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L’Union européenne et le sauvetage des migrants-naufragés en Méditerranée : le droit comme rempart à l’indignité

Please click here for an English version (translation provided by the author) / version en anglais (fournie par l’auteur). Résumé exécutif La situation des secours en mer à l’égard des migrants-naufragés en Méditerranée illustre de façon caricaturale les logiques d’une « compassion à géométrie variable » de la part de l’Union européenne. Le Forum Humanitaire Européen qui se tenait à Bruxelles les 18 et 19 mars 2024 aurait pu constituer un espace légitime pour inscrire les secours en mer à l’agenda politique de l’UE. Ce sujet a pourtant été totalement occulté. La perspective des élections du nouveau Parlement européen en juin 2024 donne à la question du sauvetage en mer un relief et des enjeux cruciaux, car les futures orientations de l’UE seront bien-sûr influencées par le résultat de cette élection. I – La Méditerranée centrale est la voie la plus dangereuse pour les migrants Les drames récurrents – pas toujours documentés car certains naufrages se font sans témoins – des noyades en Méditerranée sont aujourd’hui l’une des expressions les plus pathétiques de la fuite à tout prix de personnes désespérées, acceptant tous les risques dans leur aspiration à plus de sécurités fondamentales. C’est ainsi en Méditerranée que l’on dénombre désormais le plus de décès sur le chemin de la migration. De 2014 à janvier 2024, le nombre de morts est estimé à 28 888 personnes. II – Le secours aux naufragés constitue une obligation légale et morale Il est un aspect des questions migratoires qui ne se prête pas à de rudes et parfois manichéennes controverses politiques : c’est la question du devoir de recherche et d’assistance aux naufragés. Car cette question relève d’un cadre juridique qui ne fait pas débat. Ni au regard du Droit de la mer, ni en référence au Droit International Humanitaire. Dès lors, comme l’a également réaffirmé la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), l’acceptance et l’inertie des gouvernements des Etats-membres de l’UE – sous couvert de lutte anti-migration – devant les drames récurrents est intolérable : au plan moral, légal et politique. III – L’UE déploie une stupéfiante stratégie : ne pas aider, et laisser les pays riverains de la Méditerranée entraver ceux qui aident On assiste de fait en Méditerranée à la mise en place d’une stratégie de « défaussement » de l’entité qui se revendique comme la plus grande démocratie mondiale, au profit d’autorités libyenne et tunisienne aux comportements obscurs et violents, et -par transfert de mandat- à des ONG de secours. Ces organisations sont pourtant soumises à des stratégies délibérées de harassement et d’empêchement à agir. Sans aucune contribution financière de la part de l’UE aux profits des actions qu’elles déploient. Ce repli dans l’implication de l’Union européenne au service du sauvetage, est d’autant plus inacceptable que l’UE est l’un des contributeurs majeurs à l’enveloppe annuelle consacrée à l’aide internationale d’urgence. IV – Ne pas entériner, aujourd’hui et demain la violence pratiquée sur l’autre rive de la Méditerranée Les violences de toutes sortes pratiquées à l’égard des migrants en Lybie et en Tunisie sont amplement documentées. L’adoption du « pacte Migration et asile » intervient alors que l’UE a formalisé en 2024 des accords de coopération avec deux pays supplémentaires situés sur la rive sud de la Méditerranée qui se voient confiés des rôles cruciaux pour contrôler et endiguer les migrations. L’Egypte et la Mauritanie ont ainsi rejoint la Turquie (2016), la Libye (2017) et la Tunisie (2023) pour organiser une « ligne Maginot » anti migrants vers l’Europe. (…) Des questions et des doutes émergent d’emblée sur les pratiques qui seront adoptées par les deux pays récemment entrés dans le dispositif européen délocalisé. V – Des mesures sont énoncées, qui réaffirment la dimension humanitaire des actions développées par les navires de secours. A – Réaffirmer des principes généraux aujourd’hui occultés B – Mettre en œuvre les mesures correctives que requièrent les dysfonctionnements et défaillances constatées du secours aux naufragés Des modalités opérationnelles et politiques sont proposées dans la note pour rendre concrètes les solutions préconisées. Elles peuvent utilement nourrir le plaidoyer des député(e)s européen(ne)s et des organisations issues de la société civile. Introduction Des voix s’élèvent de toutes parts pour alerter sur les limites financières et politiques auxquelles se heurte désormais l’aide humanitaire internationale dans sa capacité de déploiement. Les fonds gouvernementaux, qui représentent 80 % des ressources annuelles, traduisent des choix directement liés aux priorités politiques des pays donateurs. La situation des secours à l’égard des migrants-naufragés en Méditerranée illustre de façon caricaturale les logiques d’une « compassion à géométrie variable ». La perspective des élections du nouveau Parlement européen en juin 2024 dote la question du sauvetage d’un relief et d’enjeux cruciaux. Les futures orientations de l’Union européenne (UE) seront évidemment influencées par le résultat de cette élection. Le Forum Humanitaire Européen qui se tenait à Bruxelles les 18 et 19 mars derniers aurait pu constituer un espace légitime pour inscrire les secours en mer à l’agenda politique de l’Union européenne. Ce sujet a pourtant été totalement occulté. De même, on ne peut que regretter qu’il ne soit fait aucune mention explicite de la question du sauvetage des naufragés dans la toute récente publication de la stratégie humanitaire du gouvernement français pour sa programmation 2023-2027[1]. Il n’est pas trop tard. Deux objectifs du plan peuvent facilement et utilement accueillir un volet en résonance avec les secours en mer, contribuant à combler les carences constatées. L’un des objectifs affirme la nécessaire attention portée aux femmes et aux enfants, populations particulièrement fragiles parmi les migrants, à fortiori parmi ceux qui tentent la traversée (II.4 et II.5). 14 % de l’ensemble des personnes arrivées en Italie en 2016 après avoir traversé la Méditerranée étaient des enfants non accompagnés. Entre 2014 et 2020, au moins 2300 enfants sont morts ou ont disparu au cours de leur voyage migratoire[2]. Les femmes représentent 20 % des arrivées maritimes en Europe, avec une moindre chance de survivre à la traversée que les hommes[3]. Un autre objectif de la stratégie humanitaire affirme que la France défendra l’action humanitaire comme priorité européenne (IV.1.B). I – La Méditerranée est la porte d’entrée

Par Micheletti P.

