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Câbles sous-marins : les nouveaux pouvoirs des géants du numérique

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      Câbles sous-marins : les nouveaux pouvoirs des géants du numérique

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      Début août, une grue sous-marine travaillant à la collecte de sable dans la baie de Kuakata a heurté un câble sous-marin de télécommunications, se traduisant par une perte de 40 % de la vitesse du réseau internet du Bangladesh. En juillet dernier, la Somalie a été totalement privée d’Internet pendant plusieurs heures en raison d’une opération de maintenance à distance du câble sous-marin dénommé « EASSy » qui relie la côte est-africaine au réseau. Ces événements ne sont pas anodins à l’échelle d’un pays : les banques, les compagnies aériennes, les entreprises, les médias et certains services gouvernementaux sont dépendants d’Internet pour fournir leurs services. Aujourd’hui, 98 % des données numériques mondiales circulent par les câbles sous-marins. C’est par exemple le cas du principal système d’échanges de la finance mondiale de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications (SWIFT) qui dépend de la vitesse de ces câbles à fibre optique.

      Le numérique repose ainsi sur une infrastructure bien réelle : on dénombre aujourd’hui 436 câbles sous-marins de télécommunication, dont 25 traversent l’océan Atlantique et 22 le Pacifique[1]. Passerelles intercontinentales entre les différents réseaux filaires nationaux, les câbles sous-marins débouchent sur des stations d’atterrissement situées en région côtière. La France compte, par exemple, 13 stations d’atterrissement sur son territoire côtier connectant les réseaux filaires nationaux à 23 câbles sous-marins.  Ces “routes du fond des mers”, selon l’expression de Florence Smits et Tristan Lecoq en 2017[2], sont les héritiers des premiers câbles télégraphiques du XIXe siècle dont l’emploi permit, en 1858, l’envoi du premier message télégraphique officiel par la reine Victoria au président américain James Buchanan. Le message de 509 lettres avait alors mis 17 heures et 40 minutes à traverser l’océan Atlantique. Aujourd’hui, la fibre optique permet un acheminement de l’information en temps quasi-réel.

      L’importance qu’a prise l’activité numérique dans nos sociétés contemporaines fait inévitablement des câbles sous-marins des infrastructures vitales au niveau mondial. Pourtant, les chantiers de construction, le développement et l’égalité d’accès au réseau ne font l’objet d’aucune décision multilatérale. Ces infrastructures essentielles sont la propriété d’entreprises qui louent des capacités de bande passante aux acteurs gérant les réseaux télécoms nationaux. Soumis aux aléas du marché et à la loi du plus fort, les câbles sous-marins deviennent progressivement la propriété d’une minorité d’acteurs qui disposent ainsi d’un pouvoir et d’une influence grandissantes sur les États et les entreprises.

      Cables et stations d'atterrissements autour de la France
      Câbles et stations d’atterrissements autour de la France (source : Telegeography).

      L’émergence de nouveaux acteurs est d’ailleurs venue bouleverser les équilibres. Si les propriétaires historiques des câbles sous-marins étaient les entreprises privées ou publiques des télécoms, les géants du numérique ont, depuis 2016, massivement investi et possèdent ou louent aujourd’hui plus de la moitié de la capacité des câbles sous-marin. En outre, la stratégie de développement des géants du numérique diffèrent des collectifs traditionnels. Aux grands consortiums, ceux-ci préfèrent des regroupements plus réduits qui leur permettent de conserver le monopole décisionnel. Alors que le projet Africa Coast to Europe (ACE), ouvert en 2012, appartient à un consortium de 19 entreprises des télécoms, le câble MAREA reliant les États-Unis à l’Espagne n’appartient qu’à Facebook, Microsoft et Telxius. Le chantier colossal 2Africa de Facebook et déployé sur tout le pourtour du continent africain n’est porté que par huit acteurs. Google va encore plus loin : le géant a aujourd’hui les capacités financières et techniques de  faire construire ses propres câbles. Ainsi, le câble Dunant qui relie depuis janvier 2020 les États-Unis et la France appartient en totalité à Google. L’entreprise déploie également le titanesque câble Equiano qui bordera toute la côte ouest du continent africain, faisant ainsi concurrence au projet 2Africa. Google possède ainsi le service et l’infrastructure qui le sous-tend, créant des situations de forte dépendance technologique pour les États, les entreprises et les usagers.

      Les géants américains ne sont d’ailleurs pas les seuls à user d’une stratégie de conquête sous-marine. Le chinois Hengtong a pu compter sur le soutien des banques et entreprises nationales chinoises, dont la China Construction Bank, pour lancer son projet Pakistan & East Africa Connecting Europe (PEACE) qui reliera le Pakistan, la côte est africaine à la rive sud de la Méditerranée par le canal de Suez, pour finalement atterrir à Marseille. PEACE permettra aux géants chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi de développer leurs activités en Afrique et en Europe.

