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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Notes

Gérer les grandes infrastructures dans l’intérêt commun en période de crise

Essentielles dans le cadre du développement économique et social des sociétés industrialisées, les grandes infrastructures constituent un patrimoine collectif aujourd’hui invisible aux yeux des populations et dont les services délivrés sont devenus bien acquis. Pourtant, ces structures, points d’intérêt vital pour la nation française, le sont d’autant plus en période de crise car leur défaillance a souvent de tragiques conséquences et l’après-crise ne peut se faire sans elles. Cette dépendance accrue de nos sociétés pousse l’ensemble des acteurs de la chaîne à travailler sans cesse sur leur résilience, notamment en apprenant des différentes crises vécues. L’actuelle crise sanitaire ne déroge pas à la règle en portant son lot d’enseignements, notamment en neutralisant partiellement deux ressources critiques pour les grandes infrastructures que sont la disponibilité de ressources humaines et la pleine fonctionnalité du système d’informations. Ainsi, l’augmentation des investissements et une gestion publique de certaines infrastructures semblent apparaître comme des réponses évidentes et immédiates à l’après-crise. Néanmoins, elles ne dispensent pas les sociétés modernes de l’impératif de réfléchir plus globalement à la durabilité de leur modèle et la capacité des infrastructures à y répondre.   Les grandes infrastructures, notamment celles de réseaux (énergie, transports, téléphonie, eau, etc.), tiennent une place essentielle dans le développement économique de nos sociétés. Elles permettent la circulation des personnes, des marchandises, des capitaux, de l’information et constituent un levier de croissance dans de multiples secteurs. Depuis plusieurs années, la transition énergétique, le déploiement du très haut débit et la modernisation des réseaux de transport sont à ce titre au centre des politiques d’investissements de la plupart des pays européens. Elles ont également un rôle social déterminant, en assurant la fourniture de biens et de services contribuant à la qualité de vie des individus. En cela, elles représentent un patrimoine collectif au service de la vie de la nation et des activités humaines, pouvant être qualifiés de « biens communs ». « La France possède un des meilleurs réseaux d’infrastructures au monde » [1], affirmation corroborée par le rapport du World Economic Forum (WEF) de 2016 qui mesure la compétitivité globale de 144 pays à partir de 12 thématiques, et qui avait classé la France au dixième rang mondial pour la qualité de ses infrastructures et au deuxième rang des pays du G20. Héritière de grandes infrastructures de service public édifiées après-guerre grâce aux investissements massifs de l’État [2], la France a développé une forte capacité dans la conception, la gestion et l’entretien de ses infrastructures, se positionnant dans les « premiers pays exportateurs » en la matière [3]. Les infrastructures présentent aujourd’hui un niveau d’intégration tel, avec un fonctionnement régulier, qu’elles disparaissent aux yeux de la population, transformant le service délivré en bien acquis pour l’usager. Cette invisibilité, parfois opportune, véhicule pourtant de nombreux écueils, parmi lesquels l’absence de sensibilisation de la population aux différents enjeux (sécuritaires, financiers, environnementaux, techniques…) attachés à la gestion de ces équipements. Ces derniers réapparaissent à la défaveur d’événements exceptionnels, parfois tragiques [4], qui mettent en lumière la vulnérabilité voire la dangerosité de certaines infrastructures. Afin de se prémunir contre de nouvelles catastrophes, les pouvoirs publics ont conçu et déployé des politiques de prévention et gestion des risques visant à réduire les impacts : des risques d’origine naturelle (crues, séismes, mouvements de terrain, changement climatique sur le plus long terme) ; de la dépendance à d’autres infrastructures et réseaux ; des éléments intrinsèques à leur conception (matériaux, vieillissement, etc.) ; d’exploitation liée à la gestion de flux. Pourtant, il apparaît que le fonctionnement même des sociétés industrialisées rend les infrastructures de réseaux de plus en plus vulnérables aux différents risques : concurrence internationale accrue, méthodes de flux tendus (du « juste à temps » à la limitation des stocks), forte baisse des financements de l’État menée dans une logique d’économies budgétaires [5], etc. L’impératif de continuité d’activité en toutes circonstances interroge quant aux usages et à la dépendance des sociétés industrialisées aux grandes infrastructures.   Table des matières I – L’impérieuse nécessité d’assurer le fonctionnement des grandes infrastructures en période de crise Les infrastructures de réseaux reconnues comme « Point d’Importance Vitale » (PIV) Des vulnérabilités émergentes à la faveur d’une crise inédite II – Les enseignements à tirer de la crise pour un fonctionnement optimisé des grandes infrastructures de réseaux Une gouvernance publique à conforter économiquement dans la gestion des grandes infrastructures Une sobriété des usages à développer pour garantir la résilience des grandes infrastructures     I – L’impérieuse nécessité d’assurer le fonctionnement des grandes infrastructures en période de crise   Les différents types de risques ou catastrophes mettent en jeu de façon constante la résilience des infrastructures et de leurs réseaux.   1. Les infrastructures de réseaux reconnues comme « Point d’Importance Vitale » (PIV)   La définition de la résilience, donnée lors de la définition du cadre d’action de Sendaï [6], est « la capacité d’un système, d’une communauté ou d’une société exposée aux risques de résister, d’absorber, d’accueillir et de corriger les effets d’un danger, en temps opportun et de manière efficace, notamment par la préservation et la restauration de ses structures essentielles et de ses fonctions de base » [7]. C’est précisément parce que les infrastructures de réseaux sont reconnues comme des « structures essentielles » qui concourent aux « fonctions de base » (production, distribution de biens et services indispensables à l’exercice de l’autorité de l’État, fonctionnement de l’économie, maintien du potentiel de défense ou à la sécurité de la nation) qu’ils sont considérés comme « d’importance vitale » [8]. Le dispositif de sécurité des activités d’importance vitale (SAIV) constitue le cadre permettant d’analyser les risques et d’appliquer les mesures cohérentes avec les décisions des pouvoirs publics. Au sein de ce dispositif sont référencés les opérateurs d’importance vitale (OIV), lesquels détiennent des points d’importance vitale (PIV) tels que des établissements, des ouvrages ou des installations fournissant les services et les biens indispensables à la vie de la nation [9]. La délimitation du PIV permet une mise en œuvre plus efficiente du dispositif de SAIV entre l’opérateur et le préfet de département concernant des composants névralgiques indispensables au bon fonctionnement des infrastructures

Par Liguori L.

