Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Institutions

À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique

La crise sanitaire due au Covid-19 a mis en lumière l’importance de l’autonomie, sacrifiée sur l’autel du marché. Nos dirigeants ont appris à leurs (et à nos) dépens qu’il ne suffisait pas de passer commande pour obtenir le produit désiré et qu’être en mesure de produire soi-même peut faire la différence entre subir une crise et la surmonter. À cette règle, l’agriculture ne fait pas exception. En perturbant les rouages de l’économie agricole mondialisée dont nous dépendons pour notre alimentation, la pandémie que nous traversons semble avoir engendré une prise de conscience quant à l’importance de retrouver notre souveraineté alimentaire[1].   Introduction Depuis le mois de mars, de nombreux pays ont ralenti leurs exportations en raison d’une diminution de la production, de difficultés dans la logistique de transport et de vente ou encore d’une volonté de sécuriser les approvisionnements nationaux. C’est notamment le cas de l’Italie et de l’Espagne, principaux producteurs de fruits et légumes européens, qui ont tous deux été durement touchés par le Covid-19. Les effets de la crise sanitaire (confinement, difficultés logistiques pour la récolte et l’acheminement) ont entraîné des baisses de récolte en Italie. En Espagne, où ils ont fait suite à un hiver trop doux et à des tempêtes de grêle printanières, on estime que la production fruitière a chuté d’environ 35 % à 40 %. Or, la France dépend largement de ces deux pays pour son approvisionnement en fruits et légumes. D’ores et déjà, les prix des fruits et légumes ont augmenté de 10 % en moyenne depuis le début du confinement et, au vu des productions en baisse chez nous comme chez nos voisins, il paraît inévitable qu’il y ait dans les prochaines semaines et les prochains mois des tensions dans l’approvisionnement. Les prix devraient continuer d’augmenter, compliquant l’accès à ces aliments, pourtant essentiels à la santé, pour une partie de la population dont la situation économique s’aggrave. Alors que des voix s’élèvent pour s’émouvoir de cette perte de souveraineté alimentaire, y compris parmi ceux qui en portent directement la responsabilité (politiques libéraux et fleurons de la grande distribution en tête), il paraît important de rappeler les choix politiques qui ont eu raison de cette souveraineté dans les dernières décennies. Car si la relocalisation des productions abandonnées par la politique agricole française est évidemment la voie d’avenir, elle ne pourra avoir lieu sans remettre en question la logique de compétition internationale, de libre-échange et de marché unique.   I. Relocaliser pour reprendre le contrôle de nos modes de production Au cours des dernières décennies, plusieurs productions pourtant indispensables à notre alimentation ou à celle de nos animaux d’élevage ont été délaissées. C’est en particulier le cas des fruits, des légumes et des protéagineux[2] pour la culture desquels les producteurs français sont jugés non-compétitifs sur le marché international, face notamment aux fruits et légumes d’Europe du Sud et au soja sud- et nord-américain. Ces produits doivent donc aujourd’hui être massivement importés pour répondre à nos besoins. Or la délocalisation de ces productions n’est pas seulement un fardeau pour notre bilan écologique : au transport polluant nécessaire à l’acheminement de ces produits (souvent du Sud de l’Europe pour les fruits et légumes, ducontinent américain pour les protéagineux) s’ajoute le fait que nous n’en maîtrisons ni les conditions sociales ni les conditions environnementales de production. Pourtant, parce que nous, consommateurs français, en sommes les destinataires finaux, leur impact social et environnemental est le nôtre : notre déforestation pour la culture du soja en Amazonie, nos cultures de soja OGM en Amérique du Nord, nos travailleurs étrangers sans-papiers exploités pour les cultures intensives de légumes. C’est là le grand paradoxe de notre économie mondialisée : nous décidons plus ou moins démocratiquement des règles de fonctionnement de notre société et fermons les yeux lorsque ces règles sont bafouées pour remplir nos assiettes. Le cas des plantes génétiquement modifiées est sur ce point emblématique : alors que leur culture est aujourd’hui interdite sur le territoire français et que les citoyens y sont massivement opposés, la France en importe 3,5 millions de tonnes par an afin d’approvisionner les élevages de volailles, porcs, bovins et poissons[3]. C’est notamment pour répondre à ce paradoxe que de nombreuses organisations de paysans, de citoyens et de consommateurs appellent aujourd’hui à reconquérir notre souveraineté – et pas simplement notre autosuffisance – alimentaire[4]. En effet, contrairement à la notion d’autosuffisance qui n’implique qu’un objectif quantitatif de production, celle de souveraineté sous-entend un processus démocratique quant aux modes de production, de transformation et de consommation. Mais pour que le souhait de souveraineté, qui implique de relocaliser ces productions sur notre territoire, ne soit pas qu’un vœu pieux, il est impératif de rappeler les causes de cette perte de souveraineté. Et d’agir dessus.   II. Aux racines de notre perte de souveraineté alimentaire   Nous importons aujourd’hui plus de 50 % des fruits et 35 % des légumes que nous consommons. Nous sommes passés d’une situation d’autosuffisance à une situation de dépendance en à peine 30 ans. On estime avoir perdu la moitié de nos exploitations fruitières ou légumières depuis 30 ans[5]. Si pour le maraîchage, le déclin s’est ralenti ces dernières années (grâce ou à cause de la mécanisation qui a permis de réduire les coûts de main d’œuvre), il s’est au contraire accru pour l’arboriculture : 30 % des exploitations fruitières qui existaient en 2010 avaient disparu six ans plus tard. Cela correspond à une disparition de 3 000 hectares de vergers par an en moyenne. Or d’après les calculs de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF), l’abandon de deux hectares fait disparaître un emploi équivalent temps-plein (ETP) dans les vergers, ce qui entraîne la suppression d’un autre ETP dans la filière. Ce sont donc autour de 30 000 ETP qui auraient été supprimés en production fruitière dans les seules 10 dernières années. Partout en France, des coopératives et des ateliers de transformation ont fermé leurs portes. Ces centaines de milliers d’arbres arrachés, ces dizaines de milliers de salariés licenciés, ces milliers de fermes détruites et d’outils de production abandonnés sont le résultat d’une politique agricole