      Ces stratégies de développement préfigurent un nouveau pouvoir pour les géants du numérique : ils acquièrent à la fois l’accès à un marché industriel gigantesque ainsi qu’une capacité d’influence importante sur les États et sur les entreprises des pays qui ont un accès précaire à ces infrastructures aujourd’hui. L’Afrique et le Moyen-Orient représentent dès lors pour les géants du numérique un potentiel de développement considérable. En effet, ces pays n’ont que très peu accès aux câbles, ce qui les rend vulnérables en cas de rupture de ceux-ci. En apportant sur le continent africain des infrastructures facilitant leur accès aux activités numériques, Equiano et 2Africa sont considérés comme d’importants leviers de développement économique. Mais dans le même temps, ils acquièrent la capacité d’influencer directement l’offre de services numériques dans ces pays.

      Câbles Equiano (Google) et 2Africa (Facebook) en cours de déploiement autour du continent africain.
      Câbles Equiano (Google) et 2Africa (Facebook) en cours de déploiement autour du continent africain (source : Telegeography).

      S’imposent ainsi des acteurs hégémoniques dotés d’un monopole technologique et infrastructurel inédit à l’échelle mondiale. Ce monopole sert les capacités de négociations et d’influence de ces entreprises dont les cabinets de lobbying sont déjà implantés dans tous les centres de pouvoirs politiques et économiques. À l’échelle de l’Union européenne, Microsoft (Havas, Com, Publics, Plead), Google (Commstrat, Image7) ou encore Facebook (Burson Marsteller I&E, Lighthouse Europe) sont en discussion constante avec le législateur en matière de droit du numérique[3]. Cette configuration de concurrence monopolistique s’inscrit en contre de la théorie libérale d’un marché qui s’équilibre par défaut, et accentue au contraire un phénomène de « capture » du régulateur. Ciblant d’abord les politiques en matière de numérique, leur influence s’étend progressivement vers d’autres secteurs clés où leurs technologies se développent : la sécurité, la défense ou encore le domaine de la santé[4].

      Cette prédation doit nous alerter et nous amener à réduire, dans chaque domaine où cela est possible, le pouvoir d’influence de ces acteurs privés sur les États et les individus.

      Un des premiers leviers de résistance consiste notamment à protéger nos industries câblières, celles qui fabriquent et posent les câbles au fond des mers, de ces stratégies hégémoniques. En effet, pour fabriquer ces réseaux sous-marins les entreprises passent des commandes à une industrie rare et peu connue : les fabricants de câbles, dont les navires câbliers sillonnent les océans pour poser la fibre sous les mers. Cette industrie représente un atout stratégique car ces prestataires sont aussi les premiers à pouvoir intervenir en cas de rupture de câble, et signent de ce fait des contrats de maintenance avec les commanditaires de câbles. En France, deux entreprises aux parcours très différents appartiennent à cette industrie : Alcatel Submarine Network (ASN), aujourd’hui finlandais, et Orange au travers de sa filiale Orange Marine.

      ASN est l’exemple même du fiasco engendré par la vente d’une entreprise stratégique. Cette filiale de Nokia, qui en constitue l’unique associé, est le leader mondial de l’industrie câblière au côté de l’américain SubCom LLC, du japonais NEC et du chinois Huawei Marine. Si une part de la production d’ASN est maintenue à Calais, l’entreprise et ses brevets appartiennent au finlandais Nokia depuis le rachat d’Alcatel-Lucent en 2015. À l’époque, le ministre de l’économie Arnaud Montebourg s’était opposé au rachat de cette entreprise avant que le projet ne soit autorisé par le nouveau ministre Emmanuel Macron, avec l’assurance qu’il n’y aurait « aucune destruction d’emplois en France ». Ces promesses n’étaient en réalité basées que sur un moratoire prenant fin en septembre 2017, lequel ne garantissait pas un maintien de l’activité en France sur le long terme. Nokia a depuis lancé trois plans sociaux, et un quatrième a été annoncé en juin 2020 qui mettra fin à l’activité d’un tiers des effectifs français, soit 1 233 emplois hautement qualifiés perdus. En 2018, quand la Banque publique d’investissement (Bpifrance) a proposé un partenariat à Orange Marine pour racheter ASN à Nokia, ce projet de rachat a été bloqué par l’entreprise finlandaise, suite à la signature par ASN des gigantesques chantiers 2Africa de Facebook et Equiano de Google, préfigurant la bonne santé économique de l’activité. Certaines pertes sont irréversibles.

      Face à ce cas d’école tristement représentatif des ventes d’entreprises stratégiques en France, la filiale d’Orange dédiée à l’industrie câblière, Orange Marine, est également un acteur important du secteur. Armateur d’une flotte de sept navires, quatre sous pavillon français et trois sous pavillon italien, elle représente 15 % de la flotte mondiale. D’après les données de la maison mère, Orange serait par ailleurs membre d’une quarantaine de consortium propriétaires, conservant une présence historique significative.

