Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Faut-il « lâcher » la dette ?

Le débat sur la dette, trop largement escamoté pendant la campagne présidentielle, va puissamment ressortir au cours des prochaines années. Pressée de toutes parts, devant faire face à une inflation dont la cause n’est pourtant pas directement monétaire, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, vient d’annoncer la fin des achats d’actifs dès le mois de juillet (ce fameux argent magique dont on nous dit qu’il n’existe pas) et une probable remontée des taux à partir de septembre. Des recettes vouées à l’échec, qui ne résoudront pas le problème puisqu’elles ne s’attaquent pas à ses causes, à savoir l’absence grossière de ciblage de la politique monétaire. Tout ceci peut en revanche créer des problèmes pour la dette publique. Dans ce contexte, le petit livre, court et efficace, d’Éric Coquerel intitulé « Lâchez-nous la dette » (67 pages, éditions de l’Atelier) est salutaire. Très pédagogique, il met en avant les lignes de fracture, parvient à les vulgariser et à les traduire en images parlantes pour le grand public, ce qui n’est pas toujours évident sur un sujet tel que la dette et la politique monétaire. Car les économistes orthodoxes protègent les questions monétaires comme le dragon Fafnir protégeait le trésor des Nibelungen : interdit de toucher, et même de comprendre. Le drame étant que ce tabou a réussi à se répandre dans la société, laissant penser aux uns et aux autres que, définitivement, il n’y avait rien à voir du côté de la grande institution qui siège à Francfort. Éric Coquerel nous rappelle avec humour que même François Lenglet, apôtre télévisuel bien connu de l’économie mainstream, considère pourtant lui aussi la BCE comme « une sorte de monastère, coupé du monde et dévoué au culte de la stabilité financière ». Inclinons-nous donc, même si nous sommes persuadés qu’elle ne fait pas le quart du dixième de ce qu’elle pourrait faire au service de l’intérêt général. Éric Coquerel met ensuite en avant, sans ambages, les solutions qu’il estime les plus à même de répondre à cette problématique de la dette. Parmi celles-ci figure notamment une proposition que nous avons portée avec l’Institut Rousseau qui est l’annulation des dettes publiques détenues par la BCE en contrepartie d’investissements écologiques et sociaux. Rappelons que la BCE détient désormais plus de 30 % de la dette publique européenne, dont elle attend passivement le remboursement et la destruction, qui ne servent à rien puisqu’une banque centrale n’a aucun besoin d’être remboursée. L’un des points forts du livre est que les questions techniques sont articulées à un récit politique de la période récente. Ce récit politique que l’auteur met en scène, fort de son expérience des débats budgétaires à la commission des finances de l’Assemblée nationale dans laquelle il siège, montre les contradictions, les faux-semblants et les postures qui ont émaillé la si mal nommée période du « quoiqu’il en coûte ». En effet, et « quoiqu’ils en disent », la dépense publique a toujours été calibrée au minimum pour amortir les pertes, mais jamais pour engager le pays sur un nouveau chemin de développement. La parenthèse enchantée de la dépense publique s’est refermée aussitôt qu’il apparaissait à peu près décent de la suspendre. Pas une minute de plus, au cas où l’on s’y habituerait. Dans ce combat entre deux visions du monde, Éric Coquerel a parfaitement compris que les questions monétaires, comme les questions liées au travail, sont loin de se résumer à des dispositions techniques et qu’elles déterminent, et sont déterminées, par une configuration sociale, politique et institutionnelle générale. Dit autrement, l’institution sociale qu’est la monnaie n’a pas la même forme selon le régime économique ou politique qui régit l’ordre social. C’est pourquoi faire preuve de volontarisme en matière monétaire, comme on peut le faire en annulant la dette publique détenue par la BCE, c’est aussi récupérer une part essentielle de pouvoir démocratique sur des institutions aujourd’hui intouchables et nous donner les moyens à l’avenir de modifier leur forme en profondeur. C’est ce que l’auteur exprime : « Annuler la dette Covid serait un élément premier de cette réorganisation de l’économie. Elle permettrait déjà de rompre avec un chantage purement idéologique qui n’a aucune justification économique. Elle installerait un débat sur l’utilité et la nécessité de la politique monétaire comme instrument de pilotage de l’économie, et sur l’importance de son contrôle par les États. En démontrant qu’on peut continuer à monétiser et annuler la dette Covid, on peut ainsi, par la suite, réaliser des emprunts utiles pour le pays et indolores pour l’économie française ». Cela permet d’ailleurs à Éric Coquerel d’introduire la question du circuit du Trésor dans l’équation future pour résoudre le problème de la dette. Certes, c’est une réflexion intéressante qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux et qui permettrait de retirer une partie du besoin de financement de l’État de la main des marchés. Cette solution ne suffira pourtant pas : il ne suffit pas de collecter l’épargne dans les institutions publiques pour financer l’État, il faut aussi se donner les moyens de créer de la monnaie – sans dette associée- c’est-à-dire de la monnaie libre de dettes, sous contrôle démocratique, pour mieux financer l’avenir. Le lecteur me pardonnera cette digression (qui me permet de renvoyer grossièrement à mes propres travaux[1]) mais je crois important de rappeler que la monnaie libre sera en définitive l’arme ultime permettant de briser le cercle vicieux de la monnaie et de la dette, et non le circuit du Trésor (les deux n’étant cependant pas incompatibles). En effet, le circuit du Trésor répondait principalement au besoin de l’État de trouver des financements qui lui manquaient au moment de la reconstruction du pays après 1945. Il a donc été un bon outil pour identifier et contrôler ses financements. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir comment trouver des financements, mais de savoir comment on gère l’immense dette qui naît avec cette capacité de financement presque illimitée. Sans compter que si nous devions remplacer par de l’épargne ce qui est aujourd’hui collecté au moyen des marchés, nous risquerions d’assécher d’autres financements nécessaires (comme celui pour

Par Dufrêne N.

