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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Réponse à six critiques récurrentes sur la décroissance

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      Réponse à six critiques récurrentes sur la décroissance

      « La découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie. L’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin. » Karl Polanyi[1]

      Bien que cette citation, tirée du livre La grande transformation, ait bientôt un siècle d’âge, elle n’en est pas moins actuelle tant les mythes, les croyances, et les idéologies que Karl Polanyi dénonçait en son temps gangrènent toujours les débats et obstruent l’avènement d’une quelconque pensée hétérodoxe aussi bien dans le monde de la recherche que dans la société civile, et encore moins dans la sphère politique.

      C’est le cas pour les courants de pensée de la décroissance qui, lorsqu’ils ne font pas sauter au plafond les plus conservateurs, suscitent des critiques révélatrices – y compris d’un milieu dit « progressiste » – signe d’un enfermement idéologique déconcertant chez des penseurs se prévalant d’une neutralité intellectuelle. On y loue le progrès et la technique comme étant les moyens de répondre à l’urgence écologique alors même que la solution est à chercher en priorité dans notre organisation sociale.

      Revenons dans cette note sur six des critiques les plus fréquentes adressées à la décroissance pour montrer en quoi celles-ci sont révélatrices d’un mode de pensée bien spécifique, à la fois occidentalo-centré, colonial, capitaliste, inéquitable, et techno-progressiste. Une pensée qui se veut et se croit neutre parce que largement hégémonique dans les sphères de pouvoir mais qui, comme toute pensée, est biaisée et limitée par le vécu personnel, la vision du monde et surtout les intérêts particuliers de ceux qui la diffusent. Nous ne pouvons pas penser concrètement la mise en place de la décroissance sans nous défaire de ces mythes et croyances hérités du modernisme occidental.

      1 – Comment financer la transition écologique avec la décroissance ?

      Voici l’une des questions qui revient le plus souvent dans la bouche des économistes libéraux, des syndicats patronaux et d’une large part de nos élus et technocrates divers. La décroissance, pourquoi pas ? vous diront les plus courtois. Mais comment diable financer la transition écologique sans investir massivement dans les énergies décarbonées, les véhicules électriques, l’isolation des bâtiments, les infrastructures ferroviaires, l’agroécologie, etc. ?

      C’est une question légitime, mais qui est tout à fait secondaire. D’une part, parce que le projet de décroissance implique une refonte complète de notre modèle de société, qui rend caduc les outils de financement dont nous disposons dans une économie capitaliste. D’autre part, parce qu’avant de se demander « comment », il serait judicieux de se demander « pourquoi » et « pour qui ».

      On peut débattre des heures sur les bonnes manières de flécher les investissements vers des projets de « transition » grâce à la création monétaire, la fiscalité ou la réglementation : cela est une pure perte de temps. Ce type de pensée s’inscrit dans une logique de capitalisme responsable mais pas de décroissance. Les courants de pensée de la décroissance sont par essence une critique du capitalisme. C’est-à-dire qu’ils s’opposent à la propriété privée des moyens de production et à l’accumulation du capital aux mains d’une minorité. Dans une société en décroissance, nul besoin de chercher à flécher les investissements privés des détenteurs de capitaux vers des placements verts ou durables en jouant sur le taux de rentabilité pour les appâter comme s’égosillent bon nombre d’économistes libéraux qui veulent nous vendre une transition qu’on attend toujours[2]. La finance verte dans une société capitaliste est une illusion[3] qui n’amuse que les investisseurs et les entreprises qui en bénéficient à titre personnel au mépris de la destruction du vivant qu’elle continue de perpétrer. Dans une société en décroissance, la propriété du capital n’appartient plus aux investisseurs privés : elle est socialisée[4].

      « C’est donc la dictature communiste ! » Loin de là au contraire. Nous y reviendrons un peu plus loin. La propriété du capital n’est pas étatisée mais socialisée. Ce sont donc des collectifs de citoyens vivant sur un territoire donné qui décident démocratiquement des activités productives nécessaires à mettre en place pour répondre aux besoins qu’ils ont identifiés, pour eux et pour leur territoire. Et c’est là le point central. Il faut définir collectivement et démocratiquement nos besoins avant de penser à quelles activités productives nous voulons financer pour y répondre. C’est la question du « pourquoi ». Par exemple, le besoin en mobilité des habitants du Lauragais n’est pas le même que celui des Parisiens. Les infrastructures existantes et la topographie du territoire sont bien différentes. Et il en va également des habitudes, des coutumes et des manières de faire et de vivre ensemble. On ne peut donc pas présupposer de la nécessité de financer la production de véhicules électriques individuels pour se déplacer sans savoir si cela répond vraiment à leurs besoins. Idem pour le besoin de se chauffer. On pourra aisément utiliser du bois de chauffage en Ariège, mais cela ne sera pas forcément pertinent à Lille. Ce sont des exemples caricaturaux, j’en conviens, mais qui nous permettent de réaffirmer l’évidence que l’on n’a pas les mêmes besoins sur tous les territoires ni les mêmes manières d’y répondre[5]. On ne peut donc pas penser un financement de la transition de manière centralisée, sans s’intéresser aux besoins réels auxquels ils viennent répondre. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’État ou de gouvernance nationale voire supranationale dans une société en décroissance. En revanche, cela signifie que la gouvernance est répartie à plusieurs échelons du territoire et que les décisions sont prises par les acteurs eux-mêmes, au plus près de la réalité du terrain. Un fonctionnement bien différent de ce que l’on connaît dans un système représentatif centralisé comme le nôtre.

