fbpx

Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Législatives, Aristophane et démocratie mature L'éditorial d'avril 2022

Les résultats du premier tour des élections présidentielles semblent témoigner d’un paradoxe. Le monde n’a jamais changé aussi vite que ces cinq dernières années. De crise en crise, la France et le monde ont connu des ruptures fondamentales dont nous ne faisons que commencer à apprécier la portée. Pourtant… Pourtant, l’image du second tour de cette élection est la même qu’il y a cinq ans. Bien sûr, les acteurs ont un peu adapté leurs discours, ils ont amendé leurs images. Comme un metteur en scène monte différemment une vieille pièce d’Aristophane, le décor est moderne, mais les spectateurs connaissent déjà le texte. Somme-nous collectivement comptables de cette réédition d’un vieux match ? Peut-être. Depuis deux ans, l’Institut Rousseau toutefois tente de porter une vision alternative permettant de sortir de l’opposition stérile à laquelle nous sommes à nouveau condamnés. La vision d’une écologie de projets qui non seulement n’empêche pas, mais porte le développement économique et la prospérité collectivité, alors que le GIEC nous rappelle encore l’urgence climatique. La vision d’un progrès social toujours fait de conquêtes, alors que seule cette perspective peut permettre de garantir demain l’adhésion de la population à un projet politique collectif. Gageons que ce projet, fondé sur ces trois piliers, peut être majoritaire ; qu’il l’est en fait déjà. Durant les cinq années qui viennent, nous continuerons de le défendre. Au mois de mars et d’avril, l’Institut a ainsi fait montre d’une activité particulière pour accompagner les débats qui ont émaillé cette élection. On notera notamment la note de Philippe Moutenet sur la santé et celle d’Elie Picard et Victor Barel sur l’École. S’ils furent aux avant-postes des crises que nous avons traversées, nos services publics ont été bien maltraités par les débats présidentiels. Ces travaux constituent des bases solides pour en reconsidérer l’organisation et le rôle au cœur du projet républicain. Nos travaux ont également tâché d’apprécier les dangers de la situation géopolique à venir. Ainsi, la note de Frédéric Galois évalue la situation après la fin de l’opération Barkhane ; celle de Jean-Paul Delahaye interroge le rôle des cryptomonnaies dans le conflit ukrainien. Ce qui caractérise une démocratie mature, c’est qu’elle parie sur l’intelligence, et non sur les peurs et réflexes des électeurs. Alors que le monde de demain est plus incertain et plus effrayant que celui d’hier, à travers nos travaux et leur libre diffusion, nous continuerons à faire le pari de l’intelligence citoyenne.

Par Morel B.

17 avril 2022

La guerre en Ukraine doit accélérer la lutte contre le réchauffement climatique, et non la ralentir Nous marchons les yeux fermés vers la catastrophe climatique

« Si nous continuons comme ça, nous pouvons dire adieu à l’objectif de 1,5 °C. Celui de 2 °C pourrait aussi être hors d’atteinte » Ce cri d’alarme lancé par le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, lors d’une conférence sur le développement durable organisée par The Economist à Londres le 21 mars 2022, ne peut que nous conforter dans le sentiment d’urgence qui a conduit l’Institut Rousseau à publier, il y a quelques jours, son rapport « 2 % pour 2°C ». Ce rapport montre que, pour la France, s’inscrire pleinement et de façon volontaire et irréprochable sur la trajectoire du respect des Accords de Paris est totalement réalisable. Antonio Guterres ne peut que s’alarmer – et regretter – qu’en dépit de l’aggravation de la situation, les émissions de gaz à effet de serre des grandes économies du monde aient continué d’augmenter ces dernières années, faisant craindre un réchauffement supérieur à 2°C, voire « bien supérieur ». Contrairement à toutes les habitudes consistant à ne citer aucun pays en particulier, Antonio Guterres n’a pas hésité à pointer du doigt l’Australie et une « poignée de récalcitrants » qui n’ont pas présenté de plans significatifs à court terme pour réduire leurs émissions. Il ne nommait pas alors expressément la Chine et l’Inde qui ont refusé d’adhérer pleinement à l’objectif de 1,5°C et de fixer des objectifs plus ambitieux de réduction des émissions à court terme. Antonio Guterres appuie sa réflexion sur le second volume du sixième rapport d’évaluation sur le changement climatique que le GIEC a publié le 28 février 2022[1] et qui est consacré aux impacts, à l’adaptation et aux vulnérabilités au changement climatique. Les conclusions des experts du GIEC, dont les termes ont été négociés ligne par ligne par les 195 États membres, sont sans appel. Elles sont d’autant plus préoccupantes que les conséquences du réchauffement provoqué par les activités humaines se conjuguent au présent ! Sécheresses, inondations, canicules, incendies, insécurité alimentaire, pénuries d’eau, maladies, montée des eaux… De 3,3 à 3,6 milliards de personnes – sur 7,9 milliards d’humains – sont déjà « très vulnérables » au réchauffement climatique. Dans le premier volet de son évaluation publié en août dernier, le GIEC estimait que le seuil de +1,5°C de réchauffement serait atteint autour de 2030, soit bien plus tôt que prévu et de manière bien plus sévère. Il laissait toutefois une porte ouverte, évoquant un retour possible sous la barre du réchauffement de 1,5°C d’ici la fin du siècle en cas de dépassement. Le deuxième volet publié le mois dernier souligne que même un dépassement temporaire de +1,5°C provoquerait de nouveaux dommages irréversibles sur les écosystèmes fragiles, avec des effets en cascade sur les communautés qui y vivent, souvent les moins aptes à y faire face. Le troisième volume[2] du sixième rapport du GIEC consacré aux solutions pour atténuer le changement climatique a été publié ce 4 avril. Il y est une nouvelle fois rappelé que les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter ; elles n’ont jamais été aussi élevées en valeur absolue de toute l’histoire de l’humanité. À sa lecture, Antonio Guterres lance de nouveaux cris d’alarme avec plus de force encore. Tout au long des trois opus de ce sixième rapport, les experts du GIEC démontrent l’urgence à agir face aux risques croissants et de plus en plus visibles de l’élévation des températures ; risques qui vont s’amplifier avec « chaque fraction supplémentaire de réchauffement ». Ils démontrent aussi les conséquences de l’inaction sur toutes les populations (tant celles des pays riches que celles des pays moins favorisés et tant sur leur santé physique que mentale), sur les systèmes socio-économiques, sur les écosystèmes (qu’ils soient terrestres, d’eau douce ou marine) et sur la biodiversité. Encore et encore, ces scientifiques veulent nous convaincre que « le changement climatique menace le bien-être de l’humanité et la santé de la planète ». Ils veulent aussi – et peut-être surtout – en convaincre les dirigeants et les décideurs pour les faire adhérer à l’idée qu’une gouvernance globale (impliquant donc tous les pays) et inclusive (et donc fondée sur l’équité et sur la justice sociale et climatique), des politiques adaptées et de long terme et des efforts financiers très importants sont indispensables. Ils veulent ainsi les convaincre que les décisions politiques doivent dépasser les échéances électorales ! L’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait pénaliser encore davantage les actions en faveur du climat. Pour répondre à la crise climatique, nous avons besoin de paix, de solidarité, de coopération entre tous les États. Ainsi, par exemple, le Conseil de l’Arctique, auquel la Russie participait, a suspendu tous ses travaux. Cet organisme intergouvernemental qui coordonne la politique dans cette région traite notamment des questions liées à l’exploration, à l’extraction des ressources et aux études d’impact environnemental. Or l’Arctique est, après la forêt amazonienne, le deuxième plus grand puits de carbone au monde et, pour l’instant, les mécanismes de la fonte du pergélisol et ses conséquences sont assez peu connues. De nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Insistant sur l’urgence liée au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz commencent quant à elles à « suggérer » de lever les mesures les limitant dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Cela est totalement à rebours des préconisations de tous les scientifiques ; non seulement celles du GIEC mais aussi celles du Programme des Nations Unis pour l’Environnement, de l’Agence internationale de l’Énergie ou en France, du Shift Project, de NégaWatt, de l’Institut Rousseau, de RTE, de l’ADEME… Tous les chercheurs prônent une réduction drastique de l’usage des combustibles fossiles et un développement rapide et important des alternatives à leur utilisation. En Europe et en particulier en France, les lobbys de l’agro-industrie et tous les tenants d’une agriculture intensive et productiviste s’activent de longue

