Bien que la crise du Coronavirus ne soit pas une crise d’origine financière, elle a révélé des fragilités profondes des marchés financiers et une interdépendance en grande partie non-désirable avec l’économie réelle. Celles-ci trouvent leur source dans la combinaison entre l’exposition élevée des agents financiers, l’interconnexion des marchés globaux, une sous-évaluation du risque, une politique monétaire qui alimente les bulles ou encore l’aléa moral des banques et des entreprises too big to fail.
En 2007, les acteurs financiers avaient soudainement réévalué les risques inconsidérés qui avaient été pris sur le marché immobilier américain. Cette fois, le choc de la pandémie de COVID-19 est complètement exogène mais la réaction initiale des marchés a été brutale face à la réalisation que les économies allaient tourner au ralenti pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois et que nombre d’entreprises étaient dans une situation fragile. La chute concomitante des cours du pétrole à la suite des différends entre Russes et Saoudiens n’aide en rien.
Fin mars 2020, l’indice Dow Jones avait effacé l’ensemble de ses gains depuis l’élection de Donald Trump. Les faillites d’entreprises se sont multipliées dès le début du mois de mars. La liquidité s’est tarie sur les marchés et pour les entreprises avec des trésoreries fragiles qui allaient restées longtemps fermées, la situation devenait inquiétante.
Dans cette crise que nous traversons, la première réaction de la BCE et des États a été de soutenir l’économie et le système financier. Les intentions étaient louables : garantir le fonctionnement du système financier, soutenir les entreprises et les citoyens qui se retrouvaient sans activité ou en activité partielle. Toutefois on peut s’interroger sur la mise en œuvre et les modalités de ces soutiens.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, les marchés financiers n’ont pas retrouvé leurs niveaux de début d’année, mais ils ont fortement rebondi. Les plans de soutien des États européens et des États-Unis ainsi que l’action des banques centrales, qui se sont remises à acheter massivement des titres et à offrir de la liquidité sans limite sont les principales raisons de ce rebond. Alors que cette crise est loin d’être terminée, ce n’est pourtant pas l’éventuelle perspective d’une forte reprise économique qui a propulsé les marchés puisque les faillites ne font que débuter et que le chômage continue d’augmenter. L’impact pour les marchés est positif mais on peut s’interroger sur les résultats macroéconomiques des actions entreprises.
Cette note se propose donc d’analyser les outils de gestion de crise et les mesures macroprudentielles que nous pouvons mettre en place en plus de celles qui existent déjà, puis de proposer des mesures microprudentielles, notamment sur la composition des bilans bancaires.
I. Permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie et prévenir les bulles
Il convient de permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie réelle. En effet, aujourd’hui la banque centrale compte sur les banques commerciales et les marchés financiers pour « relayer » ses décisions et in fine impacter l’économie réelle. Or depuis quelques années et l’apparition des technologies de registres distribués (distributed ledger) qui sous-tendent notamment les cryptomonnaies comme le Bitcoin, les banques centrales pourraient émettre directement des monnaies digitales, ce qui leur rendrait le contrôle non seulement sur la création monétaire mais aussi sur le système de paiement, aujourd’hui contrôlé par les banques commerciales. Un certain nombre d’études et de travaux plaident pour ces fameuses central bank digital currency (CBDC)[1]. Dans cette hypothèse, la banque centrale assurerait les fonctions d’une banque commerciale traditionnelle et devrait agir dans un environnement où elle serait en concurrence avec celles-ci (il va sans dire qu’une position de monopole n’est pas souhaitable). La banque centrale pourrait directement financer l’économie réelle et orienter le crédit, par exemple en faveur des enjeux climatiques. C’est pourquoi, une telle banque centrale devrait aussi faire l’objet d’un contrôle démocratique renforcé et d’une transparence exemplaire.
Proposition n°1 : Permettre à la BCE d’émettre sa propre monnaie digitale pour agir directement sur l’économie et renforcer son contrôle démocratique.
La prévention des bulles doit également être un objectif poursuivi par la banque centrale. Depuis une dizaine d’années, les liquidités injectées par les banques centrales dans le système financier mondial n’ont pas permis une reprise aussi forte qu’escomptée, et ce particulièrement en zone euro. Inonder les marchés de cash et offrir des prêts « gratuits » aux banques a certes évité une forte récession et eu, dans une certaine mesure, des effets bénéfiques sur l’investissement et l’emploi, mais elle a surtout contribué à la formation de bulles. La banque centrale américaine, la Fed et la Banque Centrale Européenne (BCE) sont souvent pointées du doigt ces dernières années comme étant à l’origine d’une bulle sur l’ensemble des marchés, financier comme non-financiers.
Prenons l’exemple du marché immobilier. Selon un rapport du Secours Catholique, publié en 2018 en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch[2], plus de la moitié des crédits bancaires à destination des particuliers et des entreprises sont dirigés vers le secteur immobilier dans les dix-sept économies les plus avancées. De plus, une part conséquente de ces crédits ne commandent pas la construction de bâtiments neufs, ce qui correspondrait à une stimulation de la production, mais sont destinés à l’achat de logements déjà construits. Selon le même rapport, « lorsque la croissance du volume du crédit immobilier est plus importante que la construction de nouveaux logements, elle fait monter les prix de l’ancien et entraîne la formation de bulles ».
Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, « la stabilité financière nécessite la mise en œuvre de politiques […] macroprudentielles (surveillance du crédit, des prix d’actifs sur les marchés boursiers, immobiliers…) qui impliquent les autorités de surveillance et les banques centrales et les obligent à coordonner leurs efforts […] La seule véritable parade contre le risque systémique résiderait dans une politique macroprudentielle qui surveillerait de près le cycle du crédit et celui des prix d’actifs »[3]. Très concrètement, la banque centrale, dont la fonction inclut également la mise en œuvre de politiques prudentielles, a à sa disposition un instrument de politique monétaire tout désigné : l’encadrement du crédit. Elle peut décider de limiter les volumes et/ou les montants de certains crédits.
Proposition n°2 : Encadrer le crédit lorsqu’il alimente des bulles qui font peser un risque important sur l’économie réelle.
II. Mettre un terme à la mutualisation – sans condition – des pertes
Les crises requièrent souvent une intervention forte et massive des pouvoirs publics pour soutenir l’activité et sauvegarder les emplois, ils ne doivent pas se contenter de signer des chèques en blanc. À la suite de la crise de 2007, au cours de laquelle les États européens avaient dû largement soutenir les banques, les autorités avaient durci la réglementation en introduisant le principe de « bail-in » qui revient à faire contribuer les actionnaires et les réserves de la banque en premier lors d’une crise. Même si les exemples récents des banques régionales italiennes ont montré que ce principe était difficile à mettre en œuvre, on observe avec la crise du coronavirus, qu’un tel principe ne s’applique pas aux entreprises traditionnelles toujours en quête de « bail-out » (i.e. le sauvetage public). Même lorsque l’on a affaire à des grands groupes avec des positions financières solides, ils sont éligibles aux dispositifs de soutien comme le chômage partiel. Lorsqu’ils sont en difficulté, ils agitent un chantage à l’emploi pour obtenir des deniers publics. Il faut mettre un terme à ce système où les profits sont privatisés et les pertes sont mutualisées.
En contrepartie des aides, l’État a un levier d’action considérable : il doit exiger la fermeture des filiales dans les paradis fiscaux, interdire les versements des dividendes sur une période définie ou exiger des engagements sociaux et environnementaux.
Proposition n°3 : Conditionner les aides d’État aux grandes entreprises à des exigences sociales, fiscales ou environnementales.
III. Renforcer la réglementation sur les produits financiers et pratiques toxiques
L’usage des produits dérivés, apparus dans les années 1980, s’est fortement intensifié au cours des dernières décennies avec la libéralisation financière. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), le notionnel des dérivés est de l’ordre de 558 000 milliards de dollars à la fin 2019[4]. Apparus initialement pour répondre à la volatilité des cours des devises, ils deviennent rapidement un outil spéculatif déstabilisateur et/ou procyclique. Notamment, puisqu’ils permettent de parier purement et simplement contre un actif sans le détenir. En effet, lorsque le cours de ces derniers chute de manière prononcée, les produits dérivés qui parient contre leur cours voient leur prix augmenter, car ils représentent un pari potentiellement gagnant à court terme. Ces comportements peuvent parfois avoir des conséquences désastreuses ou accentuer des crises[5]. Le dernier exemple en date semble être celui des contrats futures sur le baril de pétrole américain (dit WTI pour West Texas intermediate). Preuve supplémentaire de leur caractère déstabilisateur, les États-Unis ont pris la décision d’interdire certains types de produits dérivés afin de ralentir la chute des cours des sous-jacents et de diminuer l’amplitude de leurs variations.
Force est de constater que ces instruments financiers, censés aider à stabiliser les cours, finissent par avoir l’effet exactement inverse. Certaines avancées ont été faites en la matière, notamment la mise en place de différentes chambres de compensation (comme LCH. clearnet et Eureux Clearing AG au niveau européen) pour sécuriser le marché du gré-à-gré (ou OTC pour over the counter). Il s’agit là du règlement EMIR pour l’Europe et du Dodd-Franck Act aux USA. Nous n’analyserons pas ici le contenu de ces règlements de manière exhaustive mais nous avançons que malgré les diverses contraintes imposées aux investisseurs, le risque systémique ne disparaît pas. En effet, en cas de crise majeure, les chambres de compensation, imposées par ces règlements, ne suffisent pas à compenser les pertes globales.
Nous devons aller plus loin, tout en sachant que toute régulation au niveau européen doit se coordonner, notamment avec les États-Unis, ce qui réduit considérablement notre marge de manœuvre. Par conséquent, nous pouvons d’ores et déjà commencer par établir des règles simples et agir en priorité sur les actifs qui peuvent poser les plus grands risques pour les États et les citoyens : les devises, les obligations souveraines et les matières premières.
En ce qui concerne les devises, nous préconisons de mettre en place des facilités de swaps illimités entre les grandes banques centrales (Fed, BCE, Banque d’Angleterre etc.) et leurs homologues des pays émergents, ce qui leur permettrait de se refinancer en hard currency (dollar, euro, etc.) en cas d’attaque spéculative.