5 juin 2024

Sortir du paradigme sécuritaire : garantir le droit d’asile en Europe

Résumé exécutif   Dans le contexte politique actuel, accentué par la campagne des élections européennes, les migrations en France et en Europe sont traitées majoritairement sous un prisme sécuritaire terriblement réducteur. Or, ces migrations comprennent en particulier un nombre important de migrations « forcées » de personnes venant solliciter une protection internationale en Europe. Alors que la norme devrait être un transit facilité, leur parcours migratoire s’amorce par des situations de détresse humanitaire dans les pays d’origine, auxquelles succèdent les risques dans les zones traversées, des frontières verrouillées ainsi que des politiques d’accueil défaillantes, tant en France que dans l’Union européenne. Face à cette situation et aux structures du débat public actuel, nous souhaitons rappeler que (1) les politiques anti-migratoires actuelles renvoient à un paradigme sécuritaire propre aux pays développés et historiquement récent, qui nie l’impératif de « sécurité humaine » reconnu par les institutions onusiennes et qui doit primer. En particulier, les conséquences de telles politiques, qui insécurisent les parcours migratoires, sont meurtrières, tel qu’illustré par les milliers de morts annuels en Méditerranée, et dramatiques pour les migrants « forcés », en situation de particulière vulnérabilité. À titre d’illustration, nous avons souhaité donner voix à trois témoignages recueillis par la voie associative. Ensuite, et pour sortir du paradigme sécuritaire européen, (2) cette note réaffirme les principes humanistes que nous estimons nécessaires pour guider les politiques publiques, et en particulier appréhender les migrations « forcées » et sécuriser les parcours migratoires. Sur cette base, nous présentons (3) plusieurs propositions qui nous paraissent répondre le plus urgemment à la nécessité de faciliter le transit et l’accueil en France et en Europe des migrants « forcés » nécessitant une protection. Notre proposition phare est à cet effet la création d’un « visa humanitaire » renouvelé et élargi, à l’échelle de l’Union européenne, qui permette de créer une voie sécurisée propre aux demandes de protection internationale, de soins médicaux, et aux autres situations d’urgence. En complément de celle-ci, nous proposons aussi que la Méditerranée soit reconnue comme espace humanitaire, d’améliorer la situation des demandeurs d’asile par l’accès sans délai à la possibilité de travailler, de développer des programmes de réinstallation, et de renforcer les mécanismes de redevabilité pour les États utilisant les fonds dédiés à la politique migratoire de l’Union européenne. L’Union européenne (UE) a adopté le 10 avril 2024 un nouveau Pacte européen sur les migrations et l’asile. Celui-ci prévoit notamment de renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière, en prévoyant un « filtrage » des personnes demandeuses d’asile aux frontières de l’Union européenne. L’actuelle surenchère relative à la question migratoire en France et dans l’Union européenne ignore toutefois la réalité des flux migratoires internationaux, relativement faibles, et la nécessité de pouvoir accueillir en Europe les personnes nécessitant une protection internationale à l’instar de l’asile. En effet, les statistiques internationales nous rappellent l’ampleur limitée des migrations, et en particulier les migrations dites « forcées », qui ne concernent qu’à titre marginal la France et l’Union européenne. En effet, d’après le rapport sur l’état de la migration dans le monde présenté par l’Organisation internationale des migrations (OIM[1]), en 2022, 280 millions de personnes étaient migrantes sur la planète, soit 3,6 % de la population mondiale. En particulier parmi ces mouvements migratoires, une partie seulement concerne les migrations dites « forcées », celles-ci pouvant se produire à l’intérieur d’un même pays, soit des déplacements internes, ou en dehors des frontières nationales. Selon le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)[2], en 2022, 108 millions de personnes sont déplacées de force dans le monde – dont 40 % d’enfants – « en raison de persécutions, de conflits, de violences, de violations des droits de l’homme ou d’événements troublant gravement l’ordre public »[3]. Ce chiffre a augmenté de 21 % par rapport à 2021. Parmi ces migrations dites forcées, on dénombre 5,4 millions de demandeurs d’asile[4]. Ce même organisme estime également à 5,2 millions le nombre de personnes « ayant besoin d’une protection »[5]. Ainsi dans les faits, près de 10 millions de personnes nécessitent une protection, ce qui ne représente que 0,0133 % de la population mondiale. L’essentiel de ces demandes de protection se tourne vers les États-Unis d’Amérique (730 000), l’Allemagne (217 000), la France (137 000), le Costa Rica (130 000), l’Espagne et le Mexique (118 000 tous deux). Soulignons aussi que se trouvent parmi eux 51 000 enfants non accompagnés. Pour l’ensemble de l’UE, c’est 1,1 million de demandes d’asile[6], soit, si on met ce chiffre en regard de la population totale, 0,13 % de sa population. Ces chiffres restent donc dans des proportions démographiquement modestes. Pourtant les politiques migratoires restrictives mises en place en Europe ont pour effet de stigmatiser les personnes migrantes, occultant les causes qui « mettent en mouvement » celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de quitter leurs territoires d’origine. Les États européens ont ainsi de facto délégué aux pays de la rive sud de la Méditerranée la responsabilité de contenir les personnes migrantes forcées à travers un certain nombre de pratiques, dont la plus répandue serait celle des « refoulements illégaux » ou « pushbacks ». Qualifié par les organisations non-gouvernementales (ONG) et autres défenseurs des droits humains de « sale boulot », ces pratiques dérivent en violences et violations systématiques des droits fondamentaux et de la dignité humaine. Les naufrages de bateaux transportant des personnes migrantes forcées aux portes de l’Europe en sont un terrible exemple. Face à cela, la grande famille européenne fait preuve de cécité humanitaire en n’ayant pas pour priorité de mettre fin à ces mises en danger et à ces situations dramatiques pour des milliers de personnes, en particulier en Méditerranée centrale. Un impératif : assurer la sécurité humaine Le Pacte européen adopté fixe le cadre de gestion en matière d’asile et de migrations. Ce pacte a pour ambition de réduire les migrations forcées vers l’Europe par le renforcement des contrôles aux frontières, et ce grâce à la collaboration des pays d’origine et de transit. Cette approche « sécuritaire » considère implicitement toute personne migrante comme une menace à la stabilité de l’Union européenne. Cette logique de l’« Europe forteresse » constitue le cœur des politiques migratoires européennes. Or, cela renvoie à une

Par Dontaine A.

31 mai 2024

Quelle stratégie pour un logement abordable et durable ?