Par Dicale L.

6 avril 2022

Consultations en matière de réglementation bancaire écologique : notre réponse Notre réponse au comité de Bâle

Le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (CBCB) est une instance qui rassemble les superviseurs bancaires de nombreux pays et qui a la charge de formuler des propositions de standards réglementaires pour les banques à l’échelle mondiale. Il a récemment ouvert une consultation publique sur les risques climatiques dans le secteur bancaire. Les banques comptent parmi les principaux bailleurs de fonds des entreprises et des projets liés aux combustibles fossiles cause du changement climatique. Leurs financements aux filières, tant du pétrole et du gaz que du charbon, sont encore très importants malgré de timides avancées. Les analyses et enquêtes réalisées ces derniers mois par de nombreuses associations (Oxfam, Reclaim Finance, Les Amis de la Terre, Urgewald, Attac pour n’en citer que quelques-unes) vont à l’encontre du discours rassuré que les banques tentent de porter sur le sujet. L’Institut Rousseau a lui aussi apporté sa contribution à ce débat dans un rapport remarqué. Même si elles continuent aujourd’hui de largement sous-estimer ce risque, les banques seront fortement impactées par les événements liés au climat. Cette consultation doit déboucher sur un nouvel ensemble de principes mondiaux concernant la manière dont les banques gèrent et les autorités de surveillance supervisent les risques financiers liés au changement climatique. On ne peut qu’espérer que le résultat de cette consultation soit à la hauteur des enjeux climatiques et que les décisions prises soient fortes. Nous y contribuons pour que les avis des lobbys bancaires, toujours très actifs lors de ces consultations, ne soient pas les seuls à être pris en compte. L’Institut Rousseau a donc décidé d’apporter sa contribution à cette consultation (merci à Laurent Dicale) ; ce qui a été fait le 15 février 2022. En voici le texte : « Les actifs liés au financement des énergies fossiles constituent un double risque : un risque pour le climat et un risque pour la stabilité financière et monétaire. Or les banques continuent de financer toutes les activités de ces filières ; que ce soit l’exploration, l’extraction et toutes les activités qui y sont liées (études sismiques, obtention des permis d’exploration) ainsi que le stockage, le commerce et le transport du brut et des hydrocarbures. Voire elles augmentent leurs concours ! [1] Tous ces actifs vont très probablement devenir des « actifs échoués » c’est-à-dire des actifs ayant fortement perdu de leur valeur et de leur liquidité. Car le respect de l’Accord de Paris entrainera une baisse importante et continue de l’utilisation des énergies fossiles. Or ce risque est actuellement très largement sous-estimé par les milieux financiers ; la dévalorisation de ces actifs fossiles, si elle n’est pas anticipée et accompagnée, pourrait produire d’importantes turbulences, voire générer une nouvelle crise financière d’ampleur. Banquiers, superviseurs et grand public ne peuvent plus arguer aujourd’hui qu’ils n’ont pas une connaissance large de toutes les entreprises impliquées dans les énergies fossiles, tant conventionnelles que non conventionnelles – pétrole et gaz de schiste, forages en eaux profondes et en zones arctiques ; elles sont bien connues – et pas seulement des « majors ». Ainsi, l’ONG Urgewalg a publié le 4 novembre 2021 la « Global Oil and Gas Exit List » (GOGEL) qui recense plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 80% du secteur. Cette liste complète la « Global Coal Exit List » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon. Les 18 principes énoncés dans le document du Comité de Bâle, « Principles for the effective management and supervision of climate-related financial risks », sont très généraux et sont plutôt en deçà de ce que l’urgence climatique nécessiterait. Ces principes en effet ne prennent pas en compte le risque « climat » comme un risque en lui-même mais uniquement au travers des entreprises qui y sont exposées. Et cela tant pour les risques identifiés aujourd’hui – comme ceux liés aux entreprises des filières des combustibles fossiles, objet de cette consultation – que pour les risques à venir qui ne manqueront pas de se faire jour. Par exemple, sur les entreprises de l’agro-industrie impliquées dans la production animale – non seulement bovine à l’origine aujourd’hui d’une très large part des émissions de CO2 et de méthane mais aussi porcine, ovine, avicole… – et son négoce, avec la diminution voulue et encouragée de la consommation de viande et avec une évolution souhaitée des pratiques intensives d’élevage ; par exemple aussi, les entreprises touchées directement ou indirectement par l’élévation du niveau des océans. 1) Dans un rapport paru en juin 2021 sur le site de l’Institut Rousseau, « Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ? Quand financer la crise climatique peut mener à la crise financière », Gaël Giraud, Christian Nicol et les auteurs de l’Institut Rousseau préconisaient la création de « fossil banks », structures de défaisance dans lesquelles seraient cantonnés les actifs fossiles des banques et qui conduiraient leur extinction progressive, de façon ordonnée. Sans attendre la création de ces structures, il est indispensable d’avoir une connaissance précise et exhaustive de l’ensemble de ces financements. Les banques et établissements financiers doivent ainsi déclarer de façon régulière l’ensemble des encours portées par les contreparties œuvrant dans les filières des énergies fossiles – et, demain, dans les filières professionnelles et les zones géographiques identifiées comme présentant un risque climatique. Cela permettra d’avoir une connaissance précise aux niveaux national et régional de ces financements et de leur évolution et pourra servir de base à la prise, si nécessaire, de mesures correctives. 2) Les exigences en fonds propres au titre du pilier -1- doivent être fortement augmentées pour toutes les entreprises exposées à des risques financiers en liaison avec le climat. Un des moyens possibles pour ce faire est d’attribuer à ces entreprises, du seul fait de leur activité dans certaines filières ou certains secteurs, une notation exprimant au minimum des réserves, sans dérogation possible. Et cela, que la notation des contreparties soit fondée sur une approche interne (IRB) ou externe. Ce faisant, ipso facto, les allocations en fonds propres devront être augmentées. En diminuant parallèlement le coussin d’actifs liquides de haute qualité, le ratio de liquidité à court terme des