Interdire l’achat ou la vente de produits dérivés sur les matières premières, notamment agricoles, à tout acteur n’étant pas ou ne représentant pas un industriel ou un producteur permettrait d’endiguer la spéculation sur celles-ci. Enfin, les transactions sur des dérivés ayant pour sous-jacent une dette souveraine pourraient être conditionnées au fait que l’une des contreparties détient effectivement la dette en question et cherche bien à se couvrir d’un risque. Ces mesures ne permettraient pas d’endiguer toutes les attaques spéculatives, mais elles auraient le mérite de les réduire significativement et pourraient être mises en œuvre par les autorités nationales telles que l’AMF en coordination avec les chambres de compensation.
Proposition n°4 : Réduire les comportements spéculatifs sur les devises en mettant en place des swaps illimités entre banques centrales et sur les matières premières et la dette souveraine en limitant les transactions aux agents économiques qui cherchent véritablement à se couvrir.
Au-delà de certains produits financiers qui peuvent se révéler néfastes, certaines pratiques sont également contestables. Le trading à haute fréquence (THF) fait partie de ces méthodes de trading controversées. Réputé pour sa prétendue tendance à réduire les spreads[6], le THF présente bien d’autres désavantages. D’un côté, il nuit aux investisseurs classiques à travers la possibilité de faire du latency arbitrage[7] et, d’un autre côté, il permet aussi des manipulations de marché illégales avec des pratiques telles que le quote stuffing[8] ou le spoofing[9]. À partir du moment où une part conséquente des transactions financières sont le fruit du THF, entièrement réglé par des algorithmes, le système dans son ensemble s’expose à des bugs récurrents qui peuvent causer une panique sur les marchés – amplifiée par le même THF – comme le 6 mai 2010, date à laquelle le Dow Jones a perdu 20% de sa valeur en à peine vingt minutes.
Le THF n’est pas interdit par l’Autorité des marchés financiers (AMF) mais reste toutefois surveillé, notamment pour y sanctionner les fraudes, ou plutôt pour tenter de le faire. Si l’AMF peut infliger des amendes aux acteurs financiers qui utilisent le THF pour frauder, nous pouvons prolonger cette logique pour dissuader tous les acteurs financiers d’utiliser le THF sous peine de sanctions financières. Il serait en revanche plus difficile d’en passer par une interdiction pure et simple au niveau national, notamment parce que la Bourse de Paris – entièrement informatisée – est logée dans des serveurs à Londres.
Au-delà du risque systémique posé par le THF, cette pratique lèse tous les participants de marché : les vendeurs vendent moins cher qu’ils pourraient et les acheteurs achètent plus cher qu’ils pourraient. En somme, il s’agit d’un impôt implicite qui profite à des acteurs privés et devrait être purement interdit.
Proposition n°5 : Interdire le THF au niveau européen et imposer des sanctions aux acteurs nationaux qui y recourent via l’AMF.
4. Réguler plus efficacement les acteurs des marchés financiers en leur imposant des contraintes de fonds propres
Ce niveau d’analyse de proposition permet d’influer individuellement sur les acteurs afin de produire les effets collectifs que nous souhaitons. Abordons maintenant la question de la séparation des activités bancaires[10], qui souhaite mettre fin au modèle des banques universelles, jugées trop grosses pour faire faillite. La loi bancaire française de 2013 n’a pas été à la hauteur du défi. Des amendements multiples favorables au secteur bancaire et une application légère ont conduit à une séparation de moins de 1 % des activités bancaires. De plus, ces filiales appartiennent toujours aux mêmes groupes, de manière à ce que cette séparation soit principalement cosmétique. C’est pourquoi nous plaidons pour un nouveau « Glass-Steagall Act[11] » avec une véritable séparation des activités, une rupture de tous liens capitalistiques entre les entités séparées, l’isolation des réseaux interbancaires. Séparer les activités revient à isoler les risques de marchés des dépôts de la population, rompre les liens capitalistiques assure l’indépendance des entités et évite les transferts de risque d’une filiale à une autre. L’isolation des réseaux interbancaires permettrait d’éviter les effets de contagion entre marchés financiers et banques de dépôt.
Proposition n°6 : Mettre en place une véritable séparation des activités d’investissement et de dépôt.
Le fait de contenir l’aléa moral lié au « too big to fail », en démantelant les banques universelles ne suffit pas à éliminer les risques sur les marchés. D’une part, les banques, même de moindre taille, peuvent ne pas évaluer correctement le risque. D’autre part, elles ne sont pas les seules dont la faillite peut poser problème à l’ensemble du système. Dans cette catégorie se trouvent aussi les fonds d’investissement, les assurances et les activités qui se développement à la marge des bilans bancaires, à savoir le shadow banking.
Une des pratiques qui permet aux banques d’évacuer le risque tout en le faisant supporter à d’autres acteurs financiers est la titrisation[12]. De cette manière, le ou les crédits octroyés par la banque disparaissent de son bilan, ce qui lui permet d’octroyer de nouveaux crédits qui seront probablement titrisés et ainsi de suite. Cela entrave l’évaluation du risque car les actifs titrisés sont adossés à d’autres actifs, ce qui rend très difficile l’identification des débiteurs et l’évaluation de leur situation.
Afin de faire assumer aux banques les risques qu’elles évacuent avec la titrisation des crédits et qu’elles freinent cette pratique, nous pouvons imaginer de les faire contribuer à un fonds de garantie lorsqu’elles titrisent. Cela aurait pour bénéfice (i) d’augmenter de facto le coût de la titrisation et par conséquent d’éventuellement réduire sa pratique et (ii) de permettre d’indemniser des investisseurs qui aurait été objectivement floués. Toutefois, ce type de fonds de garantie serait largement insuffisant en cas de crise systémique.
Proposition n°7 : Mettre en place un fonds de garantie de titrisation pour dissuader sa pratique et indemniser des investisseurs
L’exposition individuelle, et par conséquent collective, au risque s’accroît également avec un recours abusif à l’effet de levier, notamment dans des opérations dites de LBO (leverage buy-out)[13]. L’effet de levier suppose de financer l’acquisition d’un stock d’actifs avec très peu de capital initial, en passant par l’endettement. Cette méthode permet, une fois que les intérêts liés à la dette sont déduits, de toucher une rentabilité (revenus du capital/capital de départ) bien supérieure à celle qu’aurait permis l’acquisition du même stock d’actifs avec des capitaux propres uniquement.[14] Cela entraîne une double exposition. Premièrement pour l’emprunteur, dont le passif de son bilan est très fortement composé de dettes et d’un capital trop faible pour couvrir les pertes engendrées par une possible baisse brutale de la valeur de son stock d’actifs. Deuxièmement pour le prêteur, notamment les banques. Une faillite des emprunteurs en série sur des activités dont le risque est mal évalué peut entraîner à son tour la chute du système bancaire – courroie de transmission des crises – et compromettre ainsi le financement du reste de l’économie. Il faut donc agir directement sur l’effet de levier – et par la même occasion sur le bilan des banques et des fonds d’investissement – ainsi que sur le financement qui le rend possible.
Lorsque l’on considère que l’effet de levier s’applique couramment pour les produits dérivés, tels que les CFD (contrat de différence) nous pouvons légitimement craindre un embrasement généralisé. C’est pour cela que l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF, ou ESMA pour son acronyme en anglais) régule ce marché, entre autres, en limitant l’effet de levier selon les sous-jacents sur lesquels sont adossés les CFD et selon le type de clients (particuliers ou professionnels) qui les acquièrent. Par exemple, pour les principaux indices, l’effet de levier est limité à 5 % de marge, on dit alors qu’il s’agit d’un levier 1:20[15].
Il nous faut aller plus loin. Si pour Maurice Allais le financement des opérations boursières à crédit doit être rendu impossible, nous devons mesurer l’impact immédiat d’une telle mesure sur les mouvements de capitaux dans la mondialisation actuelle. Dans le cas où nous ne rétablissions pas un strict contrôle des capitaux afin d’en restreindre les mouvements, nous devons tout de même réglementer plus fortement l’effet de levier. Au niveau national, toute réglementation sur ce point risque d’être peu efficace. Il nous faut, dans le cadre actuel, propulser un durcissement du contrôle de l’effet de levier au niveau européen. Nous pourrions par exemple prôner un levier de 1:5, ce qui en revient à élever le taux de marge à 20%, pour tous les actifs financiers.
Proposition n°8 : Élever progressivement le taux de marge de l’effet de levier pour atteindre 20% pour tous les actifs financiers sauf pour le financement des TPE-PME.
De cette mesure découle automatiquement une autre, qui consiste à augmenter la part des capitaux propres des banques françaises. En effet, leur passif est essentiellement composé de dettes, qui financent avec un fort effet de levier leurs activités de capital market. Bien entendu nous ne pouvons pas appliquer la proposition précédente aux banques universelles car elles feraient faillite du jour au lendemain. Nous devons toutefois tendre vers la diminution de l’effet de levier et par conséquent vers l’augmentation des capitaux propres dans leur bilan. Pour ce faire, il est possible de prolonger la logique de Bâle III et de déterminer que la part des fonds propres qu’une banque doit détenir dans son bilan doit atteindre 20 %. La remarque sur la possible entrave à la capacité des banques à octroyer des crédits à l’économie réelle relative à la proposition n°7 s’applique ici également.
Proposition n°9 : Augmenter la part des capitaux propres des banques françaises et européennes à 20 % du passif de leur bilan.
Conclusion :
La liste des propositions présentée ici est loin d’être exhaustive et ne résoudra pas l’ensemble des effets négatifs que peuvent générer les marchés financiers. Nous n’avons pas mentionné par exemple la taxe Tobin sur les transactions financières, qui nécessite la coopération et la coordination de plusieurs États pour être efficace.