Par Lugassy L.

12 juin 2020

Une fonction publique solide, revalorisée et plus diverse pour vivre bien

À l’instar du juriste Léon Duguit, on peut concevoir l’État comme « une fédération de services publics ayant pour objet d’organiser la société et d’assurer son fonctionnement pour le bien commun[1] ». C’est par la constitution de ces services publics que la République française s’est formée puis consolidée. Les services publics sont consubstantiels à l’identité républicaine de notre pays. Ils constituent l’instrument privilégié pour mettre en œuvre l’objectif historique de la République : l’intérêt général. La fonction publique représente en France environ un emploi sur cinq. Les services publics sont partout dans nos vies, indispensables à notre quotidien. En socialisant les risques, ils permettent l’accès aux besoins de base à des coûts très faibles pour l’immense majorité de la population. En refusant la logique marchande, ils consacrent les principes de solidarité, de continuité, d’égalité, de neutralité devant les biens et services mis en commun. Afin de mettre en marche les services publics, les fonctionnaires disposent d’un statut particulier. Durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, les fonctionnaires sont soumis à l’arbitraire de leur hiérarchie. Le recrutement par concours n’est pas systématique, et laisse souvent place à la cooptation et au clientélisme. Il faut attendre la Libération pour que la fonction publique se dote d’un premier statut : liberté syndicale, fonctionnaires classés en trois catégories hiérarchiques (A, B, C,) commissions paritaires dans la gestion des carrières individuelles et l’organisation des services, liberté d’opinion, et systématisation du recrutement par concours. Le droit de grève sera lui consacré par l’arrêt Dehaene du Conseil d’État en 1950. Les grandes lois des années 1980 tendent à unifier le statut des fonctionnaires et à rapprocher leurs droits des salariés du secteur privé. La loi du 13 juillet 1983 consacre notamment la liberté d’opinion (qui n’est pas la liberté d’expression, qui doit s’articuler avec le devoir de réserve), garantit le droit syndical et l’étend en reconnaissant le droit à congé pour formation syndicale. Les lois du 11 janvier 1984 (fonction publique d’État), du 26 janvier 1984 (fonction publique territoriale) et du 9 janvier 1986 (fonction publique hospitalière), unifient le régime juridique des trois fonctions publiques. Les fonctionnaires ne sont pas des travailleurs comme les autres, ils sont soumis à des devoirs impérieux envers l’État et les usagers. En ce sens, le statut des fonctionnaires repose sur plusieurs principes : l’obéissance hiérarchique – mais également le devoir de désobéissance lorsqu’ils doivent répondre à un ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ; le devoir du service, c’est-à-dire l’interdiction d’exercer une activité lucrative à temps plein simultanément ; le devoir de réserve ; l’obligation de discrétion ; l’interdiction de posséder des intérêts dans une entreprise soumise au contrôle de son administration, qui seraient de nature à compromettre son indépendance. Le statut du fonctionnaire a pour corollaire la sécurité de l’emploi. Loin d’être un privilège anachronique, cette sécurité vise à protéger les fonctionnaires des pressions hiérarchiques et politiques, mais aussi à assurer la continuité