Par Dufrêne N., Dicale L.

22 mars 2022

Ukraine, décarbonation et recrutement L'éditorial de mars 2022

La situation dramatique en Ukraine ne doit pas nous faire oublier l’urgence que fait peser le dérèglement climatique sur les décisions politiques présentes et à venir. Le deuxième volet du sixième rapport d’évaluation du GIEC paru le 28 février l’a encore confirmé récemment. La dernière décennie a vu émerger un double discours en matière d’environnement : nous multiplions les accords internationaux, les lois et les stratégies nationales pour le climat, tout en ne mobilisant pas les financements nécessaires pour atteindre ces objectifs. Cela explique en partie que les résultats ne suivent pas, et que nos émissions baissent trop lentement. Combien faut-il investir exactement pour atteindre la neutralité carbone, et sur quelles mesures ? C’est à cette question majeure pour la réussite de la transition écologique que l’Institut Rousseau souhaite apporter une réponse avec le rapport « 2 % pour 2 degrés », paru le 9 mars. Nous y proposons un chiffrage inédit pour chaque secteur économique des fonds publics et privés qu’il faudra mobiliser pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Cette publication doit également servir à remettre les questions environnementales au cœur du débat démocratique avant le premier tour des élections présidentielles à venir. D’ici avril, nous publierons également des notes sur la fiscalité, sur le système éducatif, et sur la santé. L’occasion de vous redire que nous cherchons toujours de nouveaux contributeurs et contributrices pour grossir les rangs de nos groupes de travail et participer à nos futures études ! Nous vous proposons également de nous retrouver le 24 mars pour une table ronde au sujet du rapport « Transition juste » avec Les Amis de la Terre et l’Institut Veblen.

