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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Points de vue

Le retour de l’État : oui, mais pas n’importe lequel

Dans les espérances comme dans les prophéties formulées quant au « monde d’après » le Covid-19, le thème du retour de l’État est omniprésent. En réalité, il avait muté plutôt que disparu. L’absence dont nous avons souffert ces dernières décennies, et qui pourrait être comblée dans le futur, était surtout celle d’une puissance publique au service du progrès humain. Pour que ce scénario positif advienne, encore faut-il faire preuve de vigilance. La multiplication opportune des discours « statolâtres » ne doit pas nous aveugler sur les intentions de leurs locuteurs, ni nous illusionner sur un sens de l’Histoire qui coïnciderait enfin avec nos préférences politiques. Le retour de l’État ne saurait être pensé sans sa propre démocratisation ni, en dehors de ses appareils, sans l’élargissement du « pouvoir d’agir social » tel que l’a défini le sociologue Erik O. Wright, c’est-à-dire « la capacité de mobiliser les individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile ». Une telle perspective invite à investir les rouages d’institutions publiques pour les orienter vers d’autres fins, autant qu’à faciliter les expériences directes et associatives d’exercice du pouvoir. Elle n’a rien à voir avec la nostalgie encore prégnante pour le bon vieux temps fordo-keynésien, qui pourrait être servie comme substitut à une vraie transformation sociale. Il y a de bonnes raisons d’anticiper la revalorisation du rôle de l’État dans le gouvernement des sociétés. Dès à présent, la suspension du fonctionnement ordinaire de la production et des échanges économiques est compensée par une puissance publique jouant un rôle d’assureur voire de payeur en dernier ressort. La lutte contre la pandémie n’est pas une guerre, mais à l’instar des périodes de conflit militaire, elle est l’occasion d’interventions étatiques qui créent un précédent et élargissent le champ des propositions discutables. D’autre part, les causes de l’émergence du virus, de sa transformation en épidémie et du débordement des structures de soins commencent à être documentées. Toutes renvoient aux alarmes tirées depuis longtemps à propos du désengagement de l’État des services publics, de sa désorganisation en raison de normes de gestion importées de la sphère marchande, et de son absence de maîtrise des flux mondialisés. Cette configuration offre des points d’appuis à ceux qui souhaitent la réorientation de la puissance publique vers la satisfaction durable du bien-être de la majorité sociale. Il y aura cependant des courants contraires, dont la défense du « retour à la normale » ne sera peut-être pas le plus dangereux. De façon plus pernicieuse, certains développeront un discours fondé sur la patrie à défendre, la souveraineté à recouvrer et l’État à restaurer contre les forces aveugles du marché, mais sans volonté sérieuse de bousculer l’ordre social qui conduit à exploiter la nature et le travail toujours plus intensément. Avant la crise sanitaire, cette évolution était déjà perceptible parmi les droites mondiales, dont des représentants commençaient à s’écarter des dogmes de l’austérité, de la privatisation et du libre-échange. La maximisation et la captation oligarchique des surplus, dans un capitalisme générant de moins en moins de gains de productivité à partager, sont compatibles avec un dirigisme étatique accru et des concessions destinées à réduire la dépendance technologique et le manque de moyens qui suscitent l’effarement des opinions publiques. Puisque ces dernières seront en demande de protection dans un monde où notre vulnérabilité de « petits Occidentaux » aura été ressentie comme jamais depuis le second après-guerre, une logique d’État disciplinaire pourrait par ailleurs être déployée sans fard. Une telle orientation peut se décliner dans une version droitière typique d’une solution césariste, mais également dans une version « néojacobine de gauche » aux apparences plus subtiles. En reprenant les catégories du philosophe Jacques Bidet, on peut en effet imaginer qu’à l’intérieur de notre structure moderne de classe, le pôle « cadriste » retrouve son ascendant sur le pôle « propriétaire » de la classe dominante : autrement dit, que ceux qui exercent le pouvoir organisationnel-culturel grâce à leurs titres d’autorité compétente l’emportent sur ceux qui exercent le pouvoir marchand grâce à leurs titres de propriété. Deux problèmes subsisteraient. D’abord, les résultats de ce rapport de forces pourraient ne pas être aussi avantageux pour les subalternes que durant les trois décennies du second après-guerre. Les gains de l’époque avaient été rendus possibles par des conditions géopolitiques, socio-productives et écologiques qui ont disparu. D’où le désarroi des sociaux-démocrates des années 1970-80 : c’est dans un environnement hostile qu’ils ont fait face à la revanche sociale des milieux d’affaires et des détenteurs de capitaux. De plus, ils ont subi les pressions immenses de l’exercice du pouvoir d’État en contexte capitaliste, lequel favorise structurellement la reproduction d’une logique productiviste, gage de stabilité et de ressources dans la compétition internationale. Sans autre stratégie que « le retour de l’État », l’histoire se répétera. Un contrepoids autonome et enraciné dans la société est donc impératif pour éviter ce scénario. Au reste, le primat retrouvé des « dirigeants-compétents » sur les « propriétaires-capitalistes » ne suffirait pas du tout à répondre aux impératifs du temps présent. Face aux conséquences du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité, la résilience de nos sociétés nécessite une puissante régulation stato-nationale mais aussi une capacité de délibération, d’action et de coopération à des niveaux inférieurs, dans les sphères de la production, de la consommation et de la vie de quartier. Par exemple, une maîtrise locale des réseaux d’alimentation et d’énergie permettrait de satisfaire de façon plus sûre et égalitaire les besoins essentiels de la population. Nous avons besoin d’une distribution du pouvoir, de pratiques de solidarité et d’une culture civique très loin de la passivité dont s’accommode le scénario « social-technocrate » qui pourrait accompagner le « retour de l’État ». Sous ce label forgé il y a un demi-siècle, le socialiste Jean Poperen anticipait « l’enchaînement des travailleurs au char des organisateurs, managers officiels d’un capitalisme lui aussi officiel ; le tracteur du Super-État écrasant les germes de démocratie locale et de démocratie à l’entreprise ; la planification

Par Escalona F.