10 mai 2020

Pour une couverture totale de l’activité partielle

L’activité partielle constitue un des dispositifs les plus anciens de la politique publique de l’emploi. Il consiste à verser une partie de leur salaire à des employés qui cessent le travail, tout en maintenant leur lien contractuel avec l’employeur. Il apparaît formellement avec le décret du 19 avril 1918, qui institue des caisses publiques départementales de secours « contre le chômage résultant de la crise du ravitaillement, des matières premières et du charbon pour les industries » – un chômage conjoncturel partiel, administré par des offices paritaires départementaux et municipaux. La plupart des caisses syndicales, parfois abondées par subvention publique, prévoient alors aussi ce type d’aide. Une série de décrets, circulaires et ordonnances cimentent le dispositif entre 1931 et 1958. Un accord national interprofessionnel de 1968 entérine le caractère national et homogène du dispositif, sans requérir d’accords de branche. Ce dispositif à caractère préventif répond aux intérêts de plusieurs groupes sociaux. Du côté des salariés, il évite leur paupérisation, leur déqualification et la perte de statut social qu’engendre le chômage total. Il écarte le risque de licenciement, en échange d’une réduction provisoire de salaire. Du côté des employeurs, il limite les coûts de réembauche, la perte de potentiel productif avec les salariés les mieux formés et la dilapidation des frais de formation consentis. Une autre motivation, du côté de l’administration publique et des décideurs politiques, concerne l’information sur le marché de l’emploi. Un outil d’activité partielle attractif pour les employeurs leur apparaît nécessaire pour mesurer le temps d’emploi réel en entreprise et, ainsi, constituer des statistiques fiables de l’activité, sa variation et sa répartition entre branches. Ce souci est illustré par les anciens participants au Front populaire, concepteurs de la loi des 40 heures, marqués par leur difficulté à analyser, alors, le temps d’emploi par secteur et taille d’entreprise (Mendès-France, 1966). En somme, l’activité partielle est censée réunir un ensemble d’objectifs apparemment contradictoires : « en même temps conserver un potentiel de main-d’œuvre productif, garantir la pérennité du lien salarial et de Ia protection sociale pour les salariés et diminuer significativement les conflits » (Lallement, Lefèvre, 1997, p. 26). Toutefois, cet équilibre entre groupes sociaux se disloque dans la crise du Covid-19, où les usages de l’activité partielle apparaissent particulièrement ambigus et problématiques. Cette situation appelle une réforme de l’activité partielle, pour l’adapter aux enjeux contemporains et aux défis à venir. Cette note présente les limites du dispositif en termes de couverture (1), d’indemnisation (2) et de contrôle des abus (3) avant d’en proposer plusieurs pistes de réformes (4).   1. Un dispositif qui couvre mal les travailleurs précarisés L’une des limites les plus saillantes du dispositif est la couverture incomplète qu’il fournit. Un ensemble de salariés sont en effet laissés en dehors du dispositif : indépendants, salariés en contrats courts (intérimaires, CDD, saisonniers), chômeurs en fin de droits et démissionnaires.   Un dispositif qui exclut structurellement les travailleurs indépendants   Le dispositif d’activité partielle ne concerne, par définition, que les salariés, laissant de côté les indépendants. Certains ont pu affronter le confinement sereinement, soit parce qu’ils ont pu poursuivre leur activité, soit parce qu’ils disposaient d’une épargne de précaution conséquente, fréquente chez les indépendants (Lamarche et Romani, 2015). Mais un autre segment de ce groupe social s’est trouvé, lui, privé d’activité sans disposer de réserves financières conséquentes. Au premier rang de ceux-ci, on trouve une population dont le statut d’indépendant est contestable, qui exerce le plus souvent sous le statut d’auto-entrepreneurs : chauffeurs de plateformes, ouvriers du BTP, livreurs, etc., dont l’activité est fortement – voire totalement – dépendante d’un donneur d’ordre.   Une prise en charge éphémère des précaires en contrats courts   Pour les salariés en contrats courts, le dispositif s’applique théoriquement. En pratique, de nombreux employeurs ne les ont pas inclus dans leur demande et ont rompu le contrat de manière anticipée, le plus souvent en appliquant – de manière abusive – la clause de force majeure. De ce point de vue, le refus du gouvernement de contrôler, même provisoirement, les licenciements s’est payé par des destructions massives et immédiates d’emplois. Pour les salariés concernés, cela se traduit par une perte de revenus importante, le taux de remplacement de l’assurance-chômage étant moins élevé que celui de l’activité partielle (71 % en moyenne contre 84 %, et 100 % au niveau du SMIC). Mais même lorsque l’activité partielle a été appliquée à ces salariés, ils n’ont été indemnisés que jusqu’à échéance du contrat. Au-delà, ils basculent vers l’assurance-chômage. Outre la complexité d’une démarche administrative supplémentaire pour les nouveaux chômeurs, ce basculement ne peut s’opérer que sous réserve d’ouverture de droits. Cela exclut notamment les travailleurs précaires de type saisonnier, pour lesquels les allocations-chômage font partie du cycle ordinaire de l’année laborieuse, mais s’étendent démesurément en 2020 faute d’opportunité de réembauche.   Chômeurs et travailleurs de l’économie informelle livrés à eux-mêmes   D’une manière générale, l’ensemble des chômeurs ayant épuisé leurs droits se sont retrouvés privés de toute perspective d’embauche, sans pour autant que l’accès à l’assurance-chômage leur soit réouvert. Problématique a aussi été la situation des travailleurs en inter-contrats, ayant démissionné d’un emploi avant la crise en vue de prendre un nouveau poste dans le courant des mois d’avril ou de mars. Nombre d’entre eux ont vu leur embauche repoussée sine die, quand elle n’a pas été purement et simplement annulée, les laissant sans revenus pendant toute la période du confinement, et probablement au-delà. À l’ensemble de ces catégories bien connues des politiques de l’emploi s’ajoute celle des travailleurs de l’économie informelle. S’il n’est pas possible, par définition, d’en donner une évaluation précise, le travail au noir représente un volume d’activité considérable : on peut estimer à 1,9 million le nombre de salariés concernés (Gubian, Hagneré, Mahieu, 2019), dont plus de la moitié ne vivent que du travail informel. Plusieurs travaux scientifiques ont montré que ce dernier tenait une place importante dans l’économie locale de territoires touchés par le chômage de masse, que ce soit dans les territoires urbains comme ruraux (Coquard, 2019). Pour ces

Par Clouet H.

5 mai 2020

Ce qui doit échapper à la logique de la mondialisation Quelle méthode pour identifier les secteurs stratégiques de l’économie ?