16 mars 2022

Un quinquennat qui aura amplifié la crise du logement

À moins de trois mois de l’élection présidentielle, la Fondation Abbé Pierre a publié son 27e rapport annuel sur « L’état du mal-logement en France ». Alors que le pays est encore marqué par la crise sanitaire, ce rapport dessine un portrait marqué par la précarisation de couches les plus précaires de la population, avec des conséquences visibles sur le mal-logement. Quand la crise sanitaire et la crise du logement se superposent, les ménages à bout de souffle sont déstabilisés de manière durable. Pourtant malgré les alertes répétées, la crise du logement est loin d’être suffisamment prise en compte par les responsables politiques et continue de fracturer en profondeur notre société. S’il est encore difficile de mesurer précisément les conséquences sociales de la crise sanitaire, il apparaît que certaines populations en sont d’ores et déjà les victimes évidentes à l’instar des jeunes, des habitants des quartiers populaires et des personnes exilées. Près de deux ans après le premier confinement, les difficultés croissantes d’accès aux droits sont confirmées. Le fonctionnement « dégradé » des administrations et des organismes chargés d’une mission de service public s’inscrit dans la durée intensifiant ainsi les ruptures de droits et le non-recours. Dans son rapport, la Fondation Abbé Pierre rappelle que le nombre de personnes à la rue, sans domicile fixe ou en bidonville, a doublé en moins de dix ans, et s’élève à au moins 300 000 personnes. À la mi-novembre en Seine-Saint-Denis, 60 enfants de moins de 3 ans et vivant à la rue n’ont pas pu être mis à l’abri. Le nombre d’expulsions des lieux de vie informels, les squats et les bidonvilles a également atteint des chiffres records. Entre le 1er novembre 2020 et le 31 octobre 2021, 1 330 expulsions ont été recensées en France métropolitaine (472 personnes expulsées chaque jour), dont 64 % pendant la trêve hivernale. Autre indicateur fort de la crise du logement : la réduction durable de l’offre de logements abordables. La production de logements sociaux est en baisse constante depuis le début du quinquennat, à un niveau qui n’a jamais été aussi bas depuis 15 ans (87 000 agréments en 2020, environ 95 000 en 2021). Et ce alors que la demande de logement social progresse deux fois plus vite que le nombre de logements sociaux pour atteindre 2,2 millions de ménages. C’est enfin à la progression incontrôlée du prix du logement, qui pénalise surtout les plus modestes, que l’on doit l’aggravation des situations de mal-logement, à tel point que les prix du logement ont crû de 154 % depuis 20 ans. Ce rapport est aussi l’occasion de dresser un bilan critique du quinquennat écoulé au regard des politiques publiques conduites en matière de logement et de lutte contre la pauvreté. Ce mandat s’achève loin des promesses d’un « choc de l’offre » de logements annoncé par le candidat Macron en 2017. La politique du « Logement d’abord » est restée, malgré certaines avancées, trop marginale au regard des coupes budgétaires subies par les APL et le secteur HLM, si bien que les réponses apportées aux personnes vivant à la rue se résument encore trop souvent à des solutions d’urgence précaires. Les aides ponctuelles distribuées aux ménages à bas revenus (hausse du chèque énergie de 100 euros, aides exceptionnelles de solidarité aux allocataires du RSA ou des APL, indemnité “inflation” de 100 euros aux ménages les plus pauvres) ne représentent que des mesures conjoncturelles qui n’engagent pas de réorientation fondamentale de l’action publique. Au contraire, la réduction de 5 euros des APL et leur nouveau mode de calcul auront permis à l’État de réaliser 1,1 milliard d’euros d’économies. Dans un contexte de choix budgétaires et fiscaux profondément inégalitaires entérinés dès 2017, les politiques du logement ont peiné à inverser la tendance. La crise des Gilets jaunes et la pandémie ont été l’occasion de soutenir les ménages modestes, d’ouvrir davantage de places d’hébergement d’urgence et de soutenir les aides à la rénovation énergétique, mais le gouvernement n’a rien fait pour compenser l’érosion de la création de logements sociaux et a refusé de mettre en œuvre une politique fiscale redistributive. Le bilan est donc clair : les plus pauvres restent les oubliés de ce quinquennat. Selon l’Institut des politiques publiques (IPP), les mesures prises au cours du quinquennat ont abouti à diminuer le niveau de vie des 5 % les plus pauvres de 39 euros par an alors que le niveau de vie des 10 % les plus riches a augmenté en moyenne de 4 %. Contre ce constat, la Fondation Abbé Pierre formule un ensemble de propositions pour l’élection présidentielle : encadrer les marchés immobiliers pour faire baisser les prix, généraliser la politique du Logement d’abord pour viser l’objectif « zéro personne sans-domicile », relancer la politique du logement social en construisant 150 000 logements vraiment sociaux par an, mettre en place une garantie universelle des loyers, réglementer plus strictement les locations saisonnières, mettre fin aux coupures d’électricité dans les résidences principales, abonder les aides à la rénovation énergétique des bâtiments pour éradiquer les passoires énergétiques en dix ans, créer une agence nationale des travaux d’office pour résorber l’habitat indigne, déclencher un choc de redistribution en augmentant les droits de succession et les taxations sur les transactions immobilières les plus chères. La fondation propose de revaloriser les APL et de les articuler avec les minima sociaux, dont elle réclame qu’ils soient augmentés à hauteur de 50 % du revenu médian (900 euros par mois) et ouverts aux 18-25 ans. Le coût de ces mesures est évalué à 10 milliards d’euros supplémentaires par an, ce qui représenterait un retour à la situation de 2012, quand 2 % du PIB était consacré au logement (contre 1,63 % en 2020). À travers ces propositions, la Fondation Abbé Pierre appelle à une mobilisation générale pour remettre le logement au cœur des enjeux qu’il représente pour nos concitoyens et en particulier pour les plus fragiles d’entre eux. Pour cela, les candidates et candidats aux élections présidentielle et législatives doivent s’emparer de ces

Par Portefaix P.

8 février 2022

Un salon du « made in France », et après ?

