » d’économie Esther Duflo et destiné à financer des projets innovants et la vérification « scientifique » de leur efficacité par des essais cliniques randomisés). Il fixe des règles de concentration de l’aide selon ses bénéficiaires : 18 pays africains et Haïti devront bénéficier de la moitié du total de l’aide-projet et de deux tiers des subventions de l’AFD ; la zone « Afrique et Méditerranée » devra bénéficier de 75 % des concours de l’État en prêts et subventions et 85 % de ceux de l’AFD. Il préconise enfin une méthode, le partenariat, qui consiste pour l’essentiel à s’aligner sur les priorités des gouvernements des pays aidés et à utiliser leurs circuits de dépense publique. Alors que l’austérité se profile, il est a priori difficile de ne pas saluer un projet de loi qui ferait de l’aide publique au développement la politique publique ayant connu la plus forte augmentation de moyens depuis le début du quinquennat. Mais s’agissant d’une politique déployée par nature loin des yeux des citoyens et des élus et énoncée dans des discours ultra-technocratiques, un examen critique n’est pas superflu. De fait, les contradictions du texte et les impasses où il maintient l’aide au développement s’imposent à nous. En premier lieu, exemple type de gouvernance par les nombres, la cible de 0,7 % du PIB consacré à l’aide publique au développement (APD) n’a plus aucun fondement économique. Elle a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1970 sur la base de travaux qui voyaient dans le sous-développement le résultat d’un manque d’investissements à combler par un apport de ressources extérieures publiques. Or ces travaux sont désormais dépassés et la structure des flux financiers internationaux d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de l’époque. Cette cible est brandie par les ONG pour ses effets supposément mobilisateurs, mais on peut rappeler le caractère pousse-au-crime de tout objectif de décaissement, qui conduit à être peu regardant sur l’usage des fonds par des régimes souvent corrompus. Le caractère réellement partagé des Objectifs de développement durable et de l’Accord de Paris sur le climat est douteux, nombre de pays africains ayant démontré ces dernières années leur appétence pour les grands projets d’infrastructure, souvent surfacturés, au détriment des projets sociaux et environnementaux. La rebilatéralisation de l’aide française n’est pas à déplorer, au vu notamment de la qualité de l’aide européenne sur le terrain. Notons toutefois qu’elle est en contradiction avec l’objectif de relance du multilatéralisme rappelé dans le projet de loi. La politique annoncée d’accroissement de l’activité de prêts bilatéraux de l’AFD au secteur public (2,11 milliards d’eurosen 2022 contre 1,36 milliard d’euros en 2019) est a priori contradictoire avec les objectifs d’annulation de dette dont Emmanuel Macron s’est fait le héraut à l’international. À rebours du discours globalisant sur l’Afrique émergente, les prêts devraient cibler les États solvables de la zone « Afrique et Méditerranée », dessinée pour les besoins de la cause, et le reste du monde. L’importance des moyens consacrés au « Fonds Duflo » (15 millions d’euros, soit plus de la moitié de la dotation budgétaire de 28 millions d’euros de l’Institut Français, en charge de l’action culturelle extérieure de la France) interpelle, alors que la méthode des essais randomisés a fait l’objet de fortes critiques pour ses biais internes, la faible transposabilité de ses résultats. Il est vrai que l’idée que la pauvreté puisse être combattue par des méthodes supposées scientifiques et non politiques ne peut que séduire la Macronie. La concentration de l’aide sur l’Afrique doit être justifiée, au regard des maigres résultats qu’elle a eu depuis les indépendances. Nombre d’États qui ont été au cœur de notre coopération depuis soixante ans sont en voie d’effondrement, et le couplage d’opérations militaires avec l’aide au développement, au fondement de la politique française au Sahel, ne convainc pas : du plan Soustelle en Algérie à l’action internationale en Afghanistan, l’alliance du sabre et du chéquier s’est montrée inopérante. Cette concentration en Afrique est en outre contradictoire avec la volonté nouvelle de peser dans la zone indo-pacifique face à l’expansionnisme chinois. La liste des thématiques à traiter est tellement vaste qu’on ne peut parler de priorisation de l’aide. Les questions culturelles sont réduites à la portion congrue dans le projet, alors qu’il s’agit de l’un des derniers domaines où subsiste un vrai « désir de France ». Enfin, la recherche de partenariats avec les gouvernements des pays bénéficiaires, éminemment souhaitable a priori, peut relever du marché de dupes si l’on veut améliorer la vie de populations dont certaines kleptocraties amies se soucient fort peu : qui croira à un partenariat pour les pauvres avec messieurs Deby ou Sassou Nguesso ? Avec une fausse naïveté, le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borell avouait tout récemment : « Au Sahel,

