Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Le sens des responsabilités

C’est sur une ligne de crête que nous avançons désormais. Sur ce chemin, les « premiers de corvées » ont été salués pour les risques pris pour assurer la continuité de la vie de la Nation. Quant aux « premiers de cordées », ils en appellent à notre sens des responsabilités. La séquence de la sortie du confinement s’est ouverte au Parlement lorsque, tout en prorogeant l’état d’exception et les restrictions à nos libertés qui l’accompagnent, nos élus ont cherché à organiser l’atténuation de leur responsabilité pénale. Les maires ne veulent pas porter le chapeau des décisions prises par les ministres, lesquels bénéficient d’une justice d’exception pour les infractions commises pendant leur mandat : sur les quinze « juges » qui composent la Cour de justice de la République, douze sont des parlementaires. Les membres du gouvernement pourront toujours souligner qu’ils n’ont fait qu’exécuter une décision prise par celui qui marche devant, le chef de l’État, dont l’irresponsabilité pénale est constitutionnellement consacrée. De ces débats, suintait une impression de décalage. D’autant que, dans le même temps, nos gouvernants s’attachaient à reconnaître la maturité du corps social, les citoyens ayant indéniablement fait preuve de cohésion, de discipline et de force morale. Chacun a bien saisi les enjeux sanitaires et l’importance des mesures de distanciation physique. Il n’y avait nul besoin des milices de chasseurs de Seine-et-Marne, ni de tenir des propos infantilisants ou culpabilisateurs. Ceux du Préfet de police de Paris ont laissé des traces. Plutôt que des drones et des amendes, ce sont de tests, d’équipements de protection et d’informations fiables dont la population avait besoin. Les sondages révèlent combien la confiance dans ceux que nous avons porté au pouvoir est abîmée par le constat de leur impréparation face à la crise, comme par la nature torve de leur discours sur les masques. Si la confiance se nourrit de l’efficacité et de l’exemplarité, la responsabilité est le corollaire nécessaire du pouvoir. Et le pouvoir est actuellement exorbitant. Face à des circonstances inédites, nos gouvernants ont fait basculer notre droit tout entier dans un état d’exception. Conçu par Hans Kelsen comme « un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée », notre État de droit a été largement perturbé par la loi d’urgence du 23 mars 2020 qui est prorogée au moins jusqu’au 10 juillet. Jamais un état d’exception n’aura aussi massivement restreint nos libertés fondamentales. Or les droits humains sont si interdépendants que nul ne saurait, à la façon d’un mikado, extraire un droit, une liberté, sans faire bouger tous les autres. Dans ce nouveau décor où la dérogation chasse la règle, notre liberté d’aller et venir a été massivement restreinte. La liberté de manifestation est suspendue. Les injures racistes et les discriminations se banalisent. Le droit au respect de la vie privée se trouve menacé par les projets de suivi numérique des personnes. L’urgence est devenue un ciseau dans les mains de l’exécutif. Pourtant, le curseur des libertés n’est pas censé pouvoir s’abaisser sans que s’exerce un contrôle robuste du juge. Il lui revient de veiller à ce que la pleine puissance de l’État ne déborde des limites à ne pas franchir. C’est là la seconde condition de l’État de droit. Sans surprise, nous assistons à une forte attente des citoyens vis-à-vis du contrôle juridictionnel. Les référés devant la justice administrative se multiplient, tandis que pas moins de 63 plaintes sont déjà déposées contre les ministres. Pourtant, la justice est sortie affaiblie du confinement. Dans ce contexte, il y a une forme d’impudeur à déshabiller les contre-pouvoirs. Tandis que se raréfient nos espaces démocratiques, le pouvoir exécutif préfère recourir aux ordonnances et y voyager sans escorte. Le parlement est relégué à une fonction d’information et de contrôle. Dans un fond de sauce guerrier, la rhétorique du chef de l’État somme les oppositions de se joindre à l’union sacrée. Les corps intermédiaires, fragilisés, sont devenus peu audibles. Que les gouvernants s’impatientent devant les lourdeurs des débats parlementaires et les entraves posées par le contrôle des magistrats de tous ordres, n’a rien de nouveau. Or, l’État de droit constitue un entrelacs de responsabilités où se dessinent les pleins et les déliés des procédures et mécanismes de contrôle. L’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen avait ainsi donné du sens à la transparence et à l’esprit de responsabilité : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. » Dans les espaces désertés par l’affaiblissement des contre-pouvoirs, s’élève, déjà puissante, la voix de la société civile pour rappeler que c’est à la source vive qu’il faut revenir, au tout premier message que les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 nous ont laissé en héritage : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Les circonstances exceptionnelles que nous traversons ont conduit à la mise en place de pouvoirs exorbitants au prix d’une nouvelle érosion de nos libertés, elles commandent aussi de questionner l’existence d’une justice d’exception pour les membres du gouvernement. À tout le moins, une cour composée de jurés citoyens et présidée par un magistrat du siège, assisté de deux magistrats assesseurs, sur le modèle de la cour d’assises, serait davantage de nature à rappeler qu’entre le village et le château, le lien de confiance procède du sens des responsabilités, claires et assumées. Et que celui-ci ne saurait être à sens unique.  

Par Lafourcade M.

25 mai 2020

« Vous n’irez pas plus loin » : le Tribunal constitutionnel allemand peut-il signer l’arrêt de mort de l’euro ?