26 mai 2022

Jean-Michel Blanquer achève son ministère par un naufrage

Jean-Michel Blanquer, lit-on régulièrement dans les médias, est le ministre de l’Éducation nationale resté le plus longtemps en poste sous la Ve République. Remplacé par Pap Ndiaye à la tête de son ministère, il avait pourtant exprimé son envie d’être prolongé dans celui-ci. Alors que la plupart des ministres du gouvernement Castex se sont, dans les dernières semaines de celui-ci, montrés discrets dans les média, on a vu, le 11 mai dernier, intervenir sur RTL[1] le ministre de l’Éducation nationale, tandis que son DGESCO (Directeur général de l’enseignement scolaire, c’est-à-dire numéro deux du ministère) Edouard Geffray et son DGRH (Directeur général des ressources humaines) Vincent Soetemont, donnaient une conférence de presse[2]. Qu’est-ce qui a pu pousser le ministère à sortir de sa torpeur médiatique ? Un incendie à éteindre, un de plus tant les cinq dernières années ont été une succession sans fin de crises qui ont peu à peu écorné l’image d’un ministre qui bénéficiait pourtant à son arrivée d’une réputation de bon connaisseur des dossiers de l’éducation en France. En cause, la question récurrente du niveau des élèves en mathématiques couplée à la publication des résultats d’admissibilité des concours externes de l’enseignement, CRPE (concours de recrutement de professeurs des écoles) et CAPES (certificat d’aptitude au professorat dans l’enseignement de second degré). Pour rappel, il existe quatre concours d’enseignement en France : le CRPE qui recrute les professeurs des écoles, le CAPES dont les lauréats enseignent en collège et lycée avec le grade de certifiés, le CAPLP qui est son équivalent pour les professeurs des lycées professionnels et l’agrégation, plus difficile et prestigieuse, qui permet d’enseigner dans le secondaire ainsi que dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Un candidat admissible à ces concours n’est pas encore lauréat, il est, après des épreuves écrites, admis à passer les épreuves orales qui serviront de sélection finale. Traditionnellement, environ la moitié des admissibles obtiennent le concours. Or, les chiffres d’admissibilité de cette année sont particulièrement alarmants. En mathématiques, 816 candidats ont été déclarés admissibles… pour 1035 postes. En allemand, le ratio est encore pire puisqu’on a 83 admissibles pour 215 postes ! Les concours de lettres modernes et classiques (qui permettent de recruter les professeurs de français et de latin-grec) ont respectivement sélectionné 720 et 60 admissibles pour 750 et 134 postes. Si toutes les matières ne sont pas également touchées (l’histoire-géographie affiche par exemple le taux habituel de 2 admissibles pour 1 poste) le constat est inquiétant et beaucoup d’autres disciplines ont un nombre d’admissibles à peine supérieur aux postes proposés (904 admissibles en anglais pour 781 postes par exemple) ce qui suppose une moindre sélection si l’on veut fournir tous les postes. Pour le CRPE, les académies franciliennes sont sinistrées : 521 admissibles pour 1079 postes à Créteil, 180 pour 219 à Paris, 484 pour 1430 à Versailles ! Les départements d’Outre-Mer ne sont pas en reste avec 40 admissibles pour 160 postes à Mayotte par exemple. En réalité, sur 31 académies, seules 7 atteignent ou dépassent le taux de 2 admissibles pour 1 poste au CRPE[3]. À ce constat le ministère n’oppose qu’une réponse : tout va bien, madame la marquise ! Certes, concèdent Edouard Geffray et Vincent Soetemont, certaines matières connaissent des difficultés de recrutement depuis longtemps (notamment les mathématiques) de même que les académies franciliennes pour le CRPE, mais la situation actuelle est « ponctuelle et particulière », fruit d’une réforme de la formation des professeurs qui a décalé le concours de l’année de master 1 à celle de master 2. Beaucoup d’étudiants de master 2 auraient en réalité déjà eu le concours l’an dernier et c’est ce vivier qui manquerait cette année. Quant à Jean-Michel Blanquer, il a offert sur RTL, le 11 mai, un chef d’œuvre de méthode Coué. Alors même que les chiffres catastrophiques du CAPES de mathématiques étaient connus depuis la veille, il a annoncé l’ajout probable d’1h30 d’enseignement scientifique au tronc commun (c’est-à-dire les matières communes à tous les élèves, hors spécialités) de 1ère générale l’an prochain. Cela signifie à terme, si ces heures supplémentaires étaient perpétuées en terminale, 3h de plus par semaine et par élève pour lesquelles il faudrait évidemment trouver des professeurs. En réalité, cette ultime pantalonnade est profondément révélatrice de ce qu’Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer ont fait subir à l’Éducation nationale depuis cinq ans. C’est ainsi que Jean-Michel Blanquer annonce dans les médias, sans aucune information préalable aux premiers concernés, c’est-à-dire les enseignants, l’ajout d’horaires dont on se demande bien comment ils tiendront dans les emplois du temps des élèves. Une rentrée des classes, dans les établissements, se prépare dès le mois de janvier. À l’heure actuelle, les proviseurs ont déjà concocté la répartition des moyens horaires (souvent en forte baisse) qui leur ont été alloués par les rectorats entre les matières enseignées en collège et en lycée. Cette annonce signifie qu’ils vont devoir recommencer… Encore faut-il attendre la rédaction de la circulaire, qui annoncera officiellement le changement, à une date hypothétique vu le calendrier électoral et l’immanquable période d’adaptation que va provoquer le changement de titulaire du ministère. Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer ont bâti une partie de leur réputation sur le présupposé de leur compétence et de leur excellence intellectuelle. On devait donc forcément voir, sous leur direction, un progrès dans tous les domaines de la société française. La baisse du niveau des élèves français en mathématiques était un sérieux coup de canif à cette belle image. Il fallait donc riposter immédiatement. Que ces annonces interviennent au pire moment pour les personnels et n’aient qu’un rapport lointain avec la réalité ? Qu’importe, tant qu’elles permettent de sauvegarder le vivier électoral ! Edouard Geffray et Vincent Soetemont, lors de leur conférence de presse, accomplissent l’exploit de reconnaître que certaines disciplines du secondaire connaissent depuis des années des difficultés de recrutement et d’affirmer en même temps que le problème n’est que ponctuel. Certes, reconnaissons-le, la réforme du CAPES, en reculant le concours en M2, a aggravé le problème, mais seulement à la marge, car cela