Par Vircoulon T., Giovalucchi F.

12 mai 2021

Tout est perdu, fors l’honneur ?

Le 21 avril 2021, soit soixante ans jour pour jour après le « putsch des généraux » à Alger le 21 avril 1961, une vingtaine de généraux à la retraite ont lancé un appel au « retour de l’honneur de nos gouvernants » face aux « dangers mortels » qui menacent une France en « péril ». Même si le putsch n’est jamais évoqué dans la tribune, le choix de la date et de l’événement est lourd de sens : il s’agit à la fois d’un hommage et d’une menace. Car ceux-là même qui écrivent, et qui revendiquent le soutien de près d’un millier d’officiers, déclarent : « sachez que nous sommes disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation » et encore « si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles ». Faut-il comprendre que l’armée active devrait intervenir sur le territoire national, contre ses propres citoyens, pour la « protection de nos valeurs civilisationnelles », dont on suppose que seuls ce quarteron de généraux et ses soutiens détiendraient le droit de les définir ? Comme en 1961, nous osons croire et espérer que ces officiers ne représentent qu’une minorité égarée dans une armée républicaine et légaliste. Les mots du Général de Gaulle n’en raisonnent pas moins étrangement : « Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif, mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés au travers de leur frénésie ». Soixante années plus tard, force est de constater que certains officiers se projettent encore dans des fac-similés de guerre d’Algérie sous forme de « guerres civiles » fantasmées. Ce genre de séparatisme n’a pas sa place en République. Son instrumentalisation politique, qui n’a pas tardé, est une honte et une infamie mais n’est pas une surprise. L’exécutif a pourtant mis près de cinq jours à répondre, sous pression des médias, et tout en focalisant sa réaction non sur la tribune elle-même mais sur son instrumentalisation politique. Cela appelait pourtant une réponse plus ferme. Car nous ne saurions sous-estimer l’évènement : une telle tribune de hauts gradés (beaucoup ne sont d’ailleurs pas à la retraite mais en « deuxième section », ce qui est tout à fait différent), avec des menaces à peine voilées, n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de notre République. En effet, cette tribune, lancée à l’initiative de Jean-Pierre Fabre-Bernadac, ancien officier de gendarmerie dont le dernier livre, Les damnés de la France, est un bon résumé des obsessions identitaires et réactionnaires de son auteur, fustige ainsi « l’islamisme et les hordes de banlieue », amalgamant ainsi le terrorisme aux populations, françaises dans leur immense majorité, peuplant les cités défavorisées. Le terme de « horde » n’est pas employé au hasard : mot d’origine turco-mongole (orda) servant à désigner le campement nomade il sert donc ici à définir l’adversaire comme l’envahisseur étranger, il renvoie au passé fantasmé des invasions barbares et fait des rédacteurs de la tribune les défenseurs de la « civilisation » contre la barbarie. On ne sera d’ailleurs pas étonné de trouver en tête des signataires le général Piquemal, qui n’avait pas hésité en 2016 à prendre la parole lors d’un rassemblement « contre l’islamisation de l’Europe ». Et cela une semaine à peine après que Philippe de Villiers a lui aussi lancé un appel à l’insurrection, commodément rangé sous l’image de l’effort personnel à accomplir (notre quarteron de généraux en retraite manie-t-il lui aussi le double langage à la même manière de « l’ennemi » qu’il fustige ?). N’ont-ils pas conscience d’insulter une partie des habitants de la Nation qu’ils sont censés protéger et défendre dans son intégrité ? À l’ennemi islamiste, les auteurs ajoutent d’ailleurs ceux qui défendent « un certain antiracisme », ceux qui parlent « d’indigénisme et de théories décoloniales ». On retrouve là une référence à l’islamo-gauchisme, néologisme qui rappelle furieusement le judéo-bolchévisme de jadis. Tout ceci commence à faire beaucoup : quand Robert Ménard, maire de Béziers, débaptise la rue du 19-mars-1962, date du cessez-le-feu en Algérie, pour l’appeler rue du Commandant Denoix-de-Saint-Marc, du nom de l’un des officiers putschistes du 21 avril 1961, que doit-on en penser ? L’Algérie-Française redevient décidément une référence au fur et à mesure qu’une confusion intellectuelle s’installe dans le pays. On la sent de plus en plus présente, insistante, avec la complicité de responsables à courte vue qui préfèrent ignorer ou instrumentaliser plutôt que de condamner sans ambages. Une partie de la classe politique, y compris dans le camp progressiste, semble perdre de vue ce qui constitue les fondements intellectuels de l’humanisme républicain. Et pourtant, sans républicains, une République ne survit pas longtemps. Au lieu de perdre leur « honneur » dans des appels à la forfaiture, les signataires de la tribune devraient lire Lévi-Strauss qui écrivait que « le barbare est celui qui croit à la barbarie ».