23 avril 2020

Relocaliser l’économie doit amener à la rendre circulaire

En pleine crise sanitaire, la relocalisation des chaînes de production stratégiques semble bénéficier d’une quasi unanimité politique. Il convient de lier les volontés d’indépendance à celles de durabilité et de saisir cette opportunité pour bâtir simultanément un tissu industriel répondant aux exigences de la reconstruction écologique. À ce titre, le concept d’économie circulaire devrait être d’une grande actualité, il est dans les faits relativement absent des déclarations publiques et des débats. L’économie circulaire est entendue comme le contraire de l’économie dite linéaire qui fonctionne en silo sur le modèle « extraire-produire-consommer-jeter ». Trop longtemps résumée à l’amélioration et la généralisation du recyclage, l’économie circulaire est de plus en plus comprise comme un modèle propre, un nouveau paradigme, intégrant une circulation, une réutilisation et une traçabilité des matériaux entre différentes chaînes de production, une consommation optimisée des matériaux ainsi que de nouveaux usages. Récemment, cette thématique avait réussi, enfin, à se hisser au rang des transitions écologiques considérées par les acteurs institutionnels, notamment à l’échelle européenne et nationale. En décembre 2019, la Commission européenne, dans son Pacte vert pour l’Europe, avait décrit le volet « industrie durable » comme « une nouvelle politique industrielle fondée sur l’économie circulaire », notamment pour le ciment et l’acier. Une loi sur l’économie circulaire a également été adoptée en France en janvier. Bien qu’insuffisante tant sur le volet propositionnel que dans les moyens accordés à ces transformations, cette évolution sémantique démontre au moins une meilleure compréhension de la notion d’économie circulaire comme système d’ensemble. Il ne faut pas s’arrêter là, encore moins abandonner cette ambition sous couvert de relance économique d’urgence, et proposer une définition ambitieuse de l’économie circulaire qui pourrait s’intégrer à une stratégie de relocalisation des filières industrielles. Réaffirmons d’abord l’importance de l’économie circulaire dans l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre, parallèlement à une transition énergétique vers des énergies « propres » bien plus au centre de l’attention. Selon la fondation Ellen Mac Arthur, fondation anglaise spécialisée dans l’économie circulaire, la transition énergétique ne permet de traiter que 55 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales ; le reste des émissions provient directement des procédés industriels (industrie chimique, sidérurgie, industrie textile etc.) et de l’agriculture (élevage notamment), qui doivent eux aussi être transformés. Un autre aspect également souvent oublié : les énergies renouvelables indispensables à la transition énergétique sont très gourmandes en matières premières. À titre d’exemple une éolienne de 3MW (150 mètres de haut) nécessite 335 tonnes d’acier, 1200 tonnes de bétons, 3 tonnes d’aluminium, 4,7 tonnes de cuivre. L’extraction de l’aluminium ou du cuivre est très polluante et de plus en plus difficile du fait de l’appauvrissement des sols en minerais. Pour le cuivre par exemple, la concentration moyenne du minerai de cuivre était de 1,8 % en 1930, elle est aujourd’hui de 0,5 %. L’économie circulaire, en limitant la consommation d’énergie et le besoin d’extraction, peut apporter des éléments de réponse à ce paradoxe écologique. Le recyclage du cuivre nécessite 85 % moins d’énergie que la production primaire (ISCG). À ce titre, l’intérêt de l’économie circulaire pour répondre au défi climatique semble clair ; mais surtout, elle apporte des solutions au regard des autres « limites planétaires » définies par Johan Rockström. En limitant l’extraction et l’utilisation de matériaux vierges, elle diminue la pression sur l’ensemble des ressources naturelles et préserve les écosystèmes. Une démarche d’économie circulaire classique, telle que nous la pensons aujourd’hui, se conçoit selon les étapes de l’économie linéaire mais instaure, pour chacune d’entre elles, de bonnes pratiques et des innovations. Au sein du processus de production, les transformations pour plus de circularité sont tant intra-sectorielles (ecodesign, réduction d’emballage, augmentation de la durée de vie du produit) qu’intersectorielles (symbiose industrielle, échanges interbranches, réflexions sur la notion de déchets industriels, traçabilité des matériaux). Concernant l’usage et les habitudes de consommation, la réduction de « l’obsolescence psychologique », des effets de mode, des tendances est permise par un certain nombre de nouveaux usages. En dernier recours le recyclage et le traitement des déchets doivent encore, en Europe, faire l’objet d’investissements conséquents en matière d’infrastructures. Cette conception en trois temps nous permet de mesurer l’étendue des progrès à réaliser par rapport à la situation actuelle, mais elle reste, dans son objectif et sa visée, insuffisante. Pour une économie circulaire véritablement durable, il est nécessaire d’adopter une approche de la circularité plus ambitieuse encore, dont l’objectif n’est pas seulement l’allongement de la durée d’usage, mais la réduction des flux de matières premières vierges entrant dans l’économie. Pour être circulaire, un système économique doit davantage s’auto-entretenir, à l’image d’un cercle sans commencement ni fin ; la circularité ne serait alors pas mesurée seulement par la durée d’utilisation du matériel ou son taux de recyclage, mais par la diminution de la dépendance aux ressources. François Gosse en 2010 avait ainsi déduit une loi selon laquelle l’effet du recyclage d’une matière considérée devient réellement positif en dessous de 1% de croissance annuelle de sa consommation mondiale, sans quoi le besoin d’extraction continue d’augmenter. Prenons de nouveau l’exemple du cuivre : en prenant une croissance annuelle de la consommation de 2,87 % (moyenne observée de 1960 à 2014, sachant que depuis 2002 le taux de croissance annuelle de la consommation est supérieur à 3,4%), une durée moyenne de séjour dans ses usages de 35 ans et un taux de récupération en fin de vie variant de 43 % à 53 %, le cuivre secondaire issu du recyclage « en fin de vie » ne pourra couvrir au mieux que 16 à 19,7 % de la demande. Or la demande ne fait qu’augmenter. La consommation totale était de 6 millions de tonnes en 1975. En 2016, la consommation mondiale de cuivre atteignait 23,43 millions de tonnes (ICSG, 2016). En 2050, elle devrait avoisiner les 40 à 70 millions de tonnes soit 2 à 3 fois la consommation actuelle (Graedel et al., 2016). Un système économique véritablement circulaire est donc un système qui tend à s’auto-alimenter, et, de fait, à s’affranchir autant que possible des ressources naturelles vierges que nous

Par Gonon M.

