Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Comment reconstruire ?

L’urgence d’une indépendance numérique révélée par l’urgence sanitaire

Dans la gestion de la crise actuelle, la place accordée aux technologies du numérique a été au cœur de nombreux débats. En particulier, la question de l’accès aux données personnelles est devenue centrale dans les échanges autour du traçage des contacts et du partage des données de santé. Mais la crise a également révélé des fragilités majeures dans notre politique de gestion de ces données, en questionnant notamment l’attribution de la plateforme des données de santé à l’entreprise Microsoft. En outre, la crise a accéléré le recueil et l’exploitation de ces données, sans prendre en compte les conséquences futures de cette captation. Il devient ainsi impératif de se poser la question des répercussions à long terme des décisions prises aujourd’hui. Il faut également nous interroger sur les grands enjeux qui se cachent derrière nos choix numériques afin de mieux lancer les chantiers de long terme que nous impose ou que devrait nous imposer aujourd’hui la géopolitique du numérique.   Introduction   Nos données numériques apportent quantité d’informations sur nous-mêmes, mais aussi sur l’état de notre société, sur ses atouts et ses fragilités. Derrière des applications anodines circulent en effet des données sur l’état de santé de la population, des indices sur sa réalité sociale, sur l’état de ses infrastructures routières ou encore des informations, parfois sensibles, sur ses activités économiques et politiques. Selon l’usage que l’on fait de ces informations, l’impact sur la société peut être bénéfique ou néfaste. La mathématicienne Cathy O’Neil nous alerte par exemple sur l’usage des données dans l’éducation, la justice en passant par le commerce ou la santé, les organismes sociaux ou les assurances[1]. Les données de santé sont par exemple un trésor pour les compagnies d’assurance qui, si elles y accèdent, peuvent définir des profils de clients à risque pour adapter leur proposition commerciale, accentuant ainsi certaines inégalités face à la santé. C’est pourquoi il ne faut pas prendre à la légère les enjeux qui se cachent derrière le numérique et la circulation des données. Par ailleurs, ces données sont aussi la matière première des technologies d’apprentissage automatique, souvent regroupées autour du terme « intelligence artificielle », et sur lesquelles reposent de nombreuses innovations technologiques telles que la reconnaissance faciale ou la voiture autonome. Les entreprises et les États trouvent un intérêt évident dans la course à ces données massives qu’ils peuvent utiliser pour développer des technologies de pointe dédiées à des secteurs variés, tels que le contrôle aux frontières, la sécurité, la santé, la justice ou le militaire. Dans le domaine de la santé, au cœur de cette note, les données sont nécessaires si l’on souhaite développer les technologies de machine learning qui permettent d’accompagner la recherche médicale et d’améliorer les outils des praticiens. À ce titre, elles sont déterminantes dans le développement de ce tissu industriel. Mais elles sont aussi éminemment stratégiques : la surveillance des données de santé à l’échelle d’un pays donne une carte d’identité précieuse qui révèle les fragilités d’un système de santé, celles des individus, et permet d’orienter des décisions économiques, politiques voire militaires. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) alertait d’ailleurs, dès 2018, sur l’acquisition par les entreprises américaines de plusieurs sociétés françaises expertes dans le traitement de ce type d’informations, et notamment la branche dédiée à la gestion des données clients et stratégiques de Cegedim, acquise par IMS Health en 2015. L’administration s’inquiétait alors de la captation, par « des entités tant publiques que privées », d’informations stratégiques et orientant la politique économique des États-Unis vis-à-vis des industries françaises[2]. Un an plus tard, Microsoft Azure fut désigné, sans passage par un appel d’offre, comme prestataire principal de la Plateforme des données de santé des Français, baptisée Health data hub[3]. Cet hébergeur, qui propose également des services d’analyse, accélère sa captation de données dans l’urgence de la crise sanitaire. En matière de géopolitique des données, la gestion de la crise actuelle agit ainsi comme un formidable révélateur de notre dépendance extérieure dans le domaine du numérique appliqué à la santé. Face aux enjeux d’indépendance numérique et de protection des données qui se posent, de grands et longs chantiers seront nécessaires. Cette note propose d’apporter quelques pistes de réponses sur la manière de les engager.   1. Penser le numérique relève d’une approche transversale qui s’applique à l’analyse de la gestion des données numériques en santé   Penser le numérique, notamment dans un secteur aussi essentiel et structurant que la santé, nécessite une approche transversale qui prenne en compte plusieurs couches de l’activité numérique. En 2016, la politologue Frédérick Douzet proposait trois « couches du cyberespace » : la couche physique, logique et sémantique[3]. Le schéma ci-dessous s’inspire de ce modèle, mais propose un échelonnage à quatre niveaux des technologies, hiérarchisées selon leur rôle dans l’activité numérique : les socles matériels sans lesquels aucune activité numérique n’est possible, composés des infrastructures mais aussi du matériel informatique et mobile ; les applicatifs codés, c’est à dire les OS, les logiciels ou les algorithmes, les sites internet, les applications ; les données dont les flux circulent entre applicatifs et socles ; les usages, qui définissent les manières de vivre dans et avec le numérique. Cette approche transversale donne une place particulière à la dimension matérielle, dans un domaine où très souvent le virtuel et le vocabulaire qui l’accompagne, du cloud au data lake, fabrique un imaginaire qui donne l’impression d’un effacement des frontières physiques et géographiques. Comme l’énonce Amaël Cattaruzza, « les processus de datafication nous obligent à modifier nos approches et nos interprétations et à reconsidérer le concept clef de la géopolitique, à savoir le territoire »[4]. Ainsi, ce n’est pas parce que nos données sont numériques qu’elles ne suivent pas un parcours, qu’elles n’ont pas un lieu de production et de destination, et que les enjeux de leur captation ne renvoient pas à des réalités géopolitiques. Or, la stratégie numérique en matière de données de santé concerne chacune de ces couches. Elle pose d’abord la question des socles matériels, qui correspond à la « couche physique

Par Ophélie Coelho

20 mai 2020

Une maîtrise démocratique de l’urgence Comment respecter les libertés publiques en temps de crise ?