Les politiques publiques menées en France ne permettent pas de contenir le coût croissant des logements, dont le poids est passé de 20 à 30 % des revenus de la majorité de la population[1]. Si des territoires subissent une vacance élevée[2], les pénuries dans les zones tendues sont telles[3] que les constructions de logements restent très insuffisantes, alors que leurs impacts écologiques sont déjà importants, notamment en termes de gaz à effet de serre (plus d’un tiers des émissions de l’industrie[4]). Les divers travaux d’évaluation des politiques du logement soulignent que ces résultats médiocres s’expliquent surtout par des soutiens « inversés » : les fiscalités favorisent les rentes immobilières au détriment des logements pérennes abordables. De plus, la métropolisation aggrave les pénuries de logement dans les zones tendues et les problèmes de vacance ailleurs. Pourtant, des politiques cohérentes et efficaces sont possibles et parfois déjà mises en œuvre dans des pays étrangers ou des territoires français. En complément d’une hausse des dépenses en faveur des logements abordables, le succès de ces politiques implique plusieurs transformations globales : Investir dans des résidences principales « abordables » (location ou accession sociale) doit devenir plus rentable que les autres usages (de la location touristique à la rétention foncière en passant par les bureaux), qui doivent être limités dans les zones tendues (par des taxes élevées et/ou une compensation des « non résidences principales »). De la même manière, les réhabilitations lourdes doivent devenir moins coûteuses que le neuf, en particulier dans les zones moins tendues, afin de remobiliser les logements vacants dégradés (en lien avec les politiques de rénovation énergétique et du patrimoine bâti et paysager). En complément, les modalités des aides au logement et des avantages de loyers devraient être modulées selon le « taux d’effort » (la part des dépenses de logement dans le revenu). Cela permettrait de fortement diminuer le poids des dépenses de logement de plusieurs millions de ménages à court terme. De manière transversale, deux autres transformations profondes doivent être engagées par l’État, afin de tarir les principales sources des déséquilibres du logement : Le rééquilibrage de l’offre de formation et des services publics (santé, transports, etc.) vers les villes moyennes et petites permettra à moyen terme de réduire la demande excessive de logements dans les zones déjà tendues, tout en améliorant l’accès aux services publics dans les autres territoires. Un simple rééquilibrage territorial permettrait de résorber plus de la moitié du manque de logement dans les zones tendues. Une plus forte régulation des usages, loyers et qualités des logements impose également un changement d’échelle des contrôles et des sanctions, qui devraient toujours être au moins deux fois supérieures aux gains et dommages occasionnés. Au-delà de leurs effets directs sur l’accessibilité des logements, ces transformations apporteront des bénéfices publics majeurs : une forte diminution des dépenses contraintes de la majorité des Français (avec une réduction parallèle des rentes et des fraudes), une meilleure cohésion sociale et territoriale, ainsi qu’une réduction efficace et juste de l’empreinte écologique des constructions. À l’inverse, une forte réduction de la construction sans augmenter l’offre de logement abordable aurait des impacts sociaux extrêmement régressifs pour la majorité de la population, ainsi que des impacts sanitaires négatifs (liés au mal-logement) et des effets pervers écologiques (l’allongement des trajets domicile-travail). Seuls les plus aisés bénéficieraient alors d’une très forte hausse de leur patrimoine, déjà en forte augmentation depuis 2017. Après un résumé des constats sur l’impasse des politiques « pro-rentes » actuelles, nous montrerons qu’il est possible de diffuser le logement abordable tout en limitant son empreinte écologique, à condition de passer d’une politique centrée sur le nombre total de logement à une politique visant l’augmentation des résidences principales abordables ainsi que la réduction de la sur-demande dans les zones tendues. I – Des résultats très insuffisants, notamment depuis 2017 Au regard des objectifs fixés (produire 500 000 logements par an dont 150 000 logements sociaux, principalement dans les zones tendues), les politiques publiques menées en France n’atteignent que la moitié des objectifs fixés depuis 2010. La construction oscille autour de 350 000 logements construits par an[5], mais cela n’augmente l’offre de résidences principales[6] que d’environ 250 000 (+ 2,5 millions en 10 ans), après déduction des logements devenus vacants ou secondaires, dont la croissance est très forte depuis 2005. Principaux objectifs et résultats des politiques du logement 2010-2020 Principaux objectifs Principaux résultats Écart objectifs vs. résultats finaux Production de logements 500 000 par an + 380 000 logements mis en construction par an dont seulement + 250 000 résidences principales – 50 % Logements sociaux 150 000 par an + 100 000 logements sociaux agréés par an dont seulement + 70 000 « effectifs » – 55 % Sources : Comptes du logement, Parc locatif social et Insee Logement 2021 Les financements de logements sociaux varient eux autour de 100 000 par an (dont 10 000 acquisitions de logements existants dans le parc privé), mais le parc social n’augmente que de 70 000 par an, déduction faite des projets abandonnés, des démolitions et des reventes sur le marché privé non régulé. Plus grave, la construction chute surtout dans les zones ayant le plus de besoins, notamment depuis 2017. Or l’offre neuve ne suivait déjà pas l’augmentation de la population des grandes métropoles avant 2015 (+ 5 à 10 % de logements vs. + 8 à 15 % de ménages en 8 ans), malgré un volume très important de logements construits chaque année dans ces départements[7]. Les zones « tendues » correspondent principalement aux zonages A et B1, qui regroupent la plupart des grandes agglomérations, le littoral sud et quelques autres territoires touristiques (e.g. Haute-Savoie). En conséquence, l’augmentation du prix des logements dépasse +160 % depuis 20 ans alors que le revenu salarial n’a augmenté sur la période que de 40 %[8] (et l’inflation courante de 30 %[9]). Cette augmentation dépasse même 200 % dans certaines grandes agglomérations où les loyers ont presque doublé sur cette période[10]. La hausse a surtout été forte entre 2000 et 2010, puis à nouveau depuis 2017 avec +25 % en moyenne nationale sur 4 ans[11], voire davantage dans les agglomérations et littoraux déjà tendus. La plupart

Par Desquinabo N.