La possibilité de voir la politique monétaire européenne évoluer vers plus d’audace, de solidarité et d’inventivité vient de subir un sérieux revers. Mardi 5 mai, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand (Bundesverfassungsgericht), c’est-à-dire l’équivalent de notre Conseil constitutionnel, vient d’adresser ce qui ressemble fort à un « ultime avertissement » à ceux qui entretiennent cet espoir. Il peut se résumer ainsi : « vous n’irez pas plus loin ». Et tant pis pour ceux qui espéraient que la crise nous conduirait vers une posture exactement inverse. Concrètement, le Tribunal fédéral demande au Conseil des gouverneurs de la BCE de justifier si le programme d’achat d’actifs publics (PSPP pour Public Sector Purchase Programme) est bien conforme au principe de proportionnalité qui régit le fonctionnement des institutions européennes selon l’article 5 du traité sur l’Union européenne (TUE). Ce principe veut que l’action des institutions européennes se limite à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre les objectifs fixés dans les traités. Si cette justification ne lui apparaît pas probante, la Bundesbank (banque centrale allemande), devra cesser sa participation au programme d’achat d’actifs au bout d’un délai de trois mois. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il est nécessaire de faire un petit détour par le droit allemand, et en particulier par sa Loi fondamentale (équivalent de notre Constitution). En effet, l’article 23 de la Loi fondamentale allemande exige l’attachement de l’Union européenne au principe de subsidiarité. Le tribunal fédéral, dans sa décision Honeywell du 6 juillet 2010, inclut dans cette exigence la question du principe d’attribution, c’est-à-dire la limitation des pouvoirs de l’Union à des compétences définies explicitement, ainsi que celle du principe de proportionnalité évoquée ci-dessus. En cas de manquement, le Tribunal fédéral se réserve le droit de déclarer inapplicable en Allemagne un acte juridique d’une institution de l’Union européenne outrepassant ses compétences, c’est-à-dire un acte qu’il considère comme ultra vires (« au-delà des pouvoirs »), et cela même si la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé que l’acte en question était bien conforme au droit européen. Il faut en effet se rappeler que le Tribunal fédéral a lui-même saisi, en 2016, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la validité du programme de rachat de dette publique, puisqu’il était saisi par des requérants qui en contestaient la légalité. En décembre 2018, la réponse de la CJUE était positive et indiquait que le programme était bien adapté aux objectifs fixés par les traités. C’est exactement ce qu’il s’était passé en 2014 lorsque la CJUE avait répondu à une question préjudicielle concernant la légalité du programme d’opérations monétaires sur titres (OMT). La CJUE avait alors déclaré que le programme d’achat en question relevait bien des compétences attribuées à la BCE et ne constituait donc pas un acte ultra vires et le Tribunal fédéral s’était rangé à cet avis. De ce fait, il avait évité une confrontation directe avec la CJUE. Or c’est justement ce schéma qui est mis en cause dans la décision présente car le Tribunal fédéral vient de mettre directement en cause la décision de la CJUE en déclarant que son raisonnement était tellement entaché d’erreur manifeste qu’il n’était pas lié par sa réponse. Toutefois, dans le cadre d’un contrôle ultra vires, l’objet du contrôle ne sont pas les actes eux-mêmes mais bien l’obligation des organes constitutionnels allemands d’agir conformément à ces actes. Autrement dit, si le Tribunal constitutionnel allemand ne peut pas faire annuler la décision prise par la BCE de mener un programme d’achat d’actifs, il peut en revanche contraindre la Bundesbank de ne pas ou plus y participer. Il possède ainsi le pouvoir de remettre profondément en cause l’unité d’action de la BCE et du système européen de banque centrale (SEBC). Certes, le Tribunal a également précisé dans sa décision Honeywell qu’un tel contrôle doit rester l’exception, car dans une Union, il est en principe essentiel que l’unité de la jurisprudence relative aux limites des compétences de l’Union soit assurée. Mais la décision rendue ce mardi 5 mai montre que cette « exception » peut vite devenir une réalité dès lors que certains intérêts sont en jeu. N’allons toutefois pas trop vite : à l’heure actuelle, le Tribunal constitutionnel fédéral n’a pas encore franchi le Rubicon, puisqu’il n’a pas encore enjoint la Buba de stopper ses achats. Il y a fort à parier que, dans trois mois, il validera les explications fournis par le Conseil des gouverneurs de la BCE et considérera le PSPP passé comme couvert par l’approbation donnée au droit de l’Union sur le fondement de la Constitution allemande. En outre, il prend bien soin de préciser dans sa décision que le PEPP (Pandemic emergency purchase program) mis en place pour répondre à la crise n’est pas concerné par la décision de ce jour. Est-ce à dire que cette décision est sans effet ? Pas le moins du monde. Au contraire, elle révèle des failles profondes dans l’unité juridique et économique européenne et elle s’avère de très mauvais augure pour la suite. D’abord, les effets sur les marchés ont été immédiats : les obligations à 10 ans en Allemagne et en France ont instantanément connu une baisse de leur taux, signe de confiance, tandis que les obligations italiennes et espagnoles de même maturité ont connu une hausse de leur taux, signe de défiance. Cela ne devrait pas durer tant que le programme d’urgence de la BCE est maintenu puisqu’il permet d’acheter sans limites la dette de ces pays par l’intermédiaire de leurs propres banques centrales. En effet, rien n’empêcherait les autres banques centrales nationales de maintenir leurs programmes d’achats dans la zone, même si la Bundesbank devait se retirer. Mais la décision du Tribunal constitutionnel allemand n’en vient pas moins de porter un nouveau coup dur à l’image d’une solidarité européenne sur le plan économique qui, à défaut de se réaliser sur le plan budgétaire, tentait péniblement d’émerger sur le plan monétaire avec l’action de la BCE. Encore plus problématique, on comprend que, pour les juges allemands au moins (influencés par le pouvoir ?), on touche désormais la limite de ce qu’il est possible de faire dans le cadre

Par Dufrêne N.

6 mai 2020

Covid-19 : un coup de projecteur sur l’invisibilisation des maladies professionnelles

Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, l’a affirmé très clairement : « Nos soignants paient un lourd tribut pour sauver des vies. Tous les soignants malades seront reconnus au titre des maladies professionnelles, sans exception ». Il l’a confirmé le 21 avril à l’Assemblée nationale en réponse à une question au gouvernement, tout en indiquant que l’automaticité reconnue aux soignants ne le sera pas aux autres professions qui devront prouver un « lien direct et essentiel entre leur exposition professionnelle et la maladie ». Selon les règles établies par les Comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) chargés de traiter les dossiers de ce type, le requérant doit aussi faire la preuve que la maladie résulte de son travail habituel. Toutefois la question de l’indemnisation des premiers de corvée (caissières de supermarché, ripeurs, employés des transports en commun, métiers de la sécurité, etc.) sera loin d’être résolue. C’est grâce à leur action, leur engagement, leur courage que la société a réussi à continuer à fonctionner et plusieurs d’entre eux y ont déjà laissé la vie. Que dire des travailleurs des activités non essentielles (certaines usines automobiles, l’aéronautique, etc.) qui ont été contraints de poursuivre leur activité et qui y ont été contaminés ? Quels sont les éléments qui pourraient justifier que leurs maladies ne soient pas reconnues comme professionnelles ? Le fonctionnement des CRRMP jusqu’à présent a été extrêmement restrictif et on imagine très bien l’argument facile selon lequel, dans un contexte de pandémie, la contamination a pu intervenir n’importe où (dans les transports, à domicile, dans la rue…). Et la reconnaissance du caractère professionnel de la maladie est essentielle, car il ouvre droit à une prise en charge à 100 % des frais de santé et à une indemnisation de la perte de revenu (indemnités journalières en cas d’incapacité temporaire de travail et rentes en cas d’incapacité permanente) plus favorable que pour les autres maladies. Au-delà du coronavirus, ce sont les limites et les injustices du système de reconnaissance des maladies professionnelles qui sont mises en évidence. Les cancers professionnels en donnent une bonne illustration. Bon an mal an, l’Assurance maladie Risques professionnels reconnaît environ 1800 cas de cancers professionnels. La très grande majorité de ces reconnaissances correspondent à des pathologies liées à l’amiante, cancers du poumon et mésothéliomes, à l’issue souvent fatale. Arrêtons-nous d’abord sur les 1409 cancers liés à l’amiante, reconnus en maladies professionnelles en 2016. Les spécialistes s’accordent généralement pour considérer un déficit de reconnaissance de moitié, lié majoritairement à un déficit de déclarations : les malades et leurs familles, mal informés, occupés à se battre contre une maladie douloureuse, ayant rarement les moyens de reconstituer leurs expositions professionnelles ne s’engagent pas dans des démarches administratives complexes pour lesquelles le soutien d’une association de victimes s’avère souvent indispensable. Voilà autant de soins pris en charge par la branche Maladie de la Sécurité sociale, qui devraient être imputés à la branche Risques professionnels financée par les seuls employeurs. Voilà autant de rentes qui ne sont pas versées aux victimes ou à leurs ayants droit. Ce n’est qu’un aspect de la question. Une agence d’État (Santé publique France) a réalisé une étude, publiée en 2016, sur la part de cancers attribuables aux expositions professionnelles à quatre cancérogènes professionnels (amiante, silice, benzène et trichloréthylène) et calculé le nombre de décès correspondants. À partir d’une matrice emploi-expositions (qui évalue les expositions professionnelles en fonction des travaux effectués), l’auteure a évalué les bornes inférieures et supérieures du nombre de cancers dus à certains agents toxiques. Ainsi pour l’amiante déjà cité, en intégrant les cancers du larynx et de l’ovaire non listés dans les tableaux de maladies professionnelles amiante, elle obtient une mortalité comprise entre 2439 et 6184 hommes et 250 et 437 femmes, soient entre 2689 et 6621 personnes. Pour la silice, selon la même étude, on devrait aboutir à un nombre de reconnaissances en maladies professionnelles entre 200 et 1186 cas tous les ans. Pourtant il dépasse rarement la dizaine dans le même laps de temps. Pour le benzène, on attendrait entre 82 et 392 cas réparés au titre des maladies professionnelles. Le nombre de reconnaissances n’a jamais dépassé quelques (très peu nombreuses) dizaines. Pour le trichloréthylène, on attendrait une reconnaissance d’entre 141 et 452 cancers du rein annuellement. Il n’existe même pas de tableau de maladie professionnelle relatif au cancer du rein en lien avec une exposition professionnelle au trichloréthylène… Cette étude qui démontre déjà la très nette sous-déclaration des cancers professionnels est encore en deçà de la réalité puisqu’elle ne tient pas compte des études les plus récentes qui font le lien entre l’organisation du travail (les horaires décalés et en particulier le travail de nuit) et les cancers du sein ou de la prostate. Nous sommes confrontés à un processus d’invisibilisation des effets du travail sur la santé. On proclame la mobilisation générale pour diminuer le nombre d’accidents mortels et on passe complètement sous silence les milliers de morts liés à l’exposition à des agents cancérogènes au poste de travail. Pire, on ne se donne pas les moyens de les reconnaître, et d’indemniser les victimes ou leurs ayants droit. Ni du coup de mettre en place une prévention des risques conséquente, ni de faire payer ceux qui en sont responsables. Les pouvoirs publics sont tellement peu dupes de ces charges assurées par la branche Maladie au lieu de la branche Risques professionnels qu’ils ont institué un transfert financier d’un milliard d’euros par an de la deuxième vers la première. On retire de cela l’impression que la mort des premiers de corvée (souvent des ouvriers) est finalement dans la norme et qu’il n’y a pas de raison de s’en offusquer : comme si c’étaient les risques du métier ou plus exactement de la condition ouvrière. De la même façon, le « scandale de l’amiante » n’a acquis sa pleine visibilité qu’au milieu des années 1990 seulement parce que l’opinion publique a pris conscience que la large utilisation de ces fibres était susceptible de

Par Pevar L.