La réponse des gouvernements français et mondiaux à l’épidémie de Covid-19 a été marquée par une restriction des libertés individuelles sans équivalent en temps de paix, que ce soit en ampleur ou en durée. Cette restriction s’est faite sur la base légale de l’urgence sanitaire, d’un droit d’exception destiné à protéger les droits humains des citoyens, au rang desquels le « droit à la santé » ou « droit à la vie ». Dans cette crise, comme jamais auparavant, l’équilibre a été rompu entre ces droits humains et l’exigence de préservation des libertés publiques des citoyens, parmi lesquelles la liberté d’aller et venir et la liberté de réunion. Faute de pouvoir se procurer tests massifs et masques en nombre suffisant pour mener une stratégie alternative, l’État français a fait reposer tout le poids de la crise sur les libertés publiques des citoyens. Cette rupture d’équilibre, souvent aux marges du contrôle démocratique, est cependant une tendance lourde des politiques publiques dans le monde occidental depuis la société d’exception issue du Patriot Act américain jusqu’à la transposition de l’état d’urgence français qui a suivi les attentats de 2015 dans le droit commun deux années plus tard. Cette note se propose de montrer comment concilier la nécessaire protection des droits humains avec une défense robuste des libertés publiques et un contrôle démocratique réel de l’urgence, qu’elle soit sanitaire ou de tout autre nature. Introduction   Le décret du 23 mars 2020, quel que soit le nombre des vies épargnées, restera dans l’histoire française comme un des plus attentatoires aux libertés publiques en temps de paix. Il ne pourrait être dépassé en cela que par le décret du 17 mars 2020, qui s’arroge le pouvoir de restreindre la liberté d’aller et venir de 67 millions de personnes sur le fondement d’un article équivoque du code de la santé publique (Article L3131-1)[1]. Durant cette crise sanitaire, l’État a affirmé et affermi son pouvoir sur la société : en dernier recours, il est prêt à faire usage de son monopole de la violence légitime pour faire appliquer les consignes de santé publique édictées en coopération avec les experts et les scientifiques. Puisant dans la logique historique de l’état d’exception, il s’autorise à suspendre le cours normal des événements et, dans une moindre mesure, les normes admises de la délibération démocratique. Partant, des voix se sont exprimées pour décrire la gravité et contester la disproportion des moyens employés pour contenir la progression de l’épidémie[2]. Face à ce déploiement de mesures restrictives, le Conseil d’État s’en est tenu à sa théorie des « circonstances exceptionnelles » formulée depuis l’arrêt Heyriès (1918). Cette jurisprudence est par ailleurs en accord avec les cinq principes de Syracuse sur la légitimité de l’atteinte aux droits fondamentaux en cas de crise sanitaire[3] formulés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Mais ici comme ailleurs, c’est la notion de proportion qui est souveraine, depuis Aristote jusqu’à l’arrêt Kreuzberg en passant par les fondements du droit moderne. La justice n’est souvent que la conciliation d’objectifs contraires entre lesquels il s’agit de trouver un équilibre. Pourtant, mettez tout le poids d’un seul côté et c’est l’édifice qui se renverse. Atteindre l’équilibre suppose d’attribuer un poids à chaque droit et liberté : le droit à la santé vaut-il autant que, pris ensemble, la liberté d’aller et venir, liberté du domicile, liberté de l’intimité, liberté d’association, de réunion, de manifestation, mais aussi le droit à l’éducation ? Les moyens mis en œuvre ont-ils été proportionnés à l’objectif poursuivi et la construction d’un régime d’exception aux marges du contrôle démocratique a-t-elle été justifiée ? En montrant que l’État a dévalué de manière abusive les libertés publiques des citoyens par rapport aux fins qu’il recherchait, la présente note propose de rejeter la poursuite des violations observées en remettant des droits humains vitaux au cœur d’une architecture repensée de la responsabilité individuelle face au bien commun. Elle conseille de maîtriser les régimes d’exception en construisant des structures démocratiques de contrôle résilientes et en instituant une véritable reddition des comptes ex post.   I. Évaluer la rupture d’équilibre entre droits humains et libertés publiques en France pendant la crise du Covid-19 1. L’efficacité de la stratégie française en question ?   La réponse de l’État français à la crise du Covid-19 a été, pour qui s’intéresse aux réponses mondiales à la pandémie, une des plus restrictives en matière de libertés publiques. Elle s’est matérialisée par l’imposition de périmètres et de temps de sortie, l’interdiction de contacts extra-familiaux et l’application de ces mesures par une force de police importante ayant procédé à 19 millions de contrôles et à plus d’un million de verbalisations[4]. À l’intérieur de l’Europe, la méthode française ressemble aux méthodes italienne, espagnole et grecque, et consiste à user de l’amende pour faire respecter les mesures de confinement. Cette approche est plus restrictive que celle de pays tels que l’Allemagne, la Suisse ou les Pays-Bas, où des mesures de restrictions des contacts ont été adoptées sans jamais confiner la population. Elle est aux antipodes de la méthode suédoise qui a permis le maintien d’une vie sociale importante en édictant des recommandations. Quelle est l’efficacité du confinement général de la population face au confinement des seules personnes fragiles ? Quelle est l’efficacité des contrôles policiers par rapport à une responsabilisation active des citoyens ? L’objet de l’évaluation comparative n’est pas de se demander si certains pays ont fait mieux mais si une stratégie moins dommageable pour les libertés publiques a provoqué des effets négatifs si délétères qu’ils ne sont pas compensés par les bénéfices apportés par le maintien de la vie sociale. Or, force est de constater que, dans les pays précédemment cités, les systèmes de santé ne se sont pas effondrés et que le taux de mortalité par habitant y est resté comparable ou même inférieur à celui de la France. En d’autres termes, le confinement est un médicament qui marche, mais marche-t-il mieux, dans tous les cas, que les stratégies alternatives comme le « smart lockdown », le confinement « doux », ou la publication de recommandations sanitaires ? Cela

Par Abgrall M.

