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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Relations internationales

Relations internationales

Indépendance numérique : que nous apprend la Chine ?

« Si vous ouvrez la fenêtre, l’air frais entrera mais les mouches aussi. » Cette phrase a été prononcée dans les années 1980 par Deng Xiaoping, principal dirigeant de la République populaire de Chine de 1978 à 1989, lors d’un congrès présentant la nouvelle politique d’ouverture de la Chine à la mondialisation. À l’époque, celui-ci défend l’idée selon laquelle la Chine ne peut se développer économiquement qu’en adhérant à la mondialisation.

Par Ophélie Coelho

30 novembre 2021

Les États-Unis, les Big techs et le reste du monde… Saisir un moment historique pour bâtir une indépendance numérique

Introduction L’administration Biden a démarré son mandat en envoyant un message fort aux Big techs. Peu de temps après son élection, deux des postes clés de la politique anti-concurrentielle ont été pourvus par des juristes spécialistes des questions numériques : Tim Wu, professeur de droit à Columbia engagé pour la « neutralité du net[1] », au Conseil économique national sur les questions de politique antitrust ; et Lina Khan, juriste et auteure de l’étude Amazon’s Antitrust Paradox[2], à la tête de la Federal Trade Commission (FTC)[3]. Le département du Trésor a par ailleurs porté auprès de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) un projet de taxation des multinationales, qui concerne en particulier les géants du numérique[4]. En avril dernier, le président américain exprimait même son soutien, à peine masqué, aux travailleurs de l’entrepôt géant d’Amazon à Bessemer (Alabama) lors de négociations portant sur la création d’un syndicat[5]. Ces différents événements suivent la publication, en octobre 2020, d’un rapport important de la sous-commission antitrust de la Chambre des représentants, qui portait sur l’abus de position dominante des entreprises Amazon, Apple, Facebook et Google[6]. Ce document dresse un portrait sévère de l’action de la FTC et du ministère de la Justice, administrations clés de la politique antitrust, en les accusant d’avoir laissé les géants Amazon, Apple, Facebook et Google réaliser plus de 500 acquisitions d’entreprises depuis 1998[7]. L’enquête fait également le constat de l’influence des Big techs sur l’ensemble de l’écosystème numérique. Dans ses recommandations, la sous-commission tente de concevoir des outils fiables pour lutter contre la concentration des monopoles et les pratiques anti-concurrentielles de ces entreprises. Pour le sénateur démocrate David N. Cicilline, qui dirigeait cette enquête, les Big techs sont aujourd’hui les équivalents des conglomérats historiques de Rockefeller, Carnegie et Morgan, qui avaient poussé John Sherman à proposer une loi contre la formation des monopoles en 1890. Lors d’une allocution à la Chambre du Congrès en juillet 2020, le sénateur reprenait même à son compte les termes d’un célèbre discours de Sherman, dénonçant les Big techs et leur « capacité à dicter leurs conditions, à décider du jeu, à mettre à bas des secteurs entiers et à inspirer la peur, [ce qui] équivaut au pouvoir d’un gouvernement privé. Nos Pères Fondateurs ne se sont pas agenouillés devant un Roi, nous ne nous mettrons pas à genoux devant les Empereurs de l’économie immatérielle ! »[8].   