8 novembre 2023

Retraites : une réforme radicalement solidaire et écologique est possible

Le Gouvernement, sous l’impulsion du Président de la République, entend conduire une nouvelle réforme des retraites au plus vite et sans idée de compromis, ce dernier considérant qu’il dispose d’un mandat implicite des Français pour le faire au travers de sa réélection. Selon le Président de la République, la pérennité de notre système de retraites par répartition serait en jeu. Le 6 février 2023, le débat sur le projet de réforme des retraites du gouvernement démarre à l’Assemblée nationale sur fond de forte mobilisation syndicale. La veille de l’ouverture des débats, la Première ministre a annoncé quelques concessions. La principale d’entre elles porte sur l’extension du dispositif applicable aux carrières longues. Une mesure relative à l’index senior (publication par des entreprises du nombre de salariés de plus de 55 ans – et en aucun cas obligation d’embauche -) serait maintenant assortie d’une sanction financière, mais pour défaut de publication de l’index. Le reste ne serait pas négociable. Pourtant, une autre réforme des retraites, radicalement solidaire et écologique, est possible. C’est dans de cette ambition que s’inscrivent cette note et les différentes propositions que celle-ci formule. Après une courte présentation des chiffres clés en matière de retraite nécessaires pour disposer d’une vue d’ensemble, la première partie sera consacrée à une analyse critique des réformes paramétriques qui se sont succédé de 1993 à 2013, de leurs sous-jacents politiques et de leurs impacts en particulier sur l’évolution du taux de remplacement des pensions (rapport entre la pension de retraite calculée au moment de la liquidation des droits et le dernier revenu d’activité perçu). Sous l’effet conjugué des différentes réformes paramétriques menées depuis le début des années 1990, il connaît une baisse continue. Il a perdu 10 points sur la période pour s’établir à 74% aujourd’hui. Pour la génération née en 2000, il serait de 53% ! Nous verrons aussi que les mesures d’allongement de la durée de cotisation et de recul de l’âge légal de départ à la retraite sont relativement inefficaces sur le taux d’emploi des seniors et plus particulièrement des personnes peu qualifiées souvent réduites à l’inactivité et à devoir dépendre des minima sociaux. La seconde partie s’intéressera au projet de réforme en cours et à ses conséquences. À l’appui des principales conclusions du dernier rapport du Comité d’orientation des retraites de septembre 2022, il sera démontré que, contrairement aux discours tenus par les promoteurs de la réforme en cours, la soutenabilité financière à long terme de notre système de retraite n’est pas remise en cause et que le risque de faillite n’est pas avéré. Nous verrons que cette réforme s’inscrit dans la logique des précédentes réformes, propose les mêmes mesures éculées et inégalitaires, remet en cause le principe même d’un système de retraite par répartition et vise en réalité le développement d’un système par capitalisation, fondé quant à lui sur l’épargne retraite, régi par les règles du marché et imposé par l’Union européenne. Elle entraînerait à terme une rupture de notre modèle de retraite par répartition. Dans une dernière séquence, plusieurs pistes de recommandations seront proposées. Elles s’inscrivent dans un cadre repensé en termes d’emploi des seniors et de droits à la retraite. Un « revenu d’engagement senior » offrirait une possibilité de seconde vie professionnelle aux seniors en contrepartie d’un projet à forte utilité sociale notamment dans les domaines de la reconstruction écologique et du « care » (aide à la personne et aux besoins élémentaires du quotidien). Il serait une réponse non marchande à la problématique de l’emploi des seniors. Une autre proposition est fondée sur la reconnaissance d’un droit à la retraite attaché à la personne et non plus à la carrière professionnelle. Enfin, des mesures de financement de notre système sont étudiées, non pour garantir la pérennité de notre système qui n’est pas en cause, mais pour des objectifs de justice sociale et en particulier pour mettre fin à cette baisse continue du taux de remplacement. Un dispositif fondé sur une cotisation retraite appliquée non plus sur la seule masse salariale mais sur l’intégralité de la valeur ajoutée est envisagé. Il assurerait une meilleure répartition des gains de productivité entre la rémunération du capital et du travail. Un prélèvement exceptionnel sur le montant des dividendes versés est proposé. Il viendrait abonder un fonds spécifique retraite. I- Une succession de réformes porteuses de plus d’inégalités Il est d’abord essentiel de rappeler les principales données chiffrées en matière de dépenses et de financement de notre système de retraite ainsi que les principales données « d’environnement » comme le taux d’emploi des seniors, les espérances de vie. Nous présenterons ensuite une rétrospective des réformes paramétriques engagées depuis les années 1980, décennie pivot marquant un véritable tournant en matière de dépenses sociales. Nous mettrons enfin en lumière les principales conséquences de ces réformes en particulier sur le montant des dépenses de retraite et sur l’évolution du taux de remplacement. 1.1 Les dépenses de retraites représentent 14 % du PIB avec un poids des régimes à prestations définies encore prédominant La part dans le PIB français des dépenses de protection sociale a sensiblement augmenté au cours des 60 dernières années. Elle était de 15% en 1960 pour atteindre en 2019 un peu plus de 30% du PIB. Cette proportion est relativement stable depuis les années 2010. Si les années 2020 et 2021 rendent compte d’une augmentation sensible de ces dépenses qui atteignent 33% du PIB, c’est en raison de dépenses exceptionnelles engagées dans le cadre de la crise du COVID. Les comptes de l’année 2020 enregistrent en particulier une charge exceptionnelle de 46 milliards, dont 27 au titre des seules mesures de chômage partiel. Ceux de 2021 sont encore impactés par les dépenses engagées au titre de la vaccination et des campagnes de dépistage. Les deux principaux « risques » couverts par ces dépenses de protection sociale sont, sans surprise, la vieillesse et la maladie à hauteur respectivement de 14% et de 11,3% de ce même PIB[1]. La France compte plus de 16 millions de retraités auxquels 330 milliards d’euros de pensions par an sont versés, ce chiffre incluant

Par Moutenet P., Adrianssens C., Neveu J., Montjotin P.

16 février 2023

Droit du travail, droit zombie Comment reconquérir les zones de non-droit du travail ?