Par Varenne D.

23 mai 2022

Inflation, pouvoir d’achat et crise sociale L'éditorial de mai 2022

Alors que l’inflation est autour de 5 % en France, qu’elle pourrait encore accélérer durant les mois à venir et que la question du pouvoir d’achat, pourtant au cœur des préoccupations des Français, a été en grande partie négligée lors de la campagne présidentielle, le prochain gouvernement ne pourra faire l’impasse sur cette thématique. L’épisode inflationniste que nous vivons actuellement est particulier pour de nombreuses raisons sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici, mais notons surtout qu’il frappe davantage les Français modestes. A fin avril 2022, les prix des produits alimentaires dans leur ensemble enregistraient une hausse de +3,8 % sur un an, plus particulièrement les produits frais avec +6,6 % et ceux de l’énergie ont quant à eux bondi de 26,6 %. Or les 20 % des ménages les plus modestes consacrent 54 % de leurs dépenses aux transports, à l’alimentation et au logement (loyers, eau, électricité etc.) contre seulement 44 % pour les 20 % des ménages les plus aisés. Conséquence immédiate, les Français ont d’ores et déjà modifié leurs achats : ils consomment moins, ils achètent notamment moins de viande/poisson, de légumes frais, etc. Certains ont même recours au crédit afin de garder pied. Que faire alors ? De nombreuses options sont sur la table pour tenter de préserver le pouvoir d’achats des Français : indexation des salaires, blocage des prix, hausse du SMIC, hausse des impôts sur certaines entreprises ou ménages fortunés afin de financer des subventions (e.g. chèques énergie), baisse de la TVA, etc. Indépendamment de la qualité supposée de chacune de ces options, de leur faisabilité ou de leur compatibilité avec les règles budgétaires, l’Etat doit agir rapidement pour protéger les ménages les plus modestes. Il doit aussi plancher pour mettre en place des politiques économiques et industrielles afin d’éviter de nouvelles crises de ce type à l’avenir. D’autant plus que les risques s’amoncèlent également sur l’activité économique (la croissance économique était de 0 % au premier trimestre). Difficile d’imaginer une société qui accepte sagement une résurgence forte du chômage et perte de pouvoir d’achat. Ne rien faire dans le contexte actuel pourrait augmenter le risque d’instabilité sociale dans le pays et s’avérer être une faute politique.

Par Kuhanathan A.

16 mai 2022

Législatives, Aristophane et démocratie mature L'éditorial d'avril 2022

Les résultats du premier tour des élections présidentielles semblent témoigner d’un paradoxe. Le monde n’a jamais changé aussi vite que ces cinq dernières années. De crise en crise, la France et le monde ont connu des ruptures fondamentales dont nous ne faisons que commencer à apprécier la portée. Pourtant… Pourtant, l’image du second tour de cette élection est la même qu’il y a cinq ans. Bien sûr, les acteurs ont un peu adapté leurs discours, ils ont amendé leurs images. Comme un metteur en scène monte différemment une vieille pièce d’Aristophane, le décor est moderne, mais les spectateurs connaissent déjà le texte. Somme-nous collectivement comptables de cette réédition d’un vieux match ? Peut-être. Depuis deux ans, l’Institut Rousseau toutefois tente de porter une vision alternative permettant de sortir de l’opposition stérile à laquelle nous sommes à nouveau condamnés. La vision d’une écologie de projets qui non seulement n’empêche pas, mais porte le développement économique et la prospérité collectivité, alors que le GIEC nous rappelle encore l’urgence climatique. La vision d’un progrès social toujours fait de conquêtes, alors que seule cette perspective peut permettre de garantir demain l’adhésion de la population à un projet politique collectif. Gageons que ce projet, fondé sur ces trois piliers, peut être majoritaire ; qu’il l’est en fait déjà. Durant les cinq années qui viennent, nous continuerons de le défendre. Au mois de mars et d’avril, l’Institut a ainsi fait montre d’une activité particulière pour accompagner les débats qui ont émaillé cette élection. On notera notamment la note de Philippe Moutenet sur la santé et celle d’Elie Picard et Victor Barel sur l’École. S’ils furent aux avant-postes des crises que nous avons traversées, nos services publics ont été bien maltraités par les débats présidentiels. Ces travaux constituent des bases solides pour en reconsidérer l’organisation et le rôle au cœur du projet républicain. Nos travaux ont également tâché d’apprécier les dangers de la situation géopolique à venir. Ainsi, la note de Frédéric Galois évalue la situation après la fin de l’opération Barkhane ; celle de Jean-Paul Delahaye interroge le rôle des cryptomonnaies dans le conflit ukrainien. Ce qui caractérise une démocratie mature, c’est qu’elle parie sur l’intelligence, et non sur les peurs et réflexes des électeurs. Alors que le monde de demain est plus incertain et plus effrayant que celui d’hier, à travers nos travaux et leur libre diffusion, nous continuerons à faire le pari de l’intelligence citoyenne.