29 avril 2020

Le retour de l’État : oui, mais pas n’importe lequel

Dans les espérances comme dans les prophéties formulées quant au « monde d’après » le Covid-19, le thème du retour de l’État est omniprésent. En réalité, il avait muté plutôt que disparu. L’absence dont nous avons souffert ces dernières décennies, et qui pourrait être comblée dans le futur, était surtout celle d’une puissance publique au service du progrès humain. Pour que ce scénario positif advienne, encore faut-il faire preuve de vigilance. La multiplication opportune des discours « statolâtres » ne doit pas nous aveugler sur les intentions de leurs locuteurs, ni nous illusionner sur un sens de l’Histoire qui coïnciderait enfin avec nos préférences politiques. Le retour de l’État ne saurait être pensé sans sa propre démocratisation ni, en dehors de ses appareils, sans l’élargissement du « pouvoir d’agir social » tel que l’a défini le sociologue Erik O. Wright, c’est-à-dire « la capacité de mobiliser les individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile ». Une telle perspective invite à investir les rouages d’institutions publiques pour les orienter vers d’autres fins, autant qu’à faciliter les expériences directes et associatives d’exercice du pouvoir. Elle n’a rien à voir avec la nostalgie encore prégnante pour le bon vieux temps fordo-keynésien, qui pourrait être servie comme substitut à une vraie transformation sociale. Il y a de bonnes raisons d’anticiper la revalorisation du rôle de l’État dans le gouvernement des sociétés. Dès à présent, la suspension du fonctionnement ordinaire de la production et des échanges économiques est compensée par une puissance publique jouant un rôle d’assureur voire de payeur en dernier ressort. La lutte contre la pandémie n’est pas une guerre, mais à l’instar des périodes de conflit militaire, elle est l’occasion d’interventions étatiques qui créent un précédent et élargissent le champ des propositions discutables. D’autre part, les causes de l’émergence du virus, de sa transformation en épidémie et du débordement des structures de soins commencent à être documentées. Toutes renvoient aux alarmes tirées depuis longtemps à propos du désengagement de l’État des services publics, de sa désorganisation en raison de normes de gestion importées de la sphère marchande, et de son absence de maîtrise des flux mondialisés. Cette configuration offre des points d’appuis à ceux qui souhaitent la réorientation de la puissance publique vers la satisfaction durable du bien-être de la majorité sociale. Il y aura cependant des courants contraires, dont la défense du « retour à la normale » ne sera peut-être pas le plus dangereux. De façon plus pernicieuse, certains développeront un discours fondé sur la patrie à défendre, la souveraineté à recouvrer et l’État à restaurer contre les forces aveugles du marché, mais sans volonté sérieuse de bousculer l’ordre social qui conduit à exploiter la nature et le travail toujours plus intensément. Avant la crise sanitaire, cette évolution était déjà perceptible parmi les droites mondiales, dont des représentants commençaient à s’écarter des dogmes de l’austérité, de la privatisation et du libre-échange. La maximisation et la captation oligarchique des surplus, dans un capitalisme générant de moins en moins de gains de productivité à partager, sont compatibles avec un dirigisme étatique accru et des concessions destinées à réduire la dépendance technologique et le manque de moyens qui suscitent l’effarement des opinions publiques. Puisque ces dernières seront en demande de protection dans un monde où notre vulnérabilité de « petits Occidentaux » aura été ressentie comme jamais depuis le second après-guerre, une logique d’État disciplinaire pourrait par ailleurs être déployée sans fard. Une telle orientation peut se décliner dans une version droitière typique d’une solution césariste, mais également dans une version « néojacobine de gauche » aux apparences plus subtiles. En reprenant les catégories du philosophe Jacques Bidet, on peut en effet imaginer qu’à l’intérieur de notre structure moderne de classe, le pôle « cadriste » retrouve son ascendant sur le pôle « propriétaire » de la classe dominante : autrement dit, que ceux qui exercent le pouvoir organisationnel-culturel grâce à leurs titres d’autorité compétente l’emportent sur ceux qui exercent le pouvoir marchand grâce à leurs titres de propriété. Deux problèmes subsisteraient. D’abord, les résultats de ce rapport de forces pourraient ne pas être aussi avantageux pour les subalternes que durant les trois décennies du second après-guerre. Les gains de l’époque avaient été rendus possibles par des conditions géopolitiques, socio-productives et écologiques qui ont disparu. D’où le désarroi des sociaux-démocrates des années 1970-80 : c’est dans un environnement hostile qu’ils ont fait face à la revanche sociale des milieux d’affaires et des détenteurs de capitaux. De plus, ils ont subi les pressions immenses de l’exercice du pouvoir d’État en contexte capitaliste, lequel favorise structurellement la reproduction d’une logique productiviste, gage de stabilité et de ressources dans la compétition internationale. Sans autre stratégie que « le retour de l’État », l’histoire se répétera. Un contrepoids autonome et enraciné dans la société est donc impératif pour éviter ce scénario. Au reste, le primat retrouvé des « dirigeants-compétents » sur les « propriétaires-capitalistes » ne suffirait pas du tout à répondre aux impératifs du temps présent. Face aux conséquences du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité, la résilience de nos sociétés nécessite une puissante régulation stato-nationale mais aussi une capacité de délibération, d’action et de coopération à des niveaux inférieurs, dans les sphères de la production, de la consommation et de la vie de quartier. Par exemple, une maîtrise locale des réseaux d’alimentation et d’énergie permettrait de satisfaire de façon plus sûre et égalitaire les besoins essentiels de la population. Nous avons besoin d’une distribution du pouvoir, de pratiques de solidarité et d’une culture civique très loin de la passivité dont s’accommode le scénario « social-technocrate » qui pourrait accompagner le « retour de l’État ». Sous ce label forgé il y a un demi-siècle, le socialiste Jean Poperen anticipait « l’enchaînement des travailleurs au char des organisateurs, managers officiels d’un capitalisme lui aussi officiel ; le tracteur du Super-État écrasant les germes de démocratie locale et de démocratie à l’entreprise ; la planification

Par Escalona F.