Pour lutter contre ces « plateformes en ligne dominantes » (« Dominant Online Platforms » dans le rapport), la sous-commission a proposé trois grands chantiers en faveur d’une politique anti-concurrentielle. Le premier volet d’actions consiste à encourager une concurrence plus équilibrée sur les marchés numériques, notamment par la lutte contre les pratiques commerciales déloyales. Le second concerne le renforcement des lois relatives aux fusions et aux monopoles, et introduit des scénarios de séparations structurelles, c’est-à-dire le démantèlement des géants du numérique. Enfin, la sous-commission insiste sur le nécessaire rétablissement d’une surveillance et d’une application plus rigoureuses des lois antitrust.   Ces solutions sont-elles pertinentes aujourd’hui pour lutter contre les oligopoles que constituent les Big techs ? Sur certains aspects, ces mesures peuvent en effet affaiblir ces entreprises. Mais les solutions avancées au Congrès restent des réponses du marché aux problèmes du marché. Il est par exemple peu probable, comme certains l’ont affirmé à l’annonce de la nomination de Lina Khan, que la seule politique antitrust américaine soit à même de répondre aux phénomènes de dépendance aux Big techs que l’Europe a contribué à forger. Il nous semble donc nécessaire d’analyser la portée, l’intérêt et les limites des propositions actuellement discutées aux États-Unis, afin de soumettre au débat des propositions complémentaires visant à limiter le pouvoir des géants du numérique dans l’espace international. Ces propositions s’ajoutent à celles formulées dans la première note publiée par l’Institut Rousseau qui portait sur la dépendance de l’Europe aux Big techs[9], dans ce qui constitue un cycle de trois notes consacrées à la géopolitique du numérique. Alors que se tient à l’Assemblée nationale une mission d’information sur la souveraineté numérique, nous proposons dans cette note une analyse de la situation américaine et de la pertinence de la stratégie proposée par le Congrès (I, II). Nous verrons à quelles difficultés se confronte l’État américain aujourd’hui face à des entreprises devenues trop influentes (III). Cela nous amènera à préciser les actions concrètes, à court et à moyen termes, qui pourraient être mises en œuvre dans un cadre international pour limiter les pouvoirs des géants du numérique (IV, V).   I. Comment les dysfonctionnements de la politique antitrust des États-Unis ont-ils bénéficié aux Big techs ?   Dans une note publiée en 2017 dans le journal scientifique universitaire de Yale, Lina Khan, alors étudiante en droit, interrogeait la politique antitrust américaine et les conséquences sur le développement de l’entreprise Amazon[10]. Ce texte, baptisé Amazon’s antitrust paradox en réponse au Antitrust paradox de Robert H. Bork, a beaucoup inspiré l’analyse historique et juridique du congrès. Nous rappelons ici quelques grandes lignes de cette analyse des évolutions de la politique anti-concurrentielle américaine. 1. La lutte anti-monopole : point faible des lois antitrust au XXe siècle   À l’origine, les lois antitrust américaines ont été promulguées par le Congrès en 1890, puis en 1914, notamment au travers des lois Sherman et Clayton qui donnaient une place importante à la lutte contre les conglomérats et les positions monopolistiques de certains acteurs privés. Elles ont pris forme dans un contexte où les monopoles constitués autour des industries de l’acier, du cuivre, du pétrole (la fameuse Standard Oil Corporation), du fer, du sucre, de l’étain et du charbon avaient pris une place importante dans la vie politique. Dès le milieu du XIXe siècle, ces entreprises n’étaient plus de simples acteurs économiques, mais des influenceurs importants de la vie politique et sociale. Figure 1. The Bosses of the Senate, caricature satirique de Joseph Ferdinand Keppler. Publié dans la revue Puck le 23 janvier 1889. Dans ce dessin, une porte de la tribune, « l’entrée du