C’est le nouveau credo politique, scandé partout dans le pays : il faut relocaliser nos usines, il faut réindustrialiser le pays. Il y a presque 10 ans, le sujet avait connu son moment médiatique, servi par la pose en marinière de Montebourg. Mais sinon quelques timides rebonds, c’est la crise sanitaire qui a relancé la hype du made in France, notre incapacité à produire ayant été particulièrement manifeste et humiliante lors des différents épisodes de la Covid-19. Jusqu’à l’Élysée, l’idée fait doucement son chemin : notre prospérité dépend inexorablement de notre puissance industrielle. Le week-end du 11 novembre, le Salon annuel du made in France, Porte de Versailles, mettait à l’honneur les produits fabriqués en France. Certains médias, notamment Marianne et Europe 1, avaient réservé leur espace propre et organisaient un certain nombre de conférences et d’émissions en direct. Dirigeants d’entreprises, de fondations, d’instituts… Une bonne partie du gratin de l’entreprenariat dévoué à la fabrication française y était également bien installée. La visite faite, la moindre tentative de synthèse laissait voir des vides immenses, que le format du salon ne peut pas entièrement expliquer. Le textile éco-conçu, l’alimentation locale, l’artisanat cosmétique ou ménager recyclable étaient surreprésentés. Leur poids écrasant semblait faire la démonstration de l’état de délabrement de notre système productif, en déclin depuis près de 40 ans. Il y avait bien quelques entreprises tricolores centrées sur l’électroménager et la petite machinerie du quotidien, qui développent par ailleurs vertueusement des services après-vente écartant toute potentielle obsolescence programmée. Il y avait bien quelques stands d’entreprises de services en b to b très innovants, moins fréquentés, puisque leur dimension interactive est évidemment aussi moins ludique. Mais où étaient les industries agro-alimentaires, chimiques, électroniques, numériques, celles de la métallurgie, du bois, de la construction, du transport ? En un mot, où étaient les grandes industries structurantes ? Si le rétablissement d’une échelle plus humaine sur certaines productions est fondamentale, le renforcement des filières stratégiques et l’internationalisation de nos entreprises restent tout aussi déterminants pour la constitution de grands bassins d’emplois, pour asseoir durablement notre souveraineté et pour renforcer le rayonnement économique et culturel de la France. La renaissance de l’industrie nationale était partout présente dans les esprits, les discussions et les discours. Mais sur les stands, en revanche, elle n’était nulle part. L’existence, à côté de celui du made in France, des salons Global Industry et SIANE, démontre le paradoxe existant entre d’une part la culture étalée du « fabriqué en France », réduite à l’artisanat et au petit commerce, et d’autre part l’ostension de l’éco-système industriel, qui ne fait pas du Made un France un atout . Deux raisons peuvent expliquer ce paradoxe : les grandes entreprises ne peuvent pas s’afficher sans risque étant donné l’internationalisation de leur chaîne de valeur ; et malheureusement l’industrie souffre d’un imaginaire répulsif qui l’écarte de façon apparente d’un salon grand public à l’affichage patriotique. Les candidats à la présidentielle, eux, sont tous venus au salon du made in France. Il faut dire qu’en cette année pré-présidentielle, il constituait un rendez-vous politique incontournable tant les thématiques de la renaissance industrielle et du faire-local se sont considérablement centralisées au fur et à mesure de la crise sanitaire. La vision générale de l’industrie a changé dans la classe politique. Qu’il s’agisse d’augmenter la commande publique, de réorienter et renforcer les capacités de la Banque publique d’investissement (BPI), d’instaurer un protectionnisme social et écologique, autrefois inaudible, le discours est désormais largement convenu. Mais au-delà de ces intentions, martelées avant, pendant et après cet événement, l’affaire est loin d’être gagnée. Ces propositions souffrent d’un tropisme récurrent : elles se résument à de grands principes macro-économiques, et à un langage, restreint mais à la mode, autour du fameux “État stratège et planificateur” rêvé. Et on ne sait pas non plus pour qui tout cela revêt de véritables convictions ou bien de simples postures qui siéent à l’air du temps. Ce qui est certain, c’est que pour l’heure, ces intentions se traduisent en réalité de façon bien disparate selon les programmes politiques. Quand bien même les discours sont là, que l’adhésion populaire est indiscutable, que la dynamique est positive, beaucoup reste à construire. Si l’exaltation du made in France comme force d’entraînement commerciale et de développement territorial hors-métropole est intéressante, elle ne suffira pas à réindustrialiser le pays. D’abord, son développement implique d’ouvrir un dur combat au sein de l’Union européenne sur la traçabilité des produits manufacturés. Ensuite, attendre que l’évolution de la demande seule modifie rapidement et en profondeur l’offre est une chimère. Le temps des petits pas, même organisés, est définitivement révolu. La réindustrialisation comme direction géopolitique commande à la fois une approche patriotique du développement économique mais surtout la mise en place de politiques structurées sur le temps long ainsi que de grands projets industriels de développement. Notre difficulté tient aujourd’hui au fait que beaucoup de celles et ceux qui aspirent à nous représenter apparaissent totalement ignorants des conditions micro-économiques et surtout socio-spatiales à même de pouvoir recréer des tissus industriels résilients et producteurs de valeur. Leur vision de l’économie est étriquée alors qu’un monde est à réinventer. La compétitivité est toujours appréhendée à partir d’une logique de coût ; et l’intégration d’une unité de production sur un territoire à partir d’une logique d’attractivité fiscale. Le mode de développement par agglomération prédomine sur celui de la constitution d’écosystèmes où les proximités entre les divers acteurs de l’économie (écoles, institutions, entreprises) sont sciemment pensées. On le dit trop peu, mais le recul de l’État-stratège couplé à une décentralisation dogmatique nous ont fait perdre énormément de compétences dans les administrations publiques quant à la compréhension des logiques de développement local spécifiques à chaque territoire, la mesure des effets systémiques et complexes de l’action publique et l’examen des actifs stratégiques. Pourtant, les défis sont immenses et notre assujettissement tant aux chaînes de production et d’approvisionnement asiatiques qu’aux infrastructures numériques américaines nous condamne, en l’état des choses, à nous éteindre. Face à cela, les gouvernements qui se succèdent depuis 15 ans ont

Par Vrignaud N.

26 novembre 2021

L’Europe et le “chantage migratoire” : qu’est-ce que la force de nos ennemis dit de notre faiblesse ?