23 avril 2020

Relocaliser l’économie doit amener à la rendre circulaire

En pleine crise sanitaire, la relocalisation des chaînes de production stratégiques semble bénéficier d’une quasi unanimité politique. Il convient de lier les volontés d’indépendance à celles de durabilité et de saisir cette opportunité pour bâtir simultanément un tissu industriel répondant aux exigences de la reconstruction écologique. À ce titre, le concept d’économie circulaire devrait être d’une grande actualité, il est dans les faits relativement absent des déclarations publiques et des débats. L’économie circulaire est entendue comme le contraire de l’économie dite linéaire qui fonctionne en silo sur le modèle “extraire-produire-consommer-jeter”. Trop longtemps résumée à l’amélioration et la généralisation du recyclage, l’économie circulaire est de plus en plus comprise comme un modèle propre, un nouveau paradigme, intégrant une circulation, une réutilisation et une traçabilité des matériaux entre différentes chaînes de production, une consommation optimisée des matériaux ainsi que de nouveaux usages. Récemment, cette thématique avait réussi, enfin, à se hisser au rang des transitions écologiques considérées par les acteurs institutionnels, notamment à l’échelle européenne et nationale. En décembre 2019, la Commission européenne, dans son Pacte vert pour l’Europe, avait décrit le volet “industrie durable” comme “une nouvelle politique industrielle fondée sur l’économie circulaire”, notamment pour le ciment et l’acier. Une loi sur l’économie circulaire a également été adoptée en France en janvier. Bien qu’insuffisante tant sur le volet propositionnel que dans les moyens accordés à ces transformations, cette évolution sémantique démontre au moins une meilleure compréhension de la notion d’économie circulaire comme système d’ensemble. Il ne faut pas s’arrêter là, encore moins abandonner cette ambition sous couvert de relance économique d’urgence, et proposer une définition ambitieuse de l’économie circulaire qui pourrait s’intégrer à une stratégie de relocalisation des filières industrielles. Réaffirmons d’abord l’importance de l’économie circulaire dans l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre, parallèlement à une transition énergétique vers des énergies “propres” bien plus au centre de l’attention. Selon la fondation Ellen Mac Arthur, fondation anglaise spécialisée dans l’économie circulaire, la transition énergétique ne permet de traiter que 55 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales ; le reste des émissions provient directement des procédés industriels (industrie chimique, sidérurgie, industrie textile etc.) et de l’agriculture (élevage notamment), qui doivent eux aussi être transformés. Un autre aspect également souvent oublié : les énergies renouvelables indispensables à la transition énergétique sont très gourmandes en matières premières. À titre d’exemple une éolienne de 3MW (150 mètres de haut) nécessite 335 tonnes d’acier, 1200 tonnes de bétons, 3 tonnes d’aluminium, 4,7 tonnes de cuivre. L’extraction de l’aluminium ou du cuivre est très polluante et de plus en plus difficile du fait de l’appauvrissement des sols en minerais. Pour le cuivre par exemple, la concentration moyenne du minerai de cuivre était de 1,8 % en 1930, elle est aujourd’hui de 0,5 %. L’économie circulaire, en limitant la consommation d’énergie et le besoin d’extraction, peut apporter des éléments de réponse à ce paradoxe écologique. Le recyclage du cuivre nécessite 85 % moins d’énergie que la production primaire (ISCG). À ce titre, l’intérêt de l’économie circulaire pour répondre au défi climatique semble clair ; mais surtout, elle apporte des solutions au regard des autres “limites planétaires” définies par Johan Rockström. En limitant l’extraction et l’utilisation de matériaux vierges, elle diminue la pression sur l’ensemble des ressources naturelles et préserve les écosystèmes. Une démarche d’économie circulaire classique, telle que nous la pensons aujourd’hui, se conçoit selon les étapes de l’économie linéaire mais instaure, pour chacune d’entre elles, de bonnes pratiques et des innovations. Au sein du processus de production, les transformations pour plus de circularité sont tant intra-sectorielles (ecodesign, réduction d’emballage, augmentation de la durée de vie du produit) qu’intersectorielles (symbiose industrielle, échanges interbranches, réflexions sur la notion de déchets industriels, traçabilité des matériaux). Concernant l’usage et les habitudes de consommation, la réduction de “l’obsolescence psychologique”, des effets de mode, des tendances est permise par un certain nombre de nouveaux usages. En dernier recours le recyclage et le traitement des déchets doivent encore, en Europe, faire l’objet d’investissements conséquents en matière d’infrastructures. Cette conception en trois temps nous permet de mesurer l’étendue des progrès à réaliser par rapport à la situation actuelle, mais elle reste, dans son objectif et sa visée, insuffisante. Pour une économie circulaire véritablement durable, il est nécessaire d’adopter une approche de la circularité plus ambitieuse encore, dont l’objectif n’est pas seulement l’allongement de la durée d’usage, mais la réduction des flux de matières premières vierges entrant dans l’économie. Pour être circulaire, un système économique doit davantage s’auto-entretenir, à l’image d’un cercle sans commencement ni fin ; la circularité ne serait alors pas mesurée seulement par la durée d’utilisation du matériel ou son taux de recyclage, mais par la diminution de la dépendance aux ressources. François Gosse en 2010 avait ainsi déduit une loi selon laquelle l’effet du recyclage d’une matière considérée devient réellement positif en dessous de 1% de croissance annuelle de sa consommation mondiale, sans quoi le besoin d’extraction continue d’augmenter. Prenons de nouveau l’exemple du cuivre : en prenant une croissance annuelle de la consommation de 2,87 % (moyenne observée de 1960 à 2014, sachant que depuis 2002 le taux de croissance annuelle de la consommation est supérieur à 3,4%), une durée moyenne de séjour dans ses usages de 35 ans et un taux de récupération en fin de vie variant de 43 % à 53 %, le cuivre secondaire issu du recyclage « en fin de vie » ne pourra couvrir au mieux que 16 à 19,7 % de la demande. Or la demande ne fait qu’augmenter. La consommation totale était de 6 millions de tonnes en 1975. En 2016, la consommation mondiale de cuivre atteignait 23,43 millions de tonnes (ICSG, 2016). En 2050, elle devrait avoisiner les 40 à 70 millions de tonnes soit 2 à 3 fois la consommation actuelle (Graedel et al., 2016). Un système économique véritablement circulaire est donc un système qui tend à s’auto-alimenter, et, de fait, à s’affranchir autant que possible des ressources naturelles vierges que nous

Par Gonon M.