Par Ophélie Coelho

22 juin 2021

Quand le décideur européen joue le jeu des Big techs… Engager une transition technologique pour sortir des dépendances numériques

En 2013, le rapport d’information de la sénatrice Catherine Morin-Desailly intitulé « L'Union européenne, colonie du monde numérique ? » décrivait un contexte où l’Europe était « en passe de devenir une colonie du monde numérique, [...] dépendante de puissances étrangères ». Nous y sommes depuis déjà quelques années, et la période de crise sanitaire que nous connaissons n’a fait qu’affirmer nos dépendances à des acteurs techniques devenus aujourd’hui très puissants. Les Big techs, dont les plus connues sont Amazon, Microsoft et Google, ne sont plus de simples pourvoyeuses d’outils numériques, mais se rendent aujourd’hui indispensables aux technologies socles de télécommunication. Depuis 2016, elles construisent leurs propres câbles sous-marins entre les États-Unis et l’Europe, et tracent même de nouvelles routes sur le pourtour du continent africain.

Par Ophélie Coelho

8 juin 2021

Repenser les relations avec les sociétés africaines

La France ne doit plus voir en l’Afrique le théâtre de sa puissance, « le seul [continent] où elle peut, avec cinq cents hommes, changer le cours de l’histoire » comme le disait Louis de Guiringaud, alors ministre des affaires étrangères, dans les années 1970. Plus que toute forme de néocolonialisme ou d’affairisme, c’est sans doute cette illusion persistante qui confère encore aux relations franco-africaines leur anormalité. Les pays africains écrivent leur propre histoire et la position de la France, réelle ou fantasmée, y est mise en concurrence avec celle d’autres puissances. Il ne s’agit pas de se résigner à un quelconque déclassement, au motif qu’il serait le fruit du grand rééquilibrage du monde, ni de faire de l’Afrique le décor d’un nouveau Grand Jeu. Ce serait dans un cas comme dans l’autre ignorer tout ce qu’elle est et tout ce qu’elle sera : 1,3 milliard d’humains aujourd’hui et 2,5 milliards en 2050. Mais au-delà d’une politique conforme à nos intérêts et à nos valeurs, il nous faut avoir une relation avec les pays africains qui repose sur une connaissance et un respect mutuels. Emmanuel Macron soulignait, dans un entretien récent avec Jeune Afrique, que « pendant des décennies, nous avons entretenu avec l’Afrique une relation très institutionnelle ». Il rappelait dans ce même entretien les différentes initiatives qu’il a engagées pour dépasser ce constat : restitution du patrimoine africain, fin du franc CFA, saison Africa 2020. Cette note propose de prolonger la réflexion. Disons-le d’emblée, elle n’a pas pour prétention d’épuiser le sujet mais d’explorer quelques pistes, parfois dans la droite ligne de ce qui a été commencé, parfois en proposant des bifurcations. Elle veut réfléchir aux moyens d’« écouter le blé qui lève, encourager les potentialités secrètes, éveiller toutes les vocations à vivre ensemble que l’histoire tient en réserve », selon les mots de Claude Lévi-Strauss. Les questions strictement géopolitiques, celles qui, justement, relèvent de relations très institutionnelles, n’y sont pas abordées. Une réflexion plus large sur la politique africaine de la France est néanmoins nécessaire et ne pourra pas faire l’économie d’examiner la légitimité et l’efficacité des interventions militaires comme des stratégies diplomatiques. L’Afrique est un continent divers. Pas plus la géographie que le panafricanisme, politique, culturel ou institutionnel, ne lui confèrent une unité suffisante pour la considérer en bloc. Parler d’Afrique, comme de toute région du monde, c’est nécessairement faire varier la focale et parfois réfléchir à l’universel. C’est pourquoi certains des points abordés dans cette note pourraient tout aussi bien l’être à propos de continents différents, tandis que d’autres concernent d’abord des régions voire des pays particuliers. Pour autant, certains facteurs historiques (esclavage, colonisation), démographiques (transitions inachevées, urbanisation), économiques (prévalence de la pauvreté, importance de l’économie informelle, des industries extractives et de l’agriculture), sociopolitiques (faiblesse des appareils étatiques) qui marquent nombre de sociétés africaines et notre relation à elles justifient que, en faisant la part des exceptions et de la diversité, nous placions notre réflexion, en son point de départ, à ce niveau continental. I. Clarifier les héritages du passé pour bâtir un avenir commun Pour dialoguer avec les sociétés africaines, il n’est ni possible ni souhaitable d’ignorer les fantômes du passé. L’histoire des relations entre la France et les pays africains est marquée par l’esclavage, la colonisation et l’interventionnisme postcolonial. Il ne s’agit pas de solder cet héritage pour repartir à zéro. On peut en revanche remettre en cause certaines survivances et favoriser la connaissance, sur des fondements scientifiques, de ces autres passés qui ne passent pas. À défaut de dépassionner le débat, ce qui prendra du temps, il s’agit de lui donner des bases plus saines, de discuter le dissensus plutôt que de le dissimuler. C’est une affaire difficile car elle mêle la mémoire et l’histoire, le symbole et le concret. Mais c’est une nécessité. En la matière, Emmanuel Macron a pris des initiatives intéressantes mais qu’il convient d’approfondir ou de concrétiser. En 2017, alors candidat, il a parlé en Algérie de crime contre l’humanité à propos de la colonisation. Un rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie lui a par ailleurs été remis par Benjamin Stora le 20 janvier. La commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi a quant à elle été créée en avril 2019 pour deux ans et placée sous la présidence de l’historien Vincent Duclert. Composée de quinze experts, elle a pour objectif, sur la base des archives françaises (y compris classifiées) relatives à la période de 1990 à 1994, « d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda […] en tenant compte du rôle des autres acteurs » et « de contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations ». Cette initiative, basée sur une démarche scientifique, paraît salutaire, tant le génocide des Tutsi en 1994 constitue un événement majeur de notre histoire contemporaine, et tant le rôle de la France (accusée par certains d’avoir favorisé les génocidaires) est discuté. Le physicien et membre de l’association Survie François Graner, sur la base notamment de nouvelles recherches dans les archives de François Mitterrand, a ainsi affirmé dans un entretien au Monde le 16 janvier que « la politique française qui a été menée est une complicité de génocide ». Pas plus que le rapport de 1998 rédigé par une mission parlementaire présidée par Paul Quilès, celui de la commission, aussi rigoureux soit-il, ne mettra sans doute fin aux débats, ne fût-ce que parce que les sources resteront largement classifiées. Mais il peut constituer une étape majeure dans la construction d’une histoire de cette période qui résonne encore fortement. Hélas la composition de la commission a fait polémique dès le départ (sans que les compétences de ses membres soient niées), écartant des historiens spécialistes du génocide rwandais au profit d’universitaires travaillant sur des sujets connexes. La mise en

