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Lorsque l’hégémonisme néolibéral s’invite à la table d’élaboration des sujets du baccalauréat

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      Lorsque l’hégémonisme néolibéral s’invite à la table d’élaboration des sujets du baccalauréat

      Auteurs

      Décidément, l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) au lycée aura payé un lourd tribut à l’entreprise de marchandisation de l’École à laquelle se livre, depuis 2017, le chef de l’État Emmanuel Macron et son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Après une réécriture idéologisée des programmes de SES, menée sous l’autorité des économistes mainstream dans le cadre de la réforme des lycées de 2019, qui avait couronné l’individualisme méthodologique, c’est maintenant la conception même des sujets des épreuves du baccalauréat de l’enseignement de spécialité des SES qui est devenue la proie de l’hégémonisme néolibéral. C’est ce que les professeurs de SES ont pu entrevoir, non sans grande consternation, lors de la session de juin dernier inauguratrice du nouveau baccalauréat général, à l’occasion de laquelle il a été proposé aux candidats libres l’exercice analytique suivant (1) : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel. ».

      L’énorme biais idéologique et méthodologique du sujet se lit déjà, d’emblée, dans le type de travail qui est demandé aux candidats bacheliers. La formulation du sujet est en effet ici sans aucune ambiguïté : il s’agissait de se limiter à une stricte apologie sans réserve des politiques de flexibilisation du marché du travail comme arme de lutte contre le chômage, en conformité avec la théorie économique néoclassique et le discours revendicatif récurrent en la matière du Mouvement des entreprises de France (Medef). On se situe donc hors de tout questionnement possible, de la part des candidats, des limites pourtant nombreuses de telles politiques et de l’existence d’autres instruments pour combattre le chômage (comme la garantie à l’emploi prônée par l’Institut Rousseau ou la réduction du temps de travail), sous peine d’être pénalisés pour hors-sujet ! Un tel questionnement, pourtant indispensable et conforme à la démarche pluraliste et scientifique de l’enseignement des SES, aurait été en revanche attendu dans le cadre d’un exercice de dissertation, avec un sujet de type débat-discussion sur cette question controversée des politiques de dérégulation du marché de l’emploi. Mais, très étrangement, telle n’a pas été l’option choisie par les concepteurs de ce sujet…

      Tous les verrous dogmatiques néolibéraux ont été mis en place pour brider la réflexion des candidats. En premier lieu, il en va ainsi du concept de chômage structurel envisagé dans l’énoncé du sujet, que les candidats devaient donc considérer comme solidement établi sur les plans théorique et empirique, alors qu’au contraire, sa pertinence s’en trouve fortement discutée chez les économistes. Le parti pris idéologique et propagandiste est ensuite omniprésent à travers l’outil documentaire mis à la disposition des candidats, qui est là – en temps ordinaire – pour les aider à fonder une argumentation rigoureuse sur la base de savoirs scientifiques. Le premier document relève de la mise en scène grossière d’un pur artefact statistique : à partir d’un graphique croisant, pour l’année 2018, un indicateur quantitatif synthétique du degré de rigidité de la législation du travail – calculé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – et le taux de chômage dans les pays de l‘OCDE, il était suggéré aux candidats qu’ils en déduisent une corrélation positive entre les deux variables. Or, une telle corrélation, n’en déplaise aux partisans de la thèse de la rigidité de la législation du travail, n’existe pas ni à partir du graphique proposé, ni sur la base des études empiriques menées au cours des vingt dernières années. Et, cerise sur le gâteau, les candidats étaient invités à commettre la grave confusion en statistiques entre corrélation et causalité !

      Les deux autres documents parachèvent l’entreprise de prosélytisme néolibéral ainsi menée. Le deuxième document, extrait d’un ABC de l’économie du Fonds monétaire international sur le salaire minimum, était censé amener les candidats à reprendre pour argent comptant l’hypothèse fantasmée par les économistes néoclassiques d’un effet négatif sur l’emploi du salaire minimum, en faisant totalement abstraction de la contre-argumentation théorique keynésienne et empirique qu’ils ont pu étudier au cours de l’année. Enfin, à partir du dernier document donnant les résultats d’un sondage commandé par le Medef, en 2015, à l’institut OpinionWay, réalisé auprès des chefs d’entreprise interrogés sur leurs principaux freins à l’embauche, les candidats devaient se faire le simple porte-voix du discours du Medef sur le coût du travail, c’est-à-dire reprendre pour vraie l’affirmation postulée à tort par les sirènes néolibérales, selon laquelle un coût du travail trop élevé serait un obstacle à l’embauche et donc source de chômage. Là encore, en écartant de leur réflexion, toutes les riches controverses théoriques et empiriques autour des effets d‘une variation du coût du travail sur l‘emploi.