Introduction « Droit du travail, droit vivant » : c’est de cette manière peu académique que le Professeur Jean-Emmanuel Ray a intitulé son manuel de droit du travail. À juste titre d’ailleurs, puisqu’il est parvenu à rendre vivante cette matière réputée technique et austère. Ce faisant, il a grandement contribué à démocratiser le droit du travail qui, par nature, en a tout particulièrement besoin. Dans certains de ses écrits pourtant, ce même auteur fait imperceptiblement passer le droit du travail de vie à trépas pour toute une frange de la population des travailleurs. C’est par exemple le cas dans sa chronique au journal Le Monde datée du 3 mars 2021 et consacrée à une décision de la Cour suprême du Royaume-Uni sur le statut des travailleurs des plateformes numériques[1]. Il y écrit en particulier la phrase suivante : « N’en déplaise aux fanatiques du travail subordonné, idéal insurpassable, le « travail à la demande » correspond pour nombre d’entre eux – en particulier les jeunes – à une « demande de travail » flexible, quitte à en payer le prix : tel le loup face au chien de la fable de La Fontaine. » Dans cette fable, un loup préfère rester affamé et libre plutôt que de devenir comme le dogue, replet mais enchaîné. À y regarder de près, elle éclaire fort mal la position de la Cour suprême britannique, objet de la chronique : en effet, les juges y affirment que les travailleurs des plateformes sont en réalité beaucoup trop subordonnés pour qu’on puisse leur appliquer le statut de travailleur indépendant. On pourrait transposer ce jugement dans la fable de la manière suivante : le loup était tellement affamé qu’il s’est finalement laissé enchaîner, sans espoir d’acquérir un jour l’embonpoint de son compère le dogue. La fable a du moins le mérite de traduire le fond de la pensée de Jean-Emmanuel Ray dont la logique sous-jacente peut être résumée ainsi : puisque le droit du travail implique la subordination du travailleur, celui-ci peut s’en débarrasser en optant pour le statut de travailleur indépendant[2]. Nombreux sont ceux qui font le même raisonnement : c’est d’ailleurs celui qui a conféré aux plateformes une certaine légitimité aux yeux de l’opinion et des pouvoirs publics. Mais il tient en réalité du sophisme car l’idée que le droit du travail engendre la subordination n’est que le résultat d’une construction juridique qui se nourrit d’elle-même. La subordination juridique est en effet le critère retenu par la jurisprudence pour définir le champ d’application du droit du travail. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un artifice purement juridique. Ce n’est pas le droit du travail qui crée la subordination : elle découle de la dépendance économique à laquelle les travailleurs se trouvent réduits à l’égard des donneurs d’ouvrage lorsqu’ils ne disposent ni des moyens de production (matériels ou financiers), ni d’un pouvoir d’organisation de l’activité, ni d’un accès direct à la clientèle. La subordination du travail est en réalité consubstantielle à l’économie capitaliste[3]. Le droit du travail intervient seulement pour empêcher que cette subordination ne s’exerce de manière absolue. Un salarié bénéficiant du droit du travail dispose souvent de plus de marge de manœuvre à l’égard de son employeur qu’un faux indépendant à l’égard de son donneur d’ordre[4]. Enterrer le droit du travail n’épargne donc pas aux travailleurs la subordination mais les prive seulement des protections qu’ils pouvaient en tirer. En tout état de cause, pour une partie non négligeable des travailleurs, le droit du travail est aujourd’hui plus mort que vivant[5]. Il est vrai qu’ils sont largement moins nombreux que ceux pour qui le droit du travail survit, malgré les coups de boutoirs de la flexibilisation. Mais rien ne garantit qu’un nombre croissant de salariés ne viendra pas grossir les cohortes de travailleurs « zombie » au regard du droit du travail. En effet, si on admet, que ce soit en théorie ou en pratique, que le droit du travail puisse ne plus s’appliquer à des travailleurs sans qualification, comment justifier qu’il continue de s’appliquer à des travailleurs objectivement plus autonomes ? Aujourd’hui les dérives de l’ubérisation sont dénoncées tant par des publications académiques[6] que par des articles de presse ou des documentaires[7]. Au-delà de l’ubérisation, les différentes formes d’éviction du droit du travail font également l’objet d’analyses critiques de plus en plus tranchantes[8] et la pertinence du critère de subordination juridique est questionnée de plus en plus directement[9]. Mais les années passent et la part zombie du droit du travail, qu’on peut aussi appeler le « non-droit du travail », ne reflue pas. Elle prospère même dans l’ombre, autorisant le développement de conditions de travail et d’emploi indignes d’une société évoluée. Notre étude entend s’attaquer à la question suivante : comment reconquérir de manière effective les zones de non-droit du travail, ces zones que personne ou presque ne trouve défendables une fois placées sous la lumière des projecteurs ? Pour y parvenir, deux écueils dans la compréhension du problème nous semblent devoir être levés : – Le premier concerne la focalisation sur l’ubérisation, dont l’une des principales spécificités est d’avoir assumé au grand jour l’éviction du droit du travail. Il ne s’agit en réalité que de la partie émergée de l’iceberg. L’ubérisation est l’aboutissement d’un phénomène bien plus ancien et bien plus étendu d’éviction du droit du travail qui, lui, est resté dans l’obscurité. – Le deuxième tient à l’amalgame dans lequel la question du statut des travailleurs indépendants s’est engluée. La plupart du temps, celle-ci est présentée comme un tout dont la solution consiste à rechercher la frontière juridique la plus adéquate entre les statuts de salarié et de travailleur indépendant. Or, pour les travailleurs faussement indépendants, on est en présence d’un problème de non-application abusive du droit du travail plutôt que d’un problème de définition de ses frontières, même si les deux sont imbriqués. Il n’y a donc pas lieu de traiter la situation des faux indépendants dans le même mouvement que les aspirations à l’autonomie de travailleurs hyperqualifiés ou que le rejet par les jeunes générations des organisations contraignantes (on peut du reste douter que ce rejet ait quelque chose à voir avec le droit

Par Euzier J.

20 décembre 2021

L’alliance entre l’école et les familles pour mettre fin à l’échec scolaire : leçons du projet Réconciliations

Introduction Cette note est la brève présentation du projet Réconciliations, basé sur une méthode pédagogique développée conjointement par Jérémie Fontanieu et David Benoit au lycée Eugène Delacroix de Drancy depuis 2012 et dont les résultats sont extraordinairement prometteurs[1]. En 2021, le projet entre dans une seconde phase de développement avec sa diffusion auprès des professeurs intéressés par l’alliance entre l’école et les familles : dès l’année scolaire 2021/2022, une dizaine de « classes pilote » essaime sur l’ensemble du territoire. D’un point de vue philosophique, cette méthode pédagogique traduit un certain nombre de convictions et de partis-pris parfaitement subjectifs et singuliers aux enseignants impliqués, ce qui explique qu’elle ne saurait avoir de portée normative : l’état d’esprit et les outils qui sont les leurs résultent de leur propre cheminement en tant que professeurs et reflètent leurs personnalités, ce qui interdit toute forme d’ambition axiologique, le refus d’approcher d’une forme de vérité n’empêchant pas pour autant l’ambition de constituer une forme d’inspiration.   Projet Réconciliations : éléments concrets Le projet a été mené chaque année depuis 2012 sur la classe de Seconde, Première ou Terminale dont Jérémie Fontanieu et David Benoit étaient professeurs principaux. Chaque promotion comptant entre 25 et 35 élèves, environ 250 familles ont participé à l’expérimentation sur neuf années scolaires. Le travail avec les familles s’inscrivant parmi les nombreuses tâches que les professeurs accomplissent en dehors des cours (préparation des séances, correction de copies, réunions, accompagnement pour l’orientation, etc.), le projet n’a fait l’objet de décharge ni d’heures supplémentaires institutionnelles (HSA / HSE). Les différents personnels de direction qui se sont succédé depuis 2012 ont autorisé et accompagné cette expérimentation pédagogique, aux côtés des nombreuses autres qui existent dans l’établissement (atelier Sciences-Po, conseil des éco-délégués, club de lecture, club radio, etc.). La coopération avec les familles coûte un temps de travail supplémentaire important en tout début d’année scolaire, nécessaire pour faire naître la confiance entre les parents et l’école (appels individuels, réunion de rentrée, etc.). Après ces premières semaines, l’envoi de SMS hebdomadaires ne prend qu’environ 30 minutes par semaine grâce à des astuces pratiques (SMS en partie automatisés et envoyés par ordinateur) ; ce travail supplémentaire, facilité par la suppression de tâches habituellement chronophages (banalisation des QCM comme évaluations, réutilisation chaque année des mêmes cours), est rapidement rentabilisé par les gains de temps considérables induits par la mise au travail des élèves et le développement croissant de leur bonne volonté.   1. Constat Le système scolaire français rencontre des difficultés considérables qui peuvent être mesurées à une échelle globale comme à une échelle individuelle. À une échelle globale, de nombreux travaux montrent que l’école française dysfonctionne. La sociologie française nous apprend depuis plus de 50 ans que notre système scolaire accroît les inégalités[1], et les enquêtes PISA de l’OCDE (comparaisons internationales de systèmes éducatifs) classent celui-ci comme l’un des plus injustes au sein des pays développés car la France est l’une des sociétés dans lesquelles l’origine sociale des élèves a le plus d’impact sur leurs résultats scolaires[2]. L’école en France rencontre donc non seulement de fortes difficultés, mais ce constat d’échec revêt même une dimension cruelle dans la mesure où il est parfaitement opposé aux promesses républicaines « d’ascenseur social », d’égalité des chances ou de principe méritocratique. Autrement dit, non seulement le système scolaire français dysfonctionne, mais ses difficultés sont d’autant plus douloureuses qu’elles sont en parfaite contradiction avec ses nobles ambitions originelles. À une échelle individuelle, beaucoup de professeurs ont le sentiment d’être impuissants face à cette machine à reproduire les inégalités qu’est devenue l’école, dépassés par un système qui broie les élèves en difficulté. À l’ambition et l’enthousiasme des débuts de carrière succède souvent une forme de désillusion et, petit à petit, les meilleures intentions semblent ruinées par un fatalisme ou une résignation pesante. Un, deux ou trois élèves qui décrochent chaque année dans chaque classe : peut-on vraiment y échapper ? Des élèves qui ne s’investissent pas outre mesure et qui n’exploitent pas leur véritable potentiel : peut-on y changer quoi que ce soit ? Des conseils de classe dans lesquels prédominent un sentiment mitigé et la conviction que les élèves n’ont pas véritablement exploité leur potentiel : que peut-on y faire ? La lecture attentive des bulletins donne le sentiment que les élèves ne produisent pas assez d’efforts : ils auraient pu être plus assidus, plus concentrés en classe, de meilleure volonté, plus réguliers dans leurs révisions ; ils auraient pu faire plus, ils auraient pu faire mieux. Le projet Réconciliations part de cette interrogation initiale : que faire pour que les élèves fassent davantage d’efforts ? Comment, à l’échelle du professeur, faire en sorte qu’ils travaillent davantage ? 2. Causes Pour parvenir à comprendre pourquoi les élèves ne font pas autant d’efforts qu’ils le pourraient ou qu’ils le devraient, il faut prendre le temps de se mettre à leur place. De leur point de vue, les obstacles à une véritable mise au travail sont considérables. Pour énoncer quelques-unes des justifications les plus fréquentes : – ils n’en ont d’abord pas envie (ce qui semble compréhensible, car ils sont jeunes, enfants ou adolescents) ; – ils ne veulent pas subir le regard critique des autres élèves ; – ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas encore ; – ils ont intériorisé les représentations que les médias et de nombreux responsables politiques relaient fréquemment au sujet des « jeunes de banlieue » (« bons à rien », « refusent de s’intégrer », « séparatistes », etc.). Il en résulte une très faible confiance en eux, ce qui ne les aide pas à s’investir dans les études et les pousse souvent plutôt à s’autocensurer ; par ailleurs, les élèves sont des adolescents, un âge de la vie difficile où l’on essaie de se forger petit à petit une identité et durant lequel on est souvent très dur avec soi-même. Pour toutes ces raisons, ils sont convaincus qu’ils sont incapables de fournir les efforts attendus ou sont fatalistes quant à leurs chances de réussite ; – ils sont découragés par leur perception de la situation économique française ; – ils sont lucides au sujet des discriminations