Par Galois F.

1 février 2021

Une finance aux ordres Comment le pouvoir chinois met le secteur financier au service de ses ambitions

Alors que Huawei et TikTok ont défrayé la chronique cette année, alors que les ambitions commerciales, technologiques et militaires de la Chine sont devenues des enjeux de premier plan, le secteur financier chinois reste curieusement sous les radars. Sait-on, par exemple, que le système bancaire chinois est depuis 2016 le plus grand du monde par actifs, dépassant celui de la zone euro ? Sait-on que China Development Bank et Export-Import Bank of China détiennent à elles deux plus de créances à l’international que la Banque mondiale ? Au-delà de sa taille et de sa croissance accélérée, c’est le fonctionnement qualitatif du système financier chinois qui gagne à être connu. Car les grandes institutions financières chinoises ont cela de particulier qu’elles sont des entités hybrides, mi-économique mi-politiques, à la fois organes du Parti-État et acteurs de marché. La finance chinoise dans son ensemble est assujettie à des mécanismes de contrôle multiples qui en font avant tout un instrument au service du pouvoir. Alors que ces dernières décennies nous ont habitués, en Europe, à des secteurs financiers plus prompts à imposer leurs priorités aux États que l’inverse, il peut être instructif de décentrer la perspective pour faire voir comment un ordre financier tout autre est en train de monter en puissance en Chine. Introduction Certaines statistiques financières chinoises sont susceptibles de donner le tournis. Gongshang Yinhang 工商银行, plus connue à l’étranger sous le nom d’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), disposait en début d’année de 30 100 milliards de yuans d’actifs (l’équivalent de 3 900 milliards d’euros). Cette somme, égale à plus d’une fois et demi le PIB français, fait d’ICBC la plus grande banque du monde, et de loin (à titre de comparaison, BNP Paribas, plus grande banque française et deuxième plus grande banque d’Europe, ne pèse que 2 400 milliards d’euros). Le bilan d’ICBC, cependant, ne représente que 10 % des actifs bancaires chinois. Le montant total de ces derniers s’élevait en juin 2020 à 309 000 milliards de yuan (39 000 milliards d’euros) – soit 17 fois le PIB français, deux fois le PIB américain… et trois fois le PIB chinois[1]. Autre fait notable, l’actionnaire majoritaire d’ICBC est le gouvernement central. C’est également le cas de la deuxième plus grande banque du pays (China Construction Bank), de la troisième (Agricultural Bank of China), la quatrième (Bank of China), la cinquième (China Development Bank) – et même chose pour les quelques suivantes. La Chine nous présente donc ce qui, vu d’Occident, a tout l’air d’un paradoxe : une expansion financière accélérée, une financiarisation de plus en plus poussée de l’économie, mais dans l’orbite de la puissance publique. En somme, une dynamique historique inverse de celle qui a vu les secteurs financiers de nombreux pays occidentaux – États-Unis, Grande-Bretagne, France notamment – grossir et s’internationaliser depuis un demi-siècle en s’émancipant de plus en plus des contraintes réglementaires imposées par les États. Cette note propose un aperçu des caractéristiques principales du système financier chinois. Il s’agit en particulier de montrer les mécanismes qui entérinent le contrôle politique sur la finance, ainsi que les façons dont le capital financier est mobilisé par le pouvoir comme vecteur essentiel de sa politique de développement et de puissance. Le secteur financier est devenu un outil indispensable au Parti-État pour réaliser ses ambitions dans différents domaines, qu’il s’agisse de la macroéconomie (croissance, emploi), de la politique industrielle et technologique, du développement local ou des relations internationales (investissements à l’étranger, « Nouvelles Routes de la Soie »). Dans tous ces champs d’intervention, le déploiement du capital financier se substitue aux ressources fiscales des administrations, émancipant la politique économique des contraintes budgétaires dont on connaît la pesanteur dans les pays occidentaux. Un tel modèle financier, nous l’évoquerons aussi, n’est pas sans risques et sans travers, entre une addiction croissante à la dette, des opportunités multiples de corruption, et un degré d’arbitraire à la mesure de l’autoritarisme du pays. I. Un paysage financier sous domination étatique I. A. Une omniprésence du capital financier public La finance chinoise est principalement axée sur le secteur bancaire et les activités de prêt. Les marchés de capitaux et la « finance de marché » (actions, obligations, titres divers) y jouent un rôle de complément dans le financement de la vie économique. Ainsi, selon les données de la banque centrale, les prêts en cours en monnaie locale représentent aujourd’hui 60,3 % du « financement agrégé de l’économie réelle », comparé à 9,8 % pour les obligations à destination d’entreprises non-financières[2]. Le système bancaire lui-même est divisé depuis le milieu des années 1990 en plusieurs segments qu’il s’agit de savoir distinguer[3]. Il existe d’abord trois banques de développement publiques dont les activités sont en principe entièrement guidées par les objectifs de la politique nationale : China Development Bank (CDB), Export-Import Bank of China (Exim Bankpour faire court) et Agricultural Development Bank of China (ADBC)[4]. On trouve ensuite quatre banques commerciales étatiques, parfois désignées sous le nom de « Big Four », qui sont aussi les quatre plus grandes banques chinoises par actifs : Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), China Construction Bank (CCB), Agricultural Bank of China (ABC ou AgBank) et Bank of China (BOC) – il faut éviter de confondre cette dernière avec la banque centrale chinoise, qui se dénomme People’s Bank of China ou Banque populaire de Chine en français. À ces quatre banques commerciales, on en ajoute parfois deux autres, tout aussi étatiques, passant donc des « Big Four » aux « Big Six » : Bank of Communications (Bofcom) et Postal Savings Bank of China (PSBC). Ces « Big Six » sont toutes cotées en bourse, à Shanghai, Hong Kong ou New York, alors même que le gouvernement central y garde des participations majoritaires. Le segment suivant est constitué d’une douzaine de banques d’envergure nationale dites « à capitaux mixtes ». Ces banques sont toutes sous contrôle politique également, leurs principaux actionnaires étant des entités publiques. La seule exception est Minsheng Bank, dont les actionnaires sont privés – mais dont les dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, selon plusieurs sources concordantes[5]. D’autres segments moins significatifs du système bancaire chinois sont les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales » (à périmètre

Par Sperber N.