      Ainsi, du début jusqu’à la fin de l’exercice proposé, aux antipodes de l’exigence de neutralité axiologique de la discipline des SES, les candidats auront dû se soumettre, sans pouvoir exercer leur esprit critique, aux dogmes néolibéraux érigés faussement comme des vérités scientifiques inébranlables (2) : c’était en partie le prix à payer pour avoir une bonne note et son sésame en 2021 ! Tant pis pour l’enseignement des SES, qui s’est vu ainsi, au détour d’une épreuve de baccalauréat, instrumentaliser par un pouvoir politique en quête de légitimation de sa politique économique et de l’idéologie qui la sous-tend. Et doublement tant pis pour la noble mission émancipatrice des consciences que l’institution scolaire est censée assurer par l’éveil d’un esprit critique et éclairé des élèves et futurs citoyens.

       

      Yves Besançon, économiste et professeur de sciences économiques et sociales.

       

      ******

      (1) Pour retrouver ledit exercice proposé, se reporter à la troisième partie du sujet A, p.7 à 9 :
      https://www.sujetdebac.fr/annales-pdf/2021/spe-sciences-eco-sociales-2021-metro-cand-libre-1-sujet-officiel.pdf

      (2) Pour une présentation développée des biais méthodologiques et idéologiques que comporte ce sujet de baccalauréat, se reporter à l’article suivant, par ailleurs richement documenté sur la contre-argumentation théorique et empirique opposable aux dogmes néoclassiques ici mobilisés :

      https://blogs.mediapart.fr/yves-besancon/blog/140721/baccalaureat-2021-un-tres-problematique-sujet-sur-le-chomage

       

      Publié le 4 août 2021

      Lorsque l’hégémonisme néolibéral s’invite à la table d’élaboration des sujets du baccalauréat

      Auteurs

      Yves Besançon
      Économiste et professeur de sciences économiques et sociales.

      Décidément, l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) au lycée aura payé un lourd tribut à l’entreprise de marchandisation de l’École à laquelle se livre, depuis 2017, le chef de l’État Emmanuel Macron et son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Après une réécriture idéologisée des programmes de SES, menée sous l’autorité des économistes mainstream dans le cadre de la réforme des lycées de 2019, qui avait couronné l’individualisme méthodologique, c’est maintenant la conception même des sujets des épreuves du baccalauréat de l’enseignement de spécialité des SES qui est devenue la proie de l’hégémonisme néolibéral. C’est ce que les professeurs de SES ont pu entrevoir, non sans grande consternation, lors de la session de juin dernier inauguratrice du nouveau baccalauréat général, à l’occasion de laquelle il a été proposé aux candidats libres l’exercice analytique suivant (1) : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel. ».

      L’énorme biais idéologique et méthodologique du sujet se lit déjà, d’emblée, dans le type de travail qui est demandé aux candidats bacheliers. La formulation du sujet est en effet ici sans aucune ambiguïté : il s’agissait de se limiter à une stricte apologie sans réserve des politiques de flexibilisation du marché du travail comme arme de lutte contre le chômage, en conformité avec la théorie économique néoclassique et le discours revendicatif récurrent en la matière du Mouvement des entreprises de France (Medef). On se situe donc hors de tout questionnement possible, de la part des candidats, des limites pourtant nombreuses de telles politiques et de l’existence d’autres instruments pour combattre le chômage (comme la garantie à l’emploi prônée par l’Institut Rousseau ou la réduction du temps de travail), sous peine d’être pénalisés pour hors-sujet ! Un tel questionnement, pourtant indispensable et conforme à la démarche pluraliste et scientifique de l’enseignement des SES, aurait été en revanche attendu dans le cadre d’un exercice de dissertation, avec un sujet de type débat-discussion sur cette question controversée des politiques de dérégulation du marché de l’emploi. Mais, très étrangement, telle n’a pas été l’option choisie par les concepteurs de ce sujet…