18 avril 2020

« Coronabonds », Hélicoptère-monnaie, annulation de dettes : éviter les contre-vérités et distinguer l’essentiel de l’accessoire

La crise que nous vivons a au moins une vertu : nous permettre de nous ouvrir à de nouvelles idées. En matière économique, elles font florès ces derniers temps. De nombreuses personnes, à commencer par des économistes, découvrent ainsi, avec un zeste d’incrédulité, des solutions pourtant déjà éprouvées ou presque magiques : la monnaie-hélicoptère, l’hypothèse d’annuler une partie des dettes publiques, celle d’émettre des Coronabonds ou encore le fait qu’une banque centrale, comme la Bank of England (BoE), puisse faire des avances monétaires à un État, alors que cette possibilité a toujours existé en Angleterre et existait aussi en France jusqu’en 1993. Dans cette effervescence d’idées, il est essentiel de distinguer le vrai du faux et l’essentiel de l’accessoire. Commençons par le plus brûlant : qu’est-ce que d’éventuels Coronabonds (nouvelle version des Eurobonds) pourraient bien changer à la situation économique terrible que nous traversons ? Cela dépend, notamment du volume et des modalités d’émission. S’il s’agit d’émettre très massivement, pour plusieurs centaines ou milliers de milliards d’euros, des dettes européennes à un taux nul ou négatif et à échéances longues, avec la garantie implicite de l’ensemble des États européens, et tout en laissant les États membres utiliser ces nouvelles ressources financières comme bon leur semble, alors effectivement les Eurobonds pourraient apporter une valeur ajoutée. Ils permettraient aux États les plus fragiles de réduire fortement leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program, puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. En dernière ressource, elle dispose également d’un programme encore plus puissant, l’OMT (opérations monétaires sur titres), qui lui permet d’acheter de la dette des États sans limite sur le marché secondaire, réduisant ainsi le risque de spread. Dans ce contexte, le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. C’est certainement à ce titre que l’opération serait la plus intéressante, ainsi que pour renforcer la dimension internationale de l’euro en offrant davantage de titres pouvant être utilisés en garantie. Il s’agirait cependant d’un pas important vers le fédéralisme européen car cela ferait tomber un tabou qui est l’interdiction faite aux institutions européennes d’émettre de la dette en leur nom, fût-ce au profit des États membres. En tout état de cause, l’usage de ces nouvelles ressources financières devrait répondre au libre choix des États et non à une décision imposée par les institutions européennes. Mais nous n’en sommes pas là : au regard des discussions actuelles, l’émission d’Eurobonds, si elle devait avoir lieu, serait vraisemblablement d’un volume très limité et temporaire. Dans cette hypothèse, les États devraient continuer à s’endetter sur le plan national, à des taux définis par les marchés, pour la quasi-totalité de leur dette. Seule une infime partie serait mutualisée et bénéficierait d’un taux uniforme. En outre, cette dette, même mutualisée, devrait être remboursée. Avec quelles ressources ? On imagine déjà la suite : de nouvelles taxes (ce qui pourrait être positif s’il s’agissait de taxes environnementales) ou, plus vraisemblablement, une augmentation de la contribution des États membres à l’UE, voire de l’austérité. Dans ce cas, ce que les États dépenseront pour rembourser la dette mutualisée, ils ne le dépenseront plus chez eux. Le jeu serait alors presque à somme nulle. Car le problème, au final, n’est pas tant de savoir qui émet la dette, mais plutôt de définir comment on va la rembourser en générant des revenus alors que l’activité s’arrête. La crise que nous traversons n’est pas une crise de l’offre de crédit, que l’action traditionnelle de la BCE suffit à conjurer, c’est une crise de solvabilité quasi-généralisée. À cet égard, la question de la « monnaie-hélicoptère » est plus intéressante parce qu’elle vise à rétablir des revenus en injectant de la monnaie et cela sans accroître la dette. D’où une question essentielle : peut-on créer de l’argent sans dette en contrepartie ? En pratique et à l’heure actuelle, la réponse est négative, car l’application dans notre système monétaire et bancaire des principes de la comptabilité en partie double, hérités de la Renaissance italienne, font qu’un actif entraîne toujours un passif, et inversement. Par conséquent, la monnaie est créée exclusivement par les institutions bancaires lorsqu’elles accordent des crédits aux agents économiques que sont les ménages, les entreprises ou les États, ou lorsqu’elles leur achètent directement des actifs (par exemple des actions d’entreprises). Il y a donc toujours une contrepartie. Mais cette contrepartie pourrait aussi être un actif “fictif”, par exemple une dette perpétuelle à taux nul, ou encore la reconnaissance d’un “don”. En effet, si demain la banque centrale décidait de créer de la monnaie pour la distribuer à un État ou à des citoyens, sans jamais exiger le remboursement de cette monnaie, rien ne s’y opposerait techniquement. Les seuls obstacles seraient alors politiques et juridiques. En effet, les traités énoncent une interdiction formelle faite à la banque centrale de financer directement les États ou les institutions publiques, par exemple en leur accordant des découverts ou des crédits (art. 123 TFUE). Mais, tout à fait formellement, rien ne s’oppose à ce qu’elle « donne » de l’argent aux citoyens ou aux institutions publiques. Le don semblait tellement improbable au regard des principes du système monétaire et financier que les rédacteurs des traités n’ont pas crû nécessaire de l’interdire formellement. Il pourrait y avoir là une faille à exploiter. Et si cela apparaît équivoque au plan juridique, alors la volonté politique devra y pallier. Ceci étant dit, la distribution gratuite d’une quantité de monnaie

Par Dufrêne N., Benbara L.

12 avril 2020

Le coronavirus rencontre des corps plus vulnérables qu’autrefois

L’effondrement de la biodiversité animale a son corollaire méconnu : l’effondrement des défenses immunitaires naturelles du corps humain, qui le rend plus vulnérable, notamment face aux pandémies. Si nos défenses immunitaires n’étaient pas autant affaiblies par notre environnement ultra-aseptisé, saturé de perturbateurs endocriniens, nul doute que la sévérité du virus aurait été moindre pour une partie plus importante de nos concitoyens. Pour rendre nos organismes plus résilients, organisons la sortie des perturbateurs endocriniens, la descente de la consommation antibiotique systématique, mais aussi la prévention, par l’activité physique notamment. Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de micro-organismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils prédigèrent les aliments dont nous nous nourrissons, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend intimement de notre diversité microbienne. Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de notre “biodiversité” intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et de ses équipes de l’INRA, parmi les plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car ils n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. D’autre part, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires. Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes. Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès financés par les lobbies de l’agroalimentaire se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – sont destinés à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne. Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud. S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies. La prévention n’est pas une option, elle fait partie intégrante d’une politique sanitaire digne de ce nom.

Par Gilbert P.