Depuis l’éclatement de la crise sanitaire, l’idée que la France doit s’émanciper de chaînes de valeur mondialisées pour son approvisionnement en biens vitaux fait brusquement consensus. La pénurie criante de masques de protection qui a obéré la réponse française à l’épidémie s’est accompagnée d’autres fragilités dans le domaine des respirateurs ou encore des médicaments. De telles circonstances expliquent pourquoi des politiques ayant fait leur métier de porter des recettes libérales dissertent désormais sur la souveraineté économique, de Dominique Strauss-Kahn [1] à Emmanuel Macron, qui le 12 mars a déclaré : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie » [2]. Dès lors que la nécessité de « reprendre le contrôle » – autre expression présidentielle récente – sur certains biens et services stratégiques est admise, comment procéder ? Quelles sont les activités qui mériteraient ce qualitatif de stratégique ? Comment déterminer, au sein de ces activités, les premières priorités ? Quels moyens mettre en œuvre pour maintenir ces activités sur le territoire, pour les faire croître, pour les sanctuariser vis-à-vis de fluctuations de marché ou d’offres d’achat venues de l’extérieur ?   Table des matières I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre     I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques Force est de constater qu’il manque à ce jour à la collectivité un cadre de pensée cohérent en la matière. Pire, la méthode de raisonnement même qui permettrait d’établir un tel cadre fait défaut. Derrière certaines expressions invoquées à répétition par les acteurs politiques – l’« État stratège », le « patriotisme économique » – se cache une absence de réflexion globale sur les enjeux qu’elles recouvrent. Les errements du discours officiel au sujet de l’État actionnaire illustrent parfaitement cette indigence – qui est tout autant intellectuelle que pratique. En mars 2018, au moment de communiquer sur le programme de privatisations du gouvernement, Bruno Le Maire explique que « [l]‘État actionnaire doit être présent dans des secteurs stratégiques, où notre souveraineté est en jeu. Pour le reste, ce n’est pas le rôle de l’État que de recueillir régulièrement des dividendes » [3]. Outre l’amalgame entre deux questions distinctes – la participation au capital d’une part, l’appropriation et l’usage de dividendes de l’autre –, le ministre ne daigne pas énumérer les domaines où la souveraineté du pays serait en jeu. Trois mois plus tard, dans une interview aux Échos à l’occasion de la présentation du projet de loi Pacte en Conseil des ministres, il affirme que « [l]’État, pour sa part, doit être un État stratège. Il n’a pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles […] Il doit garder la main sur des activités de souveraineté nationale, comme le nucléaire ou la défense ainsi que sur les grands services publics nationaux comme la SNCF » [4]. Au-delà de l’observation que le rail, le nucléaire et l’armement sont de facto des secteurs concurrentiels, ne serait-ce qu’à l’international, cette liste est bien trop courte, et bien trop vague, pour constituer un socle pouvant guider les pratiques de l’État actionnaire. Malheureusement, aucun éclairage probant sur le sujet n’est apporté par les rapports annuels et les autres communications de l’Agence des Participations de l’État (APE), sise à Bercy. Dans la « doctrine de l’actionnariat public » que l’APE met en avant, ne sont mentionnées que « les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire) » – comme si la souveraineté économique pouvait se limiter à ces deux activités – et les entreprises œuvrant au « service public » et à l’« intérêt général national ou local » [5]. « Stratégique », « souveraineté », « service public », « intérêt général » : autant de termes dont l’institution s’abstient pudiquement de préciser le périmètre. Au reste, la réflexion sur les secteurs stratégiques de l’économie et les manières de les préserver doit dépasser la seule question de l’actionnariat public. Par sa réglementation des entreprises privées, par ses interventions financières, par ses commandes, l’État dispose en principe d’une panoplie de moyens pour promouvoir les activités jugées essentielles. Encore faut-il déterminer quelles sont ces activités, et adapter à chaque fois les instruments déployés à leurs caractéristiques. Pourtant, pas plus que l’APE, les autres organes de la puissance publique n’offrent aujourd’hui un cadre de pensée cohérent face à ce sujet, qu’il s’agisse de la Caisse des Dépôts, de Bpifrance, du Conseil économique, social et environnemental, ou encore de France Stratégie (organisme de réflexion rattaché à Matignon, mais qui porte parfois bien mal son nom). L’absence de cadre cohérent pouvant servir de repère pour orienter des décisions particulières, ainsi que l’absence de méthode intellectuelle pour arriver à un tel cadre, expliquent pourquoi la gestion française des dossiers industriels majeurs de ces dernières années a été avant tout réactive, pour ne pas dire improvisée. Souvent, ce n’est qu’après coup, et déjà pris de court, que l’État a fait mine de découvrir qu’une activité vitale avait échappé à son champ d’intervention : aujourd’hui les masques de protection, hier les données personnelles ou encore les batteries de véhicules électriques. Dans d’autres cas, face à l’urgence de certaines situations, les dirigeants français ont surtout tâtonné. C’est ce qui s’est visiblement passé au moment du rachat d’Alstom Énergie par General Electric. À en croire un témoignage d’Arnaud Montebourg dans Le Monde, une réunion le 21 juin 2014 aurait opposé celui-ci, favorable à une solution alternative impliquant l’allemand Siemens, à Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qui se serait opposé à un blocage de General Electric au motif qu’« on n’est quand même pas au Venezuela ! » [6]. Si le parti pris idéologique du futur président peut choquer, le plus grave n’est sans doute pas là, mais bien dans le fait qu’un argument si déconnecté de l’enjeu concret ait pu avoir eu droit de cité dans le contexte de la prise de décision. Cette anecdote illustre

Par Sperber N.

3 mai 2020

Vers un « Nouvel ordre écologique international »