Cette semaine, entre 8000 et 22 000 migrants, irakiens, afghans, syriens, sont encore en Biélorussie pour tenter de passer en Europe à travers la Pologne. 3000 à 4000 d’entre eux campent dans la forêt glaciale qui marque la frontière. Acheminés par le régime du dictateur Loukachenko depuis Beyrouth ou Damas jusqu’en Biélorussie via des avions de la compagnie d’État Belavia, ils sont débarqués puis poussés, matraqués, aux portes de la Pologne, en pleine forêt, sans eau ni nourriture. Depuis le début de cette crise montée de toute pièce, au moins 10 personnes sont mortes. Des milliers de soldats polonais s’amoncellent à la frontière et s’acharnent à refouler les migrants. Pour la première fois depuis 1989, un “état d’exception” a été décrété en Pologne qui empêche les journalistes de rapporter les faits, les associations humanitaires de venir en aide aux exilés.   L’opération biélorusse aux frontières lituaniennes puis polonaises, soutenue par la Russie, dure depuis le mois de juin et elle est évidemment une tentative de déstabilisation de l’Union européenne. Elle démarre peu après que les 24 et 25 mai, le Conseil européen ait décrété des sanctions contre des personnalités et des entreprises biélorusses, en représailles à l’effroyable détournement d’un avion de ligne de la compagnie Ryan Air sur Minsk pour capturer un journaliste opposant à Loukachenko qui se trouvait à bord, Roman Protassevitch. En 2020, 74 migrants avaient franchi irrégulièrement la frontière entre la Biélorussie et la Lituanie. Sur le seul mois de juillet 2021, ils étaient 2 882. Loukachencho promettait « d’inonder l’Union européenne de drogues et de migrants ». Inédit par son mode opératoire – aucun pays voisin de l’Union européenne n’avait, jusque-là, acheminé des exilés par charters pour créer des tensions frontalières – l’agression biélorusse s’inscrit pourtant dans une logique désormais éprouvée contre l’Europe, à savoir le « chantage migratoire ».   La Turquie s’y livre fréquemment depuis 2016, moment où l’Europe avait accepté de lui octroyer 6 milliards d’euros pour qu’Erdogan contienne le flux des réfugiés syriens. Fort de ce précédent, Vladimir Poutine n’a d’ailleurs pas hésité à proposer un arrangement similaire pour solder le conflit avec Loukachenko, à savoir que l’Europe paye la Biélorussie pour garder les migrants qu’elle a elle-même fait venir. Depuis 2016 donc, Erdogan relâche ponctuellement ses contrôles frontaliers pour obtenir de l’Europe une chose ou une autre, comme lorsqu’en février 2020, il avait laissé passer 13 000 personnes jusqu’en Grèce, sur fond de conflit territorial en méditerranée. En mai 2021, c’est le Maroc qui avait subitement ouvert sa frontière et laissé passer 8000 de ses ressortissants vers l’enclave espagnole de Ceuta, après que l’Espagne avait décidé de soigner dans l’un de ses hôpitaux le chef des indépendantistes du Front Polisario au Sahara occidental.   Bref, le « chantage migratoire » est devenu l’arme de choix de tous ceux qui veulent engager un rapport de force avec l’Europe, quel qu’en soit d’ailleurs le motif : la déstabiliser, la diviser, obtenir quelque chose d’elle, de l’argent…et pourquoi pas, demain, un accord commercial, une concession territoriale, un renoncement à telle ou telle politique, après tout ?   La force de ceux qui s’adonnent à ce type de méthode dit beaucoup de notre propre faiblesse. Les pays voisins de l’Europe connaissent les effets potentiellement déstabilisateurs de l’immigration sur les sociétés européennes – montée de l’extrême droite, division de l’opinion, tensions sociétales liées à l’accueil et l’intégration, qui ne manquent pas cependant d’être montées en épingle. Mais depuis la crise migratoire de 2015 et l’impuissance des européens à faire face, depuis que l’angoisse identitaire déferle sur le continent comme une maladie infantile et qu’une théorie aussi ahurie que le « grand remplacement » est devenue monnaie courante, l’Europe a basculé dans l’irrationalité vis-à-vis des migrations et s’expose tout entière à la malice de ceux qui voudraient les exploiter. Finalement, pour les ennemis de l’Europe ou tout pays adepte du rapport de force opportuniste, plus besoin de bâtir des stratégies compliquées, d’investir des milliards dans des missiles à longue portée ou autre arme de dissuasion ! Organiser l’arrivée de quelques milliers de migrants – musulmans, cela va sans dire – suffit à nous plonger dans la crise. Le spectre de 2015 rejaillit. Économie de moyens, effet de déstabilisation maximal. Finalement, les chantres du grand remplacement, voulant faire de l’Europe une forteresse, auront créé la plus grande fragilité dans sa défense.   En réponse au voisin Biélorusse, l’Europe pourra toujours, il le faut, redoubler de sanctions. Elle doit aussi le secours humanitaire aux personnes piégées dans le froid et menacées autant par le régime biélorusse que le gouvernement polonais. Mais il reste que la meilleure façon de vaincre les maîtres chanteurs, c’est de ne plus donner prise au chantage. Quand serons-nous capables de regarder les migrations en face, sans phobie aveuglante, et d’accueillir aussi dignement que sereinement les personnes à qui nous reconnaissons un droit à l’asile? Quand aurons-nous la force de construire une politique migratoire européenne viable et coordonnée? Ce jour-là peut-être, nous serons libérés du chantage.  

Par Ridel C.