11 avril 2020

Face à la désunion internationale, l’impérieuse nécessité d’une coordination par l’ONU

La pandémie de covid-19 a fait voler en éclats la façade de solidarité internationale, tant mondiale (ONU, OMS) que zonale (UE). Les institutions onusiennes sont sous-mobilisées et instrumentalisées, les grandes puissances se replient sur elle-mêmes, et apparaissent, patents, des comportements d’accaparation et assumés de realpolitik. Face à cela, l’ONU et l’OMS, restent les plus légitimes pour organiser une réponse mondiale, et ne peuvent demeurer le cache-misère des intérêts particuliers des puissances réunies dans des « clubs » informels tel le G20. Lutter contre la pandémie du covid-19 avec peu ou prou le budget annuel de la ville de Strasbourg… Voici à quoi est rabaissée l’Organisation mondiale de la santé (OMS) face à la crise actuelle. L’institution spécialisée de l’Organisation des nations unies (ONU) a en effet lancé le 5 février dernier un appel à contributions de seulement 613 millions d’euros pour son « Plan stratégique de préparation et de riposte pour lutter contre le nouveau coronavirus ». Victime elle aussi de la désunion internationale, l’ONU en est réduite au même quémandage. Ce n’est que le 25 mars, soit 3 mois après le début de la pandémie, qu’António Guterres, son secrétaire général, a appelé à la création d’un fonds international de 2 milliards de dollars pour les pays les plus fragiles. Réaliste, il a décrit ce montant comme une « goutte d’eau dans l’océan » en comparaison du plan de relance états-unien, voté le même jour, qui s’élève à plus de 2 000 milliards de dollars. Tout ceci révèle à nouveau les failles profondes d’un système international instrumentalisé et dévoyé par les grandes puissances, au détriment manifeste de l’intérêt général mondial. Alors même que le caractère transnational de la pandémie aurait nécessité per se une coopération structurée et une coordination tant des moyens sanitaires que des mesures d’endiguement, les institutions onusiennes ont été affaiblies et court-circuitées. Que vaut désormais la crédibilité et l’expertise sanitaire internationales de l’OMS ? Lorsque l’on sait que c’est sous pression de certains États, dont a priori la République populaire de Chine (RPC) où les cas de covid-19 étaient alors essentiellement localisés, que l’organisation a tergiversé et tardé à déclarer, finalement le 30 janvier, « l’urgence de santé publique de portée internationale »… et donc probablement ralenti la prise de conscience politique mondiale ? Mais surtout, que vaut désormais l’ONU ? L’organisation la plus universelle, la plus démocratique, et donc la plus légitime, a été remisée à l’arrière-plan par le G20, club fermé où le produit intérieur brut tient lieu de ticket d’entrée. C’est cette instance opaque qui a été privilégiée pour la délibération des dernières décisions mondiales, avec l’annonce le 26 mars d’un plan de relance coordonné de 4 800 milliards de dollars. À noter que ce plan n’a pas pour but d’organiser en urgence une planification sanitaire mondiale, mais de « lutter contre les effets économiques, sociaux et financiers de la pandémie ». Si on peut raisonnablement s’attendre en urgence à une telle planification (organisation des chaînes de production et d’approvisionnement pour masques, équipements de protections, tests et principes actifs essentiels, mesures d’endiguement et aides humanitaires coordonnées, etc.), c’est au contraire la stabilité économique et financière mondiale qui semble primer dans ces négociations informelles. Au-delà de ces objectifs affichés du plan de relance, la dernière déclaration du G20 est ainsi pour plus de moitié consacrée à « préserver l’économie mondiale » et à « faire face aux perturbations du commerce international », prenant même le temps de saluer le report des JO de Tokyo en 2021… Encore plus préoccupant, sur les cendres de la solidarité internationale on voit à nouveau resurgir brutalement les intérêts particuliers des États. Au niveau zonal, on ne peut que constater que l’Union européenne n’a toujours pas pu organiser ou arbitrer une réponse commune sur un plan politique et sanitaire. Pour principale action, celle-ci a desserré ses règles de discipline budgétaire ce qui signifie acter l’échec d’une politique unie cohérente, et donc le pis-aller de politiques nationales divergentes, soit la désunion. La présidente de la Commission européenne n’a pu que constater que le « réflexe initial » du chacun pour soi des États membres avait primé. Des actes d’accaparation et de déloyauté sont ainsi assumés, tels le détournement par la République Tchèque de 110 000 masques et respirateurs destinés à l’Italie, cette dernière se trouvant alors dans une situation sanitaire bien plus grave, ou les interdictions d’exportation de respirateurs début mars par la France et l’Allemagne, finalement levées une dizaine de jours après. La tentative du président états-unien d’obtenir l’exclusivité d’un futur potentiel vaccin contre le covid-19 semble relever d’une logique tout aussi délétère. À l’échelle internationale, une coopération bilatérale intéressée s’est ostensiblement substituée au multilatéralisme. En l’absence de mécanisme d’organisation commun mondial ou européen, c’est à grand bruit que la Russie, la RPC, et même Cuba et le Venezuela ont mis en œuvre une « diplomatie de la générosité » par l’envoi médiatique de masques, tests de dépistage ou personnels formés. Or cette aide « humanitaire » n’échappe pas aux règles de la realpolitik. Que l’Italie ait été le premier récipiendaire en Europe rappelle aussi qu’elle fut le premier État européen, il y a un an, à signer un protocole d’accord avec la RPC sur son grand projet des « routes de la soie ». De même, les pays africains, cibles de la politique de « Chinafrique », se sont récemment vus affréter de l’aide par l’oligarque Jack Ma, proche du régime de Pékin. Face à ce constat dramatique, l’urgence internationale est de mettre fin à cette désorganisation inconséquente. La réponse à une pandémie ne peut qu’être guidée par un intérêt principalement mondial. À court terme, cela signifie que les négociations et la coordination politiques doivent être menées par le Conseil de sécurité de l’ONU, ou par un comité expressément mandaté à cet effet par son Assemblée générale. En appui, ce serait à l’OMS d’apporter l’expertise nécessaire pour que cette coordination aboutisse à l’arbitrage d’une planification sanitaire d’urgence. À cet effet, le fonds international de 2 milliards de dollars

Par Iss A., Dufrêne N.