du service. Ce principe fondamental du service public est cependant remis en cause par le non-remplacement fréquent des fonctionnaires partant à la retraite, et surtout par la contractualisation croissante des agents publics : plus d’un agent public sur cinq est contractuel et un contractuel sur quatre est en contrat court. Sous l’impulsion de la contre-révolution néolibérale et des théories du « nouveau management public », le statut des fonctionnaires n’a eu de cesse de connaître des exceptions, dérogations et limitations en tout genre. Si les prémices se font sentir dès les années 1990, c’est en 2007 et l’instauration de la RGPP que le statut de la fonction publique commence véritablement à s’effriter. Tout au long des quinquennats de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, la réduction du nombre de fonctionnaires est devenue l’axe principal des réformes touchant à la fonction publique[2]. Elle s’est accompagnée d’une part accrue du personnel non titulaire, d’une logique d’individualisation des tâches et des revenus chez les fonctionnaires, et d’une délégation toujours plus importante des activités vers le secteur privé. Ces politiques dites de « modernisation » ont pour conséquences une détérioration des conditions de travail des fonctionnaires et un affaiblissement des principes inhérents au service public, qui menacent l’accès à toutes et tous aux services de base. La crise sanitaire du Covid-19 a révélé qu’une fonction publique affaiblie menace directement les citoyens, en particulier dans l’hôpital public. Loin d’être un poids pour les finances publiques, les services publics permettent une prise en charge efficace, réactive et solidaire de la population. Il faut réaffirmer et étendre le statut de fonctionnaire à l’ensemble des agents publics, en encadrant strictement le recours à des personnels contractuels (I). Ce recrutement massif doit être accompagné d’une revalorisation des traitements, avec la hausse de la valeur du point d’indice (II). La fonction publique doit aussi permettre une meilleure représentativité de la société française, l’ouverture de nouveaux droits pour les fonctionnaires, et une meilleure prise en compte des usagers dans le fonctionnement des services publics (III).   1. Réaffirmer et étendre le statut de fonctionnaire   On compte 5,52 millions de personnes travaillant dans la fonction publique française : 2,45 millions de la fonction publique d’État (FPE) ; 1,9 million de la fonction publique territoriale (FPT) ; 1,17 million de la fonction publique hospitalière (FPH). Ces chiffres comprennent les fonctionnaires, c’est-à-dire les personnes titulaires, mais aussi les personnes sous contrat (en CDI ou en CDD), ainsi que les emplois aidés ; ces derniers sont en diminution depuis 2017 en particulier dans la FPT et les communes[3]. Dans l’ensemble de la fonction publique, il y a ainsi 3,84 millions de fonctionnaires (69,5%), 1,02 million de contractuels (18,4%), 309 000 militaires (5,6%) et 358 000 autres types de contrats (6,5%)[4]. Entre fin 2016 et fin 2017, les effectifs de la fonction publique hors contrats aidés ont augmenté de 0,8 %, soit 43 200 agents de plus. L’emploi public progresse dans les trois fonctions : + 0,9 % dans la FPT, + 0,8 % dans la FPE et + 0,7 % dans la FPH. Cependant, cette hausse est surtout le fait des contractuels (+5%) tandis que

Par Audubert V.