L’application de ces propositions induit des coûts qui découlent invariablement d’une même logique : une régulation qui réduit les profits des investisseurs, même si cela stabilise le système dans son ensemble, provoquera une fuite des capitaux vers des marchés plus rentables et c’est précisément ce qui entrave la régulation au niveau national. Cet argument, valable dans une certaine mesure, est à relativiser fortement. Il convient en effet de s’interroger sur la nature et la destination des capitaux que nous souhaitons voir affluer. Financent-ils l’économie réelle ? Sont-ils purement spéculatifs ? Financent-ils la transition écologique ? À quel taux ? S’ils sont majoritairement spéculatifs alors nous pouvons considérer leur envol comme un coût d’opportunité de la régulation relativement faible étant donné l’instabilité qu’ils génèrent.
D’autre part, la régulation, lorsqu’elle garantit la stabilité, attire de nouveaux capitaux plus durables. À l’image de la dichotomie qui a existé au sein de la finance française au XIXe siècle incarnée par la coulisse et le parquet, les investisseurs de long terme qui recherchent la sécurité ont besoin de stabilité et sont disposés pour l’obtenir à sacrifier une forte rentabilité à court terme. Un assainissement salutaire du secteur financier pourrait en réalité attirer ce type d’investisseurs. D’autant que nombre d’investisseurs institutionnels semblent de plus en plus enclins à basculer dans « l’investissement responsable ».
Finalement, nous devons prendre conscience du poids que peut avoir la France dans ce rapport de forces. Nous représentons, ceteris paribus, un marché solvable, une demande qui appelle une production rentable, que les investisseurs ont intérêt à financer. Par conséquent, fuir la France comporte pour eux un certain coût d’opportunité. De plus, ils créeraient des opportunités que leurs homologues qui seraient enclins à accepter des rendements légèrement inférieurs seraient ravis de saisir.
Il est temps de passer à l’offensive et d’agir pour découpler l’économie réelle des risques financiers et mettre un terme à la socialisation des pertes engendrées par les marchés.
[1] Voir par exemple Fernández-Villaverde et al. (2020) “Central bank digital currency: Central banking for all”, Vox CEPR
[2] Grégoire Niaudet et Mireille Martini (2018) « La finance aux citoyens, mettre la finance au service de l’intérêt général », rapport du Secours Catholique en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch
[3] Couppey-Soubeyran, J. (2016). Chapitre XVII. La séparation des activités bancaires : a-t-on bien tiré les leçons du passé ? p.444 Dans : Hubert Bonin éd., Crises et régulation bancaires: Les cheminements de l’instabilité et de la stabilité bancaires (pp. 441-449). Genève, Suisse: Librairie Droz.
[4] https://www.bis.org/statistics/derstats.htm
[5] Garber, P.M. (1998). « Derivatives in International Capital Flows », NBER Working Papers 6623
[6] Lorsqu’ils sont remplacés par des algorithmes, dont la vitesse d’exécution et la connexion simultanée à plusieurs plateformes boursières dépassent largement les capacités humaines, on espère que ces logiciels permettront de mieux évaluer le risque, donc le réduire et par conséquent de réduire aussi sa rémunération (le spread). Dans les faits, c’est souvent l’inverse qui se produit.
[7] Lorsque deux investisseurs dans deux places boursières différentes envoient simultanément un ordre d’achat pour le premier et un ordre de vente pour le second il peut arriver qu’ils ne le fassent pas au même prix. Si l’ordre d’achat du premier est supérieur à l’ordre de vente du second, ce dernier aurait pu vendre plus cher. Normalement, il annulerait l’ordre de vente. Mais avec le THF, l’algorithme a le temps d’acheter au prix du second (le vendeur) et de revendre au prix du premier (l’acheteur) et de prélever la différence au passage.
[8] Selon l’AMF, le quote stuffing est « un envoi d’ordres en grand nombre, souvent répétitifs, sans logique économique ». Cela a pour but de nuire aux concurrents.
[9] Le spoofing consiste également à envoyer des ordres et à les annuler tout de suite après, mais dans le but d’orienter les prix dans un sens qui est favorable au trader.
[10] Il s’agit de séparer en deux filiales distinctes les banques d’investissement et les banques de dépôt. Seulement ces dernières peuvent octroyer des crédits bancaires et créer de la monnaie. Les autres ne font que prêter de l’épargne préalablement existante.
[11] Le Glass-Steagall Act ou le Banking Act de 1933 aux États-Unis a rendu incompatible les métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement, il a été abrogé en 1999.
[12] « Technique inventée par les banques afin de pouvoir « revendre » à d’autres institutions financières les prêts qu’elles ont accordé à des clients. La banque émet un titre dont la valeur et le rendement sont indexés sur le montant d’un ensemble de prêts qu’elle a accordés et sur le risque de défaillance des emprunteurs. Le titre émis est donc un produit dérivé, mais dont la composition exacte est souvent mal connue de l’acheteur : toute défaillance d’un emprunteur engendre donc une perte de valeur du titre qui est adossé à cet emprunt. Cette technique a l’avantage de permettre à la banque de se refinancer et de transmettre à des tiers le fait de porter le risque de non-remboursement des prêts accordés. Elle a joué un rôle important dans la dissémination des risques, donc dans l’importance de la crise initiée par les emprunts subprime » (Denis Clerc, D. et Piriou J-P, 2011).
[13] On retrouve le LBO également sous les termes « d’acquisition par emprunt ».
[14] Par exemple, si un investisseur acquiert un stock de produits financiers à hauteur de 500 euros avec un taux d’intérêt de 10% alors il gagnera 50 euros. S’il acquiert ce stock avec des capitaux propres alors la rentabilité sera de 50/500 = 0,1 ou 10%. Par contre si ce même investisseur emprunte 490 euros à un taux d’intérêt de 1% (donc 4,9 euros d’intérêts à rembourser) et qu’il n’apporte que 10 euros de capitaux propres sa rentabilité augmente exponentiellement. En effet, il suffit de déduire la charge d’intérêts (4,9 euros) de la rente (50 euros) et de comparer le résultat (45,1 euros) au capital initial (10 euros). On obtient alors 45,1/10 = 4,51. Cela signifie que l’investisseur a multiplié par 4.51 (+351%) sa mise initiale alors qu’il ne l’aurait multipliée que par 1,1 (+10%) s’il avait financé tout le stock d’actifs avec des capitaux propres.
[15] Un spéculateur peut réaliser un gain ou une perte de 20% pour un mouvement de marché de 1%.
Sommaire
Sylvain Pablo Rotelli
Enseignant en économie à l'université Montpellier 3.
Ano Kuhanathan
Diplômé de l'EDHEC et titulaire d'un doctorat en économie de l'université Paris-Dauphine, Ano Kuhanathan a occupé des fonctions dans le secteur financier, en banque d'investissement, en gestion d'actifs ainsi que dans le conseil. Il a notamment été économiste Zone Euro chez Axa Investment Managers. Plus récemment, il était responsable du conseil économique au sein du cabinet EY. Il enseigne régulièrement l'investissement responsable et la data science chez Neoma Business School. Ses travaux de recherche se concentrent sur les prix des actifs financiers et la politique monétaire. Il dirige les études économiques et financière au sein de l'institut.
Réduire la vulnérabilité de notre économie aux aléas des marchés financiers
Bien que la crise du Coronavirus ne soit pas une crise d’origine financière, elle a révélé des fragilités profondes des marchés financiers et une interdépendance en grande partie non-désirable avec l’économie réelle. Celles-ci trouvent leur source dans la combinaison entre l’exposition élevée des agents financiers, l’interconnexion des marchés globaux, une sous-évaluation du risque, une politique monétaire qui alimente les bulles ou encore l’aléa moral des banques et des entreprises too big to fail.
En 2007, les acteurs financiers avaient soudainement réévalué les risques inconsidérés qui avaient été pris sur le marché immobilier américain. Cette fois, le choc de la pandémie de COVID-19 est complètement exogène mais la réaction initiale des marchés a été brutale face à la réalisation que les économies allaient tourner au ralenti pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois et que nombre d’entreprises étaient dans une situation fragile. La chute concomitante des cours du pétrole à la suite des différends entre Russes et Saoudiens n’aide en rien.
Fin mars 2020, l’indice Dow Jones avait effacé l’ensemble de ses gains depuis l’élection de Donald Trump. Les faillites d’entreprises se sont multipliées dès le début du mois de mars. La liquidité s’est tarie sur les marchés et pour les entreprises avec des trésoreries fragiles qui allaient restées longtemps fermées, la situation devenait inquiétante.
Dans cette crise que nous traversons, la première réaction de la BCE et des États a été de soutenir l’économie et le système financier. Les intentions étaient louables : garantir le fonctionnement du système financier, soutenir les entreprises et les citoyens qui se retrouvaient sans activité ou en activité partielle. Toutefois on peut s’interroger sur la mise en œuvre et les modalités de ces soutiens.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, les marchés financiers n’ont pas retrouvé leurs niveaux de début d’année, mais ils ont fortement rebondi. Les plans de soutien des États européens et des États-Unis ainsi que l’action des banques centrales, qui se sont remises à acheter massivement des titres et à offrir de la liquidité sans limite sont les principales raisons de ce rebond. Alors que cette crise est loin d’être terminée, ce n’est pourtant pas l’éventuelle perspective d’une forte reprise économique qui a propulsé les marchés puisque les faillites ne font que débuter et que le chômage continue d’augmenter. L’impact pour les marchés est positif mais on peut s’interroger sur les résultats macroéconomiques des actions entreprises.
Cette note se propose donc d’analyser les outils de gestion de crise et les mesures macroprudentielles que nous pouvons mettre en place en plus de celles qui existent déjà, puis de proposer des mesures microprudentielles, notamment sur la composition des bilans bancaires.
I. Permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie et prévenir les bulles
Il convient de permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie réelle. En effet, aujourd’hui la banque centrale compte sur les banques commerciales et les marchés financiers pour « relayer » ses décisions et in fine impacter l’économie réelle. Or depuis quelques années et l’apparition des technologies de registres distribués (distributed ledger) qui sous-tendent notamment les cryptomonnaies comme le Bitcoin, les banques centrales pourraient émettre directement des monnaies digitales, ce qui leur rendrait le contrôle non seulement sur la création monétaire mais aussi sur le système de paiement, aujourd’hui contrôlé par les banques commerciales. Un certain nombre d’études et de travaux plaident pour ces fameuses central bank digital currency (CBDC)[1]. Dans cette hypothèse, la banque centrale assurerait les fonctions d’une banque commerciale traditionnelle et devrait agir dans un environnement où elle serait en concurrence avec celles-ci (il va sans dire qu’une position de monopole n’est pas souhaitable). La banque centrale pourrait directement financer l’économie réelle et orienter le crédit, par exemple en faveur des enjeux climatiques. C’est pourquoi, une telle banque centrale devrait aussi faire l’objet d’un contrôle démocratique renforcé et d’une transparence exemplaire.
Proposition n°1 : Permettre à la BCE d’émettre sa propre monnaie digitale pour agir directement sur l’économie et renforcer son contrôle démocratique.
La prévention des bulles doit également être un objectif poursuivi par la banque centrale. Depuis une dizaine d’années, les liquidités injectées par les banques centrales dans le système financier mondial n’ont pas permis une reprise aussi forte qu’escomptée, et ce particulièrement en zone euro. Inonder les marchés de cash et offrir des prêts « gratuits » aux banques a certes évité une forte récession et eu, dans une certaine mesure, des effets bénéfiques sur l’investissement et l’emploi, mais elle a surtout contribué à la formation de bulles. La banque centrale américaine, la Fed et la Banque Centrale Européenne (BCE) sont souvent pointées du doigt ces dernières années comme étant à l’origine d’une bulle sur l’ensemble des marchés, financier comme non-financiers.
Prenons l’exemple du marché immobilier. Selon un rapport du Secours Catholique, publié en 2018 en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch[2], plus de la moitié des crédits bancaires à destination des particuliers et des entreprises sont dirigés vers le secteur immobilier dans les dix-sept économies les plus avancées. De plus, une part conséquente de ces crédits ne commandent pas la construction de bâtiments neufs, ce qui correspondrait à une stimulation de la production, mais sont destinés à l’achat de logements déjà construits. Selon le même rapport, « lorsque la croissance du volume du crédit immobilier est plus importante que la construction de nouveaux logements, elle fait monter les prix de l’ancien et entraîne la formation de bulles ».
Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, « la stabilité financière nécessite la mise en œuvre de politiques […] macroprudentielles (surveillance du crédit, des prix d’actifs sur les marchés boursiers, immobiliers…) qui impliquent les autorités de surveillance et les banques centrales et les obligent à coordonner leurs efforts […] La seule véritable parade contre le risque systémique résiderait dans une politique macroprudentielle qui surveillerait de près le cycle du crédit et celui des prix d’actifs »[3]. Très concrètement, la banque centrale, dont la fonction inclut également la mise en œuvre de politiques prudentielles, a à sa disposition un instrument de politique monétaire tout désigné : l’encadrement du crédit. Elle peut décider de limiter les volumes et/ou les montants de certains crédits.
Proposition n°2 : Encadrer le crédit lorsqu’il alimente des bulles qui font peser un risque important sur l’économie réelle.
II. Mettre un terme à la mutualisation – sans condition – des pertes
Les crises requièrent souvent une intervention forte et massive des pouvoirs publics pour soutenir l’activité et sauvegarder les emplois, ils ne doivent pas se contenter de signer des chèques en blanc. À la suite de la crise de 2007, au cours de laquelle les États européens avaient dû largement soutenir les banques, les autorités avaient durci la réglementation en introduisant le principe de « bail-in » qui revient à faire contribuer les actionnaires et les réserves de la banque en premier lors d’une crise. Même si les exemples récents des banques régionales italiennes ont montré que ce principe était difficile à mettre en œuvre, on observe avec la crise du coronavirus, qu’un tel principe ne s’applique pas aux entreprises traditionnelles toujours en quête de « bail-out » (i.e. le sauvetage public). Même lorsque l’on a affaire à des grands groupes avec des positions financières solides, ils sont éligibles aux dispositifs de soutien comme le chômage partiel. Lorsqu’ils sont en difficulté, ils agitent un chantage à l’emploi pour obtenir des deniers publics. Il faut mettre un terme à ce système où les profits sont privatisés et les pertes sont mutualisées.
En contrepartie des aides, l’État a un levier d’action considérable : il doit exiger la fermeture des filiales dans les paradis fiscaux, interdire les versements des dividendes sur une période définie ou exiger des engagements sociaux et environnementaux.
Proposition n°3 : Conditionner les aides d’État aux grandes entreprises à des exigences sociales, fiscales ou environnementales.
III. Renforcer la réglementation sur les produits financiers et pratiques toxiques
L’usage des produits dérivés, apparus dans les années 1980, s’est fortement intensifié au cours des dernières décennies avec la libéralisation financière. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), le notionnel des dérivés est de l’ordre de 558 000 milliards de dollars à la fin 2019[4]. Apparus initialement pour répondre à la volatilité des cours des devises, ils deviennent rapidement un outil spéculatif déstabilisateur et/ou procyclique. Notamment, puisqu’ils permettent de parier purement et simplement contre un actif sans le détenir. En effet, lorsque le cours de ces derniers chute de manière prononcée, les produits dérivés qui parient contre leur cours voient leur prix augmenter, car ils représentent un pari potentiellement gagnant à court terme. Ces comportements peuvent parfois avoir des conséquences désastreuses ou accentuer des crises[5]. Le dernier exemple en date semble être celui des contrats futures sur le baril de pétrole américain (dit WTI pour West Texas intermediate). Preuve supplémentaire de leur caractère déstabilisateur, les États-Unis ont pris la décision d’interdire certains types de produits dérivés afin de ralentir la chute des cours des sous-jacents et de diminuer l’amplitude de leurs variations.
Force est de constater que ces instruments financiers, censés aider à stabiliser les cours, finissent par avoir l’effet exactement inverse. Certaines avancées ont été faites en la matière, notamment la mise en place de différentes chambres de compensation (comme LCH. clearnet et Eureux Clearing AG au niveau européen) pour sécuriser le marché du gré-à-gré (ou OTC pour over the counter). Il s’agit là du règlement EMIR pour l’Europe et du Dodd-Franck Act aux USA. Nous n’analyserons pas ici le contenu de ces règlements de manière exhaustive mais nous avançons que malgré les diverses contraintes imposées aux investisseurs, le risque systémique ne disparaît pas. En effet, en cas de crise majeure, les chambres de compensation, imposées par ces règlements, ne suffisent pas à compenser les pertes globales.
Nous devons aller plus loin, tout en sachant que toute régulation au niveau européen doit se coordonner, notamment avec les États-Unis, ce qui réduit considérablement notre marge de manœuvre. Par conséquent, nous pouvons d’ores et déjà commencer par établir des règles simples et agir en priorité sur les actifs qui peuvent poser les plus grands risques pour les États et les citoyens : les devises, les obligations souveraines et les matières premières.
En ce qui concerne les devises, nous préconisons de mettre en place des facilités de swaps illimités entre les grandes banques centrales (Fed, BCE, Banque d’Angleterre etc.) et leurs homologues des pays émergents, ce qui leur permettrait de se refinancer en hard currency (dollar, euro, etc.) en cas d’attaque spéculative.
Interdire l’achat ou la vente de produits dérivés sur les matières premières, notamment agricoles, à tout acteur n’étant pas ou ne représentant pas un industriel ou un producteur permettrait d’endiguer la spéculation sur celles-ci. Enfin, les transactions sur des dérivés ayant pour sous-jacent une dette souveraine pourraient être conditionnées au fait que l’une des contreparties détient effectivement la dette en question et cherche bien à se couvrir d’un risque. Ces mesures ne permettraient pas d’endiguer toutes les attaques spéculatives, mais elles auraient le mérite de les réduire significativement et pourraient être mises en œuvre par les autorités nationales telles que l’AMF en coordination avec les chambres de compensation.
Proposition n°4 : Réduire les comportements spéculatifs sur les devises en mettant en place des swaps illimités entre banques centrales et sur les matières premières et la dette souveraine en limitant les transactions aux agents économiques qui cherchent véritablement à se couvrir.
Au-delà de certains produits financiers qui peuvent se révéler néfastes, certaines pratiques sont également contestables. Le trading à haute fréquence (THF) fait partie de ces méthodes de trading controversées. Réputé pour sa prétendue tendance à réduire les spreads[6], le THF présente bien d’autres désavantages. D’un côté, il nuit aux investisseurs classiques à travers la possibilité de faire du latency arbitrage[7] et, d’un autre côté, il permet aussi des manipulations de marché illégales avec des pratiques telles que le quote stuffing[8] ou le spoofing[9]. À partir du moment où une part conséquente des transactions financières sont le fruit du THF, entièrement réglé par des algorithmes, le système dans son ensemble s’expose à des bugs récurrents qui peuvent causer une panique sur les marchés – amplifiée par le même THF – comme le 6 mai 2010, date à laquelle le Dow Jones a perdu 20% de sa valeur en à peine vingt minutes.
Le THF n’est pas interdit par l’Autorité des marchés financiers (AMF) mais reste toutefois surveillé, notamment pour y sanctionner les fraudes, ou plutôt pour tenter de le faire. Si l’AMF peut infliger des amendes aux acteurs financiers qui utilisent le THF pour frauder, nous pouvons prolonger cette logique pour dissuader tous les acteurs financiers d’utiliser le THF sous peine de sanctions financières. Il serait en revanche plus difficile d’en passer par une interdiction pure et simple au niveau national, notamment parce que la Bourse de Paris – entièrement informatisée – est logée dans des serveurs à Londres.
Au-delà du risque systémique posé par le THF, cette pratique lèse tous les participants de marché : les vendeurs vendent moins cher qu’ils pourraient et les acheteurs achètent plus cher qu’ils pourraient. En somme, il s’agit d’un impôt implicite qui profite à des acteurs privés et devrait être purement interdit.
Proposition n°5 : Interdire le THF au niveau européen et imposer des sanctions aux acteurs nationaux qui y recourent via l’AMF.