Par Fontanieu J.

21 octobre 2021

Repenser les fondements, le financement et la finalité de la protection sociale, socle républicain de la cohésion sociale

La crise sanitaire a été l’occasion de mesurer l’agilité et la puissance de la protection sociale à la française. L’État a décidé, par l’assurance maladie obligatoire, de prendre en charge les coûts engendrés par la pandémie (hospitalisation, dépistage, vaccination, etc.), ainsi que le financement des téléconsultations pour garantir l’accès aux soins. Outre l’assurance maladie, les complémentaires santé sont intervenues pour accompagner la crise, les populations, notamment les mutuelles. Dans le même temps, par le chômage partiel, la protection sociale a parachevé l’accompagnement des personnes pour les secteurs les plus affectés économiquement compte-tenu des fermetures administratives pour raisons sanitaires (restauration, tourisme, culture, événementiel, etc.). Pour le dire autrement, la protection sociale a été l’un des leviers puissants des mesures d’accompagnement mises en œuvre par la puissance publique et s’est traduite par le fameux « quoiqu’il en coûte » affirmé par le Président de la République dès mars 2020. Pourtant, ce facteur essentiel de redistribution est confronté à une crise de modèle : en plus de souffrir d’une image très dégradée dans l’opinion publique, notre conception actuelle de la protection sociale pourrait ne pas résister à l’épreuve du réchauffement climatique sans une refondation profonde de ses objectifs et de son financement. Repenser notre rapport à la protection sociale pour l’inscrire au cœur de la reconstruction écologique La protection sociale est aujourd’hui un des principaux leviers de redistribution et de cohésion sociale. Pour rappel, en 1985, les dépenses de protection sociale représentaient 26 % du PIB, contre 31 % des dépenses du PIB actuellement. Cela est dû à une augmentation des dépenses de santé, à la technicisation des soins, à l’explosion des pathologies chroniques, mais aussi au vieillissement de la population et à l’élargissement du filet social souhaité par la population. Ce pourcentage augmenterait encore si nous décidions de socialiser les dépenses liées à la prise en charge de la perte d’autonomie chez les personnes âgées. La comparaison des effets de la crise en France par rapport à d’autres pays européens au cours de l’année écoulée a démontré combien il était nécessaire de socialiser cette dépense afin de constituer un amortisseur social en période de crise. Néanmoins, force est de constater que nombre de nos concitoyens n’ont pas une perception positive de cette protection collective. À force de ne pas expliquer, de ne pas démontrer son utilité, s’installe l’idée que la protection sociale est trop coûteuse. On la perçoit comme une charge et non comme un investissement social et solidaire. On ne mesure pas les externalités positives qu’elle constitue au travers de la redistribution induite, notamment par la misère évitée aux plus fragiles. Face à cela, il est nécessaire de remettre le modèle de protection sociale au cœur du débat afin que les assurés sociaux en comprennent les ressorts, le fonctionnement, et perçoivent son caractère redistributif et solidaire. À l’heure où de plus en plus d’acteurs économiques, de femmes et d’hommes engagés, d’ONG, plaident pour que nous révisions notre modèle de production et de consommation afin d’adopter une approche qui soit économiquement plus durable, mais aussi écologiquement et solidairement plus responsable, il est également essentiel de nous interroger sur la manière de financer la protection sociale. Les trente dernières années permettent en effet de constater que les grandes phases de déficit de la sécurité sociale, socle de notre protection sociale, sont essentiellement dues à des chutes massives de la production et au chômage de masse. Ainsi, la hausse massive du chômage au cours de la période 1993 – 1996 a provoqué un déficit de 10 milliards d’euros de l’assurance maladie. La crise financière puis économique de 2008 – 2010 a ensuite entraîné un déficit de 28 milliards d’euros. À son tour, la crise sanitaire de 2020 a provoqué un déficit de la branche maladie de 38 milliards d’euros. Les modalités actuelles de financement induisent des déficits majeurs dès que les recettes diminuent, en raison d’une hausse du chômage et / ou d’une baisse de l’activité économique. Malgré la fiscalisation d’une partie du financement de la protection sociale avec la Contribution sociale généralisée (CSG) ou la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), le financement de la protection sociale demeure très dépendant du PIB. Appuyer notre modèle de production sur une nouvelle définition de la santé, élargie au bien-être Pour engager la transition écologique de notre modèle de production et de consommation sans altérer le niveau de protection sociale, il est nécessaire d’interroger la manière de financer durablement la protection sociale afin de la rendre plus résiliente aux aléas du PIB, et substituer la mesure du progrès à une autre norme : la mesure du progrès intérieur au bien-être (PIBE) qui élargit la notion de santé à l’état de complet bien-être physique, psychique, social et environnemental, pour paraphraser la charte d’Ottawa. Pour cela, il sera nécessaire de s’appuyer sur les indicateurs de bien-être existants, mais également d’en construire de nouveaux. Cette mesure du PIBE pourrait ainsi prendre en compte les externalités positives et négatives induites par un modèle de production. Ainsi, un modèle qui induit des pollutions engendrant des dépenses sanitaires et sociales devra être appréhendé d’une manière moins positive qu’un modèle qui améliorerait au contraire le bien être, la santé, etc. Or, la mesure actuelle du produit intérieur brut valorise davantage le premier modèle de production, puisqu’elle additionnera à la production initiale les flux économiques liés à la pollution occasionnée. Cette incohérence alimente le hiatus perçu par une partie de la population qui ne se reconnaît plus dans les améliorations revendiquées par les indicateurs macroéconomiques, censés objectiver l’amélioration de leur bien-être et de la richesse nationale. Il faut ainsi ouvrir une grande réflexion sur les indicateurs qui guident l’action publique. La démocratie sociale comme ancrage pour adapter la protection sociale aux risques environnementaux Nos engagements internationaux pris lors de la COP 21 en 2015 afin de réduire la hausse de la température à moins de 1,5°C d’ici la fin du siècle affecteront la croissance économique du pays, et détermineront en particulier le type de croissance que nous adopterons. En parallèle,