      Par ailleurs, la réponse aux besoins identifiés ne peut se faire que dans un souci de sobriété pour un respect des limites planétaires à l’échelle globale. C’est l’autre point important d’une société en décroissance. Soyons bien clair là-dessus. Nous ne pouvons pas garder le même niveau de confort matériel que nous avons aujourd’hui dans la majorité de la population française et à fortiori chez les plus aisés. Redescendre sous les seuils des limites planétaires implique une réponse aux besoins des habitants sur la base de standards moins confortables qu’à l’heure actuelle[6]. Est-on moins heureux pour autant ? Ce n’est pas ce qui ressort des expériences très concrètes et actuelles qui ont adopté un tel modèle d’organisation à l’échelle d’une région, d’une ville ou d’un territoire. C’est ce que le sociologue Erik Olin Wright a appelé des « utopies réelles »[7]. Par exemple, le mouvement zapatiste au Chiapas, les Brésiliens de Porto Alegre, les « zadistes » de Notre-Dame des Landes ou les adhérents de Tera en Nouvelle-Aquitaine ; chacun avec ses spécificités propres héritées d’un contexte historique, social, culturel et socio-technique.

      Nous ne pouvons toutefois pas finir là-dessus sans pointer du doigt les présupposés sur lesquels est construit ce discours de « transition » chez les critiques de la décroissance. À la question « pourquoi faire la transition écologique ? », les critiques de la décroissance répondent la plupart du temps « pour sauver le climat ». C’est en effet indispensable, mais largement insuffisant. Le changement climatique n’est que l’une des neuf limites planétaires qu’il faut maintenir sous des seuils soutenables. Ainsi, la concentration de nos émissions de CO2 doit redescendre sous le seuil des 350 ppm mais doit diminuer aussi vite notre pression sur le cycle de l’eau, l’artificialisation des sols, l’éradication de la biodiversité, etc. On peut donc s’interroger sur la soutenabilité d’un projet de société dont le fer de lance est l’électrification à tout va, et qui ne questionne nos modes de vie et notre niveau de confort qu’à la marge sans se demander si l’utilisation de telles technologies est pérenne et juste pour l’ensemble de l’humanité. C’est aussi la question du « pour qui » à laquelle les critiques de la décroissance ne répondent pas honnêtement. Ce qu’ils appellent « la transition écologique », nous devrions la nommer « transition énergétique pour les occidentaux » tant leur prisme est aveugle à tout autre aspect que celui des émissions de CO2, tant leur définition de l’énergie est synonyme d’électricité, et tant leur prise en considération de l’immense majorité de l’humanité et des autres êtres vivants est inexistante. Avoir une électricité décarbonée et une mobilité centrée sur des voitures électriques individuelles ne résoudra pas l’essentiel de nos problèmes écologiques qui ont autant avoir avec l’étalement urbain, l’agriculture intensive, l’extraction minière, que l’usage des plastiques. Enfin, on rêve à une société « neutre en carbone » sans s’interroger sur la faisabilité d’une réelle transition énergétique qui n’a historiquement pas d’antécédents comme l’a montré Jean-Baptiste Fressoz, et dont la réalité contemporaine est le pillage des pays du Sud global pour leurs ressources, leur main d’œuvre, et les pollutions dont ces activités s’accompagnent sans jamais substituer des énergies fossiles par des énergies décarbonées mais en venant les additionner les unes aux autres. Une telle transition, dont le prisme s’arrête aux frontières de la France et à la comptabilité carbone, n’a pas de sens si notre ambition est de maintenir une planète habitable pour les êtres humains. C’est au mieux du déni, et au pire du cynisme.

      2 – Penser l’armée au temps de la décroissance

      Le procès des décroissants pour naïveté est sûrement le chef d’accusation le plus répandu, et en particulier sur les enjeux militaires et géopolitiques qui seraient des impensés de la décroissance. Les adversaires politiques des décroissants les peignent bien volontiers comme des hippies candides sans compréhension de la complexité du monde. S’il est tout à fait vrai que les débats autour de la démilitarisation sont une base essentielle de la pensée écologiste, il est absolument faux de clamer que les décroissants n’ont pas une pensée développée en matière de sécurité.

      Rappelons d’abord que penser la décroissance c’est avant tout être lucides sur le monde à venir qui portera son lot de ruptures énergétiques et de pénuries de ressources. Loin de la pensée magique de la croissance, les décroissants étudient avec précision les paramètres physiques de notre monde et en cela ont une pensée stratégique claire. Avec cette lucidité à propos de la raréfaction des ressources, il est clair que nous allons nécessairement vers un monde dans lequel les affrontements seront légions.

      Si le constat est partagé parmi les décroissants, il ne faut pas nier que les réponses qu’ils proposent sont hétérogènes, en fonction de la place accordée à l’État central. Pourtant il semble clair que nous devons conserver une puissante armée de défense, et c’est cela que nous allons tenter de démontrer ici.Faisons une rapide expérience de pensée. Si effectivement la France et l’Europe deviennent des terres décroissantes, une chose est certaine : nos ressources minières et fossiles, nos sols et notre biodiversité seront mieux préservés que dans d’autres parties du monde restées productivistes. Une autre conséquence de cette décroissance serait une baisse de nos besoins industriels sur certains secteurs d’activité jugés peu utiles par les citoyens. Que penser alors du secteur de l’armée ?Comme la décroissance ne s’appliquera pas universellement, d’autres régions continueront la politique de croissance actuelle en s’industrialisant de plus en plus tout en consommant de manière irraisonnée leurs ressources. Une fois que leur territoire sera à sec en termes de ressources et que leurs sols seront ruinés, ces nations iront piller ailleurs les terres qui ont été préservées pour poursuivre leur développement infini. C’est l’histoire même du développement occidental avec la colonisation, et c’est aussi ce qui arrive à la Vallée du Vent de Nausicaa, dans le chef d’œuvre post-industriel de Miyazaki.

      Conscient de cette triste mais probable échéance, nous croyons qu’il faut conserver une armée capable de défendre nos ressources et nos terres qui seront forcément convoitées si elles sont préservées. Garder une force de sécurité ne signifie absolument pas poursuivre l’utilisation coloniale que l’Occident fait de ses forces armées.