19 mai 2020

Une fonction publique solide, revalorisée et plus diverse pour vivre bien

À l’instar du juriste Léon Duguit, on peut concevoir l’État comme « une fédération de services publics ayant pour objet d’organiser la société et d’assurer son fonctionnement pour le bien commun[1] ». C’est par la constitution de ces services publics que la République française s’est formée puis consolidée. Les services publics sont consubstantiels à l’identité républicaine de notre pays. Ils constituent l’instrument privilégié pour mettre en œuvre l’objectif historique de la République : l’intérêt général. La fonction publique représente en France environ un emploi sur cinq. Les services publics sont partout dans nos vies, indispensables à notre quotidien. En socialisant les risques, ils permettent l’accès aux besoins de base à des coûts très faibles pour l’immense majorité de la population. En refusant la logique marchande, ils consacrent les principes de solidarité, de continuité, d’égalité, de neutralité devant les biens et services mis en commun. Afin de mettre en marche les services publics, les fonctionnaires disposent d’un statut particulier. Durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, les fonctionnaires sont soumis à l’arbitraire de leur hiérarchie. Le recrutement par concours n’est pas systématique, et laisse souvent place à la cooptation et au clientélisme. Il faut attendre la Libération pour que la fonction publique se dote d’un premier statut : liberté syndicale, fonctionnaires classés en trois catégories hiérarchiques (A, B, C,) commissions paritaires dans la gestion des carrières individuelles et l’organisation des services, liberté d’opinion, et systématisation du recrutement par concours. Le droit de grève sera lui consacré par l’arrêt Dehaene du Conseil d’État en 1950. Les grandes lois des années 1980 tendent à unifier le statut des fonctionnaires et à rapprocher leurs droits des salariés du secteur privé. La loi du 13 juillet 1983 consacre notamment la liberté d’opinion (qui n’est pas la liberté d’expression, qui doit s’articuler avec le devoir de réserve), garantit le droit syndical et l’étend en reconnaissant le droit à congé pour formation syndicale. Les lois du 11 janvier 1984 (fonction publique d’État), du 26 janvier 1984 (fonction publique territoriale) et du 9 janvier 1986 (fonction publique hospitalière), unifient le régime juridique des trois fonctions publiques. Les fonctionnaires ne sont pas des travailleurs comme les autres, ils sont soumis à des devoirs impérieux envers l’État et les usagers. En ce sens, le statut des fonctionnaires repose sur plusieurs principes : l’obéissance hiérarchique – mais également le devoir de désobéissance lorsqu’ils doivent répondre à un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ; le devoir du service, c’est-à-dire l’interdiction d’exercer une activité lucrative à temps plein simultanément ; le devoir de réserve ; l’obligation de discrétion ; l’interdiction de posséder des intérêts dans une entreprise soumise au contrôle de son administration, qui seraient de nature à compromettre son indépendance. Le statut du fonctionnaire a pour corollaire la sécurité de l’emploi. Loin d’être un privilège anachronique, cette sécurité vise à protéger les fonctionnaires des pressions hiérarchiques et politiques, mais aussi à assurer la continuité du service. Ce principe fondamental du service public est cependant remis en cause par le non-remplacement fréquent des fonctionnaires partant à la retraite, et surtout par la contractualisation croissante des agents publics : plus d’un agent public sur cinq est contractuel et un contractuel sur quatre est en contrat court. Sous l’impulsion de la contre-révolution néolibérale et des théories du « nouveau management public », le statut des fonctionnaires n’a eu de cesse de connaître des exceptions, dérogations et limitations en tout genre. Si les prémices se font sentir dès les années 1990, c’est en 2007 et l’instauration de la RGPP que le statut de la fonction publique commence véritablement à s’effriter. Tout au long des quinquennats de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, la réduction du nombre de fonctionnaires est devenue l’axe principal des réformes touchant à la fonction publique[2]. Elle s’est accompagnée d’une part accrue du personnel non titulaire, d’une logique d’individualisation des tâches et des revenus chez les fonctionnaires, et d’une délégation toujours plus importante des activités vers le secteur privé. Ces politiques dites de « modernisation » ont pour conséquences une détérioration des conditions de travail des fonctionnaires et un affaiblissement des principes inhérents au service public, qui menacent l’accès à toutes et tous aux services de base. La crise sanitaire du Covid-19 a révélé qu’une fonction publique affaiblie menace directement les citoyens, en particulier dans l’hôpital public. Loin d’être un poids pour les finances publiques, les services publics permettent une prise en charge efficace, réactive et solidaire de la population. Il faut réaffirmer et étendre le statut de fonctionnaire à l’ensemble des agents publics, en encadrant strictement le recours à des personnels contractuels (I). Ce recrutement massif doit être accompagné d’une revalorisation des traitements, avec la hausse de la valeur du point d’indice (II). La fonction publique doit aussi permettre une meilleure représentativité de la société française, l’ouverture de nouveaux droits pour les fonctionnaires, et une meilleure prise en compte des usagers dans le fonctionnement des services publics (III).   1. Réaffirmer et étendre le statut de fonctionnaire   On compte 5,52 millions de personnes travaillant dans la fonction publique française : 2,45 millions de la fonction publique d’État (FPE) ; 1,9 million de la fonction publique territoriale (FPT) ; 1,17 million de la fonction publique hospitalière (FPH). Ces chiffres comprennent les fonctionnaires, c’est-à-dire les personnes titulaires, mais aussi les personnes sous contrat (en CDI ou en CDD), ainsi que les emplois aidés ; ces derniers sont en diminution depuis 2017 en particulier dans la FPT et les communes[3]. Dans l’ensemble de la fonction publique, il y a ainsi 3,84 millions de fonctionnaires (69,5%), 1,02 million de contractuels (18,4%), 309 000 militaires (5,6%) et 358 000 autres types de contrats (6,5%)[4]. Entre fin 2016 et fin 2017, les effectifs de la fonction publique hors contrats aidés ont augmenté de 0,8 %, soit 43 200 agents de plus. L’emploi public progresse dans les trois fonctions : + 0,9 % dans la FPT, + 0,8 % dans la FPE et + 0,7 % dans la FPH. Cependant, cette hausse est surtout le fait des contractuels (+5%) tandis que

Par Audubert V.

17 mai 2020

Le coronavirus, des enseignements à tirer pour sortir d’une démocratie déjà confinée