18 avril 2020

« Coronabonds », Hélicoptère-monnaie, annulation de dettes : éviter les contre-vérités et distinguer l’essentiel de l’accessoire

La crise que nous vivons a au moins une vertu : nous permettre de nous ouvrir à de nouvelles idées. En matière économique, elles font florès ces derniers temps. De nombreuses personnes, à commencer par des économistes, découvrent ainsi, avec un zeste d’incrédulité, des solutions pourtant déjà éprouvées ou presque magiques : la monnaie-hélicoptère, l’hypothèse d’annuler une partie des dettes publiques, celle d’émettre des Coronabonds ou encore le fait qu’une banque centrale, comme la Bank of England (BoE), puisse faire des avances monétaires à un État, alors que cette possibilité a toujours existé en Angleterre et existait aussi en France jusqu’en 1993. Dans cette effervescence d’idées, il est essentiel de distinguer le vrai du faux et l’essentiel de l’accessoire. Commençons par le plus brûlant : qu’est-ce que d’éventuels Coronabonds (nouvelle version des Eurobonds) pourraient bien changer à la situation économique terrible que nous traversons ? Cela dépend, notamment du volume et des modalités d’émission. S’il s’agit d’émettre très massivement, pour plusieurs centaines ou milliers de milliards d’euros, des dettes européennes à un taux nul ou négatif et à échéances longues, avec la garantie implicite de l’ensemble des États européens, et tout en laissant les États membres utiliser ces nouvelles ressources financières comme bon leur semble, alors effectivement les Eurobonds pourraient apporter une valeur ajoutée. Ils permettraient aux États les plus fragiles de réduire fortement leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program, puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. En dernière ressource, elle dispose également d’un programme encore plus puissant, l’OMT (opérations monétaires sur titres), qui lui permet d’acheter de la dette des États sans limite sur le marché secondaire, réduisant ainsi le risque de spread. Dans ce contexte, le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. C’est certainement à ce titre que l’opération serait la plus intéressante, ainsi que pour renforcer la dimension internationale de l’euro en offrant davantage de titres pouvant être utilisés en garantie. Il s’agirait cependant d’un pas important vers le fédéralisme européen car cela ferait tomber un tabou qui est l’interdiction faite aux institutions européennes d’émettre de la dette en leur nom, fût-ce au profit des États membres. En tout état de cause, l’usage de ces nouvelles ressources financières devrait répondre au libre choix des États et non à une décision imposée par les institutions européennes. Mais nous n’en sommes pas là : au regard des discussions actuelles, l’émission d’Eurobonds, si elle devait avoir lieu, serait vraisemblablement d’un volume très limité et temporaire. Dans cette hypothèse, les États devraient continuer à s’endetter sur le plan national, à des taux définis par les marchés, pour la quasi-totalité de leur dette. Seule une infime partie serait mutualisée et bénéficierait d’un taux uniforme. En outre, cette dette, même mutualisée, devrait être remboursée. Avec quelles ressources ? On imagine déjà la suite : de nouvelles taxes (ce qui pourrait être positif s’il s’agissait de taxes environnementales) ou, plus vraisemblablement, une augmentation de la contribution des États membres à l’UE, voire de l’austérité. Dans ce cas, ce que les États dépenseront pour rembourser la dette mutualisée, ils ne le dépenseront plus chez eux. Le jeu serait alors presque à somme nulle. Car le problème, au final, n’est pas tant de savoir qui émet la dette, mais plutôt de définir comment on va la rembourser en générant des revenus alors que l’activité s’arrête. La crise que nous traversons n’est pas une crise de l’offre de crédit, que l’action traditionnelle de la BCE suffit à conjurer, c’est une crise de solvabilité quasi-généralisée. À cet égard, la question de la « monnaie-hélicoptère » est plus intéressante parce qu’elle vise à rétablir des revenus en injectant de la monnaie et cela sans accroître la dette. D’où une question essentielle : peut-on créer de l’argent sans dette en contrepartie ? En pratique et à l’heure actuelle, la réponse est négative, car l’application dans notre système monétaire et bancaire des principes de la comptabilité en partie double, hérités de la Renaissance italienne, font qu’un actif entraîne toujours un passif, et inversement. Par conséquent, la monnaie est créée exclusivement par les institutions bancaires lorsqu’elles accordent des crédits aux agents économiques que sont les ménages, les entreprises ou les États, ou lorsqu’elles leur achètent directement des actifs (par exemple des actions d’entreprises). Il y a donc toujours une contrepartie. Mais cette contrepartie pourrait aussi être un actif “fictif”, par exemple une dette perpétuelle à taux nul, ou encore la reconnaissance d’un “don”. En effet, si demain la banque centrale décidait de créer de la monnaie pour la distribuer à un État ou à des citoyens, sans jamais exiger le remboursement de cette monnaie, rien ne s’y opposerait techniquement. Les seuls obstacles seraient alors politiques et juridiques. En effet, les traités énoncent une interdiction formelle faite à la banque centrale de financer directement les États ou les institutions publiques, par exemple en leur accordant des découverts ou des crédits (art. 123 TFUE). Mais, tout à fait formellement, rien ne s’oppose à ce qu’elle « donne » de l’argent aux citoyens ou aux institutions publiques. Le don semblait tellement improbable au regard des principes du système monétaire et financier que les rédacteurs des traités n’ont pas crû nécessaire de l’interdire formellement. Il pourrait y avoir là une faille à exploiter. Et si cela apparaît équivoque au plan juridique, alors la volonté politique devra y pallier. Ceci étant dit, la distribution gratuite d’une quantité de monnaie

Par Dufrêne N., Benbara L.