5 décembre 2020

Câbles sous-marins : les nouveaux pouvoirs des géants du numérique

Début août, une grue sous-marine travaillant à la collecte de sable dans la baie de Kuakata a heurté un câble sous-marin de télécommunications, se traduisant par une perte de 40 % de la vitesse du réseau internet du Bangladesh. En juillet dernier, la Somalie a été totalement privée d’Internet pendant plusieurs heures en raison d’une opération de maintenance à distance du câble sous-marin dénommé « EASSy » qui relie la côte est-africaine au réseau. Ces événements ne sont pas anodins à l’échelle d’un pays : les banques, les compagnies aériennes, les entreprises, les médias et certains services gouvernementaux sont dépendants d’Internet pour fournir leurs services. Aujourd’hui, 98 % des données numériques mondiales circulent par les câbles sous-marins. C’est par exemple le cas du principal système d’échanges de la finance mondiale de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications (SWIFT) qui dépend de la vitesse de ces câbles à fibre optique. Le numérique repose ainsi sur une infrastructure bien réelle : on dénombre aujourd’hui 436 câbles sous-marins de télécommunication, dont 25 traversent l’océan Atlantique et 22 le Pacifique[1]. Passerelles intercontinentales entre les différents réseaux filaires nationaux, les câbles sous-marins débouchent sur des stations d’atterrissement situées en région côtière. La France compte, par exemple, 13 stations d’atterrissement sur son territoire côtier connectant les réseaux filaires nationaux à 23 câbles sous-marins. Ces “routes du fond des mers”, selon l’expression de Florence Smits et Tristan Lecoq en 2017[2], sont les héritiers des premiers câbles télégraphiques du XIXe siècle dont l’emploi permit, en 1858, l’envoi du premier message télégraphique officiel par la reine Victoria au président américain James Buchanan. Le message de 509 lettres avait alors mis 17 heures et 40 minutes à traverser l’océan Atlantique. Aujourd’hui, la fibre optique permet un acheminement de l’information en temps quasi-réel. L’importance qu’a prise l’activité numérique dans nos sociétés contemporaines fait inévitablement des câbles sous-marins des infrastructures vitales au niveau mondial. Pourtant, les chantiers de construction, le développement et l’égalité d’accès au réseau ne font l’objet d’aucune décision multilatérale. Ces infrastructures essentielles sont la propriété d’entreprises qui louent des capacités de bande passante aux acteurs gérant les réseaux télécoms nationaux. Soumis aux aléas du marché et à la loi du plus fort, les câbles sous-marins deviennent progressivement la propriété d’une minorité d’acteurs qui disposent ainsi d’un pouvoir et d’une influence grandissantes sur les États et les entreprises. L’émergence de nouveaux acteurs est d’ailleurs venue bouleverser les équilibres. Si les propriétaires historiques des câbles sous-marins étaient les entreprises privées ou publiques des télécoms, les géants du numérique ont, depuis 2016, massivement investi et possèdent ou louent aujourd’hui plus de la moitié de la capacité des câbles sous-marin. En outre, la stratégie de développement des géants du numérique diffèrent des collectifs traditionnels. Aux grands consortiums, ceux-ci préfèrent des regroupements plus réduits qui leur permettent de conserver le monopole décisionnel. Alors que le projet Africa Coast to Europe (ACE), ouvert en 2012, appartient à un consortium de 19 entreprises des télécoms, le câble MAREA reliant les États-Unis à l’Espagne n’appartient qu’à Facebook, Microsoft et Telxius. Le chantier colossal 2Africa de Facebook et déployé sur tout le pourtour du continent africain n’est porté que par huit acteurs. Google va encore plus loin : le géant a aujourd’hui les capacités financières et techniques de faire construire ses propres câbles. Ainsi, le câble Dunant qui relie depuis janvier 2020 les États-Unis et la France appartient en totalité à Google. L’entreprise déploie également le titanesque câble Equiano qui bordera toute la côte ouest du continent africain, faisant ainsi concurrence au projet 2Africa. Google possède ainsi le service et l’infrastructure qui le sous-tend, créant des situations de forte dépendance technologique pour les États, les entreprises et les usagers. Les géants américains ne sont d’ailleurs pas les seuls à user d’une stratégie de conquête sous-marine. Le chinois Hengtong a pu compter sur le soutien des banques et entreprises nationales chinoises, dont la China Construction Bank, pour lancer son projet Pakistan & East Africa Connecting Europe (PEACE) qui reliera le Pakistan, la côte est africaine à la rive sud de la Méditerranée par le canal de Suez, pour finalement atterrir à Marseille. PEACE permettra aux géants chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi de développer leurs activités en Afrique et en Europe. Ces stratégies de développement préfigurent un nouveau pouvoir pour les géants du numérique : ils acquièrent à la fois l’accès à un marché industriel gigantesque ainsi qu’une capacité d’influence importante sur les États et sur les entreprises des pays qui ont un accès précaire à ces infrastructures aujourd’hui. L’Afrique et le Moyen-Orient représentent dès lors pour les géants du numérique un potentiel de développement considérable. En effet, ces pays n’ont que très peu accès aux câbles, ce qui les rend vulnérables en cas de rupture de ceux-ci. En apportant sur le continent africain des infrastructures facilitant leur accès aux activités numériques, Equiano et 2Africa sont considérés comme d’importants leviers de développement économique. Mais dans le même temps, ils acquièrent la capacité d’influencer directement l’offre de services numériques dans ces pays. S’imposent ainsi des acteurs hégémoniques dotés d’un monopole technologique et infrastructurel inédit à l’échelle mondiale. Ce monopole sert les capacités de négociations et d’influence de ces entreprises dont les cabinets de lobbying sont déjà implantés dans tous les centres de pouvoirs politiques et économiques. À l’échelle de l’Union européenne, Microsoft (Havas, Com, Publics, Plead), Google (Commstrat, Image7) ou encore Facebook (Burson Marsteller I&E, Lighthouse Europe) sont en discussion constante avec le législateur en matière de droit du numérique[3]. Cette configuration de concurrence monopolistique s’inscrit en contre de la théorie libérale d’un marché qui s’équilibre par défaut, et accentue au contraire un phénomène de « capture » du régulateur. Ciblant d’abord les politiques en matière de numérique, leur influence s’étend progressivement vers d’autres secteurs clés où leurs technologies se développent : la sécurité, la défense ou encore le domaine de la santé[4]. Cette prédation doit nous alerter et nous amener à réduire, dans chaque domaine où cela est possible, le pouvoir d’influence de ces acteurs privés sur les États et