L’apport de cette note tient au constat d’une démocratie[1] déjà confinée, appréhendée par les gouvernants dans sa dimension purement majoritaire et formaliste. L’épisode révélateur de l’organisation du premier tour des élections municipales à l’aune d’une crise sanitaire permet d’attester de la déconnexion des sphères politique et sociale. Il y a urgence à repenser un nouveau paradigme démocratique pour « l’après », à prévoir une ère de démocratie délibérative large à multiples niveaux, associant les citoyens et la société civile dans une logique englobante. I – Constater : une démocratie « en crise » déjà confinée « En même temps », ce leitmotiv présidentiel confus se révèle lourd de sens dans cette crise pandémique. Le maintien des élections municipales au sein de cette crise sanitaire en atteste aisément. Le premier tour des élections municipales en date du 15 mars n’a pas été reporté, pourtant, la veille du scrutin, le Premier ministre annonçait la fermeture de l’ensemble des lieux non essentiels à la vie de la nation. Les médecins en appellent au report face à un gouvernement aux propos antinomiques : « restez chez vous mais en même temps, allez voter ». Cet épisode, a priori anecdotique, constitue le parfait corollaire de la perception démocratique actuelle, une conception étroite et « confinée », purement formaliste. Quoi de plus révélateur d’une autonomisation exacerbée du champ politique conduisant à une isolation vis-à-vis de la sphère sociale ? Une réelle tension se joue alors car le citoyen se voit contraint de choisir entre acte politique et acte social : son devoir de voter d’un côté, son devoir de se protéger ainsi que ses pairs de l’autre. Sans grand étonnement, les élections municipales ont fait l’objet d’une abstention record s’élevant à plus de 55,25% contre 36,5% en 2014. Logiquement, ces maires ayant acquis leur élection de droit au premier tour par une majorité absolue des voix, la conserveront, tel en dispose la loi du 23 mars 2020 relative à l’État d’urgence sanitaire[2]. Il faut dire que le Conseil constitutionnel, juge du scrutin, fait d’ordinaire fi de ces considérations : l’abstention versus vote est un choix, celui de ne pas aller voter et ne peut emporter de conséquences sur le scrutin lui-même[3]. Or, et c’est tout le problème, ces circonstances exceptionnelles d’espèce entourant le vote ne font pas l’objet d’un choix citoyen consenti mais contraint : ne pas voter pour se protéger – soi, ses proches, les autres. La sincérité du scrutin peut dès lors être altérée dans cette « démocratie pandémique », l’égalité des citoyens devant le suffrage remise en cause. Une pétition en ligne, intitulée « Je n’ai pas pu choisir mon maire à cause du coronavirus », a déjà pu recueillir presque 13 000 signataires. Quoi qu’on en dise, la légitimité démocratique de ces « élus-covid » dès le premier tour est branlante, sans parler de ceux « post-covid », convoqués pour un second tour, éligibles par une déconnexion de plusieurs mois entre le premier et le second tour de scrutin, rendant « celui-ci » ou pourrait-on dire (après plusieurs mois) « ceux-là », insincères. Concrètement, c’est notre attachement à la démocratie que le coronavirus pointe : une démocratie majoritaire, où seule importe la capacité de gouverner, où seul le vote compte et prime, qu’importent les circonstances pandémiques ; malgré l’absence de visibilité du débat public obnubilé par la crise sanitaire et l’impossibilité vitale pour certains de se rendre aux urnes. La démocratie se conçoit uniquement comme un instrument de légitimation purement formel des gouvernants, l’essentiel étant la nomination d’exécutifs locaux à n’importe quel prix, faisant fi du reste. Cette conception hyper représentative et déconnectée du social n’échappe pas aux yeux des citoyens. La gestion de la crise en général, de même que l’avant ou l’après, relève du « clair-obscur ». Les derniers sondages du CEVIPOF[4] sont édifiants : 57% des français ont la vision d’une démocratie qui ne fonctionne pas bien contre 30% en Allemagne ou 26% au Royaume Uni. Surtout, 77% des français ont le sentiment que les gouvernants ne tiennent pas compte de leurs opinions contre 46% en Allemagne et 49% au Royaume-Uni. La gestion bonapartiste de la crise conduit à repenser la conception de la représentation à la française, qu’il s’agisse de l’inclusion du citoyen dans la gestion de crise, mais surtout de ses suites. Gardons-le à l’esprit, l’organisation des municipales, certes, constitue un dysfonctionnement démocratique important, mais cela ne fait que révéler un constat pré-établi : une démocratie strictement « majoritaire », coupée de ses citoyens. Paradoxalement, le discours du Premier ministre Édouard Philippe, en date du 28 avril dernier, sur le plan de déconfinement atteste même de cette démocratie purement formaliste envers les représentants : « Non. Les députés ne commentent pas : ils votent ».   II – Repenser : l’urgence d’acter un paradigme démocratique dit « délibératif ».   En réalité, cette démocratie de « crise » en « crise » s’enracine dans un besoin plus profond encore : celui d’un changement de paradigme démocratique, responsable de la crise de la représentation. Élire, mandater, obéir : la démocratie à la française se révèle l’archétype du système « top-down » par excellence. Ce type de démocratie revêt une forme représentative, élitiste, en déléguant aux seuls « présumés capables » la tâche de définir ce qu’est l’intérêt général. Dès lors, selon Francis Dupuis-Déri, l’élection s’apparenterait à une sorte de procédure d’auto-expropriation du peuple de son pouvoir, confié uniquement aux élus. Or, à l’ère du « netizen » (citoyen hyper-connecté), « l’assentiment populaire préalable ne suffit plus. La légitimité ne provient plus de l’organe mais du processus décisionnel lui-même ». Comme l’exprime à juste titre Bernard Manin, l’idéal « démocratique » moderne ne consiste plus en « la décision de tous mais dans la délibération de tous »[5]. Cette vision délibérative englobante de la démocratie, viendrait résoudre les critiques formulées par Clément Viktorovitch, politiste, à l’égard de l’institution parlementaire. Celui-ci a pu démontrer en effet que « les contradictions jacobines et sieyessiennes » mettent à mal, dans son fondement même, la légitimité du Parlement sous plusieurs aspects : d’une part, « tout en prétendant incarner l’unité derrière l’intérêt général, le Parlement institutionnalise le pluralisme » et donc serait vecteur de « plusieurs interprétations incompatibles de la volonté populaire »[6].

Par Toudic B.

15 mai 2020

Un Parlement confiné ?

La crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui soulève rétrospectivement trois niveaux de questions, à court, moyen et long terme. Sur le long terme, la question est d’ordre civilisationnel. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » écrivait Paul Valéry. À l’heure de l’anthropocène, notre modèle de développement économique est-il viable ? Sur le moyen terme, le problème est celui de la préparation de notre société et de l’État devant cette pandémie et, plus globalement, la capacité de l’État moderne à protéger ses citoyens. Sur le court terme, enfin, la question est celle de la gestion de la crise par le Gouvernement et son efficacité. Évidemment, toutes ces questions sont éminemment politiques et devraient être discutées dans le lieu d’expression par excellence du débat démocratique, à savoir le Parlement. La démocratie peut en effet s’accommoder de régimes d’exception. Ceux-ci sont même nécessaires, lorsque la bonne marche des institutions n’est plus possible aux vues de l’état du pays. Ce fut le cas en l’espèce. On peut, certes, contester l’opportunité et le contenu de la loi relative à l’état d’urgence sanitaire, pas la nécessité de déroger à certaines dispositions du droit commun pour tenter de répondre efficacement à la crise. Toutefois, pour être légitime, tout régime d’exception doit comporter des garde-fous. Les écarts constatés doivent être strictement proportionnés. Mais qui apprécie cette nécessité et cette proportionnalité ? En démocratie, ce travail de contrôle ne peut être que celui du juge et surtout, du Parlement. Or, ce dernier a été en partie absent des événements lorsque ceux-ci se sont accélérés. Aujourd’hui, son fonctionnement est ralenti et entravé. En effet, l’Assemblée nationale a assez rapidement été identifiée comme un foyer de contamination, de nombreux députés, collaborateurs et fonctionnaires étant atteints par la maladie. Cela a conduit à prendre des mesures de précaution qui ont, par un heureux hasard, coïncidé avec la suspension des travaux parlementaires prévue de longue date en raison de la campagne des municipales. Mais cette suspension a aussi eu pour conséquence de rendre invisible le Parlement au moment où des décisions fondamentales ont été prises : maintien du 1er tour des municipales, fermeture des bars et restaurants, mise en place du confinement… Aucune de ces décisions n’a donné lieu à une quelconque discussion avec les élus de la Nation. Organiser des débats parlementaires aurait pourtant été tout à fait possible puisque, lorsque des dispositions législatives sont apparues nécessaires, le Parlement s’est réuni pour examiner le premier projet de loi de finances rectificative et le projet de loi d’urgence sanitaire. À l’échange et à la délibération collective, il a manifestement été préféré la décision individuelle du président/monarque tout puissant : en témoignent le nombre de « je » prononcés par ce dernier lors de sa première allocution… Mais l’on constate que cet exercice solitaire du pouvoir n’a pu perdurer face aux demandes de transparence et d’association du Parlement : pour le plan de déconfinement, il a ainsi été prévu de recourir à un débat suivi d’un vote en application de l’article 50-1 de la Constitution. Il s’agit là d’une amélioration que l’on peut saluer, même si le calendrier et les conditions du vote peuvent être critiqués. On notera que l’article 50-1, issu de la révision de 2008 et alors fort critiqué par les thuriféraires de la Vème République, est particulièrement adapté à ces situations où le Gouvernement souhaite recueillir la position du Parlement sans avoir de projet de loi précis à présenter et sans, surtout, avoir à engager sa responsabilité. Depuis 2015, il semble que les états d’exception soient devenus, si ce n’est la règle, au moins une habitude. Nos sociétés plus complexes et plus fragiles doivent faire face à ces menaces plus diffuses qu’hier. Pourtant, le dernier baromètre de la confiance politique réalisé pour le CEVIPOF montre que cette crise n’a pas ébranlé la foi de l’opinion en la démocratie[1]. Comment maintenir le contrôle parlementaire en temps de crise, même quand les chambres peinent à se réunir ? Comment rendre celui-ci effectif malgré le fait majoritaire ? De la réponse que nous donnerons à ces questions dépend en grande partie la résilience de nos démocraties devant les crises.   I. Maintenir la fonction législative   Après une première phase d’éclipse, le Parlement a repris son activité, mais de manière extrêmement contrainte et limitée : les travaux législatifs sont réduits (l’examen de nombreux textes est ainsi reporté) et la quasi-totalité des activités de contrôle est suspendue. La mise entre parenthèses de l’activité législative du Parlement pose par ailleurs un problème au regard de l’article 48 de la Constitution relatif à l’ordre du jour. Si la non-utilisation du temps de séance dévolu au Gouvernement ou à la majorité parlementaire ne soulève pas de problème de principe, la question du non-respect des séances d’initiative parlementaire des groupes minoritaires et d’opposition ne peut être évacuée d’un revers de la main. En mars, avril et mai, ce sont ainsi les « niches » des groupes La France insoumise, GDR et Les Républicains qui auront été un temps supprimées : le dernier calendrier de la session parlementaire les a reportées au mois de juin qui comprend désormais quatre (!) journées d’initiative parlementaire… La mise en place d’un débat de qualité implique à la fois la présence des parlementaires, et que le temps qui leur est accordé pour travailler les textes soit suffisant. Dans ce contexte, deux écueils sont à éviter : une procédure parlementaire expéditive et un recours excessif aux ordonnances.   1. Les conditions de la procédure parlementaire   Le premier problème est celui de la participation des élus aux débats. Comme le rappelle très justement Elina Lemaire[2], le Parlement est avant tout un pouvoir délibérant : l’élaboration de la loi passe par une confrontation des points de vue et des positions. Selon Jean-Jacques Rousseau, « pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient toutes unanimes, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion rompt la généralité. »[3]. Ce qui vaut pour la volonté directement exprimée par le Peuple vaut également dans le cadre d’un régime représentatif selon Hans Kelsen[4]. Le Peuple demeure représenté