      Il nous faut rompre avec notre interventionnisme délétère dans les pays du Sud global qui sous couvert de la protection de la démocratie n’est qu’un stratagème pour assurer des intérêts économiques, conduisant à des déboires comme en Irak et en Libye. Rompons enfin ce néocolonialisme brutal assurant des intérêts géopolitiques et économiques court-termistes, pour produire une nouvelle doctrine militaire : coopérative, sobre et uniquement protectrice du vivant. Rappelons enfin que le fait de garder une armée défensive pose plusieurs questions auxquelles il nous faudra répondre : comment continuer à innover sans tomber dans la surenchère technologique ? Quelle serait la doctrine précise d’une armée au service du vivant ?

      Ainsi, être décroissant n’est pas faire une croix sur le rôle de l’armée, mais bien repenser radicalement la fonction de cette dernière pour en faire un outil de paix et de stabilité, et non une arme de pillage, de colonisation et de division des peuples.

      3 – La décroissance est injuste envers les pauvres

       Cette critique est une véritable aberration quand on pense que la décroissance est un projet dont l’un des piliers est la justice sociale. Rappelons ici la définition de la décroissance donnée par l’économiste Timothée Parrique : « La décroissance est une réduction de la production et de la consommation, avec quatre aspects : on le fait pour alléger l’empreinte écologique, de manière planifiée démocratiquement, en faisant attention aux inégalités et dans le souci du bien-être »[8].

      Il ne s’agit donc pas d’abaisser le niveau de vie des plus pauvres, mais celui des plus riches afin de rééquilibrer les inégalités au sein de la société. Dans un projet de décroissance, les plus pauvres voient leur niveau de vie augmenter au détriment des plus riches. Ce sont donc plutôt ces derniers qui peuvent s’inquiéter d’un tel projet et crier à l’injustice. Mais peut-on véritablement trouver injuste le fait de compenser les inégalités héritées à la naissance et parfois même sur des générations pour que chacun puisse vivre décemment et répondre à ses besoins ?[9]

      La décroissance est donc une précarisation de la société, s’exclameront certains. La pauvreté ne se mesure pas en termes absolus mais en termes relatifs. C’est une question de rapport entre riches et pauvres et non pas de seuil de richesse minimal à atteindre que l’on mesurerait sur une base monétaire. Dans une société plus équitable, où l’on limite les écarts de richesse grâce à des revenus plancher et plafond et les écarts de patrimoine grâce à une taxe sur les héritages par exemple, les plus pauvres retrouvent leur dignité et la capacité à répondre à leurs besoins. La richesse prend également un nouveau sens puisqu’elle ne se définit plus par l’accumulation de biens matériels ou de pièces de monnaie mais par la qualité des relations sociales que l’on tisse[10].

      Dans une société en décroissance, la question du partage des richesses est un préalable nécessaire. Ainsi, la prise en compte de la pauvreté est au cœur des priorités des pensées de la décroissance.

      4 – Et les pays du Sud ?

       On accuse bien souvent les décroissants de vouloir priver les pays du Sud global de croissance et de les empêcher de profiter des bienfaits du capitalisme. Cette critique est d’une hypocrisie et d’une inculture historique criante qu’il convient de dénoncer. Pour cela, il nous faut sortir d’une vision proprement orientaliste des pays du Sud au sens d’Edward Said[11]. Selon l’auteur palestinien, l’orientalisme est une « institution spécialisée pour traiter avec l’Orient », ainsi qu’un mode occidental de domination et de restructuration de l’Orient. Pour cette partie, nous allons donc nous inspirer de la pensée post-coloniale.

      La croissance occidentale repose, aujourd’hui comme hier, en large partie sur le pillage des ressources des pays du Sud global. Les exemples de cette colonisation militaire et économique sont légion et se traduisent bien souvent par une captation du pouvoir politique par l’Occident pour s’assurer des ressources abondantes et bon marché. Prenons l’exemple de l’Iran qui a été dans le cadre du « Grand Jeu » entre le Royaume-Uni et la Russie, une terre de conquête et de pillage, du début du XIXe siècle à 1979. Suite à la colonisation brutale de ces deux nations lors de la Seconde Guerre mondiale, le Shah décide d’abdiquer laissant le Majlis (parlement) décider librement du Premier ministre[12]. Porté par une ferveur populaire historique, Mohammad Mosaddegh est élu en 1953 et fait le choix courageux de nationaliser les ressources fossiles de son pays. Mais cela contrevient aux intérêts économiques occidentaux. La CIA et les services secrets britanniques mènent alors l’opération dite « Ajax » (aujourd’hui publique et déclassifiée) pour le pousser à démissionner et le remplacer par le fils du Shah. Ce dernier aura beau se conduire en tyran sanguinaire avec la police politique de la Savak, il ne perdra jamais le soutien occidental dont il servait docilement les intérêts, dans le cadre de la stratégie dite « des deux piliers » avec l’Arabie Saoudite. Cet exemple n’est qu’un parmi tant d’autres, mais démontre que la croissance n’a jamais servi les pays du Sud global mais les a plutôt asservi au capitalisme occidental.

      Deuxièmement, la décroissance concerne avant tout les pays riches comme la France dont la richesse dépasse largement les besoins fondamentaux de la population. Simplement, cette richesse est extrêmement mal répartie, ce qui laisse une partie de la population dans la précarité, et c’est pourquoi le partage des richesses est au cœur de la pensée décroissante. Pour les pays du Sud global qui n’ont pas encore pu atteindre un niveau de richesse suffisant pour combler les besoins fondamentaux tels que décrits dans la théorie du Donut[13], la croissance n’est pas un problème car elle est utile. Ainsi la décroissance n’est pas uniforme dans son application géographique, et répond à la démesure de pays dont l’avidité ruine notre environnement.

      Enfin, le mouvement de la décroissance s’inscrit pleinement dans la pensée post-coloniale d’Edward Saïd, c’est-à-dire qu’elle rejette la vision stigmatisante de l’histoire de l’Orient qui serait écrite par l’Occident. La décroissance est aussi adepte de la pensée transnationale qui cherche à penser les problématiques telles que les migrations et la préservation des montagnes comme des enjeux qui dépassent les frontières.