Par Ophélie Coelho

26 août 2020

À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique

La crise sanitaire due au Covid-19 a mis en lumière l’importance de l’autonomie, sacrifiée sur l’autel du marché. Nos dirigeants ont appris à leurs (et à nos) dépens qu’il ne suffisait pas de passer commande pour obtenir le produit désiré et qu’être en mesure de produire soi-même peut faire la différence entre subir une crise et la surmonter. À cette règle, l’agriculture ne fait pas exception. En perturbant les rouages de l’économie agricole mondialisée dont nous dépendons pour notre alimentation, la pandémie que nous traversons semble avoir engendré une prise de conscience quant à l’importance de retrouver notre souveraineté alimentaire[1].   Introduction Depuis le mois de mars, de nombreux pays ont ralenti leurs exportations en raison d’une diminution de la production, de difficultés dans la logistique de transport et de vente ou encore d’une volonté de sécuriser les approvisionnements nationaux. C’est notamment le cas de l’Italie et de l’Espagne, principaux producteurs de fruits et légumes européens, qui ont tous deux été durement touchés par le Covid-19. Les effets de la crise sanitaire (confinement, difficultés logistiques pour la récolte et l’acheminement) ont entraîné des baisses de récolte en Italie. En Espagne, où ils ont fait suite à un hiver trop doux et à des tempêtes de grêle printanières, on estime que la production fruitière a chuté d’environ 35 % à 40 %. Or, la France dépend largement de ces deux pays pour son approvisionnement en fruits et légumes. D’ores et déjà, les prix des fruits et légumes ont augmenté de 10 % en moyenne depuis le début du confinement et, au vu des productions en baisse chez nous comme chez nos voisins, il paraît inévitable qu’il y ait dans les prochaines semaines et les prochains mois des tensions dans l’approvisionnement. Les prix devraient continuer d’augmenter, compliquant l’accès à ces aliments, pourtant essentiels à la santé, pour une partie de la population dont la situation économique s’aggrave. Alors que des voix s’élèvent pour s’émouvoir de cette perte de souveraineté alimentaire, y compris parmi ceux qui en portent directement la responsabilité (politiques libéraux et fleurons de la grande distribution en tête), il paraît important de rappeler les choix politiques qui ont eu raison de cette souveraineté dans les dernières décennies. Car si la relocalisation des productions abandonnées par la politique agricole française est évidemment la voie d’avenir, elle ne pourra avoir lieu sans remettre en question la logique de compétition internationale, de libre-échange et de marché unique.   I. Relocaliser pour reprendre le contrôle de nos modes de production Au cours des dernières décennies, plusieurs productions pourtant indispensables à notre alimentation ou à celle de nos animaux d’élevage ont été délaissées. C’est en particulier le cas des fruits, des légumes et des protéagineux[2] pour la culture desquels les producteurs français sont jugés non-compétitifs sur le marché international, face notamment aux fruits et légumes d’Europe du Sud et au soja sud- et nord-américain. Ces produits doivent donc aujourd’hui être massivement importés pour répondre à nos besoins. Or la délocalisation de ces productions n’est pas seulement un fardeau pour notre bilan écologique : au transport polluant nécessaire à l’acheminement de ces produits (souvent du Sud de l’Europe pour les fruits et légumes, ducontinent américain pour les protéagineux) s’ajoute le fait que nous n’en maîtrisons ni les conditions sociales ni les conditions environnementales de production. Pourtant, parce que nous, consommateurs français, en sommes les destinataires finaux, leur impact social et environnemental est le nôtre : notre déforestation pour la culture du soja en Amazonie, nos cultures de soja OGM en Amérique du Nord, nos travailleurs étrangers sans-papiers exploités pour les cultures intensives de légumes. C’est là le grand paradoxe de notre économie mondialisée : nous décidons plus ou moins démocratiquement des règles de fonctionnement de notre société et fermons les yeux lorsque ces règles sont bafouées pour remplir nos assiettes. Le cas des plantes génétiquement modifiées est sur ce point emblématique : alors que leur culture est aujourd’hui interdite sur le territoire français et que les citoyens y sont massivement opposés, la France en importe 3,5 millions de tonnes par an afin d’approvisionner les élevages de volailles, porcs, bovins et poissons[3]. C’est notamment pour répondre à ce paradoxe que de nombreuses organisations de paysans, de citoyens et de consommateurs appellent aujourd’hui à reconquérir notre souveraineté – et pas simplement notre autosuffisance – alimentaire[4]. En effet, contrairement à la notion d’autosuffisance qui n’implique qu’un objectif quantitatif de production, celle de souveraineté sous-entend un processus démocratique quant aux modes de production, de transformation et de consommation. Mais pour que le souhait de souveraineté, qui implique de relocaliser ces productions sur notre territoire, ne soit pas qu’un vœu pieux, il est impératif de rappeler les causes de cette perte de souveraineté. Et d’agir dessus.   II. Aux racines de notre perte de souveraineté alimentaire   Nous importons aujourd’hui plus de 50 % des fruits et 35 % des légumes que nous consommons. Nous sommes passés d’une situation d’autosuffisance à une situation de dépendance en à peine 30 ans. On estime avoir perdu la moitié de nos exploitations fruitières ou légumières depuis 30 ans[5]. Si pour le maraîchage, le déclin s’est ralenti ces dernières années (grâce ou à cause de la mécanisation qui a permis de réduire les coûts de main d’œuvre), il s’est au contraire accru pour l’arboriculture : 30 % des exploitations fruitières qui existaient en 2010 avaient disparu six ans plus tard. Cela correspond à une disparition de 3 000 hectares de vergers par an en moyenne. Or d’après les calculs de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF), l’abandon de deux hectares fait disparaître un emploi équivalent temps-plein (ETP) dans les vergers, ce qui entraîne la suppression d’un autre ETP dans la filière. Ce sont donc autour de 30 000 ETP qui auraient été supprimés en production fruitière dans les seules 10 dernières années. Partout en France, des coopératives et des ateliers de transformation ont fermé leurs portes. Ces centaines de milliers d’arbres arrachés, ces dizaines de milliers de salariés licenciés, ces milliers de fermes détruites et d’outils de production abandonnés sont le résultat d’une politique agricole

Par Lugassy L.

12 juin 2020

Mettre la politique commerciale au service de l’autonomie stratégique, du climat et de l’emploi