Par Morel B., Marienval M.

14 mai 2020

Retour sur le « retour de l’État »

Dans la préface de 1963 de son ouvrage La notion de politique[1], Carl Schmitt[2] déclarait de façon pour le moins inattendue que « l’ère de l’État [était] à son déclin ». Du point de vue de la France gaullienne et planificatrice, la formule avait de quoi sembler saugrenue. Trente ans plus tard, le juriste Olivier Beaud dans sa thèse de référence sur la Puissance de l’État[3] (1994) soulignait pourtant ex post la justesse du constat. Il fallait se rendre à l’évidence : la question de la « péremption » de l’État était désormais d’actualité. De toutes parts, des voix se bousculaient pour réclamer sa fin et son dépassement. L’État était accusé à la fois d’être « trop » et « pas assez » : trop pour ceux qui défendaient le localisme, le régionalisme ou le communalisme ; pas assez pour ceux qui prophétisaient une nouvelle ère géopolitique globalisée où n’existeraient que des superpuissances. Cette période vient de subir un coup d’arrêt. La crise du Covid19, agissant comme un mouvement de balancier, a renvoyé le pendule de l’histoire dans les mains des partisans de l’État. Tous les médias s’en font l’écho : Le Monde[4], Libération[5], Le Figaro[6], La Croix[7], Le 1 hebdo[8] etc. Nous assistons, titrent ces journaux, au « grand retour de l’État ». Comment l’expliquer ? L’argumentation en sa faveur relève d’abord de la psychologie collective. Pour le dire à grands traits, le monde entier vient d’être heurté par une gigantesque vague de panique provoquée par la propagation incontrôlée du virus. Les populations, déboussolées et à la merci d’informations contradictoires et désordonnées, se sentent sans défense, démunies, vulnérables. Dans un pays comme la France à la culture étatique ancienne, demander le retour de l’État correspond à une forme « d’appel à l’aide » quasi-primaire. Car en dépit des réactions épidermiques qu’il suscite dans l’hexagone, l’État est en même temps perçu comme une figure tutélaire forte et protectrice à même de nous sauver. Mais l’argumentation possède aussi un volet que l’on pourrait qualifier « d’opportunité ». Elle appuie sur l’effet de « dévoilement » de la crise du Covid19 et sur sa mise à nue de tous les dysfonctionnements de notre monde : zoonoses causées par la destruction de la biosphère, vicissitudes sanitaires, flux incontrôlés, marché du médicament soumis à des chaînes de valeur démembrées, système social en tension, services publics saccagés, classes populaires surexposées… Dans ce jeu de massacre, les gouvernements européens, à commencer par le gouvernement français, ont semblé impuissants et incapables d’être à la hauteur, renforçant par là même le besoin d’État. Ainsi a resurgi une discussion sur « la place de l’État » dans l’espace politique que beaucoup croyait close et il y a fort à parier qu’elle sera au cœur de la confrontation des Weltanschauung[9] du « monde d’après ». Pour autant, se contenter d’acter de façon passive le retour de l’État constituerait une erreur au regard des enjeux de l’époque qui intiment d’agir. Il convient dans cette perspective de se saisir de cette « réapparition » de la figure de l’État pour interroger sa signification française (sa formation, sa spécificité) (I) et expliquer pourquoi et comment a eu lieu sa fin programmée (II). Ce n’est qu’en analysant la tension entre son affirmation et sa négation que l’on pourra aboutir à une proposition renouvelée de la praxis étatique à la hauteur de l’événement (III).   1. L’État à la française   Par une curieuse légende dont on ne saurait dire l’origine exacte, on se plaît à attribuer à Louis XIV un mot impérieux : « L’État, c’est moi ». Pourtant la citation est apocryphe. Mieux, on connaît avec certitude les dernières paroles du « roi soleil » sur son lit de mort et elles dédisent la légende : « Je m’en vais mais l’État, lui, demeurera toujours ». Louis XIV ne s’est pas trompé. Né autour du XVe siècle, l’État, création de l’ordre monarchique, est passé à la République par l’intermédiaire de la Révolution et de l’Empire[10]. Ce legs, depuis, pose question. L’État républicain, en vertu de cette filiation, ne serait-il qu’une version abâtardie de l’État monarchique ? Comment expliquer que notre ère révolutionnaire dont on sait qu’elle s’est ouverte sur une politique de table rase, ait pu garder un tel vestige de l’Ancien Régime ? L’étymologie nous fournit un premier indice. « État » vient du latin « status » lui-même provenant de « stare » qui signifie « se tenir ». Quelquefois, on traduit également cette étymologie par l’idée de « perdurer ». Et c’est bien de cela dont il est question à l’origine, de cette question qui obsède tout titulaire du pouvoir depuis l’Antiquité : comment demeurer et se perpétuer ? La monarchie française n’échappe pas à cette obsession. Frappée par différentes crises de succession au cours des siècles, elle n’a de cesse de chercher les moyens de sa stabilité et de sa permanence. Entre le XIVe et le XVIIe siècle, la monarchie française élabore ainsi un corpus de règles qui s’imposent au monarque lui-même et à toute sa famille : ce sont les lois fondamentales du royaume[11]. Il convient qu’en dépit des aléas de la vie humaine des rois et de leurs lots de tragédies un continuum politique existe. Ernst Kantorowicz a montré que les juristes anglais inventeront pour cette raison la théorie des « Deux corps du roi »[12] : si l’un est physique, soumis au temps et mortel ; l’autre est mystique, a-temporel et immortel. En France, ce continuum sera formulé par différents adages (« le roi ne meurt pas en France », « le roi est mort, vive le roi »). Mais les guerres de religion (XVIe siècle) ajoutent à l’antique obsession une angoisse nouvelle : celle de la fragmentation sociale. Pendant deux siècles, juristes (Bodin, Loyseau, Cardin Le Bret), hommes d’autorité (Richelieu, Mazarin), hommes d’Église (Bossuet) et grands commis du royaume (Colbert, Louvois) s’efforcent en conséquence de donner à la monarchie une cimentation empêchant cette fragmentation : c’est l’État[13]. Et c’est d’abord cet aspect-là que les révolutionnaires voudront garder en reprenant la machine étatique, ce ciment qui permet au pays de se maintenir debout malgré les circonstances. L’idée parcourt tout le discours jacobin de 1792-1794 : il faut tenir contre les monarchies coalisées à l’extérieur, tenir alors que tout menace de ruine à l’intérieur, tenir parce qu’il y a « une République à fonder » (Saint-Just). L’événement révolutionnaire livre à cet