Nous disposons d’une longue histoire de négociations et de propositions qui ont taché d’imposer une autre forme de gouvernance économique internationale. Le projet de « Nouvel ordre économique international » porté dans les années 1960-1970 par les pays du Sud, avec l’appui de la CNUCED, cherchait par exemple à réguler les flux commerciaux, encadrer les entreprises multinationales, ou encore relocaliser certains secteurs industriels. Ces projets ont aujourd’hui un héritage riche, comme celui de la CNUCED de « Global green new deal », que cette note propose de remettre à l’agenda. On revient d’abord sur la vulnérabilité financière des États avant la crise, en particulier au Sud, et on propose à la fois de dégager des marges de manœuvre financière à court terme, et de rouvrir les négociations quant à un mécanisme international de restructuration des dettes, qui permettrait de réduire la vulnérabilité des États à long terme (la question des droits de tirage spéciaux est abordée dans une autre note). On propose ensuite de s’intéresser à l’histoire de l’assistance technique multilatérale pour financer à court terme une expertise qui accompagnerait les États dans la réponse à la crise sanitaire, notamment par la relocalisation de certaines productions, ainsi que de mettre en place une véritable expertise dans l’appui à la transition écologique. Enfin, on ouvre plus largement les possibilités de réformes, en s’appuyant tout à la fois sur le projet de la CNUCED de « Global green new deal » que sur une réforme des statuts du FMI.   Introduction   À la veille de la pandémie, les acteurs de la société civile et les acteurs multilatéraux qui suivent les questions de gouvernance économique internationale pointaient déjà tout à la fois la vulnérabilité des États, en particulier au Sud, et la nécessité d’initier une réforme de cette gouvernance pour s’engager dans la transition écologique. L’organisation Bretton Woods project profitait ainsi en 2019 des 75 ans de l’acte de naissance du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Internationale de Reconstruction et de Développement (BIRD) – plus simplement la Banque mondiale – pour revenir sur le « rôle des institutions de Bretton Woods dans la crise actuelle du multilatéralisme, qui affaiblissent structurellement la gouvernance démocratique et les droits de l’homme, tout en détruisant l’environnement ». Elle mettait en avant l’émergence de mouvement de contestation de leurs politiques au Sud, en particulier en ce qui concerne l’extraction des ressources [1]. En parallèle, la CNUCED – Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement – publiait son rapport annuel sous le titre « Financing a global green new deal », dans lequel, tout en soulignant la vulnérabilité financière des pays du Sud, elle proposait une feuille de route pour s’engager dans une transition écologique à l’échelle globale [2]. Si la crise actuelle accélère le besoin de reconstruire une gouvernance économique internationale plus démocratique et tournée vers la transition écologique, un certain nombre d’acteurs ont donc déjà largement posé les bases d’un tel projet. En ce sens, l’objectif de cette note n’est pas tant de proposer un ensemble de nouvelles réformes que de montrer dans un premier temps en quoi l’histoire des organisations multilatérales regorge de pistes pour reconstruire une véritable alternative à moyen et long termes. La référence à la conférence de Bretton Woods est bien sûr incontournable. Quelques mois après l’adoption du programme du Conseil National de la Résistance, en 1944, la fondation de la Banque mondiale et du FMI établissait une nouvelle forme de gouvernance internationale, supposée capable d’affronter les crises, et donnait aux États les moyens de se « reconstruire ». Mais Bretton Woods reste marqué par un ordre colonial et donc anti-démocratique, mis en place pour poursuivre un objectif de croissance économique sans aucune préoccupation environnementale. Ce n’est donc non pas tant dans les origines de ce mécanisme qu’il faut puiser, mais dans ses critiques, qui ont structuré depuis les années 1960 la réflexion sur un multilatéralisme plus juste pour les pays du Sud, et qui réencastre l’économie globale dans les projets politiques, sociaux et environnementaux portés par les différents États. Sur ce point, c’est la référence au Nouvel ordre économique international qui s’avère incontournable. Dans les années 1960-1970, ce sont en effet les pays du Sud qui ont cherché à imposer une réforme majeure, en faisant foisonner les projets juridiques et institutionnels pour réguler les flux commerciaux, encadrer les entreprises multinationales, relocaliser certains secteurs industriels ou encore encadrer l’extraction des ressources naturelles par des mécanismes juridiques plus justes. Nous reprenons ainsi cette référence avec l’idée de Nouvel ordre écologique international, car ce projet incarnait un refus de l’ordre néolibéral qui s’installait alors, tout en proposant des formes d’action publique transnationale plus démocratiques, substituant à la logique eurocentrique et post-coloniale du « développement » un projet économique structurellement plus égalitaire pour les pays du Sud. Sans pour autant avoir directement traité la question de la transition écologique, la radicalité de ce projet en termes de réencastrement de la sphère économique dans la sphère sociale en fait un point de départ particulièrement riche pour penser l’alternative écologique à une échelle globale. Si ce projet a été consciencieusement mis en échec par les puissances occidentales, il a néanmoins été porté par une majorité des pays dans le monde, le plus souvent avec l’expertise d’une organisation toujours très active : la CNUCED. Depuis sa création en 1964, l’organisation onusienne a été un véritable laboratoire de construction d’alternatives économiques, au sein duquel les pays du Sud étaient considérés comme bien plus que de simple débiteurs enjoints d’adopter à marche forcée les réformes d’ajustement structurel qui font aujourd’hui la faiblesse de leurs systèmes de santé. Comme l’a montré récemment Quinn Slobodian dans son travail sur l’histoire du néolibéralisme, la CNUCED a même été un temps considérée comme une anti-OMC qui faisait barrage au projet néolibéral [3]. En proposant des pistes de réformes, cette note s’appuie donc largement sur les travaux de la CNUCED, pour participer à sa réhabilitation dans les réformes à venir. Alors que la question des droits de tirages spéciaux est abordée dans une autre note, on essaie

Par Deforge Q.

3 mai 2020

Sortir vite et durablement de la crise économique en utilisant la création monétaire et l’annulation de dettes