      Tous les verrous dogmatiques néolibéraux ont été mis en place pour brider la réflexion des candidats. En premier lieu, il en va ainsi du concept de chômage structurel envisagé dans l’énoncé du sujet, que les candidats devaient donc considérer comme solidement établi sur les plans théorique et empirique, alors qu’au contraire, sa pertinence s’en trouve fortement discutée chez les économistes. Le parti pris idéologique et propagandiste est ensuite omniprésent à travers l’outil documentaire mis à la disposition des candidats, qui est là – en temps ordinaire – pour les aider à fonder une argumentation rigoureuse sur la base de savoirs scientifiques. Le premier document relève de la mise en scène grossière d’un pur artefact statistique : à partir d’un graphique croisant, pour l’année 2018, un indicateur quantitatif synthétique du degré de rigidité de la législation du travail – calculé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – et le taux de chômage dans les pays de l‘OCDE, il était suggéré aux candidats qu’ils en déduisent une corrélation positive entre les deux variables. Or, une telle corrélation, n’en déplaise aux partisans de la thèse de la rigidité de la législation du travail, n’existe pas ni à partir du graphique proposé, ni sur la base des études empiriques menées au cours des vingt dernières années. Et, cerise sur le gâteau, les candidats étaient invités à commettre la grave confusion en statistiques entre corrélation et causalité !

      Les deux autres documents parachèvent l’entreprise de prosélytisme néolibéral ainsi menée. Le deuxième document, extrait d’un ABC de l’économie du Fonds monétaire international sur le salaire minimum, était censé amener les candidats à reprendre pour argent comptant l’hypothèse fantasmée par les économistes néoclassiques d’un effet négatif sur l’emploi du salaire minimum, en faisant totalement abstraction de la contre-argumentation théorique keynésienne et empirique qu’ils ont pu étudier au cours de l’année. Enfin, à partir du dernier document donnant les résultats d’un sondage commandé par le Medef, en 2015, à l’institut OpinionWay, réalisé auprès des chefs d’entreprise interrogés sur leurs principaux freins à l’embauche, les candidats devaient se faire le simple porte-voix du discours du Medef sur le coût du travail, c’est-à-dire reprendre pour vraie l’affirmation postulée à tort par les sirènes néolibérales, selon laquelle un coût du travail trop élevé serait un obstacle à l’embauche et donc source de chômage. Là encore, en écartant de leur réflexion, toutes les riches controverses théoriques et empiriques autour des effets d‘une variation du coût du travail sur l‘emploi.

      Ainsi, du début jusqu’à la fin de l’exercice proposé, aux antipodes de l’exigence de neutralité axiologique de la discipline des SES, les candidats auront dû se soumettre, sans pouvoir exercer leur esprit critique, aux dogmes néolibéraux érigés faussement comme des vérités scientifiques inébranlables (2) : c’était en partie le prix à payer pour avoir une bonne note et son sésame en 2021 ! Tant pis pour l’enseignement des SES, qui s’est vu ainsi, au détour d’une épreuve de baccalauréat, instrumentaliser par un pouvoir politique en quête de légitimation de sa politique économique et de l’idéologie qui la sous-tend. Et doublement tant pis pour la noble mission émancipatrice des consciences que l’institution scolaire est censée assurer par l’éveil d’un esprit critique et éclairé des élèves et futurs citoyens.

       

      Yves Besançon, économiste et professeur de sciences économiques et sociales.

       

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      (1) Pour retrouver ledit exercice proposé, se reporter à la troisième partie du sujet A, p.7 à 9 :
      https://www.sujetdebac.fr/annales-pdf/2021/spe-sciences-eco-sociales-2021-metro-cand-libre-1-sujet-officiel.pdf

      (2) Pour une présentation développée des biais méthodologiques et idéologiques que comporte ce sujet de baccalauréat, se reporter à l’article suivant, par ailleurs richement documenté sur la contre-argumentation théorique et empirique opposable aux dogmes néoclassiques ici mobilisés :

      https://blogs.mediapart.fr/yves-besancon/blog/140721/baccalaureat-2021-un-tres-problematique-sujet-sur-le-chomage

       

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