12 avril 2020

Le coronavirus rencontre des corps plus vulnérables qu’autrefois

L’effondrement de la biodiversité animale a son corollaire méconnu : l’effondrement des défenses immunitaires naturelles du corps humain, qui le rend plus vulnérable, notamment face aux pandémies. Si nos défenses immunitaires n’étaient pas autant affaiblies par notre environnement ultra-aseptisé, saturé de perturbateurs endocriniens, nul doute que la sévérité du virus aurait été moindre pour une partie plus importante de nos concitoyens. Pour rendre nos organismes plus résilients, organisons la sortie des perturbateurs endocriniens, la descente de la consommation antibiotique systématique, mais aussi la prévention, par l’activité physique notamment. Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de micro-organismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils prédigèrent les aliments dont nous nous nourrissons, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend intimement de notre diversité microbienne. Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de notre “biodiversité” intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et de ses équipes de l’INRA, parmi les plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car ils n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. D’autre part, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires. Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes. Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès financés par les lobbies de l’agroalimentaire se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – sont destinés à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne. Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud. S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies. La prévention n’est pas une option, elle fait partie intégrante d’une politique sanitaire digne de ce nom.

Par Gilbert P.

11 avril 2020

Face à la désunion internationale, l’impérieuse nécessité d’une coordination par l’ONU

La pandémie de covid-19 a fait voler en éclats la façade de solidarité internationale, tant mondiale (ONU, OMS) que zonale (UE). Les institutions onusiennes sont sous-mobilisées et instrumentalisées, les grandes puissances se replient sur elle-mêmes, et apparaissent, patents, des comportements d’accaparation et assumés de realpolitik. Face à cela, l’ONU et l’OMS, restent les plus légitimes pour organiser une réponse mondiale, et ne peuvent demeurer le cache-misère des intérêts particuliers des puissances réunies dans des « clubs » informels tel le G20. Lutter contre la pandémie du covid-19 avec peu ou prou le budget annuel de la ville de Strasbourg… Voici à quoi est rabaissée l’Organisation mondiale de la santé (OMS) face à la crise actuelle. L’institution spécialisée de l’Organisation des nations unies (ONU) a en effet lancé le 5 février dernier un appel à contributions de seulement 613 millions d’euros pour son « Plan stratégique de préparation et de riposte pour lutter contre le nouveau coronavirus ». Victime elle aussi de la désunion internationale, l’ONU en est réduite au même quémandage. Ce n’est que le 25 mars, soit 3 mois après le début de la pandémie, qu’António Guterres, son secrétaire général, a appelé à la création d’un fonds international de 2 milliards de dollars pour les pays les plus fragiles. Réaliste, il a décrit ce montant comme une « goutte d’eau dans l’océan » en comparaison du plan de relance états-unien, voté le même jour, qui s’élève à plus de 2 000 milliards de dollars. Tout ceci révèle à nouveau les failles profondes d’un système international instrumentalisé et dévoyé par les grandes puissances, au détriment manifeste de l’intérêt général mondial. Alors même que le caractère transnational de la pandémie aurait nécessité per se une coopération structurée et une coordination tant des moyens sanitaires que des mesures d’endiguement, les institutions onusiennes ont été affaiblies et court-circuitées. Que vaut désormais la crédibilité et l’expertise sanitaire internationales de l’OMS ? Lorsque l’on sait que c’est sous pression de certains États, dont a priori la République populaire de Chine (RPC) où les cas de covid-19 étaient alors essentiellement localisés, que l’organisation a tergiversé et tardé à déclarer, finalement le 30 janvier, « l’urgence de santé publique de portée internationale »… et donc probablement ralenti la prise de conscience politique mondiale ? Mais surtout, que vaut désormais l’ONU ? L’organisation la plus universelle, la plus démocratique, et donc la plus légitime, a été remisée à l’arrière-plan par le G20, club fermé où le produit intérieur brut tient lieu de ticket d’entrée. C’est cette instance opaque qui a été privilégiée pour la délibération des dernières décisions mondiales, avec l’annonce le 26 mars d’un plan de relance coordonné de 4 800 milliards de dollars. À noter que ce plan n’a pas pour but d’organiser en urgence une planification sanitaire mondiale, mais de « lutter contre les effets économiques, sociaux et financiers de la pandémie ». Si on peut raisonnablement s’attendre en urgence à une telle planification (organisation des chaînes de production et d’approvisionnement pour masques, équipements de protections, tests et principes actifs essentiels, mesures d’endiguement et aides humanitaires coordonnées, etc.), c’est au contraire la stabilité économique et financière mondiale qui semble primer dans ces négociations informelles. Au-delà de ces objectifs affichés du plan de relance, la dernière déclaration du G20 est ainsi pour plus de moitié consacrée à « préserver l’économie mondiale » et à « faire face aux perturbations du commerce international », prenant même le temps de saluer le report des JO de Tokyo en 2021… Encore plus préoccupant, sur les cendres de la solidarité internationale on voit à nouveau resurgir brutalement les intérêts particuliers des États. Au niveau zonal, on ne peut que constater que l’Union européenne n’a toujours pas pu organiser ou arbitrer une réponse commune sur un plan politique et sanitaire. Pour principale action, celle-ci a desserré ses règles de discipline budgétaire ce qui signifie acter l’échec d’une politique unie cohérente, et donc le pis-aller de politiques nationales divergentes, soit la désunion. La présidente de la Commission européenne n’a pu que constater que le « réflexe initial » du chacun pour soi des États membres avait primé. Des actes d’accaparation et de déloyauté sont ainsi assumés, tels le détournement par la République Tchèque de 110 000 masques et respirateurs destinés à l’Italie, cette dernière se trouvant alors dans une situation sanitaire bien plus grave, ou les interdictions d’exportation de respirateurs début mars par la France et l’Allemagne, finalement levées une dizaine de jours après. La tentative du président états-unien d’obtenir l’exclusivité d’un futur potentiel vaccin contre le covid-19 semble relever d’une logique tout aussi délétère. À l’échelle internationale, une coopération bilatérale intéressée s’est ostensiblement substituée au multilatéralisme. En l’absence de mécanisme d’organisation commun mondial ou européen, c’est à grand bruit que la Russie, la RPC, et même Cuba et le Venezuela ont mis en œuvre une « diplomatie de la générosité » par l’envoi médiatique de masques, tests de dépistage ou personnels formés. Or cette aide « humanitaire » n’échappe pas aux règles de la realpolitik. Que l’Italie ait été le premier récipiendaire en Europe rappelle aussi qu’elle fut le premier État européen, il y a un an, à signer un protocole d’accord avec la RPC sur son grand projet des « routes de la soie ». De même, les pays africains, cibles de la politique de « Chinafrique », se sont récemment vus affréter de l’aide par l’oligarque Jack Ma, proche du régime de Pékin. Face à ce constat dramatique, l’urgence internationale est de mettre fin à cette désorganisation inconséquente. La réponse à une pandémie ne peut qu’être guidée par un intérêt principalement mondial. À court terme, cela signifie que les négociations et la coordination politiques doivent être menées par le Conseil de sécurité de l’ONU, ou par un comité expressément mandaté à cet effet par son Assemblée générale. En appui, ce serait à l’OMS d’apporter l’expertise nécessaire pour que cette coordination aboutisse à l’arbitrage d’une planification sanitaire d’urgence. À cet effet, le fonds international de 2 milliards de dollars

Par Iss A., Dufrêne N.