Par Institut Rousseau

13 mai 2020

Réduire la vulnérabilité de notre économie aux aléas des marchés financiers

Bien que la crise du Coronavirus ne soit pas une crise d’origine financière, elle a révélé des fragilités profondes des marchés financiers et une interdépendance en grande partie non-désirable avec l’économie réelle. Celles-ci trouvent leur source dans la combinaison entre l’exposition élevée des agents financiers, l’interconnexion des marchés globaux, une sous-évaluation du risque, une politique monétaire qui alimente les bulles ou encore l’aléa moral des banques et des entreprises too big to fail. En 2007, les acteurs financiers avaient soudainement réévalué les risques inconsidérés qui avaient été pris sur le marché immobilier américain. Cette fois, le choc de la pandémie de COVID-19 est complètement exogène mais la réaction initiale des marchés a été brutale face à la réalisation que les économies allaient tourner au ralenti pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois et que nombre d’entreprises étaient dans une situation fragile. La chute concomitante des cours du pétrole à la suite des différends entre Russes et Saoudiens n’aide en rien. Fin mars 2020, l’indice Dow Jones avait effacé l’ensemble de ses gains depuis l’élection de Donald Trump. Les faillites d’entreprises se sont multipliées dès le début du mois de mars. La liquidité s’est tarie sur les marchés et pour les entreprises avec des trésoreries fragiles qui allaient restées longtemps fermées, la situation devenait inquiétante. Dans cette crise que nous traversons, la première réaction de la BCE et des États a été de soutenir l’économie et le système financier. Les intentions étaient louables : garantir le fonctionnement du système financier, soutenir les entreprises et les citoyens qui se retrouvaient sans activité ou en activité partielle. Toutefois on peut s’interroger sur la mise en œuvre et les modalités de ces soutiens. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les marchés financiers n’ont pas retrouvé leurs niveaux de début d’année, mais ils ont fortement rebondi. Les plans de soutien des États européens et des États-Unis ainsi que l’action des banques centrales, qui se sont remises à acheter massivement des titres et à offrir de la liquidité sans limite sont les principales raisons de ce rebond. Alors que cette crise est loin d’être terminée, ce n’est pourtant pas l’éventuelle perspective d’une forte reprise économique qui a propulsé les marchés puisque les faillites ne font que débuter et que le chômage continue d’augmenter. L’impact pour les marchés est positif mais on peut s’interroger sur les résultats macroéconomiques des actions entreprises. Cette note se propose donc d’analyser les outils de gestion de crise et les mesures macroprudentielles que nous pouvons mettre en place en plus de celles qui existent déjà, puis de proposer des mesures microprudentielles, notamment sur la composition des bilans bancaires. I. Permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie et prévenir les bulles   Il convient de permettre à la politique monétaire d’agir directement sur l’économie réelle. En effet, aujourd’hui la banque centrale compte sur les banques commerciales et les marchés financiers pour « relayer » ses décisions et in fine impacter l’économie réelle. Or depuis quelques années et l’apparition des technologies de registres distribués (distributed ledger) qui sous-tendent notamment les cryptomonnaies comme le Bitcoin, les banques centrales pourraient émettre directement des monnaies digitales, ce qui leur rendrait le contrôle non seulement sur la création monétaire mais aussi sur le système de paiement, aujourd’hui contrôlé par les banques commerciales. Un certain nombre d’études et de travaux plaident pour ces fameuses central bank digital currency (CBDC)[1]. Dans cette hypothèse, la banque centrale assurerait les fonctions d’une banque commerciale traditionnelle et devrait agir dans un environnement où elle serait en concurrence avec celles-ci (il va sans dire qu’une position de monopole n’est pas souhaitable). La banque centrale pourrait directement financer l’économie réelle et orienter le crédit, par exemple en faveur des enjeux climatiques. C’est pourquoi, une telle banque centrale devrait aussi faire l’objet d’un contrôle démocratique renforcé et d’une transparence exemplaire. Proposition n°1 : Permettre à la BCE d’émettre sa propre monnaie digitale pour agir directement sur l’économie et renforcer son contrôle démocratique. La prévention des bulles doit également être un objectif poursuivi par la banque centrale. Depuis une dizaine d’années, les liquidités injectées par les banques centrales dans le système financier mondial n’ont pas permis une reprise aussi forte qu’escomptée, et ce particulièrement en zone euro. Inonder les marchés de cash et offrir des prêts « gratuits » aux banques a certes évité une forte récession et eu, dans une certaine mesure, des effets bénéfiques sur l’investissement et l’emploi, mais elle a surtout contribué à la formation de bulles. La banque centrale américaine, la Fed et la Banque Centrale Européenne (BCE) sont souvent pointées du doigt ces dernières années comme étant à l’origine d’une bulle sur l’ensemble des marchés, financier comme non-financiers. Prenons l’exemple du marché immobilier. Selon un rapport du Secours Catholique, publié en 2018 en partenariat avec l’Institut Veblen et Finance Watch[2], plus de la moitié des crédits bancaires à destination des particuliers et des entreprises sont dirigés vers le secteur immobilier dans les dix-sept économies les plus avancées. De plus, une part conséquente de ces crédits ne commandent pas la construction de bâtiments neufs, ce qui correspondrait à une stimulation de la production, mais sont destinés à l’achat de logements déjà construits. Selon le même rapport, « lorsque la croissance du volume du crédit immobilier est plus importante que la construction de nouveaux logements, elle fait monter les prix de l’ancien et entraîne la formation de bulles ». Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, « la stabilité financière nécessite la mise en œuvre de politiques […] macroprudentielles (surveillance du crédit, des prix d’actifs sur les marchés boursiers, immobiliers…) qui impliquent les autorités de surveillance et les banques centrales et les obligent à coordonner leurs efforts […] La seule véritable parade contre le risque systémique résiderait dans une politique macroprudentielle qui surveillerait de près le cycle du crédit et celui des prix d’actifs »[3]. Très concrètement, la banque centrale, dont la fonction inclut également la mise en œuvre de politiques prudentielles, a à sa disposition un instrument de politique monétaire tout désigné : l’encadrement du crédit. Elle peut décider de limiter les