Par Chenut É.

13 octobre 2021

La gouvernance des entreprises : changer de paradigme

La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contacts : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com et nicolas.dufrene@gmail.com. Télécharger le brief en pdf Download the English version as a pdf   ____ Introduction   « Deux institutions surdéterminent le sort réservé à l’être humain au travail et à la planète Terre : ce que les économistes appellent le marché du travail et l’entreprise » (1). Si l’on admet que l’entreprise et les marchés sur lesquels elle interagit, ont un impact déterminant sur nos vies et notre futur, alors la composition et la légitimité des organes qui la gouvernent représentent un enjeu de premier plan. On comprend alors que l’évolution de la gouvernance constitue un puissant levier pour enclencher et accélérer la transformation de notre société et pour agir efficacement sur la transition écologique et la réduction des inégalités. Nous verrons, dans une première partie, si les nouvelles dispositions du volet 3 de la loi Pacte, consacré à la gouvernance des entreprises sont à hauteur de cette ambition et si elles marquent une véritable évolution, voire une rupture, en matière de gouvernance des entreprises ou au contraire, si elles relèvent d’une adroite et séduisante stratégie de communication sans réelle volonté de faire bouger les lignes. Nous examinerons dans une seconde partie, les conditions d’un changement de paradigme dans ce domaine, ce qui nous amènera à nous interroger sur la notion de « bien commun » et à nous poser la question centrale de la propriété de l’entreprise, de laquelle découle toute réflexion sur une plus juste et indispensable représentativité des parties prenantes au sein des instances de gouvernance et contribution aux prises de décisions stratégiques. Cinq propositions seront formulées, certaines fondées sur la nécessité d’un schéma institutionnel rénové en profondeur et non sur la recherche, sans doute illusoire et certainement insuffisante, de bonnes pratiques dans un cadre inchangé.   I. La loi Pacte et la place de l’entreprise dans la société : ambiton ou discours ? (2)   Le troisième volet de la loi Pacte promulguée en 2019, intitulé « des entreprises plus justes », inspiré pour l’essentiel des recommandations du rapport Notat/Sénart, affiche comme ambition une place de l’entreprise dans la société repensée. 1.1. Présentation des principales dispositions du volet 3 de la loi Pacte 3 consacré à la gouvernance des entreprises et inspiré du rapport établi par Nicole Notat/Jean-Dominique Sénart   La loi Pacte promulguée en 2019 prend acte des recommandations du rapport établi en 2018 par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénart et établit en particulier : un abaissement de douze à huit du nombre d’administrateurs comme seuil à partir duquel deux administrateurs salariés sont nommés, évolution qui, en réalité, ne remet pas en cause la façon dont fonctionnent aujourd’hui les conseils d’administration et de surveillance et dont sont nommés les dirigeants ; la reconnaissance par le Code Civil d’une « raison d’être » de l’entreprise reprise et explicitée dans les statuts. L’article 1883 modifié du Code Civil introduit la qualité de « société à mission », celle-ci désignant un progrès souhaitable, un futur désirable, un objectif « commun » à caractère environnemental, sociétal, culturel. Il précise que : « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociétaux et environnementaux de son activité ». À noter que le tribunal judiciaire de Nanterre, dont la compétence était contestée par la société Total SE dans une affaire l’opposant à plusieurs parties prenantes, s’est appuyé sur cet article pour se déclarer compétent en la matière (ordonnance de février 2021). Une nouvelle structure de gouvernance est proposée, le conseil de mission, composé de membres représentant les salariés, d’autres parties prenantes comme des ONG, des représentants de collectivités territoriales. Les auteurs du rapport insistent aussi sur la nécessaire revalorisation du rôle des dirigeants, dans l’esprit des travaux du Collège des Bernardins qui considèrent le dirigeant aujourd’hui comme le mandataire des actionnaires (théorie de l’agence) au détriment de « l’efficacité du pouvoir de direction » et de la « dimension créatrice de la fonction managériale » (3).   1.2 « Une forme de droit nouveau en train de se créer » (4) ou la recherche du plus petit dénominateur commun sur le sujet de la gouvernance ? Ces dispositions apportent-elles une vraie novation en matière de représentativité d’autres parties prenantes que les actionnaires au sein des instances de gouvernance de l’entreprise ? Si le concept de mission est incontestablement séduisant, ce qui importe c’est d’apprécier en quoi le conseil de mission constituerait un efficace contrepoids au pouvoir des actionnaires et mesurer la force contraignante de ses avis en cas de « conflits » entre les attentes des actionnaires et les objectifs de la mission dont il assure le suivi. Or que dit le rapport Notat/Sénard à ce sujet ? Quel rôle entend-il faire jouer à ce conseil de mission et quel pouvoir lui confère-t-il ? Selon les auteurs, il a pour vocation de permettre « aux dirigeants de prendre du recul sur leurs décisions », « d’obtenir des avis complémentaires sur la raison d’être de l’entreprise », « de fournir un aiguillon externe en faveur de la Responsabilité sociétal de l’entreprise (RSE) et parfois de trouver des solutions à des situations difficiles ». Enfin, « le conseil d’administration serait informé par les dirigeants des éventuelles conclusions de ce comité ». Ce conseil de mission jouerait un peu le rôle de bonne conscience des dirigeants et du conseil d’administration. Les auteurs du rapport parlent d’ailleurs de « prise de conscience », de « prise de recul de l’entreprise sur les risques et les opportunités provoqués par ses prises de position et son activité en matière sociale et environnementale », autant de formulations dont le caractère flou et non contraignant, souligne la volonté de ne pas remettre en cause le rapport de force existant et très déséquilibré entre les actionnaires et les autres parties prenantes, et donc l’absence de pouvoir réel de ce comité. Il est frappant de constater que les auteurs du rapport évacuent de la réflexion ce qui devrait pourtant en constituer l’élément central en matière de

Par Moutenet P.