7 avril 2020

Penser l’école du monde d’après

Les annonces faites par le ministre de l’Éducation Nationale sur le baccalauréat sont venues clôturer, pour une partie des enseignants, une première période de « continuité pédagogique » avant les vacances de printemps qui s’est révélée déstabilisante et à bien des égards épuisante pour les enseignants, les élèves et leurs familles. Ces annonces ont pu rassurer en partie. Il n’est plus question que les éventuelles notes obtenues par les élèves durant cette période aient un impact sur leur parcours. Le baccalauréat s’obtiendra en contrôle continu exclusivement – hormis, chose étrange, l’oral de français, maintenu. La deuxième vague d’épreuves communes de contrôle continu est supprimée – décision ô combien salutaire tant ces nouvelles-nées de la réforme du lycée avaient été difficiles à organiser aux mois de janvier et février. En attendant, les enseignants devront poursuivre leur travail, en faisant face aux limites inhérentes à l’enseignement à distance, mais aussi à un potentiel désengagement d’élèves considérant leur année scolaire déjà jouée. Juste après l’annonce de la fermeture de tous les établissements scolaires par Emmanuel Macron le jeudi 12 mars, les salles de professeurs étaient entrées en effervescence, entre questionnements et inquiétudes : comment poursuivre le travail ? Maintenir un lien avec les élèves ? Fallait-il, à tout prix, avancer dans le programme, progresser coûte que coûte ? Les indications évasives du Ministère ont tardé à venir mais un message est clairement passé : la progression dans les programmes scolaires ne devait pas être sacrifiée ; les nouvelles notions devaient être abordées ; les élèves devaient être évalués. En un mot, il allait falloir s’adapter. Si trois semaines plus tard, Jean-Michel Blanquer rebrousse chemin, c’est qu’il est devenu impossible de rester sourd aux alertes de l’ensemble du corps enseignant : il n’est pas envisageable de poursuivre un enseignement à distance qui serait équivalent au présentiel et, surtout, on ne peut pas évaluer de façon juste les élèves en cette période. La pression à l’adaptation et à l’efficacité a laissé peu de place, dans un premier temps, à la réflexion. Pourtant, nombre de problèmes se sont vite posés. Le premier a été d’ordre technique – plateformes en ligne ENT et Pronote surchargées, professeurs peu formés à prendre en main ces outils. L’enseignement à distance, ou continuité pédagogique, a rencontré bien d’autres points d’achoppement qui méritent que l’on s’y attarde. Tous convergent dans le même sens : celui de la rupture de l’égalité promise par l’école républicaine. Nous le savons : à l’échelle de la France métropolitaine et ultramarine comme à celle d’un établissement, les élèves ne disposent pas des mêmes conditions de travail à leur domicile. Certains, surtout au lycée, possèdent un ordinateur personnel et une connexion internet illimitée. D’autres doivent le partager avec l’ensemble de leur famille et attendre que leurs frères et sœurs, leurs parents, aient effectué leur travail pour pouvoir entamer leur programme de la journée. Certains ont la possibilité de s’isoler dès qu’ils en éprouvent le besoin, quand d’autres sont contraints d’étudier dans la promiscuité. Sans compter l’impact différent de la pandémie sur les familles. Ces inégalités matérielles, exacerbées par les contraintes de l’enseignement à distance, sont venues s’ajouter aux inégalités déjà si présentes en milieu scolaire : inégalités de capitaux culturels, concentration de problèmes socio-économiques sur certains établissements, etc. Un problème se pose alors avec d’autant plus de force : comment évaluer à l’aune des mêmes critères des travaux d’élèves produits dans des conditions si contrastées ? La continuité pédagogique a agi comme une formidable révélatrice des failles de notre système éducatif et doit nous inciter à faire un pas de côté pour réexaminer ce que nous attendons de l’école. La période qui s’ouvre peut nous permettre, en nous affranchissant du poids de l’évaluation et de la notation permanentes, de prendre le temps de la réflexion. L’une des promesses de l’éducation devrait être de prendre en compte la spécificité de chaque élève, de savoir différencier les attentes et les approches pour faire progresser chacun. Si cette promesse figure dans les discours institutionnels – elle est même érigée comme une des priorités de l’école -, elle s’avère extrêmement difficile à tenir en classe, notamment dans l’enseignement secondaire, face à des effectifs si peu adaptés. La continuité pédagogique n’a fait que rendre plus visible à la fois la nécessité et la complexité de la différenciation, à la manière d’une loupe : à distance, la spécificité de chacun se fait plus sensible encore et appelle de nouvelles réponses. Malgré les difficultés, l’enseignement à distance peut réserver quelques surprises aux enseignants – ce sont par exemple ces élèves, peu impliqués ou en conflit avec l’institution scolaire en temps « normal », qui s’avèrent très investis dans ce tout autre contexte. Il peut être un terrain d’expérimentations où se recomposent les relations propres au cadre scolaire, entre professeurs, élèves et parents, mais aussi au sein des équipes pédagogiques pour lesquelles il demeure difficile d’harmoniser des pratiques qui se forgent au jour le jour. Ces adaptations, ces aménagements, se font au prix d’un investissement considérable des enseignants qui ne comptent pas leurs heures pour assurer leur mission de service public : répondre aux questionnements et inquiétudes de chacun, personnaliser les contacts quand cela est nécessaire, adapter les contenus et les démarches aux circonstances et aux difficultés rencontrées par les familles… À la sortie de cette crise, il sera indispensable d’enfin écouter les enseignants tant leur engagement aura permis à l’école de remplir des missions essentielles en ces temps difficiles. Maintenir le lien social, d’abord. Dans une atmosphère anxiogène, la possibilité pour les élèves de rompre l’isolement et d’avoir des interlocuteurs en-dehors de leur cercle familial et amical peut s’avérer très importante. L’école doit ici continuer de jouer un rôle fondamental : faire entendre une autre voix. Informer, rassurer quand cela est nécessaire ; participer à la formation d’esprits critiques. Donner, bien sûr, la possibilité aux élèves de continuer d’apprendre et de satisfaire leur curiosité, en réfléchissant à d’autres moyens de les faire travailler sans fixer des objectifs inatteignables… ou forcément évaluables. Cela ne saurait s’envisager sans une certaine souplesse,

Par Gélin M.