Lorsqu’il s’agit de la réponse monétaire et budgétaire à la crise du Coronavirus, on a le choix dans la démesure des chiffres, mais gare aux mirages qui sont nombreux. Aligner des zéros peut s’avérer aussi trompeur que de les perdre. Offrir une garantie sur des prêts bancaires n’est pas la même chose, loin s’en faut, que de subventionner une entreprise ou un ménage directement. Baisser les taux d’intérêts au plus bas n’exonère pas de rembourser le capital emprunté, que ce soit pour un État, un ménage ou une entreprise. Or, la majeure partie de la réponse à la crise, que ce soit au niveau des États ou au niveau de l’Union européenne, a consisté à faciliter encore et toujours plus l’endettement des agents privés et des États. Comme en 2008, on vise à favoriser, à simplifier, à développer le recours à l’endettement. D’abord en donnant des liquidités aux banques pour garantir la continuité de l’offre de crédits, maintenant pour accorder des garanties à ces mêmes prêts bancaires. Mais est-il raisonnable de pousser tous les agents économiques à s’endetter non pour investir mais pour subventionner des pertes ? Il y a un moment où les acteurs économiques, comme les États, ne pourront plus “manger du crédit”, même à taux zéro et même si la BCE leur assure un débouché en les rachetant. Alors que tout est fait pour que les banques n’encourent aucun risque et pour favoriser l’endettement à taux faibles, rien n’est fait pour aider les États à ne pas voir leurs dettes publiques exploser ou pour injecter de l’argent sans dette dans l’économie afin de rétablir la solvabilité des agents économiques, notamment dans un sens favorable à la transition écologique. C’est pour cela qu’il faudrait de la création monétaire ciblée ou une annulation des dettes détenues par la banque centrale (ce qui ne lèserait personne). Une sortie durable de la crise, en particulier celle qui passerait par une reconstruction écologique, ne pourra pas se faire sans réinventer en profondeur notre modèle monétaire et sans briser certains tabous qui l’entourent.   Tables des matières I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise II. Nous sauver maintenant et dans le futur III. Mettre la création monétaire libre et ciblée et l’annulation de dettes au cœur de l’agenda   I. Nous nous engageons dans la guerre contre le Covid-19 avec les armes de la précédente crise   Les chiffres peuvent vite impressionner, mais ils sont souvent des faux-semblants. Comme l’avait écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur » [1]. Quand on évoque par exemple les plus de 30 000 milliards d’euros de baisse du cours des actions en l’espace de deux mois (février et mars), on croit par exemple que tout cet argent est « parti en fumée ». C’est faux : beaucoup d’acteurs ont simplement empoché leurs gains accumulés les dernières années et d’autres valeurs se sont effondrées alors qu’elles ne reposaient sur rien de réel (les fameuses valeurs notionnelles des produits dérivés). Quand le cours en bourse d’une entreprise dévisse, cela la rend vulnérable à une prise de contrôle mais cela ne change rien à sa capacité immédiate de se financer, même si cela peut à terme augmenter le coût du risque car les nouveaux investissements seront perçus comme moins rentables en raison de règles financières et comptables tout à fait contestables. De la même manière, quand la BCE met en place des programmes de rachats d’actifs de près de 1 100 milliards d’euros sur 2020, cela ne veut pas dire que cet argent va financer l’économie réelle. Au contraire, il est versé aux banques, seuls acteurs disposant d’un compte auprès de la banque centrale avec le Trésor (mais on interdit l’accès de ce dernier aux financements de la banque centrale) et donc seuls acteurs habilités à recevoir l’argent de la BCE. Même constat quand la BCE offre 3000 milliards d’euros de liquidités aux banques, prétenduement pour permettre aux entreprises et PME de se refinancer, via le TLTRO (targetted long-term refinancing operations), ou quand la réserve fédérale (FED) met à disposition de ces mêmes banques près de 1 500 milliards de dollars de liquidités supplémentaires (en trois jours seulement), au milieu du mois de mars, pour calmer la crise de liquidités. Tout ceci relève du trompe-l’œil, d’un artifice de façade, car rien ne permet d’affirmer que cet argent sera bien utilisé, ni même qu’il atteindra tout simplement l’économie réelle. Une seule certitude : les dettes publiques vont augmenter très massivement et les politiques monétaires « non-conventionnelles », qui sont déjà devenues conventionnelles depuis 10 ans, vont être maintenues pour les décennies à venir. Le non-conventionnel devient l’ordinaire et nous n’en sortirons pas car nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme monétaire, dans lequel la monétisation permanente des actifs devient la seule soupape de sécurité du système financier. En effet, avec des dettes publiques à 120 ou 130 % par rapport au PIB (en France, et bien davantage en Italie, en Espagne ou en Grèce), le seul moyen d’assurer des taux faibles et des débouchés à ces dettes publiques sera une prolongation du programme de rachats d’actifs publics et même des actifs privés. La BCE agira ainsi car elle n’aura pas le choix, sauf à provoquer un désastre économique et l’arrêt de mort immédiat de la zone euro. La BCE achetait déjà pour 20 milliards d’euros de titres financiers par mois, auxquels elle a ajouté 120 milliards en plus d’ici la fin de l’année le 12 mars, puis 750 milliards le 18 mars, soit environ 1 100 milliards sur l’année. Ce sera davantage à l’avenir. Mais cela ne suffira malheureusement pas car des questions d’un autre genre vont émerger. L’ampleur de cette réponse ne doit en effet pas nous donner de fausses illusions : nous engageons la guerre contre le COVID 19 et ses conséquences économiques avec les armes de la précédente crise. On ne peut que penser à cette phrase de Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel : « Ils étaient nourris du passé :

Par Dufrêne N.

3 mai 2020

Droits de Tirage Spéciaux, Covid-19 et environnement : The time is now, the question is how ?

Comme dans bon nombre d’autres domaines, la pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur des fragilités préexistantes du système monétaire et financier international (SMI). Depuis les années 1980, le cycle financier, guidé par les grandes institutions financières internationales, a déterminé les dynamiques économiques du régime de croissance financiarisé [1]. Ce régime se caractérise par une succession de survalorisations d’actifs et d’emballements du crédit créant une croissance sous hormones, survalorisations suivies régulièrement de crises systémiques toujours plus massives, à l’image de celle de 2008. Le cycle financier a ainsi offert aux économies développées une échappatoire facile mais fragile à la menace de « stagnation séculaire » dont elles n’ont par ailleurs pas encore trouvé l’issue, tout en faisant porter une bonne partie des coûts sociaux et écologiques des crises sur les populations les plus faibles du globe. Table des matières I. La triple crise des pays émergents et en développement II. Des filets de sécurité financiers ébranlés, une dépendance problématique au dollar. III. DTS, the time is now IV. The question is how V. Monnaie internationale et limites planétaires   I. La triple crise des pays émergents et en développement À cet égard, la pandémie de Covid-19 intervient à un moment où les indicateurs de volatilité financière (tels que mesurés par le VIX par exemple) étaient revenus à leur plus haut niveau depuis 2009, de sorte que la combinaison de ces fragilités prêtes à imploser et de la pandémie a immédiatement créé un effet de système massif. Le retournement brutal des flux de capitaux, qui avaient afflué ces dernières années dans les pays émergents et dans les pays en développement, à la recherche de rendements, a été particulièrement massif dans les dernières semaines. Totalement étrangers à la crise du Covid-19, les pays émergents ont pourtant vu littéralement fondre, en quelques jours, leur déjà faible autonomie financière, le prix des matières premières dont dépend l’essentiel de leurs ressources fiscales, en même temps qu’ils ont vu surgir pour eux-mêmes la menace de la pandémie [2]. C’est ainsi bien une triple crise en puissance à laquelle sont confrontés les pays émergents et en développement. Les fuites de capitaux d’abord, qui ont atteint une centaine de milliards de dollars depuis le début de la pandémie alors qu’elles s’étaient limitées à l’occasion de la crise de 2008 à une trentaine de milliards de dollars. La chute induite des taux de change des pays émergents et des pays en développement (entre 5 et 25 % de perte par rapport au dollar) surenchérit l’accès aux devises étrangères, et notamment au dollar et à l’euro, que ce soit pour les importations ou le remboursement de crédits dans ces monnaies avec des risques de défauts très fortement accrus. La chute des cours des matières premières ensuite (37% en moyenne à ce jour), et du pétrole en particulier, réduit encore l’espace d’autonomie politique de ces pays pour faire face à la crise. Enfin, la crise sanitaire pourrait générer des dégâts considérables dans des pays qui ont jusqu’à récemment encore suivi les recettes du consensus de Washington, réduisant tout ce qui pouvait ressembler à des dépenses publiques ou des services publics. Face à cette triple crise, les filets de sécurité financiers existants, ce que l’on appelle plus généralement le système monétaire international, s’avèrent bien trop faibles pour endiguer la crise.   II. Des filets de sécurité financiers ébranlés, une dépendance problématique au dollar Pour faire face aux besoins urgents en devises, de nombreux pays (plus de 90 à l’heure où nous écrivons) ont d’ores et déjà demandé de bénéficier de facilités de financement du FMI. Sans conditionnalité pour les pays présentant une situation d’endettement jugée soutenable, ces facilités d’urgence sont limitées en volume (100 milliards de dollars au total). Les programmes plus conséquents de prêts du FMI supposent quant à eux des conditionnalités lourdes de réformes dites structurelles, co-responsables des conditions sanitaires déplorables de nombreux pays aujourd’hui candidats. De nombreux pays émergents sont ainsi traumatisés par leur dernière expérience de tels prêts (Algérie, Argentine…) et pourraient reculer le plus longtemps possible devant cette éventualité. De leur côté, les États-Unis, via leur réserve fédérale (Fed), ont déployé un arsenal de lignes d’échanges de devises (« swap lines ») avec les banques centrales de pays « amis », permettant de fournir directement à ces pays des dollars en échange de leur propre devise. Le Brésil et le Mexique sont les principaux pays émergents concernés. Au-delà de ces swap lines, une facilité « repo » a été également ouverte pour permettre à un plus grand nombre de pays de troquer leurs bons du Trésor américain contre des dollars. Des discussions sont enfin ouvertes sur la possibilité d’une ligne d’échanges de devises entre le FMI et la Fed. Malgré ces avancées, les insuffisances de ce système apparaissent au grand jour : la conditionnalité des prêts liée à des fondamentaux macroéconomiques « solides », qui exclut de nombreux pays en nécessité impérieuse de soutien tels que l’Argentine ou le Soudan ; la limitation des quantités émises par rapport aux enjeux, alors que la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (UNCTAD) [3] évalue les besoins immédiats des pays émergents et des pays en développements à 2500 milliards de dollars ; le choix politique des pays bénéficiaires par la puissance hégémonique, directement dans le cas des interventions de la Fed (l’Inde, la Turquie, la Thaïlande ou l’Afrique du Sud ne font pour l’instant pas partie des pays bénéficiaires de « swap lines »), indirectement via le jeu des quotes-parts au sein du FMI. Plus fondamentalement, la confiance dans la devise clé, le dollar américain, pourrait être ébranlée par la gestion même de la pandémie par les États-Unis, la tendance de l’administration actuelle à prioriser absolument les intérêts américains au détriment systématique du multilatéralisme, et les dépenses intérieures titanesques engagées pour limiter les impacts de la crise [4]. Les tensions géopolitiques générées par ce moment de flottement des responsabilités internationales semblent repousser toute action majeure sur les dettes des pays en développement. Même si le G20 reporte fort heureusement les paiements d’intérêts des dettes pour l’année 2020 (qui