      Ainsi, la décroissance réfute avec force le récit linéaire du développement comme fin de l’histoire, et apporte avant tout une nouvelle manière d’être une puissance à l’international en s’inscrivant dans la pensée postcoloniale et transnationale.

      5 – La décroissance, c’est le retour de l’URSS

      Peut-on être plus caricatural ? Cette comparaison entre la décroissance et le régime totalitaire de l’URSS est pourtant souvent avancée par certains critiques pour qui il semblerait que la vie se déroule dans un monde bicolore : en noir et blanc. C’est un refrain familier pour toute personne s’étant essayée à une critique du capitalisme que l’on vient indubitablement opposer au communisme de l’URSS.

      À la lecture des précédents arguments, il apparaît que cette critique ne tient pas la route. En effet, la décroissance porte comme pilier la question de la démocratie. Il s’agit d’une « planification démocratique » de nos activités productives. Une illustration actuelle est la manière dont sont prises les décisions dans les entreprises coopératives à lucrativité limitée comme les SCIC. De manière plus large, le fonctionnement des organisations de l’économie sociale et solidaire est un exemple inspirant pour repenser le fonctionnement de nos organisations de manière plus démocratique et inclusive. Rappelons que l’économie sociale et solidaire représente 10 % du PIB et 14 % des emplois du secteur privé. Ce n’est pas un secteur si marginal dans notre économie.

      Mais au-delà de la caricature, cette critique est révélatrice d’un manque de savoir et d’imagination sur la myriade de façons qui existent de faire société. Si dans l’histoire récente le capitalisme est devenu hégémonique, et si au XXe siècle il s’est principalement opposé aux régimes communistes de l’URSS et de la Chine, que l’on qualifie volontiers de « capitalisme d’État » aujourd’hui, d’autres « manières d’être vivant » pour reprendre les mots du philosophe Baptiste Morizot ont existé dans l’histoire de l’humanité et continuent à survivre aujourd’hui. Les anthropologues et ethnographes, comme James C. Scott, Philippe Descola ou David Graeber, ont révélé à quels points les formes de société peuvent être diverses, dans des représentations et des rapports au monde loin du matérialisme qui nous habite. Il n’y a pas de sens de l’histoire ou de linéarité du développement. Les autres formes de société ne sont ni primitives ni premières. Elles sont autres. Et leur compréhension nous offre l’inspiration et l’imaginaire pour penser au-delà de notre rapport antagoniste capitalisme versus communisme. 

      6 – Le terme « décroissance » est-il un repoussoir ?

      Pour terminer, répondons à un argument classique. Le choix même du terme décroissance serait par essence démobilisant et ferait peur. Son choix est pourtant une évidence qui s’appuie sur plusieurs arguments.

      D’abord, c’est un terme que le capitalisme peut difficilement reprendre à son compte. Développement durable, responsabilité sociale, économie collaborative, tous ces concepts ont été rapidement dévoyés et sont maintenant utilisés pour justifier des activités mortifères qu’on recouvre d’un peu de peinture verte. L’exemple le plus parlant est le terme « sobriété » patiemment diffusé dans le débat public par le Shift Project dans un esprit décroissant, avant d’être repris par le gouvernement qui l’a vidé de sa substance. Citons notre Première ministre qui déclarait à l’automne 2022 que « la sobriété énergétique, ce n’est pas produire moins et faire le choix de la décroissance », dévoyant ainsi le terme. En revanche, nous savons que ce n’est pas demain que la décroissance pourra être greenwashée.

      Ensuite la décroissance place le débat au bon niveau. Être décroissant, c’est refuser l’idée de croissance infinie dans un monde aux ressources limitées et c’est donc rejeter le capitalisme et les concepts qui l’accompagnent. Nos critiques vis-à-vis du consumérisme ou du technosolutionisme sont claires, et nos perspectives d’émancipation par le partage des richesses et la recherche d’une prospérité nouvelle sont nettes. Ainsi le corpus militant et intellectuel de la décroissance est un joyeux bouillonnement d’où sortiront les piliers concrets du monde de demain.

      Finalement, la décroissance, c’est poser les vraies questions, remettre en cause certains intérêts individualistes qui n’ont plus lieu d’être et se diriger vers une société prospère qui profitera à la grande majorité de la population et non plus à une petite élite.

      [1] Karl Polanyi, La grande transformation (1944), Éditions Gallimard, 1983, p91

      [2] Jean-Baptiste Fressoz, Les Révoltes du ciel : une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle, Seuil, 2020

      [3] J. Lefournier et A. Grandjean, L’Illusion de la finance verte, Éditions de l’Atelier, 2021

      [4] Nicolas Da Silva, La bataille de la sécu, La fabrique, 2022

      [5] M. Max-Neef, A. Elizalde, et M. Hopenhayn, Human Scale Development ; conception, application and further reflections, 1991

      [6] Joel Millward-Hopkins, Julia K. Steinberger, Narasimha D. Rao, Yannick Oswald, Providing decent living with minimum energy: A global scenario, Global Environmental Change, Volume 65, 2020, 102168, ISSN 0959-3780, https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2020.102168.

      [7] Erik Olin Wright, Utopies Réelles, 2017

      [8] Timothée Parrique : « La décroissance est incompatible avec le capitalisme », Reporterre, 25 avril 2023

      [9] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013

      [10] Abdennour Bidar, Les tisserands, Les liens qui libèrent, 2016

      [11] SAID Edward, L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980

      [12] RICHARD Yann, L’Iran de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 2016.

      [13] Kate Raworth, La théorie du Donut, J’ai lu, 2021

      Publié le 26 novembre 2023

      Réponse à six critiques récurrentes sur la décroissance

      Auteurs

      Gabriel Malek
      Diplômé de l'ENS Ulm (Ecole Normale Supérieure) et de Sciences Po, Gabriel Malek fonde en 2021 l'association Alter Kapitae, qui défend un nouveau modèle de société fondé sur l'idée de décroissance prospère. Devant les catastrophes écologiques et sociales provoquées par l'idolâtrie de la croissance économique, il souhaite construire de nouveaux systèmes de production, de consommation et d'organisation collective. Il a organisé d'Agora de la Décroissance prospère à Sciences Po en mai dernier pour réunir des militants, des parlementaires, des chefs d'entreprises et des chercheurs autour d'un nouveau modèle de société en rupture avec le capitalisme. En 2022, il rejoint l'équipe de Prophil en tant que Consultant Senior - spécialiste post-croissance. Auparavant (2019-2021) il a initié puis coordonné pendant deux ans les travaux du Cercle de Giverny et du Forum éponyme. Gabriel est également chroniqueur régulier pour le média Usbek & Rica et La Croix.