Par Morel B.

17 avril 2022

La guerre en Ukraine doit accélérer la lutte contre le réchauffement climatique, et non la ralentir Nous marchons les yeux fermés vers la catastrophe climatique

« Si nous continuons comme ça, nous pouvons dire adieu à l’objectif de 1,5 °C. Celui de 2 °C pourrait aussi être hors d’atteinte » Ce cri d’alarme lancé par le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, lors d’une conférence sur le développement durable organisée par The Economist à Londres le 21 mars 2022, ne peut que nous conforter dans le sentiment d’urgence qui a conduit l’Institut Rousseau à publier, il y a quelques jours, son rapport « 2 % pour 2°C ». Ce rapport montre que, pour la France, s’inscrire pleinement et de façon volontaire et irréprochable sur la trajectoire du respect des Accords de Paris est totalement réalisable. Antonio Guterres ne peut que s’alarmer – et regretter – qu’en dépit de l’aggravation de la situation, les émissions de gaz à effet de serre des grandes économies du monde aient continué d’augmenter ces dernières années, faisant craindre un réchauffement supérieur à 2°C, voire « bien supérieur ». Contrairement à toutes les habitudes consistant à ne citer aucun pays en particulier, Antonio Guterres n’a pas hésité à pointer du doigt l’Australie et une « poignée de récalcitrants » qui n’ont pas présenté de plans significatifs à court terme pour réduire leurs émissions. Il ne nommait pas alors expressément la Chine et l’Inde qui ont refusé d’adhérer pleinement à l’objectif de 1,5°C et de fixer des objectifs plus ambitieux de réduction des émissions à court terme. Antonio Guterres appuie sa réflexion sur le second volume du sixième rapport d’évaluation sur le changement climatique que le GIEC a publié le 28 février 2022[1] et qui est consacré aux impacts, à l’adaptation et aux vulnérabilités au changement climatique. Les conclusions des experts du GIEC, dont les termes ont été négociés ligne par ligne par les 195 États membres, sont sans appel. Elles sont d’autant plus préoccupantes que les conséquences du réchauffement provoqué par les activités humaines se conjuguent au présent ! Sécheresses, inondations, canicules, incendies, insécurité alimentaire, pénuries d’eau, maladies, montée des eaux… De 3,3 à 3,6 milliards de personnes – sur 7,9 milliards d’humains – sont déjà « très vulnérables » au réchauffement climatique. Dans le premier volet de son évaluation publié en août dernier, le GIEC estimait que le seuil de +1,5°C de réchauffement serait atteint autour de 2030, soit bien plus tôt que prévu et de manière bien plus sévère. Il laissait toutefois une porte ouverte, évoquant un retour possible sous la barre du réchauffement de 1,5°C d’ici la fin du siècle en cas de dépassement. Le deuxième volet publié le mois dernier souligne que même un dépassement temporaire de +1,5°C provoquerait de nouveaux dommages irréversibles sur les écosystèmes fragiles, avec des effets en cascade sur les communautés qui y vivent, souvent les moins aptes à y faire face. Le troisième volume[2] du sixième rapport du GIEC consacré aux solutions pour atténuer le changement climatique a été publié ce 4 avril. Il y est une nouvelle fois rappelé que les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter ; elles n’ont jamais été aussi élevées en valeur absolue de toute l’histoire de l’humanité. À sa lecture, Antonio Guterres lance de nouveaux cris d’alarme avec plus de force encore. Tout au long des trois opus de ce sixième rapport, les experts du GIEC démontrent l’urgence à agir face aux risques croissants et de plus en plus visibles de l’élévation des températures ; risques qui vont s’amplifier avec « chaque fraction supplémentaire de réchauffement ». Ils démontrent aussi les conséquences de l’inaction sur toutes les populations (tant celles des pays riches que celles des pays moins favorisés et tant sur leur santé physique que mentale), sur les systèmes socio-économiques, sur les écosystèmes (qu’ils soient terrestres, d’eau douce ou marine) et sur la biodiversité. Encore et encore, ces scientifiques veulent nous convaincre que « le changement climatique menace le bien-être de l’humanité et la santé de la planète ». Ils veulent aussi – et peut-être surtout – en convaincre les dirigeants et les décideurs pour les faire adhérer à l’idée qu’une gouvernance globale (impliquant donc tous les pays) et inclusive (et donc fondée sur l’équité et sur la justice sociale et climatique), des politiques adaptées et de long terme et des efforts financiers très importants sont indispensables. Ils veulent ainsi les convaincre que les décisions politiques doivent dépasser les échéances électorales ! L’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait pénaliser encore davantage les actions en faveur du climat. Pour répondre à la crise climatique, nous avons besoin de paix, de solidarité, de coopération entre tous les États. Ainsi, par exemple, le Conseil de l’Arctique, auquel la Russie participait, a suspendu tous ses travaux. Cet organisme intergouvernemental qui coordonne la politique dans cette région traite notamment des questions liées à l’exploration, à l’extraction des ressources et aux études d’impact environnemental. Or l’Arctique est, après la forêt amazonienne, le deuxième plus grand puits de carbone au monde et, pour l’instant, les mécanismes de la fonte du pergélisol et ses conséquences sont assez peu connues. De nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Insistant sur l’urgence liée au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz commencent quant à elles à « suggérer » de lever les mesures les limitant dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Cela est totalement à rebours des préconisations de tous les scientifiques ; non seulement celles du GIEC mais aussi celles du Programme des Nations Unis pour l’Environnement, de l’Agence internationale de l’Énergie ou en France, du Shift Project, de NégaWatt, de l’Institut Rousseau, de RTE, de l’ADEME… Tous les chercheurs prônent une réduction drastique de l’usage des combustibles fossiles et un développement rapide et important des alternatives à leur utilisation. En Europe et en particulier en France, les lobbys de l’agro-industrie et tous les tenants d’une agriculture intensive et productiviste s’activent de longue