17 mai 2020

Pour une couverture totale de l’activité partielle

L’activité partielle constitue un des dispositifs les plus anciens de la politique publique de l’emploi. Il consiste à verser une partie de leur salaire à des employés qui cessent le travail, tout en maintenant leur lien contractuel avec l’employeur. Il apparaît formellement avec le décret du 19 avril 1918, qui institue des caisses publiques départementales de secours « contre le chômage résultant de la crise du ravitaillement, des matières premières et du charbon pour les industries » – un chômage conjoncturel partiel, administré par des offices paritaires départementaux et municipaux. La plupart des caisses syndicales, parfois abondées par subvention publique, prévoient alors aussi ce type d’aide. Une série de décrets, circulaires et ordonnances cimentent le dispositif entre 1931 et 1958. Un accord national interprofessionnel de 1968 entérine le caractère national et homogène du dispositif, sans requérir d’accords de branche. Ce dispositif à caractère préventif répond aux intérêts de plusieurs groupes sociaux. Du côté des salariés, il évite leur paupérisation, leur déqualification et la perte de statut social qu’engendre le chômage total. Il écarte le risque de licenciement, en échange d’une réduction provisoire de salaire. Du côté des employeurs, il limite les coûts de réembauche, la perte de potentiel productif avec les salariés les mieux formés et la dilapidation des frais de formation consentis. Une autre motivation, du côté de l’administration publique et des décideurs politiques, concerne l’information sur le marché de l’emploi. Un outil d’activité partielle attractif pour les employeurs leur apparaît nécessaire pour mesurer le temps d’emploi réel en entreprise et, ainsi, constituer des statistiques fiables de l’activité, sa variation et sa répartition entre branches. Ce souci est illustré par les anciens participants au Front populaire, concepteurs de la loi des 40 heures, marqués par leur difficulté à analyser, alors, le temps d’emploi par secteur et taille d’entreprise (Mendès-France, 1966). En somme, l’activité partielle est censée réunir un ensemble d’objectifs apparemment contradictoires : « en même temps conserver un potentiel de main-d’œuvre productif, garantir la pérennité du lien salarial et de Ia protection sociale pour les salariés et diminuer significativement les conflits » (Lallement, Lefèvre, 1997, p. 26). Toutefois, cet équilibre entre groupes sociaux se disloque dans la crise du Covid-19, où les usages de l’activité partielle apparaissent particulièrement ambigus et problématiques. Cette situation appelle une réforme de l’activité partielle, pour l’adapter aux enjeux contemporains et aux défis à venir. Cette note présente les limites du dispositif en termes de couverture (1), d’indemnisation (2) et de contrôle des abus (3) avant d’en proposer plusieurs pistes de réformes (4).   1. Un dispositif qui couvre mal les travailleurs précarisés L’une des limites les plus saillantes du dispositif est la couverture incomplète qu’il fournit. Un ensemble de salariés sont en effet laissés en dehors du dispositif : indépendants, salariés en contrats courts (intérimaires, CDD, saisonniers), chômeurs en fin de droits et démissionnaires.   