      Jean-Philippe Decka

      « La découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique récente est que les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie. L’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin. » Karl Polanyi[1]

      Bien que cette citation, tirée du livre La grande transformation, ait bientôt un siècle d’âge, elle n’en est pas moins actuelle tant les mythes, les croyances, et les idéologies que Karl Polanyi dénonçait en son temps gangrènent toujours les débats et obstruent l’avènement d’une quelconque pensée hétérodoxe aussi bien dans le monde de la recherche que dans la société civile, et encore moins dans la sphère politique.

      C’est le cas pour les courants de pensée de la décroissance qui, lorsqu’ils ne font pas sauter au plafond les plus conservateurs, suscitent des critiques révélatrices – y compris d’un milieu dit « progressiste » – signe d’un enfermement idéologique déconcertant chez des penseurs se prévalant d’une neutralité intellectuelle. On y loue le progrès et la technique comme étant les moyens de répondre à l’urgence écologique alors même que la solution est à chercher en priorité dans notre organisation sociale.

      Revenons dans cette note sur six des critiques les plus fréquentes adressées à la décroissance pour montrer en quoi celles-ci sont révélatrices d’un mode de pensée bien spécifique, à la fois occidentalo-centré, colonial, capitaliste, inéquitable, et techno-progressiste. Une pensée qui se veut et se croit neutre parce que largement hégémonique dans les sphères de pouvoir mais qui, comme toute pensée, est biaisée et limitée par le vécu personnel, la vision du monde et surtout les intérêts particuliers de ceux qui la diffusent. Nous ne pouvons pas penser concrètement la mise en place de la décroissance sans nous défaire de ces mythes et croyances hérités du modernisme occidental.

      1 – Comment financer la transition écologique avec la décroissance ?

      Voici l’une des questions qui revient le plus souvent dans la bouche des économistes libéraux, des syndicats patronaux et d’une large part de nos élus et technocrates divers. La décroissance, pourquoi pas ? vous diront les plus courtois. Mais comment diable financer la transition écologique sans investir massivement dans les énergies décarbonées, les véhicules électriques, l’isolation des bâtiments, les infrastructures ferroviaires, l’agroécologie, etc. ?

      C’est une question légitime, mais qui est tout à fait secondaire. D’une part, parce que le projet de décroissance implique une refonte complète de notre modèle de société, qui rend caduc les outils de financement dont nous disposons dans une économie capitaliste. D’autre part, parce qu’avant de se demander « comment », il serait judicieux de se demander « pourquoi » et « pour qui ».

      On peut débattre des heures sur les bonnes manières de flécher les investissements vers des projets de « transition » grâce à la création monétaire, la fiscalité ou la réglementation : cela est une pure perte de temps. Ce type de pensée s’inscrit dans une logique de capitalisme responsable mais pas de décroissance. Les courants de pensée de la décroissance sont par essence une critique du capitalisme. C’est-à-dire qu’ils s’opposent à la propriété privée des moyens de production et à l’accumulation du capital aux mains d’une minorité. Dans une société en décroissance, nul besoin de chercher à flécher les investissements privés des détenteurs de capitaux vers des placements verts ou durables en jouant sur le taux de rentabilité pour les appâter comme s’égosillent bon nombre d’économistes libéraux qui veulent nous vendre une transition qu’on attend toujours[2]. La finance verte dans une société capitaliste est une illusion[3] qui n’amuse que les investisseurs et les entreprises qui en bénéficient à titre personnel au mépris de la destruction du vivant qu’elle continue de perpétrer. Dans une société en décroissance, la propriété du capital n’appartient plus aux investisseurs privés : elle est socialisée[4].

      « C’est donc la dictature communiste ! » Loin de là au contraire. Nous y reviendrons un peu plus loin. La propriété du capital n’est pas étatisée mais socialisée. Ce sont donc des collectifs de citoyens vivant sur un territoire donné qui décident démocratiquement des activités productives nécessaires à mettre en place pour répondre aux besoins qu’ils ont identifiés, pour eux et pour leur territoire. Et c’est là le point central. Il faut définir collectivement et démocratiquement nos besoins avant de penser à quelles activités productives nous voulons financer pour y répondre. C’est la question du « pourquoi ». Par exemple, le besoin en mobilité des habitants du Lauragais n’est pas le même que celui des Parisiens. Les infrastructures existantes et la topographie du territoire sont bien différentes. Et il en va également des habitudes, des coutumes et des manières de faire et de vivre ensemble. On ne peut donc pas présupposer de la nécessité de financer la production de véhicules électriques individuels pour se déplacer sans savoir si cela répond vraiment à leurs besoins. Idem pour le besoin de se chauffer. On pourra aisément utiliser du bois de chauffage en Ariège, mais cela ne sera pas forcément pertinent à Lille. Ce sont des exemples caricaturaux, j’en conviens, mais qui nous permettent de réaffirmer l’évidence que l’on n’a pas les mêmes besoins sur tous les territoires ni les mêmes manières d’y répondre[5]. On ne peut donc pas penser un financement de la transition de manière centralisée, sans s’intéresser aux besoins réels auxquels ils viennent répondre. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’État ou de gouvernance nationale voire supranationale dans une société en décroissance. En revanche, cela signifie que la gouvernance est répartie à plusieurs échelons du territoire et que les décisions sont prises par les acteurs eux-mêmes, au plus près de la réalité du terrain. Un fonctionnement bien différent de ce que l’on connaît dans un système représentatif centralisé comme le nôtre.