5 avril 2020

Crise du covid-19 : la mise en œuvre prochaine d’une « stratégie du choc » ?

Le concept de « stratégie du choc » a été pensé par Naomi Klein, essayiste canadienne. Dans son ouvrage éponyme, elle établit un parallèle entre la survenue de catastrophes économiques, sociales, écologiques, ou sanitaires et la mise en place de politiques néolibérales. Les populations, alors plongées dans un état de choc, sont tétanisées, et ne sont pas en mesure de s’opposer à ces politiques. Il se peut que nous nous trouvions dans une situation de crise sanitaire grave – la pandémie du covid-19 – créant un état de sidération, de tétanisation des populations qui pourrait permettre aux gouvernements l’implémentation à moyen terme, au lendemain de la crise, de politiques néolibérales d’une radicalité encore jamais vue. Les politiques néolibérales, du point de vue sanitaire, ont considérablement dégradé le service public de l’hôpital et de la sécurité sociale. La fameuse droite sous laquelle la courbe épidémique doit rester paraît désespérément basse : seulement 7000, tandis que l’Allemagne en compte cinq fois plus, du fait notamment d’une population plus vieillissante qu’en France. Même avec le meilleur confinement du monde, même avec le plus grand civisme des Français, même avec la plus grande responsabilité de chacun, il y aura trop peu de services de réanimation pour prendre en charge les vagues épidémiques actuelles et futures. C’est un fait. La responsabilité ici n’a rien d’individuelle ; elle est politique. Penchons-nous sur la loi « d’état d’urgence sanitaire » promulguée le 23 mars 2020. Sur le plan économique, le gouvernement souhaite contenir les faillites des entreprises, en garantissant des prêts à hauteur de 300 milliards d’euros. Il est évidemment nécessaire de soutenir les TPE et PME, mais quid d’un recrutement massif du personnel soignant et médical dans les hôpitaux publics ? De la mise en place d’une « économie de guerre » tendant vers la réquisition et la nationalisation des entreprises stratégiques dans la lutte contre le covid-19 ? Pour faire face au manque de main-d’œuvre qui existe dans certains secteurs de l’économie, on privilégie l’augmentation de la durée hebdomadaire du travail à 60 heures dans les transports, la logistique, les télécoms, l’agro-industrie… Bien au-delà des 48 heures autorisées par le droit de l’Union européenne. De même, on trouve dans cette loi l’obligation faite aux travailleurs de prendre jusqu’à six jours de congés payés pendant la durée du confinement si l’employeur l’exige. Certes, on trouve également une facilitation du chômage partiel pour prévenir des licenciements, la prolongation de la trêve hivernale jusqu’au 31 mai, ou la suppression des jours de carence. Mais c’est loin de ce qui avait été annoncé dans un premier temps par le gouvernement – notamment au niveau du chômage partiel – et très loin de ce qui devrait prévaloir dans un contexte de solidarité nationale. Après un temps d’hésitation, une échéance a finalement été fixée à ces mesures : le 31 décembre 2020. Toutefois, toute expérimentation, toute expérience, tout vécu crée un précédent. Ce qui était inconcevable, impensable, le devient soudainement en l’espace de quelques jours. Être obligé de rester confiné chez soi, que l’on vive dans un triplex avec vue sur la tour Eiffel, ou entassés à plusieurs dans un 15m2 avec vue sur une barre d’immeuble, cela constitue un précédent. Pouvoir disserter sur son confinement depuis sa maison de campagne en publiant des carnets dans Le Point ou devoir continuer à travailler parce qu’un autoentrepreneur ne touche pas le chômage, cela constitue un précédent. Apprécier le soleil dans son jardin ou voir des drones de la police voler au-dessus de sa cour d’immeuble ordonnant par haut-parleurs aux habitants de rester confinés chez eux, cela constitue un précédent. Être obligé par son employeur de poser des RTT, des congés payés, de travailler 60 heures dans la semaine, de nuit ou le dimanche, le tout sans broncher, cela constitue aussi un précédent. Même si ces mesures prennent fin en même temps que la crise sanitaire, nous aurons fait l’expérience de cette situation ; il se peut que certains se soient habitués à celle-ci. Aujourd’hui, il s’agit de lutter contre une épidémie. Mais demain, lorsque la crise économique qui sévit déjà frappera de plein fouet notre économie et les plus précaires, il se peut que nos gouvernements ressortent les mêmes recettes qu’actuellement, mettant à contribution les plus précaires, les plus fragiles, épargnant les plus hauts revenus et la finance. De la même manière qu’au lendemain de la crise économique de 2008, les ajustements risquent de s’effectuer par la baisse des salaires et des dépenses publiques. Ce qui implique mécaniquement l’aggravation de l’état de nos services publics et plus généralement de la capacité d’action de l’État en temps de crise. On commence déjà à percevoir les premiers effets de cette stratégie du choc. Le Président de la République Emmanuel Macron a annoncé lors de son déplacement à Mulhouse le 25 mars dernier son intention de lancer un « plan massif » pour l’hôpital. La Caisse des dépôts et consignations (CDC) a été chargé d’élaborer ce plan. La première version, que Mediapart a publiée, alimente les craintes d’une accentuation de la privatisation de l’hôpital public, à rebours des déclarations sur la défense de « l’État-providence » faites par le chef de l’État : recours accru au secteur privé et aux startups, restructuration de la dette des hôpitaux via les marchés financiers, généralisation des partenariats public-privés – alors que le coût de ces derniers pour la collectivité publique n’est pas soutenable à long terme, croyance aveugle dans le tout numérique… Surtout, il n’est fait, à aucun moment, mention d’une augmentation des dépenses de fonctionnement, c’est-à-dire une augmentation des capacités d’accueil ou du recrutement de personnel soignant. Privatiser encore plus la santé pour répondre à la crise du coronavirus, il faut le voir pour le croire. Derrière cette crise sanitaire, c’est la lutte des classes qui se redessine. Les ouvriers à l’usine, les cadres en télétravail. Les riches à la campagne ou à la mer, les pauvres entassés chez eux, à s’occuper de leurs enfants sans aide, puisant dans leur

Par Audubert V.