Par Dicale L.

6 avril 2022

Consultations en matière de réglementation bancaire écologique : notre réponse Notre réponse au comité de Bâle

Le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (CBCB) est une instance qui rassemble les superviseurs bancaires de nombreux pays et qui a la charge de formuler des propositions de standards réglementaires pour les banques à l’échelle mondiale. Il a récemment ouvert une consultation publique sur les risques climatiques dans le secteur bancaire. Les banques comptent parmi les principaux bailleurs de fonds des entreprises et des projets liés aux combustibles fossiles cause du changement climatique. Leurs financements aux filières, tant du pétrole et du gaz que du charbon, sont encore très importants malgré de timides avancées. Les analyses et enquêtes réalisées ces derniers mois par de nombreuses associations (Oxfam, Reclaim Finance, Les Amis de la Terre, Urgewald, Attac pour n’en citer que quelques-unes) vont à l’encontre du discours rassuré que les banques tentent de porter sur le sujet. L’Institut Rousseau a lui aussi apporté sa contribution à ce débat dans un rapport remarqué. Même si elles continuent aujourd’hui de largement sous-estimer ce risque, les banques seront fortement impactées par les événements liés au climat. Cette consultation doit déboucher sur un nouvel ensemble de principes mondiaux concernant la manière dont les banques gèrent et les autorités de surveillance supervisent les risques financiers liés au changement climatique. On ne peut qu’espérer que le résultat de cette consultation soit à la hauteur des enjeux climatiques et que les décisions prises soient fortes. Nous y contribuons pour que les avis des lobbys bancaires, toujours très actifs lors de ces consultations, ne soient pas les seuls à être pris en compte. L’Institut Rousseau a donc décidé d’apporter sa contribution à cette consultation (merci à Laurent Dicale) ; ce qui a été fait le 15 février 2022. En voici le texte : « Les actifs liés au financement des énergies fossiles constituent un double risque : un risque pour le climat et un risque pour la stabilité financière et monétaire. Or les banques continuent de financer toutes les activités de ces filières ; que ce soit l’exploration, l’extraction et toutes les activités qui y sont liées (études sismiques, obtention des permis d’exploration) ainsi que le stockage, le commerce et le transport du brut et des hydrocarbures. Voire elles augmentent leurs concours ! [1] Tous ces actifs vont très probablement devenir des « actifs échoués » c’est-à-dire des actifs ayant fortement perdu de leur valeur et de leur liquidité. Car le respect de l’Accord de Paris entrainera une baisse importante et continue de l’utilisation des énergies fossiles. Or ce risque est actuellement très largement sous-estimé par les milieux financiers ; la dévalorisation de ces actifs fossiles, si elle n’est pas anticipée et accompagnée, pourrait produire d’importantes turbulences, voire générer une nouvelle crise financière d’ampleur. Banquiers, superviseurs et grand public ne peuvent plus arguer aujourd’hui qu’ils n’ont pas une connaissance large de toutes les entreprises impliquées dans les énergies fossiles, tant conventionnelles que non conventionnelles – pétrole et gaz de schiste, forages en eaux profondes et en zones arctiques ; elles sont bien connues – et pas seulement des « majors ». Ainsi, l’ONG Urgewalg a publié le 4 novembre 2021 la « Global Oil and Gas Exit List » (GOGEL) qui recense plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 80% du secteur. Cette liste complète la « Global Coal Exit List » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon. Les 18 principes énoncés dans le document du Comité de Bâle, « Principles for the effective management and supervision of climate-related financial risks », sont très généraux et sont plutôt en deçà de ce que l’urgence climatique nécessiterait. Ces principes en effet ne prennent pas en compte le risque « climat » comme un risque en lui-même mais uniquement au travers des entreprises qui y sont exposées. Et cela tant pour les risques identifiés aujourd’hui – comme ceux liés aux entreprises des filières des combustibles fossiles, objet de cette consultation – que pour les risques à venir qui ne manqueront pas de se faire jour. Par exemple, sur les entreprises de l’agro-industrie impliquées dans la production animale – non seulement bovine à l’origine aujourd’hui d’une très large part des émissions de CO2 et de méthane mais aussi porcine, ovine, avicole… – et son négoce, avec la diminution voulue et encouragée de la consommation de viande et avec une évolution souhaitée des pratiques intensives d’élevage ; par exemple aussi, les entreprises touchées directement ou indirectement par l’élévation du niveau des océans. 1) Dans un rapport paru en juin 2021 sur le site de l’Institut Rousseau, « Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ? Quand financer la crise climatique peut mener à la crise financière », Gaël Giraud, Christian Nicol et les auteurs de l’Institut Rousseau préconisaient la création de « fossil banks », structures de défaisance dans lesquelles seraient cantonnés les actifs fossiles des banques et qui conduiraient leur extinction progressive, de façon ordonnée. Sans attendre la création de ces structures, il est indispensable d’avoir une connaissance précise et exhaustive de l’ensemble de ces financements. Les banques et établissements financiers doivent ainsi déclarer de façon régulière l’ensemble des encours portées par les contreparties œuvrant dans les filières des énergies fossiles – et, demain, dans les filières professionnelles et les zones géographiques identifiées comme présentant un risque climatique. Cela permettra d’avoir une connaissance précise aux niveaux national et régional de ces financements et de leur évolution et pourra servir de base à la prise, si nécessaire, de mesures correctives. 2) Les exigences en fonds propres au titre du pilier -1- doivent être fortement augmentées pour toutes les entreprises exposées à des risques financiers en liaison avec le climat. Un des moyens possibles pour ce faire est d’attribuer à ces entreprises, du seul fait de leur activité dans certaines filières ou certains secteurs, une notation exprimant au minimum des réserves, sans dérogation possible. Et cela, que la notation des contreparties soit fondée sur une approche interne (IRB) ou externe. Ce faisant, ipso facto, les allocations en fonds propres devront être augmentées. En diminuant parallèlement le coussin d’actifs liquides de haute qualité, le ratio de liquidité à court terme des