4. Réguler plus efficacement les acteurs des marchés financiers en leur imposant des contraintes de fonds propres
Ce niveau d’analyse de proposition permet d’influer individuellement sur les acteurs afin de produire les effets collectifs que nous souhaitons. Abordons maintenant la question de la séparation des activités bancaires[10], qui souhaite mettre fin au modèle des banques universelles, jugées trop grosses pour faire faillite. La loi bancaire française de 2013 n’a pas été à la hauteur du défi. Des amendements multiples favorables au secteur bancaire et une application légère ont conduit à une séparation de moins de 1 % des activités bancaires. De plus, ces filiales appartiennent toujours aux mêmes groupes, de manière à ce que cette séparation soit principalement cosmétique. C’est pourquoi nous plaidons pour un nouveau « Glass-Steagall Act[11] » avec une véritable séparation des activités, une rupture de tous liens capitalistiques entre les entités séparées, l’isolation des réseaux interbancaires. Séparer les activités revient à isoler les risques de marchés des dépôts de la population, rompre les liens capitalistiques assure l’indépendance des entités et évite les transferts de risque d’une filiale à une autre. L’isolation des réseaux interbancaires permettrait d’éviter les effets de contagion entre marchés financiers et banques de dépôt.
Proposition n°6 : Mettre en place une véritable séparation des activités d’investissement et de dépôt.
Le fait de contenir l’aléa moral lié au « too big to fail », en démantelant les banques universelles ne suffit pas à éliminer les risques sur les marchés. D’une part, les banques, même de moindre taille, peuvent ne pas évaluer correctement le risque. D’autre part, elles ne sont pas les seules dont la faillite peut poser problème à l’ensemble du système. Dans cette catégorie se trouvent aussi les fonds d’investissement, les assurances et les activités qui se développement à la marge des bilans bancaires, à savoir le shadow banking.
Une des pratiques qui permet aux banques d’évacuer le risque tout en le faisant supporter à d’autres acteurs financiers est la titrisation[12]. De cette manière, le ou les crédits octroyés par la banque disparaissent de son bilan, ce qui lui permet d’octroyer de nouveaux crédits qui seront probablement titrisés et ainsi de suite. Cela entrave l’évaluation du risque car les actifs titrisés sont adossés à d’autres actifs, ce qui rend très difficile l’identification des débiteurs et l’évaluation de leur situation.
Afin de faire assumer aux banques les risques qu’elles évacuent avec la titrisation des crédits et qu’elles freinent cette pratique, nous pouvons imaginer de les faire contribuer à un fonds de garantie lorsqu’elles titrisent. Cela aurait pour bénéfice (i) d’augmenter de facto le coût de la titrisation et par conséquent d’éventuellement réduire sa pratique et (ii) de permettre d’indemniser des investisseurs qui aurait été objectivement floués. Toutefois, ce type de fonds de garantie serait largement insuffisant en cas de crise systémique.
Proposition n°7 : Mettre en place un fonds de garantie de titrisation pour dissuader sa pratique et indemniser des investisseurs
L’exposition individuelle, et par conséquent collective, au risque s’accroît également avec un recours abusif à l’effet de levier, notamment dans des opérations dites de LBO (leverage buy-out)[13]. L’effet de levier suppose de financer l’acquisition d’un stock d’actifs avec très peu de capital initial, en passant par l’endettement. Cette méthode permet, une fois que les intérêts liés à la dette sont déduits, de toucher une rentabilité (revenus du capital/capital de départ) bien supérieure à celle qu’aurait permis l’acquisition du même stock d’actifs avec des capitaux propres uniquement.[14] Cela entraîne une double exposition. Premièrement pour l’emprunteur, dont le passif de son bilan est très fortement composé de dettes et d’un capital trop faible pour couvrir les pertes engendrées par une possible baisse brutale de la valeur de son stock d’actifs. Deuxièmement pour le prêteur, notamment les banques. Une faillite des emprunteurs en série sur des activités dont le risque est mal évalué peut entraîner à son tour la chute du système bancaire – courroie de transmission des crises – et compromettre ainsi le financement du reste de l’économie. Il faut donc agir directement sur l’effet de levier – et par la même occasion sur le bilan des banques et des fonds d’investissement – ainsi que sur le financement qui le rend possible.
Lorsque l’on considère que l’effet de levier s’applique couramment pour les produits dérivés, tels que les CFD (contrat de différence) nous pouvons légitimement craindre un embrasement généralisé. C’est pour cela que l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF, ou ESMA pour son acronyme en anglais) régule ce marché, entre autres, en limitant l’effet de levier selon les sous-jacents sur lesquels sont adossés les CFD et selon le type de clients (particuliers ou professionnels) qui les acquièrent. Par exemple, pour les principaux indices, l’effet de levier est limité à 5 % de marge, on dit alors qu’il s’agit d’un levier 1:20[15].
Il nous faut aller plus loin. Si pour Maurice Allais le financement des opérations boursières à crédit doit être rendu impossible, nous devons mesurer l’impact immédiat d’une telle mesure sur les mouvements de capitaux dans la mondialisation actuelle. Dans le cas où nous ne rétablissions pas un strict contrôle des capitaux afin d’en restreindre les mouvements, nous devons tout de même réglementer plus fortement l’effet de levier. Au niveau national, toute réglementation sur ce point risque d’être peu efficace. Il nous faut, dans le cadre actuel, propulser un durcissement du contrôle de l’effet de levier au niveau européen. Nous pourrions par exemple prôner un levier de 1:5, ce qui en revient à élever le taux de marge à 20%, pour tous les actifs financiers.
Proposition n°8 : Élever progressivement le taux de marge de l’effet de levier pour atteindre 20% pour tous les actifs financiers sauf pour le financement des TPE-PME.
De cette mesure découle automatiquement une autre, qui consiste à augmenter la part des capitaux propres des banques françaises. En effet, leur passif est essentiellement composé de dettes, qui financent avec un fort effet de levier leurs activités de capital market. Bien entendu nous ne pouvons pas appliquer la proposition précédente aux banques universelles car elles feraient faillite du jour au lendemain. Nous devons toutefois tendre vers la diminution de l’effet de levier et par conséquent vers l’augmentation des capitaux propres dans leur bilan. Pour ce faire, il est possible de prolonger la logique de Bâle III et de déterminer que la part des fonds propres qu’une banque doit détenir dans son bilan doit atteindre 20 %. La remarque sur la possible entrave à la capacité des banques à octroyer des crédits à l’économie réelle relative à la proposition n°7 s’applique ici également.
Proposition n°9 : Augmenter la part des capitaux propres des banques françaises et européennes à 20 % du passif de leur bilan.
Conclusion :
La liste des propositions présentée ici est loin d’être exhaustive et ne résoudra pas l’ensemble des effets négatifs que peuvent générer les marchés financiers. Nous n’avons pas mentionné par exemple la taxe Tobin sur les transactions financières, qui nécessite la coopération et la coordination de plusieurs États pour être efficace.
L’application de ces propositions induit des coûts qui découlent invariablement d’une même logique : une régulation qui réduit les profits des investisseurs, même si cela stabilise le système dans son ensemble, provoquera une fuite des capitaux vers des marchés plus rentables et c’est précisément ce qui entrave la régulation au niveau national. Cet argument, valable dans une certaine mesure, est à relativiser fortement. Il convient en effet de s’interroger sur la nature et la destination des capitaux que nous souhaitons voir affluer. Financent-ils l’économie réelle ? Sont-ils purement spéculatifs ? Financent-ils la transition écologique ? À quel taux ? S’ils sont majoritairement spéculatifs alors nous pouvons considérer leur envol comme un coût d’opportunité de la régulation relativement faible étant donné l’instabilité qu’ils génèrent.
D’autre part, la régulation, lorsqu’elle garantit la stabilité, attire de nouveaux capitaux plus durables. À l’image de la dichotomie qui a existé au sein de la finance française au XIXe siècle incarnée par la coulisse et le parquet, les investisseurs de long terme qui recherchent la sécurité ont besoin de stabilité et sont disposés pour l’obtenir à sacrifier une forte rentabilité à court terme. Un assainissement salutaire du secteur financier pourrait en réalité attirer ce type d’investisseurs. D’autant que nombre d’investisseurs institutionnels semblent de plus en plus enclins à basculer dans « l’investissement responsable ».
Finalement, nous devons prendre conscience du poids que peut avoir la France dans ce rapport de forces. Nous représentons, ceteris paribus, un marché solvable, une demande qui appelle une production rentable, que les investisseurs ont intérêt à financer. Par conséquent, fuir la France comporte pour eux un certain coût d’opportunité. De plus, ils créeraient des opportunités que leurs homologues qui seraient enclins à accepter des rendements légèrement inférieurs seraient ravis de saisir.
Il est temps de passer à l’offensive et d’agir pour découpler l’économie réelle des risques financiers et mettre un terme à la socialisation des pertes engendrées par les marchés.
[1] Voir par exemple Fernández-Villaverde et al. (2020) “Central bank digital currency: Central banking for all”, Vox CEPR
[2] Grégoire Niaudet et Mireille Martini (2018) « La finance aux citoyens, mettre la finance au service de l’intérêt général », rapport du Secours Catholique en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch
[3] Couppey-Soubeyran, J. (2016). Chapitre XVII. La séparation des activités bancaires : a-t-on bien tiré les leçons du passé ? p.444 Dans : Hubert Bonin éd., Crises et régulation bancaires: Les cheminements de l’instabilité et de la stabilité bancaires (pp. 441-449). Genève, Suisse: Librairie Droz.
[4] https://www.bis.org/statistics/derstats.htm
[5] Garber, P.M. (1998). « Derivatives in International Capital Flows », NBER Working Papers 6623
[6] Lorsqu’ils sont remplacés par des algorithmes, dont la vitesse d’exécution et la connexion simultanée à plusieurs plateformes boursières dépassent largement les capacités humaines, on espère que ces logiciels permettront de mieux évaluer le risque, donc le réduire et par conséquent de réduire aussi sa rémunération (le spread). Dans les faits, c’est souvent l’inverse qui se produit.