Par Rotelli S., Kuhanathan A.

12 mai 2020

Gérer les grandes infrastructures dans l’intérêt commun en période de crise

Essentielles dans le cadre du développement économique et social des sociétés industrialisées, les grandes infrastructures constituent un patrimoine collectif aujourd’hui invisible aux yeux des populations et dont les services délivrés sont devenus bien acquis. Pourtant, ces structures, points d’intérêt vital pour la nation française, le sont d’autant plus en période de crise car leur défaillance a souvent de tragiques conséquences et l’après-crise ne peut se faire sans elles. Cette dépendance accrue de nos sociétés pousse l’ensemble des acteurs de la chaîne à travailler sans cesse sur leur résilience, notamment en apprenant des différentes crises vécues. L’actuelle crise sanitaire ne déroge pas à la règle en portant son lot d’enseignements, notamment en neutralisant partiellement deux ressources critiques pour les grandes infrastructures que sont la disponibilité de ressources humaines et la pleine fonctionnalité du système d’informations. Ainsi, l’augmentation des investissements et une gestion publique de certaines infrastructures semblent apparaître comme des réponses évidentes et immédiates à l’après-crise. Néanmoins, elles ne dispensent pas les sociétés modernes de l’impératif de réfléchir plus globalement à la durabilité de leur modèle et la capacité des infrastructures à y répondre.   Les grandes infrastructures, notamment celles de réseaux (énergie, transports, téléphonie, eau, etc.), tiennent une place essentielle dans le développement économique de nos sociétés. Elles permettent la circulation des personnes, des marchandises, des capitaux, de l’information et constituent un levier de croissance dans de multiples secteurs. Depuis plusieurs années, la transition énergétique, le déploiement du très haut débit et la modernisation des réseaux de transport sont à ce titre au centre des politiques d’investissements de la plupart des pays européens. Elles ont également un rôle social déterminant, en assurant la fourniture de biens et de services contribuant à la qualité de vie des individus. En cela, elles représentent un patrimoine collectif au service de la vie de la nation et des activités humaines, pouvant être qualifiés de « biens communs ». « La France possède un des meilleurs réseaux d’infrastructures au monde » [1], affirmation corroborée par le rapport du World Economic Forum (WEF) de 2016 qui mesure la compétitivité globale de 144 pays à partir de 12 thématiques, et qui avait classé la France au dixième rang mondial pour la qualité de ses infrastructures et au deuxième rang des pays du G20. Héritière de grandes infrastructures de service public édifiées après-guerre grâce aux investissements massifs de l’État [2], la France a développé une forte capacité dans la conception, la gestion et l’entretien de ses infrastructures, se positionnant dans les « premiers pays exportateurs » en la matière [3]. Les infrastructures présentent aujourd’hui un niveau d’intégration tel, avec un fonctionnement régulier, qu’elles disparaissent aux yeux de la population, transformant le service délivré en bien acquis pour l’usager. Cette invisibilité, parfois opportune, véhicule pourtant de nombreux écueils, parmi lesquels l’absence de sensibilisation de la population aux différents enjeux (sécuritaires, financiers, environnementaux, techniques…) attachés à la gestion de ces équipements. Ces derniers réapparaissent à la défaveur d’événements exceptionnels, parfois tragiques [4], qui mettent en lumière la vulnérabilité voire la dangerosité de certaines infrastructures. Afin de se prémunir contre de nouvelles catastrophes, les pouvoirs publics ont conçu et déployé des politiques de prévention et gestion des risques visant à réduire les impacts : des risques d’origine naturelle (crues, séismes, mouvements de terrain, changement climatique sur le plus long terme) ; de la dépendance à d’autres infrastructures et réseaux ; des éléments intrinsèques à leur conception (matériaux, vieillissement, etc.) ; d’exploitation liée à la gestion de flux. Pourtant, il apparaît que le fonctionnement même des sociétés industrialisées rend les infrastructures de réseaux de plus en plus vulnérables aux différents risques : concurrence internationale accrue, méthodes de flux tendus (du « juste à temps » à la limitation des stocks), forte baisse des financements de l’État menée dans une logique d’économies budgétaires [5], etc. L’impératif de continuité d’activité en toutes circonstances interroge quant aux usages et à la dépendance des sociétés industrialisées aux grandes infrastructures.   Table des matières I – L’impérieuse nécessité d’assurer le fonctionnement des grandes infrastructures en période de crise Les infrastructures de réseaux reconnues comme « Point d’Importance Vitale » (PIV) Des vulnérabilités émergentes à la faveur d’une crise inédite II – Les enseignements à tirer de la crise pour un fonctionnement optimisé des grandes infrastructures de réseaux Une gouvernance publique à conforter économiquement dans la gestion des grandes infrastructures Une sobriété des usages à développer pour garantir la résilience des grandes infrastructures     I – L’impérieuse nécessité d’assurer le fonctionnement des grandes infrastructures en période de crise   Les différents types de risques ou catastrophes mettent en jeu de façon constante la résilience des infrastructures et de leurs réseaux.   1. Les infrastructures de réseaux reconnues comme « Point d’Importance Vitale » (PIV)   La définition de la résilience, donnée lors de la définition du cadre d’action de Sendaï [6], est « la capacité d’un système, d’une communauté ou d’une société exposée aux risques de résister, d’absorber, d’accueillir et de corriger les effets d’un danger, en temps opportun et de manière efficace, notamment par la préservation et la restauration de ses structures essentielles et de ses fonctions de base » [7]. C’est précisément parce que les infrastructures de réseaux sont reconnues comme des « structures essentielles » qui concourent aux « fonctions de base » (production, distribution de biens et services indispensables à l’exercice de l’autorité de l’État, fonctionnement de l’économie, maintien du potentiel de défense ou à la sécurité de la nation) qu’ils sont considérés comme « d’importance vitale » [8]. Le dispositif de sécurité des activités d’importance vitale (SAIV) constitue le cadre permettant d’analyser les risques et d’appliquer les mesures cohérentes avec les décisions des pouvoirs publics. Au sein de ce dispositif sont référencés les opérateurs d’importance vitale (OIV), lesquels détiennent des points d’importance vitale (PIV) tels que des établissements, des ouvrages ou des installations fournissant les services et les biens indispensables à la vie de la nation [9]. La délimitation du PIV permet une mise en œuvre plus efficiente du dispositif de SAIV entre l’opérateur et le préfet de département concernant des composants névralgiques indispensables au bon fonctionnement des infrastructures

Par Liguori L.