7 avril 2020

Penser l’école du monde d’après

Les annonces faites par le ministre de l’Éducation Nationale sur le baccalauréat sont venues clôturer, pour une partie des enseignants, une première période de « continuité pédagogique » avant les vacances de printemps qui s’est révélée déstabilisante et à bien des égards épuisante pour les enseignants, les élèves et leurs familles. Ces annonces ont pu rassurer en partie. Il n’est plus question que les éventuelles notes obtenues par les élèves durant cette période aient un impact sur leur parcours. Le baccalauréat s’obtiendra en contrôle continu exclusivement – hormis, chose étrange, l’oral de français, maintenu. La deuxième vague d’épreuves communes de contrôle continu est supprimée – décision ô combien salutaire tant ces nouvelles-nées de la réforme du lycée avaient été difficiles à organiser aux mois de janvier et février. En attendant, les enseignants devront poursuivre leur travail, en faisant face aux limites inhérentes à l’enseignement à distance, mais aussi à un potentiel désengagement d’élèves considérant leur année scolaire déjà jouée. Juste après l’annonce de la fermeture de tous les établissements scolaires par Emmanuel Macron le jeudi 12 mars, les salles de professeurs étaient entrées en effervescence, entre questionnements et inquiétudes : comment poursuivre le travail ? Maintenir un lien avec les élèves ? Fallait-il, à tout prix, avancer dans le programme, progresser coûte que coûte ? Les indications évasives du Ministère ont tardé à venir mais un message est clairement passé : la progression dans les programmes scolaires ne devait pas être sacrifiée ; les nouvelles notions devaient être abordées ; les élèves devaient être évalués. En un mot, il allait falloir s’adapter. Si trois semaines plus tard, Jean-Michel Blanquer rebrousse chemin, c’est qu’il est devenu impossible de rester sourd aux alertes de l’ensemble du corps enseignant : il n’est pas envisageable de poursuivre un enseignement à distance qui serait équivalent au présentiel et, surtout, on ne peut pas évaluer de façon juste les élèves en cette période. La pression à l’adaptation et à l’efficacité a laissé peu de place, dans un premier temps, à la réflexion. Pourtant, nombre de problèmes se sont vite posés. Le premier a été d’ordre technique – plateformes en ligne ENT et Pronote surchargées, professeurs peu formés à prendre en main ces outils. L’enseignement à distance, ou continuité pédagogique, a rencontré bien d’autres points d’achoppement qui méritent que l’on s’y attarde. Tous convergent dans le même sens : celui de la rupture de l’égalité promise par l’école républicaine. Nous le savons : à l’échelle de la France métropolitaine et ultramarine comme à celle d’un établissement, les élèves ne disposent pas des mêmes conditions de travail à leur domicile. Certains, surtout au lycée, possèdent un ordinateur personnel et une connexion internet illimitée. D’autres doivent le partager avec l’ensemble de leur famille et attendre que leurs frères et sœurs, leurs parents, aient effectué leur travail pour pouvoir entamer leur programme de la journée. Certains ont la possibilité de s’isoler dès qu’ils en éprouvent le besoin, quand d’autres sont contraints d’étudier dans la promiscuité. Sans compter l’impact différent de la pandémie sur les familles. Ces inégalités matérielles, exacerbées par les contraintes de l’enseignement à distance, sont venues s’ajouter aux inégalités déjà si présentes en milieu scolaire : inégalités de capitaux culturels, concentration de problèmes socio-économiques sur certains établissements, etc. Un problème se pose alors avec d’autant plus de force : comment évaluer à l’aune des mêmes critères des travaux d’élèves produits dans des conditions si contrastées ? La continuité pédagogique a agi comme une formidable révélatrice des failles de notre système éducatif et doit nous inciter à faire un pas de côté pour réexaminer ce que nous attendons de l’école. La période qui s’ouvre peut nous permettre, en nous affranchissant du poids de l’évaluation et de la notation permanentes, de prendre le temps de la réflexion. L’une des promesses de l’éducation devrait être de prendre en compte la spécificité de chaque élève, de savoir différencier les attentes et les approches pour faire progresser chacun. Si cette promesse figure dans les discours institutionnels – elle est même érigée comme une des priorités de l’école -, elle s’avère extrêmement difficile à tenir en classe, notamment dans l’enseignement secondaire, face à des effectifs si peu adaptés. La continuité pédagogique n’a fait que rendre plus visible à la fois la nécessité et la complexité de la différenciation, à la manière d’une loupe : à distance, la spécificité de chacun se fait plus sensible encore et appelle de nouvelles réponses. Malgré les difficultés, l’enseignement à distance peut réserver quelques surprises aux enseignants – ce sont par exemple ces élèves, peu impliqués ou en conflit avec l’institution scolaire en temps « normal », qui s’avèrent très investis dans ce tout autre contexte. Il peut être un terrain d’expérimentations où se recomposent les relations propres au cadre scolaire, entre professeurs, élèves et parents, mais aussi au sein des équipes pédagogiques pour lesquelles il demeure difficile d’harmoniser des pratiques qui se forgent au jour le jour. Ces adaptations, ces aménagements, se font au prix d’un investissement considérable des enseignants qui ne comptent pas leurs heures pour assurer leur mission de service public : répondre aux questionnements et inquiétudes de chacun, personnaliser les contacts quand cela est nécessaire, adapter les contenus et les démarches aux circonstances et aux difficultés rencontrées par les familles… À la sortie de cette crise, il sera indispensable d’enfin écouter les enseignants tant leur engagement aura permis à l’école de remplir des missions essentielles en ces temps difficiles. Maintenir le lien social, d’abord. Dans une atmosphère anxiogène, la possibilité pour les élèves de rompre l’isolement et d’avoir des interlocuteurs en-dehors de leur cercle familial et amical peut s’avérer très importante. L’école doit ici continuer de jouer un rôle fondamental : faire entendre une autre voix. Informer, rassurer quand cela est nécessaire ; participer à la formation d’esprits critiques. Donner, bien sûr, la possibilité aux élèves de continuer d’apprendre et de satisfaire leur curiosité, en réfléchissant à d’autres moyens de les faire travailler sans fixer des objectifs inatteignables… ou forcément évaluables. Cela ne saurait s’envisager sans une certaine souplesse,

Par Gélin M.

5 avril 2020

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