      Par ailleurs, la réponse aux besoins identifiés ne peut se faire que dans un souci de sobriété pour un respect des limites planétaires à l’échelle globale. C’est l’autre point important d’une société en décroissance. Soyons bien clair là-dessus. Nous ne pouvons pas garder le même niveau de confort matériel que nous avons aujourd’hui dans la majorité de la population française et à fortiori chez les plus aisés. Redescendre sous les seuils des limites planétaires implique une réponse aux besoins des habitants sur la base de standards moins confortables qu’à l’heure actuelle[6]. Est-on moins heureux pour autant ? Ce n’est pas ce qui ressort des expériences très concrètes et actuelles qui ont adopté un tel modèle d’organisation à l’échelle d’une région, d’une ville ou d’un territoire. C’est ce que le sociologue Erik Olin Wright a appelé des « utopies réelles »[7]. Par exemple, le mouvement zapatiste au Chiapas, les Brésiliens de Porto Alegre, les « zadistes » de Notre-Dame des Landes ou les adhérents de Tera en Nouvelle-Aquitaine ; chacun avec ses spécificités propres héritées d’un contexte historique, social, culturel et socio-technique.

      Nous ne pouvons toutefois pas finir là-dessus sans pointer du doigt les présupposés sur lesquels est construit ce discours de « transition » chez les critiques de la décroissance. À la question « pourquoi faire la transition écologique ? », les critiques de la décroissance répondent la plupart du temps « pour sauver le climat ». C’est en effet indispensable, mais largement insuffisant. Le changement climatique n’est que l’une des neuf limites planétaires qu’il faut maintenir sous des seuils soutenables. Ainsi, la concentration de nos émissions de CO2 doit redescendre sous le seuil des 350 ppm mais doit diminuer aussi vite notre pression sur le cycle de l’eau, l’artificialisation des sols, l’éradication de la biodiversité, etc. On peut donc s’interroger sur la soutenabilité d’un projet de société dont le fer de lance est l’électrification à tout va, et qui ne questionne nos modes de vie et notre niveau de confort qu’à la marge sans se demander si l’utilisation de telles technologies est pérenne et juste pour l’ensemble de l’humanité. C’est aussi la question du « pour qui » à laquelle les critiques de la décroissance ne répondent pas honnêtement. Ce qu’ils appellent « la transition écologique », nous devrions la nommer « transition énergétique pour les occidentaux » tant leur prisme est aveugle à tout autre aspect que celui des émissions de CO2, tant leur définition de l’énergie est synonyme d’électricité, et tant leur prise en considération de l’immense majorité de l’humanité et des autres êtres vivants est inexistante. Avoir une électricité décarbonée et une mobilité centrée sur des voitures électriques individuelles ne résoudra pas l’essentiel de nos problèmes écologiques qui ont autant avoir avec l’étalement urbain, l’agriculture intensive, l’extraction minière, que l’usage des plastiques. Enfin, on rêve à une société « neutre en carbone » sans s’interroger sur la faisabilité d’une réelle transition énergétique qui n’a historiquement pas d’antécédents comme l’a montré Jean-Baptiste Fressoz, et dont la réalité contemporaine est le pillage des pays du Sud global pour leurs ressources, leur main d’œuvre, et les pollutions dont ces activités s’accompagnent sans jamais substituer des énergies fossiles par des énergies décarbonées mais en venant les additionner les unes aux autres. Une telle transition, dont le prisme s’arrête aux frontières de la France et à la comptabilité carbone, n’a pas de sens si notre ambition est de maintenir une planète habitable pour les êtres humains. C’est au mieux du déni, et au pire du cynisme.

      2 – Penser l’armée au temps de la décroissance

      Le procès des décroissants pour naïveté est sûrement le chef d’accusation le plus répandu, et en particulier sur les enjeux militaires et géopolitiques qui seraient des impensés de la décroissance. Les adversaires politiques des décroissants les peignent bien volontiers comme des hippies candides sans compréhension de la complexité du monde. S’il est tout à fait vrai que les débats autour de la démilitarisation sont une base essentielle de la pensée écologiste, il est absolument faux de clamer que les décroissants n’ont pas une pensée développée en matière de sécurité.

      Rappelons d’abord que penser la décroissance c’est avant tout être lucides sur le monde à venir qui portera son lot de ruptures énergétiques et de pénuries de ressources. Loin de la pensée magique de la croissance, les décroissants étudient avec précision les paramètres physiques de notre monde et en cela ont une pensée stratégique claire. Avec cette lucidité à propos de la raréfaction des ressources, il est clair que nous allons nécessairement vers un monde dans lequel les affrontements seront légions.

      Si le constat est partagé parmi les décroissants, il ne faut pas nier que les réponses qu’ils proposent sont hétérogènes, en fonction de la place accordée à l’État central. Pourtant il semble clair que nous devons conserver une puissante armée de défense, et c’est cela que nous allons tenter de démontrer ici.Faisons une rapide expérience de pensée. Si effectivement la France et l’Europe deviennent des terres décroissantes, une chose est certaine : nos ressources minières et fossiles, nos sols et notre biodiversité seront mieux préservés que dans d’autres parties du monde restées productivistes. Une autre conséquence de cette décroissance serait une baisse de nos besoins industriels sur certains secteurs d’activité jugés peu utiles par les citoyens. Que penser alors du secteur de l’armée ?Comme la décroissance ne s’appliquera pas universellement, d’autres régions continueront la politique de croissance actuelle en s’industrialisant de plus en plus tout en consommant de manière irraisonnée leurs ressources. Une fois que leur territoire sera à sec en termes de ressources et que leurs sols seront ruinés, ces nations iront piller ailleurs les terres qui ont été préservées pour poursuivre leur développement infini. C’est l’histoire même du développement occidental avec la colonisation, et c’est aussi ce qui arrive à la Vallée du Vent de Nausicaa, dans le chef d’œuvre post-industriel de Miyazaki.