2 avril 2020

En Europe, le poison de la défiance

« Répugnant ». C’est le terme qu’a employé Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, pour qualifier l’attitude du ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, après un sommet européen tendu le 26 mars. Non content de bloquer toute mesure de solidarité budgétaire européenne, le ministre néerlandais et leader de la « nouvelle ligue hanséatique » (groupe de pays rétifs à tout transfert budgétaire au sein de la zone euro) avait demandé à la Commission européenne « d’enquêter » sur ce qui aurait empêché les pays du sud de l’Europe d’accumuler des réserves financières pour faire face à la crise. Cette tocade a fait jaser mais ne dit rien de nouveau sur l’atmosphère de défiance qui règne depuis de nombreuses années au sein de la zone euro. Ou plutôt, si : elle dit que les pays du Sud, autrement appelés les pays du « Club Med » ont décidé de ne plus rester silencieux face à ceux qui leur dispensent des leçons depuis trop longtemps. Voilà plus de 10 ans que l’Europe est en proie à la défiance. L’importance qu’a pris la notion « d’aléa moral » dans l’architecture institutionnelle de la zone euro en témoigne. La défiance est un poison lent. Elle s’est insinuée partout : entre les nations européennes, entre les institutions européennes et les nations, à l’intérieur même des nations. La défiance est très difficile à contrer. Au fur et à mesure qu’elle s’installe, elle a tôt fait de perdre tout lien avec la raison. Elle n’est plus que sentiment, ou plutôt ressentiment, aveugle, de plus en plus inexplicable, ancré. Après la décennie « heureuse » des années 1990 et la grande « réunification » du continent en 2004, la crise économique de 2008 puis celle des dettes souveraines a eu raison de la « coopération sincère » en Europe. Voilà dix ans que, malgré les moments de crise qui fournissaient autant d’occasions d’accélérer l’Histoire, les nations européennes ne parviennent pas à s’entendre sur une définition du bien commun et se maintiennent dans l’impuissance. Les fractures sont multiples et connues, entre le « Nord » et le « Sud », « l’Est » et « l’Ouest », les « in » (membres de la zone euro) et les « outs ». Les États européens ne négocient plus dans l’acceptation d’un dépassement de leurs intérêts immédiats, mais dans le souci permanent du retour : que vais-je perdre, et que vais-je pouvoir demander ? Comment « gagner » ? Tout est soumis au même « bargain », négociation permanente où chaque pays veut tirer son épingle du jeu, conserver sa position dominante ou grignoter celle des autres, s’enfermant dans un dilemme du prisonnier sans fin. La lutte contre la pandémie de coronavirus expose une fois de plus au grand jour la défiance qui règne sur le continent. Mais cette fois-ci, on n’est même plus surpris. Et la coopération n’est même plus feinte. La Pologne, l’Allemagne ou encore l’Autriche ont fermé leurs frontières du jour au lendemain. Au début du mois de mars, l’appel à l’aide de l’Italie pour la fourniture de masques et d’appareils respiratoires n’a été entendu que par la Chine. Le Conseil européen se déchire du Nord au Sud sur la possibilité de contracter un emprunt commun (« Corona bonds ») ou d’utiliser l’argent dormant (500 Mds de capacité de prêt) du Mécanisme européen de stabilité, qui soumet toute aide financière au respect de conditions strictes et au contrôle politique du Bundestag, chambre haute du parlement allemand. Jamais les traités sur lesquels se fondent encore l’Union européenne, qui affirment le principe de solidarité, n’ont paru plus déconnectés de la réalité. C’est dire le peu de cas que nous en faisons. L’ironie est que nous ne pouvons plus les réformer, tant leur réouverture serait impossible à refermer. Ce que la politique ne peut plus changer, elle s’en désintéresse, ou le contourne. À court terme, l’urgence est de se maintenir à flot. Il ne s’agit de rien de moins que de maîtriser la pandémie, éviter la faillite d’États fortement touchés et endettés (Italie, Espagne) et l’implosion de la zone euro. L’échange de noms d’oiseaux ne veut pas dire que tout s’effondre. Dans un contexte tout aussi tendu, en 2010-2012, les États européens avaient fait mentir tous ceux qui prédisaient l’explosion de la zone euro. Une fois sortie de l’œil du cyclone, il faudra en prendre acte et préparer l’avenir. L’Union européenne n’a jamais su tirer les leçons de la crise de 2008. Si elle ne le fait pas pour la pandémie de Covid-19, elle explosera avec éclat ou continuera de s’éteindre à petit feu. Il nous faudra formuler une nouvelle idée européenne, sur les cendres de celle qui est déjà morte. Pour cela, il faudra répondre à trois questions : pourquoi l’Europe ? Vers où ? Comment ? Longtemps, lorsque l’on demandait pourquoi, les européens répondaient « pour la paix ». Il ne fait plus de doute que cet objectif existentiel qui a présidé aux balbutiements de l’infrastructure européenne est totalement dépassé. Pourtant, un objectif « existentiel » de remplacement à celui de la paix tarde à apparaître. Il y a de la concurrence : certains voudraient faire l’Europe pour protéger la civilisation européenne « blanche et chrétienne » du grand remplacement. D’autres voudraient construire un grand marché dérégulé et ouvert qu’ils imaginent être la condition d’une « Europe puissance ». Alors, pourquoi l’Europe ? Parce qu’une affinité culturelle et un faisceau historique commun offrent aux nations européennes un terreau propice pour affronter des problèmes qui dépassent leurs frontières (ex. le changement climatique), où pour protéger leur droits – démocratiques, sociaux – et leur indépendance économique vis-à-vis de puissances à tendance impérialiste. Nous ne parvenons pour l’instant ni à l’un, ni à l’autre de ces objectifs. La réponse à la question « vers où » doit reconnaître comme vaine « l’union sans cesse plus étroite » et rompre une bonne fois pour toutes avec une certaine idée fédérale de l’Union européenne. Les nations restent le lieu privilégié de la solidarité

Par Ridel C.