Un dispositif qui exclut structurellement les travailleurs indépendants   Le dispositif d’activité partielle ne concerne, par définition, que les salariés, laissant de côté les indépendants. Certains ont pu affronter le confinement sereinement, soit parce qu’ils ont pu poursuivre leur activité, soit parce qu’ils disposaient d’une épargne de précaution conséquente, fréquente chez les indépendants (Lamarche et Romani, 2015). Mais un autre segment de ce groupe social s’est trouvé, lui, privé d’activité sans disposer de réserves financières conséquentes. Au premier rang de ceux-ci, on trouve une population dont le statut d’indépendant est contestable, qui exerce le plus souvent sous le statut d’auto-entrepreneurs : chauffeurs de plateformes, ouvriers du BTP, livreurs, etc., dont l’activité est fortement – voire totalement – dépendante d’un donneur d’ordre.   Une prise en charge éphémère des précaires en contrats courts   Pour les salariés en contrats courts, le dispositif s’applique théoriquement. En pratique, de nombreux employeurs ne les ont pas inclus dans leur demande et ont rompu le contrat de manière anticipée, le plus souvent en appliquant – de manière abusive – la clause de force majeure. De ce point de vue, le refus du gouvernement de contrôler, même provisoirement, les licenciements s’est payé par des destructions massives et immédiates d’emplois. Pour les salariés concernés, cela se traduit par une perte de revenus importante, le taux de remplacement de l’assurance-chômage étant moins élevé que celui de l’activité partielle (71 % en moyenne contre 84 %, et 100 % au niveau du SMIC). Mais même lorsque l’activité partielle a été appliquée à ces salariés, ils n’ont été indemnisés que jusqu’à échéance du contrat. Au-delà, ils basculent vers l’assurance-chômage. Outre la complexité d’une démarche administrative supplémentaire pour les nouveaux chômeurs, ce basculement ne peut s’opérer que sous réserve d’ouverture de droits. Cela exclut notamment les travailleurs précaires de type saisonnier, pour lesquels les allocations-chômage font partie du cycle ordinaire de l’année laborieuse, mais s’étendent démesurément en 2020 faute d’opportunité de réembauche.   Chômeurs et travailleurs de l’économie informelle livrés à eux-mêmes   D’une manière générale, l’ensemble des chômeurs ayant épuisé leurs droits se sont retrouvés privés de toute perspective d’embauche, sans pour autant que l’accès à l’assurance-chômage leur soit réouvert. Problématique a aussi été la situation des travailleurs en inter-contrats, ayant démissionné d’un emploi avant la crise en vue de prendre un nouveau poste dans le courant des mois d’avril ou de mars. Nombre d’entre eux ont vu leur embauche repoussée sine die, quand elle n’a pas été purement et simplement annulée, les laissant sans revenus pendant toute la période du confinement, et probablement au-delà. À l’ensemble de ces catégories bien connues des politiques de l’emploi s’ajoute celle des travailleurs de l’économie informelle. S’il n’est pas possible, par définition, d’en donner une évaluation précise, le travail au noir représente un volume d’activité considérable : on peut estimer à 1,9 million le nombre de salariés concernés (Gubian, Hagneré, Mahieu, 2019), dont plus de la moitié ne vivent que du travail informel. Plusieurs travaux scientifiques ont montré que ce dernier tenait une place importante dans l’économie locale de territoires touchés par le chômage de masse, que ce soit dans les territoires urbains comme ruraux (Coquard, 2019). Pour ces