Par Dufrêne N., Dicale L.

22 mars 2022

Ukraine, décarbonation et recrutement L'éditorial de mars 2022

La situation dramatique en Ukraine ne doit pas nous faire oublier l’urgence que fait peser le dérèglement climatique sur les décisions politiques présentes et à venir. Le deuxième volet du sixième rapport d’évaluation du GIEC paru le 28 février l’a encore confirmé récemment. La dernière décennie a vu émerger un double discours en matière d’environnement : nous multiplions les accords internationaux, les lois et les stratégies nationales pour le climat, tout en ne mobilisant pas les financements nécessaires pour atteindre ces objectifs. Cela explique en partie que les résultats ne suivent pas, et que nos émissions baissent trop lentement. Combien faut-il investir exactement pour atteindre la neutralité carbone, et sur quelles mesures ? C’est à cette question majeure pour la réussite de la transition écologique que l’Institut Rousseau souhaite apporter une réponse avec le rapport « 2 % pour 2 degrés », paru le 9 mars. Nous y proposons un chiffrage inédit pour chaque secteur économique des fonds publics et privés qu’il faudra mobiliser pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Cette publication doit également servir à remettre les questions environnementales au cœur du débat démocratique avant le premier tour des élections présidentielles à venir. D’ici avril, nous publierons également des notes sur la fiscalité, sur le système éducatif, et sur la santé. L’occasion de vous redire que nous cherchons toujours de nouveaux contributeurs et contributrices pour grossir les rangs de nos groupes de travail et participer à nos futures études ! Nous vous proposons également de nous retrouver le 24 mars pour une table ronde au sujet du rapport « Transition juste » avec Les Amis de la Terre et l’Institut Veblen.