7 juin 2021

Repenser le financement des entreprises vertueuses et les politiques prudentielles en intégrant la solvabilité socio-environnementale

La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com Télécharger le brief en pdf Download the pdf version in English   ____   Introduction Face aux contraintes environnementales de plus en plus pressantes[3] et à l’insuffisance de l’effet du pricing du carbone, une transition environnementale va nécessiter des investissements massifs « vertueux » vers les secteurs décarbonés et une réduction des investissements dans les secteurs polluants, mais aussi dans les secteurs sociaux, solidaires et circulaires. Or, les investissements verts sont encore largement insuffisants. En effet, leurs coûts initiaux étant généralement très importants, il est rare que les entreprises aient les fonds propres nécessaires, et ces dernières se tournent donc vers des sources de financement externe (crédit bancaire, marchés de capitaux, marchés boursiers) et se heurtent à une indisponibilité des ressources financières. Le crédit bancaire étant souvent rationné, les entreprises sont donc incitées à chercher des financements sur les marchés de capitaux et boursiers, difficilement trouvables du fait de faibles rendements et liquidité et de hauts risques, auxquelles s’ajoutent les appels de marge des chambres de compensation[4]. En prenant des appels de marge, elles garantissent la transaction si l’une des parties fait défaut, afin d’éviter une faillite à la chaîne. Or la hauteur des appels de marge et les commissions des courtiers peuvent pousser des entreprises à quitter les marchés organisés eux-mêmes pour se financer sur les marchés de gré à gré risqués et dark pools, augmentant le risque systémique. Trois problématiques en découlent : La dégradation de l’environnement et son impact sur la production ; Le risque systémique financier du fait de la dérégulation financière et de la croissance des marchés de gré à gré ; Le risque macro-économique déflationniste : une explosion de la dette privée et une situation économique trop faible pour la soutenir mènent à une spirale déflationniste et à une dépression forcée (scénario « à la japonaise »). Le niveau de dette privée provoque une faillite des ménages et des entreprises en chaîne et donc potentiellement des banques, une explosion du chômage, et bloque tout investissement. Nous en concluons qu’il semble impossible de mener une politique environnementale qui ne soit pas macro-prudentielle, car il ne serait alors pas possible de réunir les incitations et investissements nécessaires à la transition. Et inversement, une politique macro-prudentielle doit nécessairement être environnementale[5], autrement la dégradation de l’environnement mènerait à la dégradation de la production, du capital, de l’emploi, du ratio d’endettement et de la qualité de vie sur terre, et donc à une dépression forcée. Les politiques environnementales et macro-prudentielles sont donc liées[6], et il est vital que cette interdépendance soit comprise par le régulateur avec la réalisation de stress-tests environnementaux. Nous proposons donc une politique macro-prudentielle écosystémique intégrant la régulation socio-environnementale, dont l’objectif serait d’augmenter les capacités de financements, les incitations et l’accès à l’investissement vert tout en réduisant les risques déflationnistes et environnementaux. Elle se décline à la fois sur le financement bancaire, le refinancement des banques commerciales et le financement de marché désintermédié, pour cibler tout type d’entreprise et toute source d’instabilité financière, en s’appuyant sur une redéfinition des principes comptables intégrant la solvabilité socio-environnementale. Politiques de régulation macro-prudentielles écosystémiques L’objectif de ces politiques est d’élaborer un système de réallocation des capacités de financement des entreprises non-vertueuses vers les plus vertueuses avec des garanties publiques, visant à réduire le ratio d’endettement tout en augmentant les investissements verts, avec des politiques monétaires et des formes de partenariat public-privé pour ce faire. Faciliter le financement des entreprises vertueuses verdirait le capital total mais augmenterait son volume, neutralisant en partie l’impact environnemental positif. Il est donc nécessaire d’également limiter l’expansion du financement des entreprises « brunes ». Cela réduirait les opérations risquées et favoriserait des investissements à effet de levier plus faibles et plus connectés à l’économie réelle, diminuant le risque financier systémique. Des régulations prudentielles (Bâle III, Solvabilité II) ont déjà été introduites après la crise de 2007, obligeant les banques à maintenir un certain ratio de liquidité et de solvabilité[7] afin d’éviter une nouvelle crise causée par une expansion incontrôlée du crédit et une crise de liquidité. Toutefois, ces régulations absolument nécessaires viennent directement pénaliser l’investissement vert car plus risqué et peu rentable.[8] L’enjeu est de ne pas pénaliser les investissements vertueux tout en maintenant un même niveau prudentiel écosystémique justement par la diminution du risque environnemental et le transfert des surcapacités de financement, garanties et collatéraux des investissements polluants vers les investissements vertueux. Ainsi, plusieurs solutions existent pour diminuer la contrainte bancaire de crédit :   Une politique des taux Bien que les trois principaux taux directeurs, communs à toute banque, soient déjà faibles, il serait possible de les différencier selon les établissements et les prêts, en : Individualisant le taux de refinancement auprès de la banque centrale (refi) pour chaque établissement et demande de refinancement, avec un taux plus faible pour les banques avec un bilan/une demande « verts », et un taux réellement pénalisant pour les bilans/demandes « bruns ». Réduisant et plafonnant le taux de prêt marginal (le taux de prêt de liquidité aux banques commerciales qui dépassent le volume de création monétaire permise par le refi, prêt toujours accepté) pour les banques à bilan vert, et inversement pour les bilans bruns. Augmentant le taux de rémunération des dépôts à la banque centrale seulement pour les banques qui ont un niveau particulièrement élevé de créances vertes. Cela inciterait les banques à verdir leur bilan pour profiter de cette rémunération aujourd’hui négative donc à perte, et une fois verdis les dépôts réalisés à la banque centrale limiteraient d’autres effets de levier et auraient un rôle prudentiel. Ainsi, individualiser les taux pour chaque demande de refinancement serait particulièrement incitateur pour les banques et renforcerait la transparence d’information pour le régulateur car obligerait les banques à motiver leurs demandes selon le type de prêt et à flécher leur allocation de crédit. Pour

Par Chémali L., Souffron C.

1 juin 2021

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