      Conscient de cette triste mais probable échéance, nous croyons qu’il faut conserver une armée capable de défendre nos ressources et nos terres qui seront forcément convoitées si elles sont préservées. Garder une force de sécurité ne signifie absolument pas poursuivre l’utilisation coloniale que l’Occident fait de ses forces armées.

      Il nous faut rompre avec notre interventionnisme délétère dans les pays du Sud global qui sous couvert de la protection de la démocratie n’est qu’un stratagème pour assurer des intérêts économiques, conduisant à des déboires comme en Irak et en Libye. Rompons enfin ce néocolonialisme brutal assurant des intérêts géopolitiques et économiques court-termistes, pour produire une nouvelle doctrine militaire : coopérative, sobre et uniquement protectrice du vivant. Rappelons enfin que le fait de garder une armée défensive pose plusieurs questions auxquelles il nous faudra répondre : comment continuer à innover sans tomber dans la surenchère technologique ? Quelle serait la doctrine précise d’une armée au service du vivant ?

      Ainsi, être décroissant n’est pas faire une croix sur le rôle de l’armée, mais bien repenser radicalement la fonction de cette dernière pour en faire un outil de paix et de stabilité, et non une arme de pillage, de colonisation et de division des peuples.

      3 – La décroissance est injuste envers les pauvres

       Cette critique est une véritable aberration quand on pense que la décroissance est un projet dont l’un des piliers est la justice sociale. Rappelons ici la définition de la décroissance donnée par l’économiste Timothée Parrique : « La décroissance est une réduction de la production et de la consommation, avec quatre aspects : on le fait pour alléger l’empreinte écologique, de manière planifiée démocratiquement, en faisant attention aux inégalités et dans le souci du bien-être »[8].

      Il ne s’agit donc pas d’abaisser le niveau de vie des plus pauvres, mais celui des plus riches afin de rééquilibrer les inégalités au sein de la société. Dans un projet de décroissance, les plus pauvres voient leur niveau de vie augmenter au détriment des plus riches. Ce sont donc plutôt ces derniers qui peuvent s’inquiéter d’un tel projet et crier à l’injustice. Mais peut-on véritablement trouver injuste le fait de compenser les inégalités héritées à la naissance et parfois même sur des générations pour que chacun puisse vivre décemment et répondre à ses besoins ?[9]

      La décroissance est donc une précarisation de la société, s’exclameront certains. La pauvreté ne se mesure pas en termes absolus mais en termes relatifs. C’est une question de rapport entre riches et pauvres et non pas de seuil de richesse minimal à atteindre que l’on mesurerait sur une base monétaire. Dans une société plus équitable, où l’on limite les écarts de richesse grâce à des revenus plancher et plafond et les écarts de patrimoine grâce à une taxe sur les héritages par exemple, les plus pauvres retrouvent leur dignité et la capacité à répondre à leurs besoins. La richesse prend également un nouveau sens puisqu’elle ne se définit plus par l’accumulation de biens matériels ou de pièces de monnaie mais par la qualité des relations sociales que l’on tisse[10].

      Dans une société en décroissance, la question du partage des richesses est un préalable nécessaire. Ainsi, la prise en compte de la pauvreté est au cœur des priorités des pensées de la décroissance.

      4 – Et les pays du Sud ?

       On accuse bien souvent les décroissants de vouloir priver les pays du Sud global de croissance et de les empêcher de profiter des bienfaits du capitalisme. Cette critique est d’une hypocrisie et d’une inculture historique criante qu’il convient de dénoncer. Pour cela, il nous faut sortir d’une vision proprement orientaliste des pays du Sud au sens d’Edward Said[11]. Selon l’auteur palestinien, l’orientalisme est une « institution spécialisée pour traiter avec l’Orient », ainsi qu’un mode occidental de domination et de restructuration de l’Orient. Pour cette partie, nous allons donc nous inspirer de la pensée post-coloniale.

      La croissance occidentale repose, aujourd’hui comme hier, en large partie sur le pillage des ressources des pays du Sud global. Les exemples de cette colonisation militaire et économique sont légion et se traduisent bien souvent par une captation du pouvoir politique par l’Occident pour s’assurer des ressources abondantes et bon marché. Prenons l’exemple de l’Iran qui a été dans le cadre du « Grand Jeu » entre le Royaume-Uni et la Russie, une terre de conquête et de pillage, du début du XIXe siècle à 1979. Suite à la colonisation brutale de ces deux nations lors de la Seconde Guerre mondiale, le Shah décide d’abdiquer laissant le Majlis (parlement) décider librement du Premier ministre[12]. Porté par une ferveur populaire historique, Mohammad Mosaddegh est élu en 1953 et fait le choix courageux de nationaliser les ressources fossiles de son pays. Mais cela contrevient aux intérêts économiques occidentaux. La CIA et les services secrets britanniques mènent alors l’opération dite « Ajax » (aujourd’hui publique et déclassifiée) pour le pousser à démissionner et le remplacer par le fils du Shah. Ce dernier aura beau se conduire en tyran sanguinaire avec la police politique de la Savak, il ne perdra jamais le soutien occidental dont il servait docilement les intérêts, dans le cadre de la stratégie dite « des deux piliers » avec l’Arabie Saoudite. Cet exemple n’est qu’un parmi tant d’autres, mais démontre que la croissance n’a jamais servi les pays du Sud global mais les a plutôt asservi au capitalisme occidental.

      Deuxièmement, la décroissance concerne avant tout les pays riches comme la France dont la richesse dépasse largement les besoins fondamentaux de la population. Simplement, cette richesse est extrêmement mal répartie, ce qui laisse une partie de la population dans la précarité, et c’est pourquoi le partage des richesses est au cœur de la pensée décroissante. Pour les pays du Sud global qui n’ont pas encore pu atteindre un niveau de richesse suffisant pour combler les besoins fondamentaux tels que décrits dans la théorie du Donut[13], la croissance n’est pas un problème car elle est utile. Ainsi la décroissance n’est pas uniforme dans son application géographique, et répond à la démesure de pays dont l’avidité ruine notre environnement.