16 mars 2022

Un quinquennat qui aura amplifié la crise du logement

À moins de trois mois de l’élection présidentielle, la Fondation Abbé Pierre a publié son 27e rapport annuel sur « L’état du mal-logement en France ». Alors que le pays est encore marqué par la crise sanitaire, ce rapport dessine un portrait marqué par la précarisation de couches les plus précaires de la population, avec des conséquences visibles sur le mal-logement. Quand la crise sanitaire et la crise du logement se superposent, les ménages à bout de souffle sont déstabilisés de manière durable. Pourtant malgré les alertes répétées, la crise du logement est loin d’être suffisamment prise en compte par les responsables politiques et continue de fracturer en profondeur notre société. S’il est encore difficile de mesurer précisément les conséquences sociales de la crise sanitaire, il apparaît que certaines populations en sont d’ores et déjà les victimes évidentes à l’instar des jeunes, des habitants des quartiers populaires et des personnes exilées. Près de deux ans après le premier confinement, les difficultés croissantes d’accès aux droits sont confirmées. Le fonctionnement « dégradé » des administrations et des organismes chargés d’une mission de service public s’inscrit dans la durée intensifiant ainsi les ruptures de droits et le non-recours. Dans son rapport, la Fondation Abbé Pierre rappelle que le nombre de personnes à la rue, sans domicile fixe ou en bidonville, a doublé en moins de dix ans, et s’élève à au moins 300 000 personnes. À la mi-novembre en Seine-Saint-Denis, 60 enfants de moins de 3 ans et vivant à la rue n’ont pas pu être mis à l’abri. Le nombre d’expulsions des lieux de vie informels, les squats et les bidonvilles a également atteint des chiffres records. Entre le 1er novembre 2020 et le 31 octobre 2021, 1 330 expulsions ont été recensées en France métropolitaine (472 personnes expulsées chaque jour), dont 64 % pendant la trêve hivernale. Autre indicateur fort de la crise du logement : la réduction durable de l’offre de logements abordables. La production de logements sociaux est en baisse constante depuis le début du quinquennat, à un niveau qui n’a jamais été aussi bas depuis 15 ans (87 000 agréments en 2020, environ 95 000 en 2021). Et ce alors que la demande de logement social progresse deux fois plus vite que le nombre de logements sociaux pour atteindre 2,2 millions de ménages. C’est enfin à la progression incontrôlée du prix du logement, qui pénalise surtout les plus modestes, que l’on doit l’aggravation des situations de mal-logement, à tel point que les prix du logement ont crû de 154 % depuis 20 ans. Ce rapport est aussi l’occasion de dresser un bilan critique du quinquennat écoulé au regard des politiques publiques conduites en matière de logement et de lutte contre la pauvreté. Ce mandat s’achève loin des promesses d’un « choc de l’offre » de logements annoncé par le candidat Macron en 2017. La politique du « Logement d’abord » est restée, malgré certaines avancées, trop marginale au regard des coupes budgétaires subies par les APL et le secteur HLM, si bien que les réponses apportées aux personnes vivant à la rue se résument encore trop souvent à des solutions d’urgence précaires. Les aides ponctuelles distribuées aux ménages à bas revenus (hausse du chèque énergie de 100 euros, aides exceptionnelles de solidarité aux allocataires du RSA ou des APL, indemnité “inflation” de 100 euros aux ménages les plus pauvres) ne représentent que des mesures conjoncturelles qui n’engagent pas de réorientation fondamentale de l’action publique. Au contraire, la réduction de 5 euros des APL et leur nouveau mode de calcul auront permis à l’État de réaliser 1,1 milliard d’euros d’économies. Dans un contexte de choix budgétaires et fiscaux profondément inégalitaires entérinés dès 2017, les politiques du logement ont peiné à inverser la tendance. La crise des Gilets jaunes et la pandémie ont été l’occasion de soutenir les ménages modestes, d’ouvrir davantage de places d’hébergement d’urgence et de soutenir les aides à la rénovation énergétique, mais le gouvernement n’a rien fait pour compenser l’érosion de la création de logements sociaux et a refusé de mettre en œuvre une politique fiscale redistributive. Le bilan est donc clair : les plus pauvres restent les oubliés de ce quinquennat. Selon l’Institut des politiques publiques (IPP), les mesures prises au cours du quinquennat ont abouti à diminuer le niveau de vie des 5 % les plus pauvres de 39 euros par an alors que le niveau de vie des 10 % les plus riches a augmenté en moyenne de 4 %. Contre ce constat, la Fondation Abbé Pierre formule un ensemble de propositions pour l’élection présidentielle : encadrer les marchés immobiliers pour faire baisser les prix, généraliser la politique du Logement d’abord pour viser l’objectif « zéro personne sans-domicile », relancer la politique du logement social en construisant 150 000 logements vraiment sociaux par an, mettre en place une garantie universelle des loyers, réglementer plus strictement les locations saisonnières, mettre fin aux coupures d’électricité dans les résidences principales, abonder les aides à la rénovation énergétique des bâtiments pour éradiquer les passoires énergétiques en dix ans, créer une agence nationale des travaux d’office pour résorber l’habitat indigne, déclencher un choc de redistribution en augmentant les droits de succession et les taxations sur les transactions immobilières les plus chères. La fondation propose de revaloriser les APL et de les articuler avec les minima sociaux, dont elle réclame qu’ils soient augmentés à hauteur de 50 % du revenu médian (900 euros par mois) et ouverts aux 18-25 ans. Le coût de ces mesures est évalué à 10 milliards d’euros supplémentaires par an, ce qui représenterait un retour à la situation de 2012, quand 2 % du PIB était consacré au logement (contre 1,63 % en 2020). À travers ces propositions, la Fondation Abbé Pierre appelle à une mobilisation générale pour remettre le logement au cœur des enjeux qu’il représente pour nos concitoyens et en particulier pour les plus fragiles d’entre eux. Pour cela, les candidates et candidats aux élections présidentielle et législatives doivent s’emparer de ces

Par Portefaix P.

8 février 2022

Un salon du « made in France », et après ?