La politique commerciale, que nous avons mise en commun avec le reste des pays européens, permet de fixer des régulations aux échanges avec le reste du monde. Elle pourrait être un levier puissant pour reconstruire notre autonomie stratégique après la crise, créer de l’emploi et exporter des normes environnementales ambitieuses, pourvu qu’on l’utilise à dessein. I. La pandémie de COVID-19 bouleverse le commerce international et pourrait enfin nous pousser à changer notre politique commerciale   1. La pandémie de COVID-19 freine le commerce international et pourrait entraîner une recomposition des chaînes de valeurs mondiales   La pandémie de COVID-19 a considérablement affecté le commerce international qui pourrait reculer de – 32 % en 2020[1], selon les premières projections de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour cause : des industries à l’arrêt, qui enrayent les chaînes de valeurs mondiales passablement fragmentées, des frontières fermées, des transports au ralenti, des pays qui préfèrent stocker leurs marchandises stratégiques (produits alimentaires, équipement médical) plutôt que de les exporter. Les secteurs les plus touchés sont, mis à part le tourisme, ceux qui sont les plus intégrés aux chaînes de valeurs internationales. Pour ces secteurs, les difficultés d’approvisionnement questionnent avec force la pertinence du modèle actuel des chaînes de valeur mondiales, basé sur une fragmentation de la production industrielle impliquant une multitude d’acteurs ultra-spécialisés (les « maillons » de la chaîne) dans plusieurs régions du monde. Un iPhone de la firme Apple est conçu aux États-Unis par des équipes de recherche et développement, ses composants sont produits en Corée et en Europe puis assemblés en Chine. On critique depuis longtemps l’éclatement des chaînes de valeur à travers le globe. Il a un impact nuisible sur l’environnement notamment via la multiplication des transports, provoque des destructions d’emplois au gré des délocalisations[2], construit une hyper-division du travail qui conduit à une perte de sens et de qualité de l’emploi pour des salariés qui ne voient jamais un produit fini, accroît la propagation des chocs économiques dès lors qu’un maillon de la chaîne de valeur fait défaut. La mondialisation économique exacerbée accroît les inégalités sociales. Elle entretient un ressentiment chez les classes moyennes et populaires occidentales fragilisées, exploité par des dirigeants aux discours simplistes et autoritaires[3]. Certains justifiaient encore l’éclatement des chaînes de valeurs à travers le monde par l’optimisation des coûts qui en résultait – bien que le coût des externalités négatives pour l’environnement ou pour l’emploi n’était pas pris en compte – et le bénéfice qu’elle représentait pour le consommateur, ou encore l’émergence économique des pays en développement. Ce n’est plus le cas. Plus la chaîne de valeur est sophistiquée, plus grande est sa vulnérabilité. 94% des 1000 plus grandes entreprises américaines ont vu leur chaîne d’approvisionnement perturbée par le COVID-19 dès le mois de février[4]. Les acteurs économiques intègrent d’ores et déjà à leurs coûts de nombreux nouveaux risques : celui d’une défaillance d’un maillon de la chaîne de valeur, d’une épidémie, de la montée du protectionnisme dans un contexte de recrudescence des tensions commerciales ces dernières années… Dans ce contexte, il n’est pas certain que concevoir un produit aux États-Unis, le faire produire en Corée du Sud puis assembler en Chine avant qu’il soit consommé en Europe soit aussi profitable qu’avant. On peut s’attendre à une régionalisation des chaînes de valeur autour des marchés de consommation finaux (Europe, États-Unis-Canada, Japon-Corée-Chine). Notre politique commerciale doit guider cette recomposition.   2. Elle doit nous permettre (enfin) de repenser notre politique commerciale   En 2008, le refus du protectionnisme est clairement affirmé dès l’aube de la crise. Les pays du G20 s’étaient rapidement entendus pour « rejeter le protectionnisme » et s’abstenir « d’ériger de nouvelles barrières à l’investissement ou au commerce des biens et des services, d’imposer des nouvelles restrictions ou de mettre en œuvre des mesures de stimulation des exportations contraires aux règles de l’OMC »[5]. Ce refus était présenté comme un moyen pour les principales économies de limiter l’impact de la crise et d’accélérer la reprise. Ses défenseurs s’en référaient aux mesures protectionnistes mises en œuvre peu après la crise de 1929 et plus tard pointées comme un facteur aggravant de la grande dépression. Depuis, le consensus économique en Occident a tangué. Les effets néfastes du commerce international sur l’emploi dans les vieilles nations industrielles ont été démontrés par de nombreux économistes, brisant l’apparence d’unanimité en faveur du libre-échange qui semblait régner au sein de la profession. Il y a eu le Brexit et l’élection de Donald Trump. Celle-ci a été le point de départ de fortes tensions commerciales (entre les États-Unis et la Chine, mais aussi entre les États-Unis et l’Europe) qui ont achevé d’annihiler la confiance en un système multilatéral coopératif. La pandémie de COVID-19 arrive dans un contexte radicalement différent de celui de 2008 et offre – malgré tout – une opportunité pour tous ceux qui, depuis de nombreuses années, appellent à freiner le libre-échange, notamment en le soumettant à des normes environnementales et sociales strictes.   II. La refonte de notre politique commerciale européenne se heurte à une culture libre-échangiste et un éclatement des préférences européennes, qui découle notamment de la divergence des intérêts économiques des États membres de l’UE vis-à-vis du reste du monde 1. Une culture libre-échangiste ancrée dans les traités et dans les préférences politiques de nombreux États membres   La politique commerciale européenne, pendant du marché intérieur et de l’union douanière, est formulée conjointement par la Commission européenne (qui négocie avec les États tiers) et les États membres (qui établissent le mandat de négociation donné à la Commission et ratifient les accords commerciaux). Les objectifs qui lui sont fixés par les traités[6] sont tout droit sortis du consensus de Washington, qui accéléra la mondialisation libérale à compter des années 1990. La politique commerciale commune doit contribuer « dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres ». Ces objectifs ont guidé une politique commerciale commune fortement libre-échangiste et très peu

Par Ridel C.