10 mai 2020

Pour une couverture totale de l’activité partielle

L’activité partielle constitue un des dispositifs les plus anciens de la politique publique de l’emploi. Il consiste à verser une partie de leur salaire à des employés qui cessent le travail, tout en maintenant leur lien contractuel avec l’employeur. Il apparaît formellement avec le décret du 19 avril 1918, qui institue des caisses publiques départementales de secours « contre le chômage résultant de la crise du ravitaillement, des matières premières et du charbon pour les industries » – un chômage conjoncturel partiel, administré par des offices paritaires départementaux et municipaux. La plupart des caisses syndicales, parfois abondées par subvention publique, prévoient alors aussi ce type d’aide. Une série de décrets, circulaires et ordonnances cimentent le dispositif entre 1931 et 1958. Un accord national interprofessionnel de 1968 entérine le caractère national et homogène du dispositif, sans requérir d’accords de branche. Ce dispositif à caractère préventif répond aux intérêts de plusieurs groupes sociaux. Du côté des salariés, il évite leur paupérisation, leur déqualification et la perte de statut social qu’engendre le chômage total. Il écarte le risque de licenciement, en échange d’une réduction provisoire de salaire. Du côté des employeurs, il limite les coûts de réembauche, la perte de potentiel productif avec les salariés les mieux formés et la dilapidation des frais de formation consentis. Une autre motivation, du côté de l’administration publique et des décideurs politiques, concerne l’information sur le marché de l’emploi. Un outil d’activité partielle attractif pour les employeurs leur apparaît nécessaire pour mesurer le temps d’emploi réel en entreprise et, ainsi, constituer des statistiques fiables de l’activité, sa variation et sa répartition entre branches. Ce souci est illustré par les anciens participants au Front populaire, concepteurs de la loi des 40 heures, marqués par leur difficulté à analyser, alors, le temps d’emploi par secteur et taille d’entreprise (Mendès-France, 1966). En somme, l’activité partielle est censée réunir un ensemble d’objectifs apparemment contradictoires : « en même temps conserver un potentiel de main-d’œuvre productif, garantir la pérennité du lien salarial et de Ia protection sociale pour les salariés et diminuer significativement les conflits » (Lallement, Lefèvre, 1997, p. 26). Toutefois, cet équilibre entre groupes sociaux se disloque dans la crise du Covid-19, où les usages de l’activité partielle apparaissent particulièrement ambigus et problématiques. Cette situation appelle une réforme de l’activité partielle, pour l’adapter aux enjeux contemporains et aux défis à venir. Cette note présente les limites du dispositif en termes de couverture (1), d’indemnisation (2) et de contrôle des abus (3) avant d’en proposer plusieurs pistes de réformes (4).   1. Un dispositif qui couvre mal les travailleurs précarisés L’une des limites les plus saillantes du dispositif est la couverture incomplète qu’il fournit. Un ensemble de salariés sont en effet laissés en dehors du dispositif : indépendants, salariés en contrats courts (intérimaires, CDD, saisonniers), chômeurs en fin de droits et démissionnaires.   Un dispositif qui exclut structurellement les travailleurs indépendants   Le dispositif d’activité partielle ne concerne, par définition, que les salariés, laissant de côté les indépendants. Certains ont pu affronter le confinement sereinement, soit parce qu’ils ont pu poursuivre leur activité, soit parce qu’ils disposaient d’une épargne de précaution conséquente, fréquente chez les indépendants (Lamarche et Romani, 2015). Mais un autre segment de ce groupe social s’est trouvé, lui, privé d’activité sans disposer de réserves financières conséquentes. Au premier rang de ceux-ci, on trouve une population dont le statut d’indépendant est contestable, qui exerce le plus souvent sous le statut d’auto-entrepreneurs : chauffeurs de plateformes, ouvriers du BTP, livreurs, etc., dont l’activité est fortement – voire totalement – dépendante d’un donneur d’ordre.   Une prise en charge éphémère des précaires en contrats courts   Pour les salariés en contrats courts, le dispositif s’applique théoriquement. En pratique, de nombreux employeurs ne les ont pas inclus dans leur demande et ont rompu le contrat de manière anticipée, le plus souvent en appliquant – de manière abusive – la clause de force majeure. De ce point de vue, le refus du gouvernement de contrôler, même provisoirement, les licenciements s’est payé par des destructions massives et immédiates d’emplois. Pour les salariés concernés, cela se traduit par une perte de revenus importante, le taux de remplacement de l’assurance-chômage étant moins élevé que celui de l’activité partielle (71 % en moyenne contre 84 %, et 100 % au niveau du SMIC). Mais même lorsque l’activité partielle a été appliquée à ces salariés, ils n’ont été indemnisés que jusqu’à échéance du contrat. Au-delà, ils basculent vers l’assurance-chômage. Outre la complexité d’une démarche administrative supplémentaire pour les nouveaux chômeurs, ce basculement ne peut s’opérer que sous réserve d’ouverture de droits. Cela exclut notamment les travailleurs précaires de type saisonnier, pour lesquels les allocations-chômage font partie du cycle ordinaire de l’année laborieuse, mais s’étendent démesurément en 2020 faute d’opportunité de réembauche.   Chômeurs et travailleurs de l’économie informelle livrés à eux-mêmes   D’une manière générale, l’ensemble des chômeurs ayant épuisé leurs droits se sont retrouvés privés de toute perspective d’embauche, sans pour autant que l’accès à l’assurance-chômage leur soit réouvert. Problématique a aussi été la situation des travailleurs en inter-contrats, ayant démissionné d’un emploi avant la crise en vue de prendre un nouveau poste dans le courant des mois d’avril ou de mars. Nombre d’entre eux ont vu leur embauche repoussée sine die, quand elle n’a pas été purement et simplement annulée, les laissant sans revenus pendant toute la période du confinement, et probablement au-delà. À l’ensemble de ces catégories bien connues des politiques de l’emploi s’ajoute celle des travailleurs de l’économie informelle. S’il n’est pas possible, par définition, d’en donner une évaluation précise, le travail au noir représente un volume d’activité considérable : on peut estimer à 1,9 million le nombre de salariés concernés (Gubian, Hagneré, Mahieu, 2019), dont plus de la moitié ne vivent que du travail informel. Plusieurs travaux scientifiques ont montré que ce dernier tenait une place importante dans l’économie locale de territoires touchés par le chômage de masse, que ce soit dans les territoires urbains comme ruraux (Coquard, 2019). Pour ces

Par Clouet H.

5 mai 2020

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