Par Dufrêne N., Varenne D.

27 avril 2021

La suppression de l’ENA, réforme de fond ou simple ravalement de façade ?

Le 8 avril 2021, le Président Emmanuel Macron annonçait la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), symbole de la méritocratie et de l’élitisme à la française dont de nombreux pays se sont inspirés, notamment en Afrique francophone et certains pays européens comme la Pologne. Créée en 1945, l’ENA avait pour vocation de former des cadres intermédiaires capables de transmettre et de faire appliquer les ordres venus du sommet de l’État et d’établir des rapports clairs pour les décideurs politiques. Dans un contexte de reconstruction économique après cinq années d’une guerre particulièrement meurtrière et destructrice, il était nécessaire de former des hauts fonctionnaires compétents et de grande qualité. La création d’une école d’administration était justifiée par le fait que les hauts fonctionnaires sortaient majoritairement diplômés de l’École Libre des Sciences Politiques (c’est à dire Sciences-Po) qui s’était discréditée durant l’occupation allemande. Il n’existait pas à cette époque de formation unique des hauts fonctionnaires. Chaque corps ou ministère organisait son propre concours. Le système qui avait prévalu jusqu’en 1945 était fortement critiqué, en ce qu’il était suspecté de corporatisme voire de népotisme. L’ENA a donc été cette école d’application formant des techniciens au nom de l’intérêt général. L’idée d’une école d’administration avait déjà été évoquée en 1936 par Jean Zay mais n’avait pu être mise en œuvre en raison de la Guerre. L’ENA a formé plus de 6 500 hauts fonctionnaires depuis 1945, dont quatre présidents de la République, neuf premiers ministres et quelques dirigeants de sociétés du CAC 40. Le nombre d’élèves par promotion se situe entre 80 et 100 dont plusieurs dizaines d’élèves étrangers, déjà fonctionnaires dans leur pays. Bien qu’elle ait joué un rôle essentiel jusqu’à la fin des années 1970 dans la « fabrication d’une élite administrative », capable d’inspirer les grandes décisions sur le plan économique, cette grande école du service public suscita de vives critiques dès le milieu des années 1960. Le sociologue Pierre Bourdieu évoque « les héritiers de la pensée dominante ». Jean Pierre Chevènement, lui-même diplômé de cette école, pointa également les imperfections de cette institution et la culture de l’entre-soi dans son ouvrage «L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » paru en 1967. D’autres anciens élèves en ont depuis lors dénoncé à la fois le conservatisme, le manque de culture critique, l’obsession du classement ainsi que l’éloignement de ceux qui en sont issus de la réalité du terrain. Face à ce flot de critiques, l’ENA s’est malgré tout réformée et a tenté de se démocratiser, en réformant son concours d’accès ou ses programmes pédagogiques. Mais force est de constater que trop peu de fils d’ouvriers ou d’agriculteurs y sont présents (environ 5 % contre plus de 70 % de fils et filles de cadres et de professeurs majoritairement de la Région Ile de France et diplômés de grandes écoles parisiennes). Est-ce à dire que l’ENA est la seule école à reproduire ce modèle ? Certainement pas. D’autres grandes écoles sont autant concernées : Polytechnique, l’Ecole Normale Supérieure, HEC, l’ESSEC