Par Espagne É.

3 mai 2020

Notre système de santé après le covid-19 : réussir le changement de paradigme

Depuis le début de l’épidémie de covid-19, le Président de la République s’est engagé à plusieurs reprises à un effort massif en faveur de l’hôpital public et des soignants. Le directeur général de l’ARS Grand Est a été limogé pour avoir affirmé que la restructuration du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy se poursuivrait comme prévu et le ministre de la Santé s’est engagé à suspendre toutes les réorganisations. Un aggiornamento des politiques de santé semble donc à l’ordre du jour, mais ses contours demeurent très flous. La note de la Caisse des dépôts et consignations récemment dévoilée par Médiapart montre qu’il pourrait tout aussi bien ressembler à une accentuation des dérives antérieures, notamment le recours accru aux partenariats public-privé [1]. L’opportunité de renforcer notre système de santé ne peut être saisie que si l’on dégage une vision claire des maux qui l’affectaient avant la crise et de la manière dont celle-ci nous impose de redéfinir nos priorités. La question décisive est celle du changement de paradigme. Depuis trente ans, le paradigme dominant des réformes était celui de la productivité, c’est-à-dire la production du soin à un coût maîtrisé, se traduisant par des impératifs comme ceux de la maîtrise des dépenses de l’assurance-maladie, de l’incitation des hôpitaux à la productivité et du « virage ambulatoire » (faire de plus en plus d’interventions sans hospitalisation). Il faut se défier de tout manichéisme et toutes les évolutions antérieures ne sont pas nécessairement condamnables ; mais force est de constater qu’elles ont rendu notre système de santé bien plus fragile, avec des inégalités croissantes et une crise sociale dans le personnel soignant. Si l’on ne veut pas que l’après-crise se réduise à un coup de pouce temporaire, il faut réussir le passage à un paradigme nouveau, celui de la santé publique, c’est-à-dire de la recherche du plus haut niveau de santé de la population.   Table des matières 1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise 1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier 1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise 1.3. Des inégalités territoriales et sociales timidement combattues 2. Ce que révèle ou confirme le Covid-19 2.1. Un hôpital public fragilisé mais qui tient le choc 2.2. Une culture de santé publique défaillante 2.3. Une médecine de ville désorganisée et négligée 2.4. Des fragilités intolérables dans l’approvisionnement en médicaments 3. Comment réformer selon un paradigme de santé publique 3.1. Pour un primat des politiques de résilience de la société 3.2. Comment donner enfin la priorité à la santé publique 3.3. Sortir de la T2A pour financer l’hôpital en fonction des besoins de la population 3.4. Fonder la qualité des soins sur la considération envers les soignants et l’ensemble des personnels hospitaliers 3.5. Réorganiser les soins de premier recours pour mieux répondre aux besoins de la population   1. La productivité, paradigme dominant de l’avant-crise 1.1. La maîtrise des dépenses, impératif premier S’il fallait résumer les politiques de santé à un acronyme, ce serait sans hésiter « ONDAM », pour « objectif national des dépenses d’assurance-maladie ». Créé en 1996 dans le cadre du plan Juppé, voté chaque année par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), l’ONDAM est le budget de l’assurance-maladie et le symbole d’une « gouvernance par les nombres » [2] du système de santé. Lorsque le Président de la République a annoncé sa stratégie de transformation du système de santé en septembre 2018, l’annonce phare a été l’augmentation du taux de progression de l’ONDAM de 2,3 à 2,5 %… 1 % d’augmentation de l’ONDAM équivaut à plus de 2 milliards d’euros de dépenses supplémentaires. Alors que l’ONDAM voté par le Parlement était fréquemment dépassé durant ses premières années d’existence, il est strictement respecté depuis 2010, à un niveau historiquement faible compris entre 2 et 2,5 % par an. Il a été en 2019 de 218,7 milliards d’euros. Source : Association Fipeco. Cette maîtrise, dont les ministres de la Santé ne manquent pas de se féliciter, repose sur des instruments de régulation qui pèsent de manière disproportionnée sur l’hôpital. En début d’année, une partie des crédits réservés aux hôpitaux est « gelé » comme réserve de précaution. Les dépenses de soins de ville dépassant régulièrement l’objectif, les crédits gelés sont annulés pour compenser et ne bénéficient donc jamais aux hôpitaux. Selon le Sénat [3], ce sont ainsi au total 3 milliards d’euros votés par le Parlement dont les hôpitaux n’ont pas bénéficié sur la période 2010-2018. Ces annulations de crédits contribuent en bonne partie aux déficits hospitaliers, qui ont abouti à la constitution d’une dette de 30 milliards d’euros aujourd’hui.   1.2. La recherche délétère de l’hôpital-entreprise Au hit-parade des acronymes, la « T2A », ou « tarification à l’activité », viendrait sans doute immédiatement après l’ONDAM sur le podium. Lancée en 2004 et pleinement appliquée depuis 2008 [4], la T2A consiste à attribuer un tarif défini nationalement à chaque acte ou type de soins (classés en « groupes homogènes de soins » ou « GHS ») réalisé par un hôpital ou une clinique privée. Le budget de l’établissement est la résultante de l’application de ces tarifs à son activité, connue de manière très fine grâce au codage de chaque acte dans le cadre du « PMSI » (programme médicalisé des systèmes d’information). Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la T2A n’est pas un outil de maîtrise des dépenses de santé : l’ancien système du « budget global », qui consistait à appliquer chaque année au budget de l’établissement un taux d’augmentation, permettait déjà d’assurer cette maîtrise. La T2A est un outil de répartition du budget, défini nationalement dans le cadre de l’ONDAM, en fonction de la productivité : plus un établissement réalise de soins, plus il bénéficiera d’un budget important. Ou du moins limitera sa diminution, car en cas de dépassement des prévisions d’activité, le ministère de la Santé baissera les tarifs afin de tenir l’ONDAM : comme Alice au pays des merveilles [5], l’hôpital doit courir de plus en plus vite pour ne pas reculer ! Lorsqu’elle était ministre de la Santé, Agnès Buzyn avait annoncé la fin de cette logique de l’hôpital-entreprise. Mais dans les