[7] Lorsque deux investisseurs dans deux places boursières différentes envoient simultanément un ordre d’achat pour le premier et un ordre de vente pour le second il peut arriver qu’ils ne le fassent pas au même prix. Si l’ordre d’achat du premier est supérieur à l’ordre de vente du second, ce dernier aurait pu vendre plus cher. Normalement, il annulerait l’ordre de vente. Mais avec le THF, l’algorithme a le temps d’acheter au prix du second (le vendeur) et de revendre au prix du premier (l’acheteur) et de prélever la différence au passage.
[8] Selon l’AMF, le quote stuffing est « un envoi d’ordres en grand nombre, souvent répétitifs, sans logique économique ». Cela a pour but de nuire aux concurrents.
[9] Le spoofing consiste également à envoyer des ordres et à les annuler tout de suite après, mais dans le but d’orienter les prix dans un sens qui est favorable au trader.
[10] Il s’agit de séparer en deux filiales distinctes les banques d’investissement et les banques de dépôt. Seulement ces dernières peuvent octroyer des crédits bancaires et créer de la monnaie. Les autres ne font que prêter de l’épargne préalablement existante.
[11] Le Glass-Steagall Act ou le Banking Act de 1933 aux États-Unis a rendu incompatible les métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement, il a été abrogé en 1999.
[12] « Technique inventée par les banques afin de pouvoir « revendre » à d’autres institutions financières les prêts qu’elles ont accordé à des clients. La banque émet un titre dont la valeur et le rendement sont indexés sur le montant d’un ensemble de prêts qu’elle a accordés et sur le risque de défaillance des emprunteurs. Le titre émis est donc un produit dérivé, mais dont la composition exacte est souvent mal connue de l’acheteur : toute défaillance d’un emprunteur engendre donc une perte de valeur du titre qui est adossé à cet emprunt. Cette technique a l’avantage de permettre à la banque de se refinancer et de transmettre à des tiers le fait de porter le risque de non-remboursement des prêts accordés. Elle a joué un rôle important dans la dissémination des risques, donc dans l’importance de la crise initiée par les emprunts subprime » (Denis Clerc, D. et Piriou J-P, 2011).
[13] On retrouve le LBO également sous les termes « d’acquisition par emprunt ».
[14] Par exemple, si un investisseur acquiert un stock de produits financiers à hauteur de 500 euros avec un taux d’intérêt de 10% alors il gagnera 50 euros. S’il acquiert ce stock avec des capitaux propres alors la rentabilité sera de 50/500 = 0,1 ou 10%. Par contre si ce même investisseur emprunte 490 euros à un taux d’intérêt de 1% (donc 4,9 euros d’intérêts à rembourser) et qu’il n’apporte que 10 euros de capitaux propres sa rentabilité augmente exponentiellement. En effet, il suffit de déduire la charge d’intérêts (4,9 euros) de la rente (50 euros) et de comparer le résultat (45,1 euros) au capital initial (10 euros). On obtient alors 45,1/10 = 4,51. Cela signifie que l’investisseur a multiplié par 4.51 (+351%) sa mise initiale alors qu’il ne l’aurait multipliée que par 1,1 (+10%) s’il avait financé tout le stock d’actifs avec des capitaux propres.
[15] Un spéculateur peut réaliser un gain ou une perte de 20% pour un mouvement de marché de 1%.
Publié le 12 mai 2020
Réduire la vulnérabilité de notre économie aux aléas des marchés financiers
Auteurs
Sylvain Pablo Rotelli
Enseignant en économie à l'université Montpellier 3.
Ano Kuhanathan
Diplômé de l'EDHEC et titulaire d'un doctorat en économie de l'université Paris-Dauphine, Ano Kuhanathan a occupé des fonctions dans le secteur financier, en banque d'investissement, en gestion d'actifs ainsi que dans le conseil. Il a notamment été économiste Zone Euro chez Axa Investment Managers. Plus récemment, il était responsable du conseil économique au sein du cabinet EY. Il enseigne régulièrement l'investissement responsable et la data science chez Neoma Business School. Ses travaux de recherche se concentrent sur les prix des actifs financiers et la politique monétaire. Il dirige les études économiques et financière au sein de l'institut.
Bien que la crise du Coronavirus ne soit pas une crise d’origine financière, elle a révélé des fragilités profondes des marchés financiers et une interdépendance en grande partie non-désirable avec l’économie réelle. Celles-ci trouvent leur source dans la combinaison entre l’exposition élevée des agents financiers, l’interconnexion des marchés globaux, une sous-évaluation du risque, une politique monétaire qui alimente les bulles ou encore l’aléa moral des banques et des entreprises too big to fail.
En 2007, les acteurs financiers avaient soudainement réévalué les risques inconsidérés qui avaient été pris sur le marché immobilier américain. Cette fois, le choc de la pandémie de COVID-19 est complètement exogène mais la réaction initiale des marchés a été brutale face à la réalisation que les économies allaient tourner au ralenti pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois et que nombre d’entreprises étaient dans une situation fragile. La chute concomitante des cours du pétrole à la suite des différends entre Russes et Saoudiens n’aide en rien.
Fin mars 2020, l’indice Dow Jones avait effacé l’ensemble de ses gains depuis l’élection de Donald Trump. Les faillites d’entreprises se sont multipliées dès le début du mois de mars. La liquidité s’est tarie sur les marchés et pour les entreprises avec des trésoreries fragiles qui allaient restées longtemps fermées, la situation devenait inquiétante.
Dans cette crise que nous traversons, la première réaction de la BCE et des États a été de soutenir l’économie et le système financier. Les intentions étaient louables : garantir le fonctionnement du système financier, soutenir les entreprises et les citoyens qui se retrouvaient sans activité ou en activité partielle. Toutefois on peut s’interroger sur la mise en œuvre et les modalités de ces soutiens.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, les marchés financiers n’ont pas retrouvé leurs niveaux de début d’année, mais ils ont fortement rebondi. Les plans de soutien des États européens et des États-Unis ainsi que l’action des banques centrales, qui se sont remises à acheter massivement des titres et à offrir de la liquidité sans limite sont les principales raisons de ce rebond. Alors que cette crise est loin d’être terminée, ce n’est pourtant pas l’éventuelle perspective d’une forte reprise économique qui a propulsé les marchés puisque les faillites ne font que débuter et que le chômage continue d’augmenter. L’impact pour les marchés est positif mais on peut s’interroger sur les résultats macroéconomiques des actions entreprises.
Cette note se propose donc d’analyser les outils de gestion de crise et les mesures macroprudentielles que nous pouvons mettre en place en plus de celles qui existent déjà, puis de proposer des mesures microprudentielles, notamment sur la composition des bilans bancaires.
I. Permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie et prévenir les bulles
Il convient de permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie réelle. En effet, aujourd’hui la banque centrale compte sur les banques commerciales et les marchés financiers pour « relayer » ses décisions et in fine impacter l’économie réelle. Or depuis quelques années et l’apparition des technologies de registres distribués (distributed ledger) qui sous-tendent notamment les cryptomonnaies comme le Bitcoin, les banques centrales pourraient émettre directement des monnaies digitales, ce qui leur rendrait le contrôle non seulement sur la création monétaire mais aussi sur le système de paiement, aujourd’hui contrôlé par les banques commerciales. Un certain nombre d’études et de travaux plaident pour ces fameuses central bank digital currency (CBDC)[1]. Dans cette hypothèse, la banque centrale assurerait les fonctions d’une banque commerciale traditionnelle et devrait agir dans un environnement où elle serait en concurrence avec celles-ci (il va sans dire qu’une position de monopole n’est pas souhaitable). La banque centrale pourrait directement financer l’économie réelle et orienter le crédit, par exemple en faveur des enjeux climatiques. C’est pourquoi, une telle banque centrale devrait aussi faire l’objet d’un contrôle démocratique renforcé et d’une transparence exemplaire.
Proposition n°1 : Permettre à la BCE d’émettre sa propre monnaie digitale pour agir directement sur l’économie et renforcer son contrôle démocratique.
La prévention des bulles doit également être un objectif poursuivi par la banque centrale. Depuis une dizaine d’années, les liquidités injectées par les banques centrales dans le système financier mondial n’ont pas permis une reprise aussi forte qu’escomptée, et ce particulièrement en zone euro. Inonder les marchés de cash et offrir des prêts « gratuits » aux banques a certes évité une forte récession et eu, dans une certaine mesure, des effets bénéfiques sur l’investissement et l’emploi, mais elle a surtout contribué à la formation de bulles. La banque centrale américaine, la Fed et la Banque Centrale Européenne (BCE) sont souvent pointées du doigt ces dernières années comme étant à l’origine d’une bulle sur l’ensemble des marchés, financier comme non-financiers.
Prenons l’exemple du marché immobilier. Selon un rapport du Secours Catholique, publié en 2018 en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch[2], plus de la moitié des crédits bancaires à destination des particuliers et des entreprises sont dirigés vers le secteur immobilier dans les dix-sept économies les plus avancées. De plus, une part conséquente de ces crédits ne commandent pas la construction de bâtiments neufs, ce qui correspondrait à une stimulation de la production, mais sont destinés à l’achat de logements déjà construits. Selon le même rapport, « lorsque la croissance du volume du crédit immobilier est plus importante que la construction de nouveaux logements, elle fait monter les prix de l’ancien et entraîne la formation de bulles ».
Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, « la stabilité financière nécessite la mise en œuvre de politiques […] macroprudentielles (surveillance du crédit, des prix d’actifs sur les marchés boursiers, immobiliers…) qui impliquent les autorités de surveillance et les banques centrales et les obligent à coordonner leurs efforts […] La seule véritable parade contre le risque systémique résiderait dans une politique macroprudentielle qui surveillerait de près le cycle du crédit et celui des prix d’actifs »[3]. Très concrètement, la banque centrale, dont la fonction inclut également la mise en œuvre de politiques prudentielles, a à sa disposition un instrument de politique monétaire tout désigné : l’encadrement du crédit. Elle peut décider de limiter les volumes et/ou les montants de certains crédits.
Proposition n°2 : Encadrer le crédit lorsqu’il alimente des bulles qui font peser un risque important sur l’économie réelle.
