Vers un retour des irrédentismes en Europe ?
Dans le Caucase méridional, l’Europe vient de vivre un rappel brutal à la réalité des contestations frontalières. Au Haut-Karabagh (4 400 km2 environ), de septembre à novembre, ce sont plus de 4 000 personnes qui sont mortes au combat, sans compter les civils, pour le contrôle d’un territoire grand comme un département français, déchiré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. À l’heure de l’Espace Schengen et du cyberespace, ces guerres de conquête territoriale, ces re-délimitations de frontières nationales pourraient, pour un observateur peu attentif, sembler incongrues, voire anachroniques dans l’espace européen. Plus de 100 et 75 ans après les deux dernières guerres mondiales, déclenchées pour des litiges territoriaux, en Europe, et presque 30 ans après le démantèlement de l’URSS et de la Yougoslavie, la matérialité des frontières, le contrôle souverain de l’espace, se sont à nouveau réaffirmés dans une guerre conventionnelle. Pourtant, sans couverture médiatique, c’est à bas bruit, que les insatisfactions liées au redécoupage historique des frontières nationales ont progressivement gagné en intensité ces dernières années. Au-delà des velléités sécessionnistes et indépendantistes de certaines régions européennes telles l’Écosse, la Flandre, la Catalogne et même l’Italie du Nord (“Padanie”), qui font régulièrement l’actualité, c’est le spectre de l’irrédentisme, aux conséquences plus profondes, qui ressurgit. L’irrédentisme, désignant initialement dès la fin du XIXe siècle l’idéologie de rattachement des terres irrédentes “non délivrées” à l’Italie nouvellement unifiée, se définit désormais comme toute volonté politique de rattachement à un État national des territoires qui lui seraient historiquement, culturellement et linguistiquement liés. Il est par ailleurs souvent question d’une ou de plusieurs minorités dans un État voisin dont on prétexte défendre les droits pour justifier l’irrédentisme. Contrairement aux indépendantismes où un territoire souhaite se détacher d’un État prédécesseur, l’irrédentisme implique un conflit international, entre deux États dont l’un souhaite s’approprier une ou des zones relevant du territoire souverain de l’autre. L’irrédentisme implique donc mécaniquement un conflit entre deux armées étatiques, deux systèmes et peuples organisés. Pour des portions limitées de territoire, pouvant même être une ville ou une zone inhabitée, ce peut donc être des moyens militaires disproportionnés qui sont engagés, avec les conséquences gravissimes qui en résultent : nombre élevés de victimes civiles et militaires, déstabilisation des États, risque d’embrasement des pays voisins. On pourrait croire que ces velléités appartiennent au romantisme et aux livres d’histoire en Europe. L’importance de cette question n’y est en effet pas nouvelle. On pourrait même dire que l’idée d’une protection des droits des minorités par la communauté internationale en est née ! En effet, la Première Guerre mondiale, mettant aux prises des nationalismes avides d’annexions territoriales, a eu pour suite et résolution temporaire plus de dix traités (parmi lesquels les fameux traités du Trianon pour la Hongrie, et de Sèvres pour la Turquie) contenant des stipulations spécifiques aux minorités de ces pays d’Europe centrale et orientale, ce pour protéger leurs droits et libertés, en particulier les libertés civiles, politiques et religieuses. Ces traités prévoyaient explicitement que la protection des minorités relevait d’une “obligation d’intérêt international”, dont le respect était placé sous la garantie de la Société des Nations, prémisse de la future Organisation des Nations unies (ONU). Les années 1920 et 1930 ont ainsi donné lieu à une activité de pétitions auprès du Conseil de la Société et même de saisine de la Cour permanente de justice (respectivement précurseurs du Conseil de sécurité de l’ONU et de la Cour internationale de Justice), et cela sans succès majeur (à l’exception notable de la résolution du conflit des îles Åland en 1921, archipel à population de culture suédoise sous souveraineté finlandaise). Toutefois, malgré cette première tentative de résolution par le droit en Europe, c’est une nouvelle fois une volonté d’expansion territoriale, l’Allemagne revendiquant un “espace vital”, qui a embrasé la deuxième guerre mondiale. Par la suite, sous l’Europe post-Yalta, engoncée dans le pardessus de la guerre froide, ces sujets ont été relégués à un rang second, ne ressurgissant qu’avec la dislocation du bloc socialiste (URSS, Yougoslavie) à travers la question des “nationalités” et de leurs droits, et par extension, celui des minorités nationales dans des pays tiers. A ainsi été ravivé, en Europe centrale et orientale, l’intense débat au sujet des “nationalités” qui avait déjà vu s’affronter dans les années 1920 Lénine et Staline (alors commissaire du peuple aux nationalités). On notera que c’est de ces indépendances et découpages territoriaux non concertés que sont issus les principaux derniers “conflits gelés” en Europe (Haut-Karabagh, Transnistrie en Moldavie, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, et dernièrement Donbass Louhansk et Crimée en Ukraine). De cet héritage en Europe issu de deux guerres mondiales et de l’effondrement d’États plurinationaux, les questions irrédentistes restent nombreuses, mais souvent en sourdine. Toutefois nombre d’entre elles paraissent même relever de l’anecdote. Par exemple, il n’existe actuellement pas de mouvement organisé en France pour ré-annexer les îles anglo-normandes dont Jersey et Guernesey (ce que pourrait par ailleurs regretter tout ministre du Budget français), les contentieux relatifs aux autres îles ayant en outre été tranchés par la Cour internationale de justice en 1953. D’autres mouvements irrédentistes sont aujourd’hui moins actifs, tels ceux du Sud-Tyrol, zone avec un PIB/habitant relativement élevé, demandant son rattachement à l’Autriche, ou ceux outre-Rhin remettant en cause la ligne Oder-Neisse (et le rattachement à l’Allemagne de la Poméranie orientale et de la Haute-Silésie, notamment). Le risque de réactivation du conflit nord-irlandais dans le contexte du Brexit est en revanche une préoccupation. Mais surtout, des risques réels et nouveaux se sont toutefois constitués, notamment en Europe centrale et orientale. La politique dite “néo-magyare” ou “de Grande Hongrie » poursuivie par les autorités hongroises depuis les années 2000 en est l’exemple le plus abouti. Celle-ci vise à renforcer les liens entre l’État hongrois et les populations de culture, voire d’identité hongroise, “magyare”, présentes dans des Etats voisins (principalement en Roumanie, Slovaquie, Serbie, Ukraine). L’importance, notamment numérique de ces populations s’explique par le fait que le Traité du Trianon de 1920 avait démantelé l’Empire austro-hongrois en plaçant plus d’un tiers des populations magyares dans des États successeurs où elles
Par Iss A.
30 novembre 2020