et Sciences-Po Paris malgré la réforme entreprise par Richard Descoing pour favoriser la « discrimination positive ». Face à cet échec dans la démocratisation de l’accès à ces formations d’excellence, la suppression de l’ENA a été évoquée à plusieurs reprises, notamment en 2007 par le candidat à l’élection présidentielle François Bayrou, ou encore par Bruno Le Maire en 2017. Avant eux, Laurent Fabius. Le mouvement des Gilets Jaunes a conduit Emmanuel Macron à franchir le pas en annonçant la suppression de l’ENA le 25 avril 2019, laquelle avait été suspendue dans l’attente d’un rapport confié à Frédéric Thiriez, conseiller d’État, dont les conclusions et les propositions n’avaient guère suscité l’enthousiasme escompté ni même convaincu le plus haut sommet de l’État. Depuis lors, la France a été durement frappée par la pandémie de la covid 19, à l’instar de la majorité des pays du monde. Des millions de français ont pu constater les défaillances des décideurs politiques dans la gestion de la crise sanitaire. De ce triste constat, sont réapparues les critiques contre l’élite politico-administrative, jugée trop technocratique, éloignée du terrain et prisonnière d’une pensée dominante. Nul ne contestera que l’ENA devait être réformée. Pour autant, sa suppression est l’arbre qui cache la forêt. Au lieu de sacrifier l’ENA, c’est plutôt le pluralisme des idées qu’il fallait réintroduire, notamment dans les sciences économiques et les sciences sociales. Le formatage des esprits commence bien avant l’ENA qui n’est qu’une école d’application. Il se poursuivra avec ou sans elle. On peut supprimer cette institution et la rebaptiser « Institut du Service Public », si la même idéologie néolibérale continue d’y être enseignée, une mesure aussi radicale sera au final totalement inutile. La suppression de l’ENA, totalement inattendue dans ce contexte de crise sanitaire, au demeurant décidée par un seul homme, le chef de l’État, dans sa sphère jupitérienne, sans aucune concertation, est un autre révélateur de l’essoufflement de la cinquième République. C’est également une ironie. Il convient de rappeler que le Président de la République a été inspecteur des finances durant 4 ans après sa sortie de l’ENA et qu’il a quitté la haute fonction publique pour être recruté à la Banque Rothschild avant de revenir pour servir l’État. Le même qui dénonce le pantouflage, l’entre-soi et une formation qui n’est plus adaptée à l’évolution de notre société a suivi le parcours complet du pantouflage et de l’intérêt individuel, loin des milliers d’énarques anonymes qui œuvrent dans les ministères ou dans les directions à maintenir le pays. Il est facile de trouver un bouc émissaire, responsable de tous nos maux, pour frapper un grand coup dans l’opinion publique. Cette mesure apparaît non seulement démagogique mais elle a également des relents de populisme, dans le cadre d’une stratégie politicienne visant à retrouver la confiance des français, alors que le divorce d’avec le peuple est largement consommé. La suppression de l’ENA annoncée le 8 avril 2021 ne sera pas le grand soir tant attendu. Bien au contraire ! Elle laissera plus de place aux arrangements privés au sommet de l’État, plus de place à la collusion et aux

Par Pallet F.

16 avril 2021

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