II. Mettre un terme à la mutualisation – sans condition – des pertes
Les crises requièrent souvent une intervention forte et massive des pouvoirs publics pour soutenir l’activité et sauvegarder les emplois, ils ne doivent pas se contenter de signer des chèques en blanc. À la suite de la crise de 2007, au cours de laquelle les États européens avaient dû largement soutenir les banques, les autorités avaient durci la réglementation en introduisant le principe de « bail-in » qui revient à faire contribuer les actionnaires et les réserves de la banque en premier lors d’une crise. Même si les exemples récents des banques régionales italiennes ont montré que ce principe était difficile à mettre en œuvre, on observe avec la crise du coronavirus, qu’un tel principe ne s’applique pas aux entreprises traditionnelles toujours en quête de « bail-out » (i.e. le sauvetage public). Même lorsque l’on a affaire à des grands groupes avec des positions financières solides, ils sont éligibles aux dispositifs de soutien comme le chômage partiel. Lorsqu’ils sont en difficulté, ils agitent un chantage à l’emploi pour obtenir des deniers publics. Il faut mettre un terme à ce système où les profits sont privatisés et les pertes sont mutualisées.
En contrepartie des aides, l’État a un levier d’action considérable : il doit exiger la fermeture des filiales dans les paradis fiscaux, interdire les versements des dividendes sur une période définie ou exiger des engagements sociaux et environnementaux.
Proposition n°3 : Conditionner les aides d’État aux grandes entreprises à des exigences sociales, fiscales ou environnementales.
III. Renforcer la réglementation sur les produits financiers et pratiques toxiques
L’usage des produits dérivés, apparus dans les années 1980, s’est fortement intensifié au cours des dernières décennies avec la libéralisation financière. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), le notionnel des dérivés est de l’ordre de 558 000 milliards de dollars à la fin 2019[4]. Apparus initialement pour répondre à la volatilité des cours des devises, ils deviennent rapidement un outil spéculatif déstabilisateur et/ou procyclique. Notamment, puisqu’ils permettent de parier purement et simplement contre un actif sans le détenir. En effet, lorsque le cours de ces derniers chute de manière prononcée, les produits dérivés qui parient contre leur cours voient leur prix augmenter, car ils représentent un pari potentiellement gagnant à court terme. Ces comportements peuvent parfois avoir des conséquences désastreuses ou accentuer des crises[5]. Le dernier exemple en date semble être celui des contrats futures sur le baril de pétrole américain (dit WTI pour West Texas intermediate). Preuve supplémentaire de leur caractère déstabilisateur, les États-Unis ont pris la décision d’interdire certains types de produits dérivés afin de ralentir la chute des cours des sous-jacents et de diminuer l’amplitude de leurs variations.
Force est de constater que ces instruments financiers, censés aider à stabiliser les cours, finissent par avoir l’effet exactement inverse. Certaines avancées ont été faites en la matière, notamment la mise en place de différentes chambres de compensation (comme LCH. clearnet et Eureux Clearing AG au niveau européen) pour sécuriser le marché du gré-à-gré (ou OTC pour over the counter). Il s’agit là du règlement EMIR pour l’Europe et du Dodd-Franck Act aux USA. Nous n’analyserons pas ici le contenu de ces règlements de manière exhaustive mais nous avançons que malgré les diverses contraintes imposées aux investisseurs, le risque systémique ne disparaît pas. En effet, en cas de crise majeure, les chambres de compensation, imposées par ces règlements, ne suffisent pas à compenser les pertes globales.
Nous devons aller plus loin, tout en sachant que toute régulation au niveau européen doit se coordonner, notamment avec les États-Unis, ce qui réduit considérablement notre marge de manœuvre. Par conséquent, nous pouvons d’ores et déjà commencer par établir des règles simples et agir en priorité sur les actifs qui peuvent poser les plus grands risques pour les États et les citoyens : les devises, les obligations souveraines et les matières premières.
En ce qui concerne les devises, nous préconisons de mettre en place des facilités de swaps illimités entre les grandes banques centrales (Fed, BCE, Banque d’Angleterre etc.) et leurs homologues des pays émergents, ce qui leur permettrait de se refinancer en hard currency (dollar, euro, etc.) en cas d’attaque spéculative.
Interdire l’achat ou la vente de produits dérivés sur les matières premières, notamment agricoles, à tout acteur n’étant pas ou ne représentant pas un industriel ou un producteur permettrait d’endiguer la spéculation sur celles-ci. Enfin, les transactions sur des dérivés ayant pour sous-jacent une dette souveraine pourraient être conditionnées au fait que l’une des contreparties détient effectivement la dette en question et cherche bien à se couvrir d’un risque. Ces mesures ne permettraient pas d’endiguer toutes les attaques spéculatives, mais elles auraient le mérite de les réduire significativement et pourraient être mises en œuvre par les autorités nationales telles que l’AMF en coordination avec les chambres de compensation.
Proposition n°4 : Réduire les comportements spéculatifs sur les devises en mettant en place des swaps illimités entre banques centrales et sur les matières premières et la dette souveraine en limitant les transactions aux agents économiques qui cherchent véritablement à se couvrir.
Au-delà de certains produits financiers qui peuvent se révéler néfastes, certaines pratiques sont également contestables. Le trading à haute fréquence (THF) fait partie de ces méthodes de trading controversées. Réputé pour sa prétendue tendance à réduire les spreads[6], le THF présente bien d’autres désavantages. D’un côté, il nuit aux investisseurs classiques à travers la possibilité de faire du latency arbitrage[7] et, d’un autre côté, il permet aussi des manipulations de marché illégales avec des pratiques telles que le quote stuffing[8] ou le spoofing[9]. À partir du moment où une part conséquente des transactions financières sont le fruit du THF, entièrement réglé par des algorithmes, le système dans son ensemble s’expose à des bugs récurrents qui peuvent causer une panique sur les marchés – amplifiée par le même THF – comme le 6 mai 2010, date à laquelle le Dow Jones a perdu 20% de sa valeur en à peine vingt minutes.
Le THF n’est pas interdit par l’Autorité des marchés financiers (AMF) mais reste toutefois surveillé, notamment pour y sanctionner les fraudes, ou plutôt pour tenter de le faire. Si l’AMF peut infliger des amendes aux acteurs financiers qui utilisent le THF pour frauder, nous pouvons prolonger cette logique pour dissuader tous les acteurs financiers d’utiliser le THF sous peine de sanctions financières. Il serait en revanche plus difficile d’en passer par une interdiction pure et simple au niveau national, notamment parce que la Bourse de Paris – entièrement informatisée – est logée dans des serveurs à Londres.
Au-delà du risque systémique posé par le THF, cette pratique lèse tous les participants de marché : les vendeurs vendent moins cher qu’ils pourraient et les acheteurs achètent plus cher qu’ils pourraient. En somme, il s’agit d’un impôt implicite qui profite à des acteurs privés et devrait être purement interdit.
Proposition n°5 : Interdire le THF au niveau européen et imposer des sanctions aux acteurs nationaux qui y recourent via l’AMF.
4. Réguler plus efficacement les acteurs des marchés financiers en leur imposant des contraintes de fonds propres
Ce niveau d’analyse de proposition permet d’influer individuellement sur les acteurs afin de produire les effets collectifs que nous souhaitons. Abordons maintenant la question de la séparation des activités bancaires[10], qui souhaite mettre fin au modèle des banques universelles, jugées trop grosses pour faire faillite. La loi bancaire française de 2013 n’a pas été à la hauteur du défi. Des amendements multiples favorables au secteur bancaire et une application légère ont conduit à une séparation de moins de 1 % des activités bancaires. De plus, ces filiales appartiennent toujours aux mêmes groupes, de manière à ce que cette séparation soit principalement cosmétique. C’est pourquoi nous plaidons pour un nouveau « Glass-Steagall Act[11] » avec une véritable séparation des activités, une rupture de tous liens capitalistiques entre les entités séparées, l’isolation des réseaux interbancaires. Séparer les activités revient à isoler les risques de marchés des dépôts de la population, rompre les liens capitalistiques assure l’indépendance des entités et évite les transferts de risque d’une filiale à une autre. L’isolation des réseaux interbancaires permettrait d’éviter les effets de contagion entre marchés financiers et banques de dépôt.
Proposition n°6 : Mettre en place une véritable séparation des activités d’investissement et de dépôt.
Le fait de contenir l’aléa moral lié au « too big to fail », en démantelant les banques universelles ne suffit pas à éliminer les risques sur les marchés. D’une part, les banques, même de moindre taille, peuvent ne pas évaluer correctement le risque. D’autre part, elles ne sont pas les seules dont la faillite peut poser problème à l’ensemble du système. Dans cette catégorie se trouvent aussi les fonds d’investissement, les assurances et les activités qui se développement à la marge des bilans bancaires, à savoir le shadow banking.
Une des pratiques qui permet aux banques d’évacuer le risque tout en le faisant supporter à d’autres acteurs financiers est la titrisation[12]. De cette manière, le ou les crédits octroyés par la banque disparaissent de son bilan, ce qui lui permet d’octroyer de nouveaux crédits qui seront probablement titrisés et ainsi de suite. Cela entrave l’évaluation du risque car les actifs titrisés sont adossés à d’autres actifs, ce qui rend très difficile l’identification des débiteurs et l’évaluation de leur situation.
Afin de faire assumer aux banques les risques qu’elles évacuent avec la titrisation des crédits et qu’elles freinent cette pratique, nous pouvons imaginer de les faire contribuer à un fonds de garantie lorsqu’elles titrisent. Cela aurait pour bénéfice (i) d’augmenter de facto le coût de la titrisation et par conséquent d’éventuellement réduire sa pratique et (ii) de permettre d’indemniser des investisseurs qui aurait été objectivement floués. Toutefois, ce type de fonds de garantie serait largement insuffisant en cas de crise systémique.