C’est le nouveau credo politique, scandé partout dans le pays : il faut relocaliser nos usines, il faut réindustrialiser le pays. Il y a presque 10 ans, le sujet avait connu son moment médiatique, servi par la pose en marinière de Montebourg. Mais sinon quelques timides rebonds, c’est la crise sanitaire qui a relancé la hype du made in France, notre incapacité à produire ayant été particulièrement manifeste et humiliante lors des différents épisodes de la Covid-19. Jusqu’à l’Élysée, l’idée fait doucement son chemin : notre prospérité dépend inexorablement de notre puissance industrielle. Le week-end du 11 novembre, le Salon annuel du made in France, Porte de Versailles, mettait à l’honneur les produits fabriqués en France. Certains médias, notamment Marianne et Europe 1, avaient réservé leur espace propre et organisaient un certain nombre de conférences et d’émissions en direct. Dirigeants d’entreprises, de fondations, d’instituts… Une bonne partie du gratin de l’entreprenariat dévoué à la fabrication française y était également bien installée. La visite faite, la moindre tentative de synthèse laissait voir des vides immenses, que le format du salon ne peut pas entièrement expliquer. Le textile éco-conçu, l’alimentation locale, l’artisanat cosmétique ou ménager recyclable étaient surreprésentés. Leur poids écrasant semblait faire la démonstration de l’état de délabrement de notre système productif, en déclin depuis près de 40 ans. Il y avait bien quelques entreprises tricolores centrées sur l’électroménager et la petite machinerie du quotidien, qui développent par ailleurs vertueusement des services après-vente écartant toute potentielle obsolescence programmée. Il y avait bien quelques stands d’entreprises de services en b to b très innovants, moins fréquentés, puisque leur dimension interactive est évidemment aussi moins ludique. Mais où étaient les industries agro-alimentaires, chimiques, électroniques, numériques, celles de la métallurgie, du bois, de la construction, du transport ? En un mot, où étaient les grandes industries structurantes ? Si le rétablissement d’une échelle plus humaine sur certaines productions est fondamentale, le renforcement des filières stratégiques et l’internationalisation de nos entreprises restent tout aussi déterminants pour la constitution de grands bassins d’emplois, pour asseoir durablement notre souveraineté et pour renforcer le rayonnement économique et culturel de la France. La renaissance de l’industrie nationale était partout présente dans les esprits, les discussions et les discours. Mais sur les stands, en revanche, elle n’était nulle part. L’existence, à côté de celui du made in France, des salons Global Industry et SIANE, démontre le paradoxe existant entre d’une part la culture étalée du « fabriqué en France », réduite à l’artisanat et au petit commerce, et d’autre part l’ostension de l’éco-système industriel, qui ne fait pas du Made un France un atout . Deux raisons peuvent expliquer ce paradoxe : les grandes entreprises ne peuvent pas s’afficher sans risque étant donné l’internationalisation de leur chaîne de valeur ; et malheureusement l’industrie souffre d’un imaginaire répulsif qui l’écarte de façon apparente d’un salon grand public à l’affichage patriotique. Les candidats à la présidentielle, eux, sont tous venus au salon du made in France. Il faut dire qu’en cette année pré-présidentielle, il constituait un rendez-vous politique incontournable tant les thématiques de la renaissance industrielle et du faire-local se sont considérablement centralisées au fur et à mesure de la crise sanitaire. La vision générale de l’industrie a changé dans la classe politique. Qu’il s’agisse d’augmenter la commande publique, de réorienter et renforcer les capacités de la Banque publique d’investissement (BPI), d’instaurer un protectionnisme social et écologique, autrefois inaudible, le discours est désormais largement convenu. Mais au-delà de ces intentions, martelées avant, pendant et après cet événement, l’affaire est loin d’être gagnée. Ces propositions souffrent d’un tropisme récurrent : elles se résument à de grands principes macro-économiques, et à un langage, restreint mais à la mode, autour du fameux “État stratège et planificateur” rêvé. Et on ne sait pas non plus pour qui tout cela revêt de véritables convictions ou bien de simples postures qui siéent à l’air du temps. Ce qui est certain, c’est que pour l’heure, ces intentions se traduisent en réalité de façon bien disparate selon les programmes politiques. Quand bien même les discours sont là, que l’adhésion populaire est indiscutable, que la dynamique est positive, beaucoup reste à construire. Si l’exaltation du made in France comme force d’entraînement commerciale et de développement territorial hors-métropole est intéressante, elle ne suffira pas à réindustrialiser le pays. D’abord, son développement implique d’ouvrir un dur combat au sein de l’Union européenne sur la traçabilité des produits manufacturés. Ensuite, attendre que l’évolution de la demande seule modifie rapidement et en profondeur l’offre est une chimère. Le temps des petits pas, même organisés, est définitivement révolu. La réindustrialisation comme direction géopolitique commande à la fois une approche patriotique du développement économique mais surtout la mise en place de politiques structurées sur le temps long ainsi que de grands projets industriels de développement. Notre difficulté tient aujourd’hui au fait que beaucoup de celles et ceux qui aspirent à nous représenter apparaissent totalement ignorants des conditions micro-économiques et surtout socio-spatiales à même de pouvoir recréer des tissus industriels résilients et producteurs de valeur. Leur vision de l’économie est étriquée alors qu’un monde est à réinventer. La compétitivité est toujours appréhendée à partir d’une logique de coût ; et l’intégration d’une unité de production sur un territoire à partir d’une logique d’attractivité fiscale. Le mode de développement par agglomération prédomine sur celui de la constitution d’écosystèmes où les proximités entre les divers acteurs de l’économie (écoles, institutions, entreprises) sont sciemment pensées. On le dit trop peu, mais le recul de l’État-stratège couplé à une décentralisation dogmatique nous ont fait perdre énormément de compétences dans les administrations publiques quant à la compréhension des logiques de développement local spécifiques à chaque territoire, la mesure des effets systémiques et complexes de l’action publique et l’examen des actifs stratégiques. Pourtant, les défis sont immenses et notre assujettissement tant aux chaînes de production et d’approvisionnement asiatiques qu’aux infrastructures numériques américaines nous condamne, en l’état des choses, à nous éteindre. Face à cela, les gouvernements qui se succèdent depuis 15 ans ont

Par Vrignaud N.

26 novembre 2021

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