Par Clouet H.

5 mai 2020

Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ?

Telle qu’elle fut menée en France, la décentralisation a tendu à mettre de plus en plus en danger la République. Multipliant les exceptions, elle a calqué les structures administratives sur les revendications catégorielles, voire identitaires. Elle n’a pas pour autant favorisé la démocratie. Devenue illisible, elle est demeurée affaire d’élus et, d’élection en élection, une part croissante des citoyens s’en est détournée pour se réfugier dans l’abstention. Diluant les responsabilités entre au minimum cinq niveaux d’action publique, elle a affaibli notre capacité collective à conduire de grands projets, à aménager le territoire et à assurer l’égalité des citoyens devant la loi. Cette note se propose de remettre sur le métier la toile d’une décentralisation dysfonctionnelle dès le départ pour en reposer la superstructure sur des fondations démocratiques et républicaines. Introduction   Avec l’irruption brutale de la crise causée par la pandémie du virus Covid-19 dans la vie de sociétés qui, imprudemment, croyaient trop souvent en avoir fini avec le tragique, la vieille machine administrative centralisée française, montre à nouveau son visage séculaire. Quels qu’aient pu être les retards, les imprévoyances et les erreurs du Gouvernement dans la réponse à la crise, qui semblent majeurs et dont il faudra évaluer attentivement l’ampleur une fois la crise passée, force est de constater que la machine de l’État fait face, mieux qu’ailleurs, aux urgences du moment. Alors que le gouvernement espagnol et celui de la communauté autonome de Catalogne se déchirent sur leurs responsabilités, que les États-Unis réagissent par morceaux et en désordre conformément à leur nature fédérale, que la fermeture des établissements scolaires en Allemagne dépend de la décision de chaque land, l’État à la française montre sa vertu. Les agences régionales de santé, administration déconcentrée de l’État, sont à pied d’œuvre pour accroître les capacités de réanimation des hôpitaux et transférer les malades des zones les plus touchées vers celles encore relativement épargnées. Le maillage préfectoral, relayé par les communes, organise aussi bien que possible la continuité des activités vitales, suivant les instructions des ministères concernés. En temps de crise, la centralisation tant décriée réapparaît pour ce qu’elle est, un gage d’efficacité administrative, de cohérence et de rapidité. Quant à la décentralisation, elle semble pour quelques semaines engloutie dans l’oubli par les impérieuses exigences du réel. Là où elle fut conduite, notamment en matière de stockage des masques, elle a montré toutes ses limites. Ainsi Marisol Touraine déclare-t-elle dans Le Figaro du 23 mars : « En 2013, il y a un avis du SGDN qui dit que chaque collectivité, entreprise ou établissement est responsable de ses stocks, car l’État ne peut pas tout stocker. C’est ce qu’ont fait la mairie de Paris, ou le ministère de la Santé pour les urgences. Ce n’est pas un changement de doctrine, c’est une décentralisation ». Si l’on peut s’étonner qu’un État moderne comme la France ne soit pas à même d’assurer le stockage de masques, il faut bien interroger les soubassements idéologiques conduisant à décentraliser cette décision… et en reconnaître le bilan catastrophique. Telle qu’elle fut menée en France, la décentralisation a tendu à mettre de plus en plus en danger la République[1]. Multipliant les exceptions, elle a calqué les structures administratives sur les revendications catégorielles, voire identitaires. Elle n’a pas pour autant favorisé la démocratie. Devenue illisible, elle est demeurée affaire d’élus et, d’élection en élection, une part croissante des citoyens s’en est détournée pour se réfugier dans l’abstention. Diluant les responsabilités entre au minimum cinq niveaux d’action publique[2], elle a affaibli notre capacité collective à conduire de grands projets, à aménager le territoire et à assurer l’égalité des citoyens devant la loi. Cette note se propose de remettre sur le métier la toile d’une décentralisation dysfonctionnelle dès le départ pour en reposer la superstructure sur des fondations démocratiques et républicaines. Construisant sur les fondations posées par l’arasement révolutionnaire de la marqueterie administrative archaïque léguée par l’Ancien régime et la création des départements, l’État centralisé et uniforme fut la clef de voûte de l’unité de la société française. La simplicité et l’efficacité redoutable de l’édifice donnèrent à la France une véritable « constitution administrative » qui devait survivre, moyennant de minimes évolutions, à toutes les vicissitudes de l’histoire politique agitée du pays entre 1800 et 1981. C’est grâce à cette armature solide que purent être conduits les grands efforts d’unification du pays avec la mise en œuvre de l’école obligatoire, le service militaire universel et la grande politique d’aménagement du territoire des années 1960 et 1970. Elle permit aussi à la France d’affronter victorieusement sa plus grande épreuve, la Grande Guerre, en mobilisant efficacement toutes les ressources de la nation. En comparant l’article 3 de la loi du 28 pluviôse An VIII (17 février 1800)[3] avec les 136 articles et 188 pages de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, plus connue en tant que loi « NOTRe », établissant la dernière en date des grandes « réformes territoriales » qui ont rythmé l’actualité politique des dernières décennies depuis 1982, on est frappé par l’impression de confusion et d’enchevêtrement que donne désormais notre organisation administrative. À l’imposante façade néoclassique a succédé un patchwork disgracieux d’aspirations contradictoires, un édifice menaçant ruine, mais maintenu debout au jour le jour par des étais provisoires. La décentralisation, soit le transfert de certaines compétences des administrations territoriales de l’État à des autorités locales élues, a représenté dans notre histoire institutionnelle une rupture d’une extraordinaire portée, dont on ne mesure en général pas l’importance et qui peut prétendre, avec la signature du traité de Maastricht, au titre de plus importante décision prise par les dirigeants français depuis 1974. À en juger par la succession rapide des réformes, remplaçant sans repos une cote mal taillée par une autre dans une large indifférence du public, force est de constater que la France n’a pas retrouvé, depuis 1982, un équilibre institutionnel dans lequel elle se reconnaît s’agissant de son organisation territoriale. Pourtant, alors que le bilan d’une transformation aussi brutale reste à établir, il suscite peu de débats intellectuels, et encore

Par Pierre-Latour M.

26 mars 2020

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