Proposition n°7 : Mettre en place un fonds de garantie de titrisation pour dissuader sa pratique et indemniser des investisseurs
L’exposition individuelle, et par conséquent collective, au risque s’accroît également avec un recours abusif à l’effet de levier, notamment dans des opérations dites de LBO (leverage buy-out)[13]. L’effet de levier suppose de financer l’acquisition d’un stock d’actifs avec très peu de capital initial, en passant par l’endettement. Cette méthode permet, une fois que les intérêts liés à la dette sont déduits, de toucher une rentabilité (revenus du capital/capital de départ) bien supérieure à celle qu’aurait permis l’acquisition du même stock d’actifs avec des capitaux propres uniquement.[14] Cela entraîne une double exposition. Premièrement pour l’emprunteur, dont le passif de son bilan est très fortement composé de dettes et d’un capital trop faible pour couvrir les pertes engendrées par une possible baisse brutale de la valeur de son stock d’actifs. Deuxièmement pour le prêteur, notamment les banques. Une faillite des emprunteurs en série sur des activités dont le risque est mal évalué peut entraîner à son tour la chute du système bancaire – courroie de transmission des crises – et compromettre ainsi le financement du reste de l’économie. Il faut donc agir directement sur l’effet de levier – et par la même occasion sur le bilan des banques et des fonds d’investissement – ainsi que sur le financement qui le rend possible.
Lorsque l’on considère que l’effet de levier s’applique couramment pour les produits dérivés, tels que les CFD (contrat de différence) nous pouvons légitimement craindre un embrasement généralisé. C’est pour cela que l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF, ou ESMA pour son acronyme en anglais) régule ce marché, entre autres, en limitant l’effet de levier selon les sous-jacents sur lesquels sont adossés les CFD et selon le type de clients (particuliers ou professionnels) qui les acquièrent. Par exemple, pour les principaux indices, l’effet de levier est limité à 5 % de marge, on dit alors qu’il s’agit d’un levier 1:20[15].
Il nous faut aller plus loin. Si pour Maurice Allais le financement des opérations boursières à crédit doit être rendu impossible, nous devons mesurer l’impact immédiat d’une telle mesure sur les mouvements de capitaux dans la mondialisation actuelle. Dans le cas où nous ne rétablissions pas un strict contrôle des capitaux afin d’en restreindre les mouvements, nous devons tout de même réglementer plus fortement l’effet de levier. Au niveau national, toute réglementation sur ce point risque d’être peu efficace. Il nous faut, dans le cadre actuel, propulser un durcissement du contrôle de l’effet de levier au niveau européen. Nous pourrions par exemple prôner un levier de 1:5, ce qui en revient à élever le taux de marge à 20%, pour tous les actifs financiers.
Proposition n°8 : Élever progressivement le taux de marge de l’effet de levier pour atteindre 20% pour tous les actifs financiers sauf pour le financement des TPE-PME.
De cette mesure découle automatiquement une autre, qui consiste à augmenter la part des capitaux propres des banques françaises. En effet, leur passif est essentiellement composé de dettes, qui financent avec un fort effet de levier leurs activités de capital market. Bien entendu nous ne pouvons pas appliquer la proposition précédente aux banques universelles car elles feraient faillite du jour au lendemain. Nous devons toutefois tendre vers la diminution de l’effet de levier et par conséquent vers l’augmentation des capitaux propres dans leur bilan. Pour ce faire, il est possible de prolonger la logique de Bâle III et de déterminer que la part des fonds propres qu’une banque doit détenir dans son bilan doit atteindre 20 %. La remarque sur la possible entrave à la capacité des banques à octroyer des crédits à l’économie réelle relative à la proposition n°7 s’applique ici également.
Proposition n°9 : Augmenter la part des capitaux propres des banques françaises et européennes à 20 % du passif de leur bilan.
Conclusion :
La liste des propositions présentée ici est loin d’être exhaustive et ne résoudra pas l’ensemble des effets négatifs que peuvent générer les marchés financiers. Nous n’avons pas mentionné par exemple la taxe Tobin sur les transactions financières, qui nécessite la coopération et la coordination de plusieurs États pour être efficace.
L’application de ces propositions induit des coûts qui découlent invariablement d’une même logique : une régulation qui réduit les profits des investisseurs, même si cela stabilise le système dans son ensemble, provoquera une fuite des capitaux vers des marchés plus rentables et c’est précisément ce qui entrave la régulation au niveau national. Cet argument, valable dans une certaine mesure, est à relativiser fortement. Il convient en effet de s’interroger sur la nature et la destination des capitaux que nous souhaitons voir affluer. Financent-ils l’économie réelle ? Sont-ils purement spéculatifs ? Financent-ils la transition écologique ? À quel taux ? S’ils sont majoritairement spéculatifs alors nous pouvons considérer leur envol comme un coût d’opportunité de la régulation relativement faible étant donné l’instabilité qu’ils génèrent.
D’autre part, la régulation, lorsqu’elle garantit la stabilité, attire de nouveaux capitaux plus durables. À l’image de la dichotomie qui a existé au sein de la finance française au XIXe siècle incarnée par la coulisse et le parquet, les investisseurs de long terme qui recherchent la sécurité ont besoin de stabilité et sont disposés pour l’obtenir à sacrifier une forte rentabilité à court terme. Un assainissement salutaire du secteur financier pourrait en réalité attirer ce type d’investisseurs. D’autant que nombre d’investisseurs institutionnels semblent de plus en plus enclins à basculer dans « l’investissement responsable ».
Finalement, nous devons prendre conscience du poids que peut avoir la France dans ce rapport de forces. Nous représentons, ceteris paribus, un marché solvable, une demande qui appelle une production rentable, que les investisseurs ont intérêt à financer. Par conséquent, fuir la France comporte pour eux un certain coût d’opportunité. De plus, ils créeraient des opportunités que leurs homologues qui seraient enclins à accepter des rendements légèrement inférieurs seraient ravis de saisir.
Il est temps de passer à l’offensive et d’agir pour découpler l’économie réelle des risques financiers et mettre un terme à la socialisation des pertes engendrées par les marchés.
[1] Voir par exemple Fernández-Villaverde et al. (2020) “Central bank digital currency: Central banking for all”, Vox CEPR
[2] Grégoire Niaudet et Mireille Martini (2018) « La finance aux citoyens, mettre la finance au service de l’intérêt général », rapport du Secours Catholique en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch
[3] Couppey-Soubeyran, J. (2016). Chapitre XVII. La séparation des activités bancaires : a-t-on bien tiré les leçons du passé ? p.444 Dans : Hubert Bonin éd., Crises et régulation bancaires: Les cheminements de l’instabilité et de la stabilité bancaires (pp. 441-449). Genève, Suisse: Librairie Droz.
[4] https://www.bis.org/statistics/derstats.htm
[5] Garber, P.M. (1998). « Derivatives in International Capital Flows », NBER Working Papers 6623
[6] Lorsqu’ils sont remplacés par des algorithmes, dont la vitesse d’exécution et la connexion simultanée à plusieurs plateformes boursières dépassent largement les capacités humaines, on espère que ces logiciels permettront de mieux évaluer le risque, donc le réduire et par conséquent de réduire aussi sa rémunération (le spread). Dans les faits, c’est souvent l’inverse qui se produit.
[7] Lorsque deux investisseurs dans deux places boursières différentes envoient simultanément un ordre d’achat pour le premier et un ordre de vente pour le second il peut arriver qu’ils ne le fassent pas au même prix. Si l’ordre d’achat du premier est supérieur à l’ordre de vente du second, ce dernier aurait pu vendre plus cher. Normalement, il annulerait l’ordre de vente. Mais avec le THF, l’algorithme a le temps d’acheter au prix du second (le vendeur) et de revendre au prix du premier (l’acheteur) et de prélever la différence au passage.
[8] Selon l’AMF, le quote stuffing est « un envoi d’ordres en grand nombre, souvent répétitifs, sans logique économique ». Cela a pour but de nuire aux concurrents.
[9] Le spoofing consiste également à envoyer des ordres et à les annuler tout de suite après, mais dans le but d’orienter les prix dans un sens qui est favorable au trader.
[10] Il s’agit de séparer en deux filiales distinctes les banques d’investissement et les banques de dépôt. Seulement ces dernières peuvent octroyer des crédits bancaires et créer de la monnaie. Les autres ne font que prêter de l’épargne préalablement existante.
[11] Le Glass-Steagall Act ou le Banking Act de 1933 aux États-Unis a rendu incompatible les métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement, il a été abrogé en 1999.
[12] « Technique inventée par les banques afin de pouvoir « revendre » à d’autres institutions financières les prêts qu’elles ont accordé à des clients. La banque émet un titre dont la valeur et le rendement sont indexés sur le montant d’un ensemble de prêts qu’elle a accordés et sur le risque de défaillance des emprunteurs. Le titre émis est donc un produit dérivé, mais dont la composition exacte est souvent mal connue de l’acheteur : toute défaillance d’un emprunteur engendre donc une perte de valeur du titre qui est adossé à cet emprunt. Cette technique a l’avantage de permettre à la banque de se refinancer et de transmettre à des tiers le fait de porter le risque de non-remboursement des prêts accordés. Elle a joué un rôle important dans la dissémination des risques, donc dans l’importance de la crise initiée par les emprunts subprime » (Denis Clerc, D. et Piriou J-P, 2011).
[13] On retrouve le LBO également sous les termes « d’acquisition par emprunt ».
[14] Par exemple, si un investisseur acquiert un stock de produits financiers à hauteur de 500 euros avec un taux d’intérêt de 10% alors il gagnera 50 euros. S’il acquiert ce stock avec des capitaux propres alors la rentabilité sera de 50/500 = 0,1 ou 10%. Par contre si ce même investisseur emprunte 490 euros à un taux d’intérêt de 1% (donc 4,9 euros d’intérêts à rembourser) et qu’il n’apporte que 10 euros de capitaux propres sa rentabilité augmente exponentiellement. En effet, il suffit de déduire la charge d’intérêts (4,9 euros) de la rente (50 euros) et de comparer le résultat (45,1 euros) au capital initial (10 euros). On obtient alors 45,1/10 = 4,51. Cela signifie que l’investisseur a multiplié par 4.51 (+351%) sa mise initiale alors qu’il ne l’aurait multipliée que par 1,1 (+10%) s’il avait financé tout le stock d’actifs avec des capitaux propres.
[15] Un spéculateur peut réaliser un gain ou une perte de 20% pour un mouvement de marché de 1%.