Par Marcelin P.

3 mai 2020

Comment reconstruire ?

L’Institut Rousseau a été fondé le 4 mars 2020 lors d’une soirée qui a réuni quelque 500 personnes. Une semaine plus tard, cet événement aurait été impossible. En ce mois de mars 2020, la vie sociale s’est soudainement arrêtée, la peur est apparue et certains des dogmes qui régissaient notre vie économique et sociale se sont effondrés. Depuis ce moment, nous vivons une « drôle de guerre », une guerre contre un ennemi invisible, une guerre qui nous oblige à nous terrer plutôt qu’à nous mobiliser. En 1940, le grand historien Marc Bloch écrivait un texte intitulé L’étrange défaite qui ne fut publié qu’en 1946, après son assassinat par la Gestapo. Cette « déposition d’un vaincu » a marqué les esprits dès sa publication : alors qu’il écrivait en plein cœur des événements, Marc Bloch a su discerner les causes immédiates, mais aussi les causes profondes de la défaite de la France. Il écrivait ainsi : « Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. ». Aujourd’hui, la crise du Coronavirus a révélé en pleine lumière toutes nos fragilités : idéologiques, institutionnelles, économiques, productives. Nous payons aujourd’hui les erreurs des décennies passées autant, sinon plus, que les sacrifices imposés par le virus. Nous avons désarmé nos hôpitaux, complexifié et fragilisé toutes nos chaînes de production et confié notre approvisionnement en matériel médical de base au bon vouloir de pays étrangers. Nous avons affronté la crise financière avec des outils insuffisants et inchangés depuis 2008, accru les inégalités même face à la maladie, renoncé à organiser des solidarités et laissé le marché définir presque seul nos besoins et, finalement, notre chemin. Après cette crise, le retour au « business as usual » est impossible. Ce sont pourtant toujours les mêmes promesses, après une crise financière, un attentat ou une guerre, que « plus rien ne sera jamais comme avant ». Et souvent ces espoirs sont déçus par une pensée hésitante qui tend à reproduire ce qu’elle connaissait déjà. Nous allons pourtant au devant de nombreux défis nouveaux qui nous interdisent le retour au statu quo. Sisyphe a besoin d’abandonner sa pierre. Alors, s’il faut que l’État aide le secteur privé pour surmonter la crise, ce n’est pas pour lui rendre les clés sans contrepartie sociale une fois celle-ci passée, comme en 2008, ou pour relancer la machine productiviste sans prendre en compte nos intérêts environnementaux. Car nous aurons d’autres crises à affronter. Les dérèglements climatiques, la sixième extinction de masse, les désordres géopolitiques et sociaux grandissants ne nous permettent pas, malheureusement, d’en douter. La question est donc de savoir comment nous voulons affronter les prochaines crises. Veut-on les affronter avec des marchés financiers complètement paniqués avant même le premier choc réel ? Fait-on confiance à des dirigeants qui sont prêts à faire semblant de jeter par la fenêtre l’idéologie néolibérale, que l’on peut définir comme la confirmation par le droit et la politique de principes économiques ultralibéraux, alors qu’ils l’ont défendue toute leur vie ? Garderons-nous des institutions qui ont refusé de questionner les interdits (déficit, aides d’État, création monétaire, protectionnisme solidaire et écologique) avant l’arrivée d’une crise grave ? N’existait-il pas déjà une urgence climatique et une crise sociale qui auraient dû exiger de nous une mobilisation totale ? La rue, la pauvreté, le chômage et la pollution tuent aussi. Il ne s’agit pas bien sûr de remettre en cause l’énergie exceptionnelle déployée pour lutter contre le virus. Nous observons tous les jours l’humanisme et le dévouement de nos médecins, de nos personnels soignants et de tous ceux qui nous permettent de faire fonctionner le pays bon gré mal gré. Dans La Peste, Camus faisait du docteur Rieux une figure simple de l’humanisme, mais malheureusement sans illusions sur l’éternel recommencement (« Dites docteur, c’est vrai qu’ils vont construire un monument aux morts de la peste ? »). Il nous revient aujourd’hui de dépasser ce fatalisme et de nous poser la seule question qui vaille : comment reconstruire ? Éclairer ce chemin au regard de tout ce que cette crise a révélé en si peu de temps est essentiel. Car la résilience du corps social et du système économique ne s’improvise pas : elle se construit dans la durée, par des mécanismes de solidarité efficaces et grâce à des États bien organisés, capables de jouer leur rôle de garants de l’intérêt général. Par conséquent, de nombreuses activités doivent aujourd’hui sortir du domaine de l’idéologie néolibérale et d’une gestion uniquement privée pour rejoindre le champ de la délibération collective et la gestion commune, tandis que de nouvelles contraintes doivent peser sur nos individualités pour nous enjoindre de nous comporter rationnellement. Questions d’équilibre, de curseur et de priorités. Il s’agit d’une bataille culturelle et politique. Un monde qui ne brillait déjà pas par sa justice sociale, par son efficacité économique et par son humanité a craqué sous nos yeux. Paradoxalement, nous pouvons nous estimer heureux que le virus n’ait pas été plus violent car nous n’avions pas érigé les bonnes digues. L’avenir doit se construire sur des fondations plus solides. C’est tout l’objet de ce travail collectif des membres de l’Institut Rousseau. Comme dans tous les travaux de l’Institut, nous accordons une attention particulière aux propositions concrètes qui peuvent résulter de nos constats. Les sermons et les vœux pieux ne suffisent pas : il faut transformer le réel car, comme en médecine, le traitement de la crise immédiate engage aussi l’avenir du corps social. L’Institut Rousseau propose donc de publier, pendant un mois, une note par jour de réflexion sur les fragilités révélées par la crise et sur les moyens de les dépasser. Cette réflexion ne pourra pas être exhaustive : de nombreux sujets seront traités ultérieurement par l’Institut. Mais d’ores et déjà, le dossier de crise que nous proposons se fonde sur quatre axes essentiels pour formuler des propositions qui répondent à notre question : comment reconstruire ? le premier

Par Dufrêne N.