26 novembre 2021

Henriot est-il en train de ressusciter ? Les mots de l’extrême-droite

En mai 1944, Philippe Henriot, la principale voix de la collaboration avec les nazis à Radio-Paris, s’en prenait une nouvelle fois à Pierre Dac, grand humoriste qui œuvrait à Londres aux côtés de De Gaulle et prêtait sa voix à la résistance, dans l’émission de la BBC « Les Français parlent aux Français ». Le discours de Henriot, profondément ancré dans l’idéologie des ligues d’extrême-droite, connaît quelques échos étranges aujourd’hui. Comme nous le verrons, l’on rêve que la réponse à ces échos soit de la même trempe que celle que donna Dac lui-même en son temps. Pierre Dac étant d’origine juive, Henriot rappelle dans son interpellation de ce dernier que son nom de naissance est André Isaac et qu’il est le fils de Salomon et de Berthe Kahn. Il ajoute « Qu’est-ce qu’Isaac, fils de Salomon, peut bien connaître de la France ? La France, qu’est-ce que ça peut bien signifier pour lui ? » Nous croirions entendre M. Zemmour : « Au bout de trois générations, je trouve ça triste qu’un enfant s’appelle Mohammed. » Henriot continue à propos de Pierre Dac : « Il est incapable de travailler à la grandeur d’un pays qui n’était pour lui qu’un séjour passager, une provisoire terre promise à exploiter ». Les Français d’origine juive, peu importe d’ailleurs qu’ils soient présents sur le sol national depuis plusieurs générations, ne pouvaient être là qu’à titre transitoire pour exploiter la France et priver ainsi les Français de leurs bons droits. Là encore, un écho curieux émane du dernier livre de M. Zemmour quand il dénonce « les agences Western union, qui transfèrent le produit des allocations sociales françaises ou des divers trafics vers les familles restées au bled »[1]. Henriot dévoile ensuite la vraie mission de l’humoriste Dac : « Il entreprit alors de jouer son rôle dans la démoralisation de ces goïms pour lesquels les siens ont toujours eu tant de mépris ». Même dessein caché des musulmans pour M. Zemmour : « L’universalisme islamique qui tire profit très habilement de notre religion des droits de l’homme pour protéger son action de colonisation et d’occupation de portions du territoire français ». Pour accomplir cette subversion, il fallait à Pierre Dac des qualités que lui prête généreusement Henriot : « une sorte d’esprit desséchant et ricaneur, une perpétuelle aspersion d’ironie sur tout ce qu’on avait l’habitude de respecter, une sottise corrosive à force d’être poussée à l’extrême lui firent une clientèle ». On croirait presque lire la description de l’acteur Omar Sy par M. Zemmour, qui prête également à l’acteur le soin de détruire l’esprit français par une nouvelle idéologie de l’anti-racisme et du militantisme confessionnel : « Son corps musclé et félin, son sourire béat, son regard vide, son goût pour la tchatche acquis au cours de sa jeunesse à Trappes, son anti-racisme arrogant, son militantisme confessionnel, son exil à Los Angeles avec les trois premiers sous gagnés grâce au cinéma français tout en faisait l’incarnation de “l’homme nouveau” que le film [Intouchables] glorifiait. » Jeté en pâture par l’Etat collaborationniste de Vichy et ses porte-paroles à la vindicte populaire, Dac répondit dès le lendemain à Henriot[2]. Dac lui demande d’abord avec humour de s’expliquer sur sa relation à l’Allemagne : « C’est entendu, monsieur Henriot, en vertu de votre théorie raciale et national-socialiste, je ne suis pas français. À défaut de croix gammée et de francisque, j’ai corrompu l’esprit de la France avec L’Os à moelle. Je me suis, par la suite, vendu aux Anglais, aux Américains et aux Soviets. Et pendant que j’y étais, et par-dessus le marché, je me suis également vendu aux Chinois. C’est absolument d’accord. Il n’empêche que tout ça ne résout pas la question : la question des Allemands ». Il enchaîne sur ses origines alsaciennes et le lourd tribut qu’a payé sa famille à la France depuis plusieurs générations : « Un dernier détail : puisque vous avez si complaisamment cité les prénoms de mon père et de ma mère, laissez-moi vous signaler que vous en avez oublié un, celui de mon frère. Je vais vous dire où vous pourrez le trouver ; si, d’aventure, vos pas vous conduisent du côté du cimetière Montparnasse, entrez par la porte de la rue Froidevaux ; tournez à gauche dans l’allée et, à la 6e rangée, arrêtez-vous devant la 8e ou la 10e tombe. C’est là que reposent les restes de ce qui fut un beau, brave et joyeux garçon, fauché par les obus allemands, le 8 octobre 1915, aux attaques de Champagne. C’était mon frère. Sur la simple pierre, sous ses nom, prénom et le numéro de son régiment, on lit cette simple inscription : « Mort pour la France, à l’âge de 28 ans ». Voilà, monsieur Henriot, ce que cela signifie pour moi, la France. » Combien de familles musulmanes ou simplement originaires de l’autre rive de la Méditerranée pourraient aujourd’hui dire la même chose ? Il y en eut des centaines de milliers, à qui l’État français n’a longtemps pas cru devoir verser la même solde qu’aux anciens combattants de métropole. Dac termine par une prophétie, après avoir parlé de la sépulture de son frère : « Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription qui sera ainsi libellée : PHILIPPE HENRIOT Mort pour Hitler, Fusillé par les Français… Bonne nuit, Monsieur Henriot. Et dormez bien, si vous le pouvez encore. » Un mois plus tard, le 28 juin 1944, le vœu de Dac se réalisait : Henriot tombait sous les balles d’un groupe de résistants dirigé par Charles Gonard, futur compagnon de la Libération, infiltré au 10 rue de Solferino, siège de la propagande collaborationniste. Ses obsèques nationales sont l’occasion pour le régime de Vichy, et pour Pétain, de célébrer l’un de ses serviteurs les plus zélés. Ce même Pétain dont Éric Zemmour affirmait en 2014 : « Pétain a sauvé les Juifs français ! » Ce même Pétain dont Éric Zemmour nous affirme qu’il aurait contribué autant que De Gaulle, avec une stratégie différente, au maintien de la France à travers la théorie du glaive et du bouclier, théorie qui entre en parfaite contradiction avec le réel, comme l’ont montré depuis de nombreux historiens dont Robert Paxton[3]. Mais M. Zemmour obtient en revanche le soutien des individus de

Par Dufrêne N.