30 mars 2020

Les libertés publiques à l’heure de l’état d’urgence sanitaire

« La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? » écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté. Depuis vingt ans, les états d’exceptions ont fleuri en Occident. Ils ont conduit à restreindre les libertés publiques selon deux critères principaux : une situation sortant de l’ordinaire, et une opinion exigeant une main ferme des pouvoirs publics. À en croire l’ampleur de la crise actuelle et le soutien des sondés à des mesures plus restrictives, la mise en chantier d’un nouvel état d’urgence sanitaire n’est donc pas étonnante. Sa fin est-elle pour autant justifiée ? En d’autres termes, conduit-il à proportionner les moyens adéquats à l’atteinte d’une fin légitime ? Avait-on vraiment besoin de mettre en place un état d’urgence sanitaire dans le droit ? À droit constant, le Gouvernement a tout de même réussi à décréter des mesures draconiennes de contrôle et de restriction. Pour ce faire, il s’est principalement fondé sur l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique et sur le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020. Au besoin, l’état d’urgence prévu par la loi n° 55-383 du 3 avril 1955 permettait d’aller plus loin encore. L’intérêt de l’état d’urgence sanitaire est en fait triple. D’abord, politiquement, il donne l’impression d’un investissement fort des pouvoirs publics. Cette raison n’est pas bonne, mais elle est politiquement classique. Ensuite, il solidifie une construction juridique précaire. Les dispositifs cités sur lesquels s’est fondé le Gouvernement s’appuient sur une interprétation très extensive qui n’est envisageable que par la mobilisation par les juges des « circonstances exceptionnelles » ; construit jurisprudentiel qui laisse planer une insécurité juridique sur le Gouvernement comme sur les citoyens. Enfin, l’état d’urgence est un état d’exception. Or l’état d’exception n’est pas l’ennemi des libertés publiques. Il est la manière dont le droit encadre l’action des pouvoirs publics lorsque les faits rendent caduques les dispositions de droit commun. Sans état d’exception, l’État aurait donc à choisir entre l’impuissance ou l’arbitraire. Ce qui est contraire aux libertés publiques, ce n’est donc pas de prévoir un état d’exception, mais de faire de ses dispositions des normes de droit commun. Ce fut notamment le cas concernant la reconduction de l’état d’urgence instauré après les attentats de 2015 par une loi de 2017. Ce qui est contraire aux libertés publiques, c’est également de faire un usage non adapté et mal contrôlé de dispositions de droit commun comme nous nous y employons depuis deux semaines. L’idée de mettre en place un état d’urgence sanitaire n’est donc pas mauvaise. Toutefois comme tout état d’exception, il doit répondre à deux impératifs : la proportionnalité et la garantie d’un contrôle. En matière de proportionnalité, certaines dispositions continuent à interroger, même si le texte a été rééquilibré. La première rédaction proposée par le Gouvernement prévoyait ainsi de donner des pouvoirs très larges au Premier ministre. Une telle rédaction offrait un pouvoir presque discrétionnaire à l’exécutif. En listant et réduisant strictement le champ, les mesures prises (en se basant, notamment, sur celles déjà en place), le Sénat a, en première lecture, retiré de la loi ses mesures les plus problématiques. Si les dispositions prévues sont évidemment fortement attentatoires aux libertés publiques, le texte prévoit que leur portée demeure « strictement proportionnée aux risques sanitaires ». En limitant l’usage de ces prérogatives « aux seules fins de garantir la santé publique », l’état d’urgence sanitaire assure mieux la proportionnalité que l’état d’urgence « classique ». Une telle rédaction ouvre notamment largement la porte à un contrôle maximum du juge administratif. Reste toutefois une disposition qui pose vraiment problème. En cas de violation à plus de trois reprises des règles de confinement dans un délai de 30 jours « les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général ». Cette formulation viole le principe de légalité des délits et celui de proportionnalité des peines. Elle est par ailleurs irréaliste et fut introduite au dernier moment par le gouvernement en vue d’en faire un argument de communication. Elle marquera d’une tache indélébile l’état d’urgence sanitaire. Le contrôle de l’exécutif, durant cette période d’exception, demeure problématique même si le texte a été clairement amélioré par son passage au Parlement. Concernant le public il est donc à présent acquis que les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé les décisions sont rendues publiques. Cela ouvre la voie à un débat démocratique sur les restrictions des libertés inhérentes à l’état d’urgence sanitaire. En matière de contrôle parlementaire, les dispositions introduites dans la loi relative à l’état d’urgence ont été reprises. Les chambres devraient donc être informées et rien ne les empêche par ailleurs, de constituer des commissions d’enquête. De loin le format le plus efficace, ces dernières ne sont toutefois que de 6 mois maximum ce qui donne peu de marge sur des crises au long cours. Il serait bon de modifier l’ordonnance du 17 novembre 1958 à dessein de permettre aux chambres de faire durer une commission d’enquête tout au long de la mise en œuvre des différents états d’exception. Concernant le contrôle du juge, là aussi des avancées sont à souligner au fil des débats parlementaires. Les différents actes pourront faire l’objet d’une saisine par voie de référé liberté qui conduira le juge à statuer dans les 48 heures. Le seul point noir, et il est de taille, est l’absence de contrôle de constitutionnalité effectif a posteriori lié à la suspension des délais de la QPC. Certes, on peut comprendre qu’il n’est pas opportun de faire se déplacer les membres du Conseil constitutionnel. Toutefois, au vu des restrictions aux libertés posées par le présent texte, la fermeture de facto de cette voie de recours dans les prochains mois est une faute. Les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ne sont donc pas la préfiguration d’un régime tyrannique, voire totalitaire… elles ne sont pas non plus exemptes de lourds problèmes. Ce qui est vrai pour les libertés publiques n’est encore rien au regard des inflexions inquiétantes concernant les droits sociaux portés dans le même projet de loi que l’état d’urgence sanitaire. À défaut de QPC et au

Par Morel B.

28 mars 2020

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