3 mai 2020

Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ?

Telle qu’elle fut menée en France, la décentralisation a tendu à mettre de plus en plus en danger la République. Multipliant les exceptions, elle a calqué les structures administratives sur les revendications catégorielles, voire identitaires. Elle n’a pas pour autant favorisé la démocratie. Devenue illisible, elle est demeurée affaire d’élus et, d’élection en élection, une part croissante des citoyens s’en est détournée pour se réfugier dans l’abstention. Diluant les responsabilités entre au minimum cinq niveaux d’action publique, elle a affaibli notre capacité collective à conduire de grands projets, à aménager le territoire et à assurer l’égalité des citoyens devant la loi. Cette note se propose de remettre sur le métier la toile d’une décentralisation dysfonctionnelle dès le départ pour en reposer la superstructure sur des fondations démocratiques et républicaines. Introduction   Avec l’irruption brutale de la crise causée par la pandémie du virus Covid-19 dans la vie de sociétés qui, imprudemment, croyaient trop souvent en avoir fini avec le tragique, la vieille machine administrative centralisée française, montre à nouveau son visage séculaire. Quels qu’aient pu être les retards, les imprévoyances et les erreurs du Gouvernement dans la réponse à la crise, qui semblent majeurs et dont il faudra évaluer attentivement l’ampleur une fois la crise passée, force est de constater que la machine de l’État fait face, mieux qu’ailleurs, aux urgences du moment. Alors que le gouvernement espagnol et celui de la communauté autonome de Catalogne se déchirent sur leurs responsabilités, que les États-Unis réagissent par morceaux et en désordre conformément à leur nature fédérale, que la fermeture des établissements scolaires en Allemagne dépend de la décision de chaque land, l’État à la française montre sa vertu. Les agences régionales de santé, administration déconcentrée de l’État, sont à pied d’œuvre pour accroître les capacités de réanimation des hôpitaux et transférer les malades des zones les plus touchées vers celles encore relativement épargnées. Le maillage préfectoral, relayé par les communes, organise aussi bien que possible la continuité des activités vitales, suivant les instructions des ministères concernés. En temps de crise, la centralisation tant décriée réapparaît pour ce qu’elle est, un gage d’efficacité administrative, de cohérence et de rapidité. Quant à la décentralisation, elle semble pour quelques semaines engloutie dans l’oubli par les impérieuses exigences du réel. Là où elle fut conduite, notamment en matière de stockage des masques, elle a montré toutes ses limites. Ainsi Marisol Touraine déclare-t-elle dans Le Figaro du 23 mars : « En 2013, il y a un avis du SGDN qui dit que chaque collectivité, entreprise ou établissement est responsable de ses stocks, car l’État ne peut pas tout stocker. C’est ce qu’ont fait la mairie de Paris, ou le ministère de la Santé pour les urgences. Ce n’est pas un changement de doctrine, c’est une décentralisation ». Si l’on peut s’étonner qu’un État moderne comme la France ne soit pas à même d’assurer le stockage de masques, il faut bien interroger les soubassements idéologiques conduisant à décentraliser cette décision… et en reconnaître le bilan catastrophique. Telle qu’elle fut menée en France, la décentralisation a tendu à mettre de plus en plus en danger la République[1]. Multipliant les exceptions, elle a calqué les structures administratives sur les revendications catégorielles, voire identitaires. Elle n’a pas pour autant favorisé la démocratie. Devenue illisible, elle est demeurée affaire d’élus et, d’élection en élection, une part croissante des citoyens s’en est détournée pour se réfugier dans l’abstention. Diluant les responsabilités entre au minimum cinq niveaux d’action publique[2], elle a affaibli notre capacité collective à conduire de grands projets, à aménager le territoire et à assurer l’égalité des citoyens devant la loi. Cette note se propose de remettre sur le métier la toile d’une décentralisation dysfonctionnelle dès le départ pour en reposer la superstructure sur des fondations démocratiques et républicaines. Construisant sur les fondations posées par l’arasement révolutionnaire de la marqueterie administrative archaïque léguée par l’Ancien régime et la création des départements, l’État centralisé et uniforme fut la clef de voûte de l’unité de la société française. La simplicité et l’efficacité redoutable de l’édifice donnèrent à la France une véritable « constitution administrative » qui devait survivre, moyennant de minimes évolutions, à toutes les vicissitudes de l’histoire politique agitée du pays entre 1800 et 1981. C’est grâce à cette armature solide que purent être conduits les grands efforts d’unification du pays avec la mise en œuvre de l’école obligatoire, le service militaire universel et la grande politique d’aménagement du territoire des années 1960 et 1970. Elle permit aussi à la France d’affronter victorieusement sa plus grande épreuve, la Grande Guerre, en mobilisant efficacement toutes les ressources de la nation. En comparant l’article 3 de la loi du 28 pluviôse An VIII (17 février 1800)[3] avec les 136 articles et 188 pages de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, plus connue en tant que loi « NOTRe », établissant la dernière en date des grandes « réformes territoriales » qui ont rythmé l’actualité politique des dernières décennies depuis 1982, on est frappé par l’impression de confusion et d’enchevêtrement que donne désormais notre organisation administrative. À l’imposante façade néoclassique a succédé un patchwork disgracieux d’aspirations contradictoires, un édifice menaçant ruine, mais maintenu debout au jour le jour par des étais provisoires. La décentralisation, soit le transfert de certaines compétences des administrations territoriales de l’État à des autorités locales élues, a représenté dans notre histoire institutionnelle une rupture d’une extraordinaire portée, dont on ne mesure en général pas l’importance et qui peut prétendre, avec la signature du traité de Maastricht, au titre de plus importante décision prise par les dirigeants français depuis 1974. À en juger par la succession rapide des réformes, remplaçant sans repos une cote mal taillée par une autre dans une large indifférence du public, force est de constater que la France n’a pas retrouvé, depuis 1982, un équilibre institutionnel dans lequel elle se reconnaît s’agissant de son organisation territoriale. Pourtant, alors que le bilan d’une transformation aussi brutale reste à établir, il suscite peu de débats intellectuels, et encore

Par Pierre-Latour M.

26 mars 2020

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