5 novembre 2021

Lorsque l’hégémonisme néolibéral s’invite à la table d’élaboration des sujets du baccalauréat

Décidément, l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) au lycée aura payé un lourd tribut à l’entreprise de marchandisation de l’École à laquelle se livre, depuis 2017, le chef de l’État Emmanuel Macron et son ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Après une réécriture idéologisée des programmes de SES, menée sous l’autorité des économistes mainstream dans le cadre de la réforme des lycées de 2019, qui avait couronné l’individualisme méthodologique, c’est maintenant la conception même des sujets des épreuves du baccalauréat de l’enseignement de spécialité des SES qui est devenue la proie de l’hégémonisme néolibéral. C’est ce que les professeurs de SES ont pu entrevoir, non sans grande consternation, lors de la session de juin dernier inauguratrice du nouveau baccalauréat général, à l’occasion de laquelle il a été proposé aux candidats libres l’exercice analytique suivant (1) : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel. ». L’énorme biais idéologique et méthodologique du sujet se lit déjà, d’emblée, dans le type de travail qui est demandé aux candidats bacheliers. La formulation du sujet est en effet ici sans aucune ambiguïté : il s’agissait de se limiter à une stricte apologie sans réserve des politiques de flexibilisation du marché du travail comme arme de lutte contre le chômage, en conformité avec la théorie économique néoclassique et le discours revendicatif récurrent en la matière du Mouvement des entreprises de France (Medef). On se situe donc hors de tout questionnement possible, de la part des candidats, des limites pourtant nombreuses de telles politiques et de l’existence d’autres instruments pour combattre le chômage (comme la garantie à l’emploi prônée par l’Institut Rousseau ou la réduction du temps de travail), sous peine d’être pénalisés pour hors-sujet ! Un tel questionnement, pourtant indispensable et conforme à la démarche pluraliste et scientifique de l’enseignement des SES, aurait été en revanche attendu dans le cadre d’un exercice de dissertation, avec un sujet de type débat-discussion sur cette question controversée des politiques de dérégulation du marché de l’emploi. Mais, très étrangement, telle n’a pas été l’option choisie par les concepteurs de ce sujet… Tous les verrous dogmatiques néolibéraux ont été mis en place pour brider la réflexion des candidats. En premier lieu, il en va ainsi du concept de chômage structurel envisagé dans l’énoncé du sujet, que les candidats devaient donc considérer comme solidement établi sur les plans théorique et empirique, alors qu’au contraire, sa pertinence s’en trouve fortement discutée chez les économistes. Le parti pris idéologique et propagandiste est ensuite omniprésent à travers l’outil documentaire mis à la disposition des candidats, qui est là – en temps ordinaire – pour les aider à fonder une argumentation rigoureuse sur la base de savoirs scientifiques. Le premier document relève de la mise en scène grossière d’un pur artefact statistique : à partir d’un graphique croisant, pour l’année 2018, un indicateur quantitatif synthétique du degré de rigidité de la législation du travail – calculé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – et le taux de chômage dans les pays de l‘OCDE, il était suggéré aux candidats qu’ils en déduisent une corrélation positive entre les deux variables. Or, une telle corrélation, n’en déplaise aux partisans de la thèse de la rigidité de la législation du travail, n’existe pas ni à partir du graphique proposé, ni sur la base des études empiriques menées au cours des vingt dernières années. Et, cerise sur le gâteau, les candidats étaient invités à commettre la grave confusion en statistiques entre corrélation et causalité ! Les deux autres documents parachèvent l’entreprise de prosélytisme néolibéral ainsi menée. Le deuxième document, extrait d’un ABC de l’économie du Fonds monétaire international sur le salaire minimum, était censé amener les candidats à reprendre pour argent comptant l’hypothèse fantasmée par les économistes néoclassiques d’un effet négatif sur l’emploi du salaire minimum, en faisant totalement abstraction de la contre-argumentation théorique keynésienne et empirique qu’ils ont pu étudier au cours de l’année. Enfin, à partir du dernier document donnant les résultats d’un sondage commandé par le Medef, en 2015, à l’institut OpinionWay, réalisé auprès des chefs d’entreprise interrogés sur leurs principaux freins à l’embauche, les candidats devaient se faire le simple porte-voix du discours du Medef sur le coût du travail, c’est-à-dire reprendre pour vraie l’affirmation postulée à tort par les sirènes néolibérales, selon laquelle un coût du travail trop élevé serait un obstacle à l’embauche et donc source de chômage. Là encore, en écartant de leur réflexion, toutes les riches controverses théoriques et empiriques autour des effets d‘une variation du coût du travail sur l‘emploi. Ainsi, du début jusqu’à la fin de l’exercice proposé, aux antipodes de l’exigence de neutralité axiologique de la discipline des SES, les candidats auront dû se soumettre, sans pouvoir exercer leur esprit critique, aux dogmes néolibéraux érigés faussement comme des vérités scientifiques inébranlables (2) : c’était en partie le prix à payer pour avoir une bonne note et son sésame en 2021 ! Tant pis pour l’enseignement des SES, qui s’est vu ainsi, au détour d’une épreuve de baccalauréat, instrumentaliser par un pouvoir politique en quête de légitimation de sa politique économique et de l’idéologie qui la sous-tend. Et doublement tant pis pour la noble mission émancipatrice des consciences que l’institution scolaire est censée assurer par l’éveil d’un esprit critique et éclairé des élèves et futurs citoyens.   Yves Besançon, économiste et professeur de sciences économiques et sociales.   ****** (1) Pour retrouver ledit exercice proposé, se reporter à la troisième partie du sujet A, p.7 à 9 : https://www.sujetdebac.fr/annales-pdf/2021/spe-sciences-eco-sociales-2021-metro-cand-libre-1-sujet-officiel.pdf (2) Pour une présentation développée des biais méthodologiques et idéologiques que comporte ce sujet de baccalauréat, se reporter à l’article suivant, par ailleurs richement documenté sur la contre-argumentation théorique et empirique opposable aux dogmes néoclassiques ici mobilisés : https://blogs.mediapart.fr/yves-besancon/blog/140721/baccalaureat-2021-un-tres-problematique-sujet-sur-le-chomage  

Par Besançon Y.

4 août 2021

    Partager

    EmailFacebookTwitterLinkedInTelegram