22 mai 2020

L’urgence d’une indépendance numérique révélée par l’urgence sanitaire

Dans la gestion de la crise actuelle, la place accordée aux technologies du numérique a été au cœur de nombreux débats. En particulier, la question de l’accès aux données personnelles est devenue centrale dans les échanges autour du traçage des contacts et du partage des données de santé. Mais la crise a également révélé des fragilités majeures dans notre politique de gestion de ces données, en questionnant notamment l’attribution de la plateforme des données de santé à l’entreprise Microsoft. En outre, la crise a accéléré le recueil et l’exploitation de ces données, sans prendre en compte les conséquences futures de cette captation. Il devient ainsi impératif de se poser la question des répercussions à long terme des décisions prises aujourd’hui. Il faut également nous interroger sur les grands enjeux qui se cachent derrière nos choix numériques afin de mieux lancer les chantiers de long terme que nous impose ou que devrait nous imposer aujourd’hui la géopolitique du numérique.   Introduction   Nos données numériques apportent quantité d’informations sur nous-mêmes, mais aussi sur l’état de notre société, sur ses atouts et ses fragilités. Derrière des applications anodines circulent en effet des données sur l’état de santé de la population, des indices sur sa réalité sociale, sur l’état de ses infrastructures routières ou encore des informations, parfois sensibles, sur ses activités économiques et politiques. Selon l’usage que l’on fait de ces informations, l’impact sur la société peut être bénéfique ou néfaste. La mathématicienne Cathy O’Neil nous alerte par exemple sur l’usage des données dans l’éducation, la justice en passant par le commerce ou la santé, les organismes sociaux ou les assurances[1]. Les données de santé sont par exemple un trésor pour les compagnies d’assurance qui, si elles y accèdent, peuvent définir des profils de clients à risque pour adapter leur proposition commerciale, accentuant ainsi certaines inégalités face à la santé. C’est pourquoi il ne faut pas prendre à la légère les enjeux qui se cachent derrière le numérique et la circulation des données. Par ailleurs, ces données sont aussi la matière première des technologies d’apprentissage automatique, souvent regroupées autour du terme « intelligence artificielle », et sur lesquelles reposent de nombreuses innovations technologiques telles que la reconnaissance faciale ou la voiture autonome. Les entreprises et les États trouvent un intérêt évident dans la course à ces données massives qu’ils peuvent utiliser pour développer des technologies de pointe dédiées à des secteurs variés, tels que le contrôle aux frontières, la sécurité, la santé, la justice ou le militaire. Dans le domaine de la santé, au cœur de cette note, les données sont nécessaires si l’on souhaite développer les technologies de machine learning qui permettent d’accompagner la recherche médicale et d’améliorer les outils des praticiens. À ce titre, elles sont déterminantes dans le développement de ce tissu industriel. Mais elles sont aussi éminemment stratégiques : la surveillance des données de santé à l’échelle d’un pays donne une carte d’identité précieuse qui révèle les fragilités d’un système de santé, celles des individus, et permet d’orienter des décisions économiques, politiques voire militaires. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) alertait d’ailleurs, dès 2018, sur l’acquisition par les entreprises américaines de plusieurs sociétés françaises expertes dans le traitement de ce type d’informations, et notamment la branche dédiée à la gestion des données clients et stratégiques de Cegedim, acquise par IMS Health en 2015. L’administration s’inquiétait alors de la captation, par « des entités tant publiques que privées », d’informations stratégiques et orientant la politique économique des États-Unis vis-à-vis des industries françaises[2]. Un an plus tard, Microsoft Azure fut désigné, sans passage par un appel d’offre, comme prestataire principal de la Plateforme des données de santé des Français, baptisée Health data hub[3]. Cet hébergeur, qui propose également des services d’analyse, accélère sa captation de données dans l’urgence de la crise sanitaire. En matière de géopolitique des données, la gestion de la crise actuelle agit ainsi comme un formidable révélateur de notre dépendance extérieure dans le domaine du numérique appliqué à la santé. Face aux enjeux d’indépendance numérique et de protection des données qui se posent, de grands et longs chantiers seront nécessaires. Cette note propose d’apporter quelques pistes de réponses sur la manière de les engager.   1. Penser le numérique relève d’une approche transversale qui s’applique à l’analyse de la gestion des données numériques en santé   Penser le numérique, notamment dans un secteur aussi essentiel et structurant que la santé, nécessite une approche transversale qui prenne en compte plusieurs couches de l’activité numérique. En 2016, la politologue Frédérick Douzet proposait trois « couches du cyberespace » : la couche physique, logique et sémantique[3]. Le schéma ci-dessous s’inspire de ce modèle, mais propose un échelonnage à quatre niveaux des technologies, hiérarchisées selon leur rôle dans l’activité numérique : les socles matériels sans lesquels aucune activité numérique n’est possible, composés des infrastructures mais aussi du matériel informatique et mobile ; les applicatifs codés, c’est à dire les OS, les logiciels ou les algorithmes, les sites internet, les applications ; les données dont les flux circulent entre applicatifs et socles ; les usages, qui définissent les manières de vivre dans et avec le numérique. Cette approche transversale donne une place particulière à la dimension matérielle, dans un domaine où très souvent le virtuel et le vocabulaire qui l’accompagne, du cloud au data lake, fabrique un imaginaire qui donne l’impression d’un effacement des frontières physiques et géographiques. Comme l’énonce Amaël Cattaruzza, « les processus de datafication nous obligent à modifier nos approches et nos interprétations et à reconsidérer le concept clef de la géopolitique, à savoir le territoire »[4]. Ainsi, ce n’est pas parce que nos données sont numériques qu’elles ne suivent pas un parcours, qu’elles n’ont pas un lieu de production et de destination, et que les enjeux de leur captation ne renvoient pas à des réalités géopolitiques. Or, la stratégie numérique en matière de données de santé concerne chacune de ces couches. Elle pose d’abord la question des socles matériels, qui correspond à la « couche physique

Par Ophélie Coelho

20 mai 2020

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