      Enfin, le mouvement de la décroissance s’inscrit pleinement dans la pensée post-coloniale d’Edward Saïd, c’est-à-dire qu’elle rejette la vision stigmatisante de l’histoire de l’Orient qui serait écrite par l’Occident. La décroissance est aussi adepte de la pensée transnationale qui cherche à penser les problématiques telles que les migrations et la préservation des montagnes comme des enjeux qui dépassent les frontières.

      Ainsi, la décroissance réfute avec force le récit linéaire du développement comme fin de l’histoire, et apporte avant tout une nouvelle manière d’être une puissance à l’international en s’inscrivant dans la pensée postcoloniale et transnationale.

      5 – La décroissance, c’est le retour de l’URSS

      Peut-on être plus caricatural ? Cette comparaison entre la décroissance et le régime totalitaire de l’URSS est pourtant souvent avancée par certains critiques pour qui il semblerait que la vie se déroule dans un monde bicolore : en noir et blanc. C’est un refrain familier pour toute personne s’étant essayée à une critique du capitalisme que l’on vient indubitablement opposer au communisme de l’URSS.

      À la lecture des précédents arguments, il apparaît que cette critique ne tient pas la route. En effet, la décroissance porte comme pilier la question de la démocratie. Il s’agit d’une « planification démocratique » de nos activités productives. Une illustration actuelle est la manière dont sont prises les décisions dans les entreprises coopératives à lucrativité limitée comme les SCIC. De manière plus large, le fonctionnement des organisations de l’économie sociale et solidaire est un exemple inspirant pour repenser le fonctionnement de nos organisations de manière plus démocratique et inclusive. Rappelons que l’économie sociale et solidaire représente 10 % du PIB et 14 % des emplois du secteur privé. Ce n’est pas un secteur si marginal dans notre économie.

      Mais au-delà de la caricature, cette critique est révélatrice d’un manque de savoir et d’imagination sur la myriade de façons qui existent de faire société. Si dans l’histoire récente le capitalisme est devenu hégémonique, et si au XXe siècle il s’est principalement opposé aux régimes communistes de l’URSS et de la Chine, que l’on qualifie volontiers de « capitalisme d’État » aujourd’hui, d’autres « manières d’être vivant » pour reprendre les mots du philosophe Baptiste Morizot ont existé dans l’histoire de l’humanité et continuent à survivre aujourd’hui. Les anthropologues et ethnographes, comme James C. Scott, Philippe Descola ou David Graeber, ont révélé à quels points les formes de société peuvent être diverses, dans des représentations et des rapports au monde loin du matérialisme qui nous habite. Il n’y a pas de sens de l’histoire ou de linéarité du développement. Les autres formes de société ne sont ni primitives ni premières. Elles sont autres. Et leur compréhension nous offre l’inspiration et l’imaginaire pour penser au-delà de notre rapport antagoniste capitalisme versus communisme. 

      6 – Le terme « décroissance » est-il un repoussoir ?

      Pour terminer, répondons à un argument classique. Le choix même du terme décroissance serait par essence démobilisant et ferait peur. Son choix est pourtant une évidence qui s’appuie sur plusieurs arguments.

      D’abord, c’est un terme que le capitalisme peut difficilement reprendre à son compte. Développement durable, responsabilité sociale, économie collaborative, tous ces concepts ont été rapidement dévoyés et sont maintenant utilisés pour justifier des activités mortifères qu’on recouvre d’un peu de peinture verte. L’exemple le plus parlant est le terme « sobriété » patiemment diffusé dans le débat public par le Shift Project dans un esprit décroissant, avant d’être repris par le gouvernement qui l’a vidé de sa substance. Citons notre Première ministre qui déclarait à l’automne 2022 que « la sobriété énergétique, ce n’est pas produire moins et faire le choix de la décroissance », dévoyant ainsi le terme. En revanche, nous savons que ce n’est pas demain que la décroissance pourra être greenwashée.

      Ensuite la décroissance place le débat au bon niveau. Être décroissant, c’est refuser l’idée de croissance infinie dans un monde aux ressources limitées et c’est donc rejeter le capitalisme et les concepts qui l’accompagnent. Nos critiques vis-à-vis du consumérisme ou du technosolutionisme sont claires, et nos perspectives d’émancipation par le partage des richesses et la recherche d’une prospérité nouvelle sont nettes. Ainsi le corpus militant et intellectuel de la décroissance est un joyeux bouillonnement d’où sortiront les piliers concrets du monde de demain.

      Finalement, la décroissance, c’est poser les vraies questions, remettre en cause certains intérêts individualistes qui n’ont plus lieu d’être et se diriger vers une société prospère qui profitera à la grande majorité de la population et non plus à une petite élite.

      [1] Karl Polanyi, La grande transformation (1944), Éditions Gallimard, 1983, p91

      [2] Jean-Baptiste Fressoz, Les Révoltes du ciel : une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle, Seuil, 2020

      [3] J. Lefournier et A. Grandjean, L’Illusion de la finance verte, Éditions de l’Atelier, 2021

      [4] Nicolas Da Silva, La bataille de la sécu, La fabrique, 2022

      [5] M. Max-Neef, A. Elizalde, et M. Hopenhayn, Human Scale Development ; conception, application and further reflections, 1991

      [6] Joel Millward-Hopkins, Julia K. Steinberger, Narasimha D. Rao, Yannick Oswald, Providing decent living with minimum energy: A global scenario, Global Environmental Change, Volume 65, 2020, 102168, ISSN 0959-3780, https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2020.102168.

      [7] Erik Olin Wright, Utopies Réelles, 2017

      [8] Timothée Parrique : « La décroissance est incompatible avec le capitalisme », Reporterre, 25 avril 2023

      [9] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013

      [10] Abdennour Bidar, Les tisserands, Les liens qui libèrent, 2016

      [11] SAID Edward, L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980

      [12] RICHARD Yann, L’Iran de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 2016.

      [13] Kate Raworth, La théorie du Donut, J’ai lu, 2021

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