      Pour toutes ces raisons, la stratégie qu’elle développe vis-à-vis des géants du numérique mérite toute notre attention. En effet, Orange a choisi une stratégie de partenariat en construisant et en gérant les stations d’atterrissement dédiés aux projets Dunant de Google ou PEACE du chinois Hengtong. Pour la station de Saint-Hilaire-sur-Riez, Orange a en échange obtenu de Google un droit irrévocable d’usage de 2 des 12 câbles à fibre optique de la nouvelle infrastructure. En parallèle de ces opérations, Orange créé un partenariat avec Google cloud pour l’utilisation d’outils d’analyse hébergés sur les serveurs de Google[5]. Ces multiples collaborations posent la question importante des dépendances dans un contexte monopolistique : en créant des dépendances infrastructurelles et technologiques vis-à-vis d’acteurs hégémoniques, Orange ne risque-t-elle pas de fragiliser une part de son activité et d’entraîner avec elle ses usagers? L’exemple du partenariat avec Google cloud est éloquent : il s’appliquera aux services dédiés aux entreprises, soit des données et des analyses qui seront produites et conservées sur les serveurs de Google. Or, tout système basé sur le cloudest une source d’informations sensibles pour son propriétaire, quelles que soient les réglementations en vigueur et les « garanties » énoncées par les entreprises.

      En définitive, les décisions prises par une entreprise comme Orange et sa filiale Orange Marine peuvent avoir a un impact considérable sur nos usages et dépendances numériques de demain. Si cela confère à ces entreprises un certain pouvoir, nous ne disposons pas, en tant que Nation, de réels “garde-fous” : les 29 % de droit de vote de l’État au conseil d’administration d’Orange ne confèrent pas de minorité de blocage lors de prises de décision. Par ailleurs, la filiale Orange Marine est une société par actions simplifiée (SAS) qui peut décider, par exemple, de vendre tout ou partie de son activité sur simple accord de son président et de son associé unique, Orange Participations. Pour éviter un second ASN ou une trop forte dépendance à certains acteurs, il appartient aujourd’hui à l’État de changer sa politique de désengagement des industries stratégiques et d’endosser un rôle de protecteur des intérêts de la Nation et du citoyen. Il pourrait s’agir du rachat d’actions permettant une minorité de blocage, ou d’une nationalisation des activités qui ont une influence significative sur l’avenir. Mais face aux enjeux sociétaux qu’imposent les industries et les usages numériques, il revient aussi aux citoyens de s’approprier ces sujets et de constituer une résistance, voire un organe de contrôle indépendant, qui soit suffisamment puissant pour bâtir une autre voie au numérique de demain.

      Invisibles au fond des océans, nous verrons que les câbles sous-marins ne sont néanmoins pas les seuls à faire l’objet de convoitises. Pendant que de gigantesques navires déposent leurs câbles sous les mers, les satellites à orbite basse, dont nous ferons prochainement l’analyse, voyagent autour de la Terre.

       


      Références :

      [1] Données issues de la carte des câbles sous-marins régulièrement mise à jour par TeleGeography. Certains câbles ne sont pas rendus publics.

      [2] Florence Smits, Tristan Lecoq, Les routes du fond des mers, la colonne vertébrale de la mondialisation, Annuaire français de relations internationales 2017, Volume XVIII.

      [3] Plongez dans la galaxie des lobbys du numérique, 12 septembre 2019, Contexte.

      [4] Ophélie Coelho, « L’urgence d’une indépendance numérique révélée par l’urgence sanitaire », 20 mai 2020, Institut Rousseau.

      [5] Communiqué de presse Orange-Google cloud, Orange et Google Cloud annoncent un partenariat stratégique autour des services de données, de l’intelligence artificielle et de l’edge computing, 28 juillet 2020.

      Publié le 26 août 2020

      Câbles sous-marins : les nouveaux pouvoirs des géants du numérique

      Auteurs

      Ophélie Coelho
      Chercheuse indépendante, spécialiste en géopolitique du numérique, Ophélie Coelho est membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau et de l'Observatoire de l'éthique publique. Ses travaux abordent les enjeux relatifs à la géopolitique des infrastructures et des technologies numériques. À ce titre, elle étudie également les phénomènes de dépendances techniques et industrielles, leurs conséquences sur la formation du droit du numérique et leurs externalités négatives sur l'environnement. Elle est l'auteure de l'ouvrage Géopolitique du numérique - L'impérialisme à pas de géants (Les éditions de l'Atelier, 2023). Professionnelle dans le secteur du numérique depuis 2009, elle intervient régulièrement en école et en entreprise sur le sujet de la gestion des risques liés au numérique.  

      Début août, une grue sous-marine travaillant à la collecte de sable dans la baie de Kuakata a heurté un câble sous-marin de télécommunications, se traduisant par une perte de 40 % de la vitesse du réseau internet du Bangladesh. En juillet dernier, la Somalie a été totalement privée d’Internet pendant plusieurs heures en raison d’une opération de maintenance à distance du câble sous-marin dénommé « EASSy » qui relie la côte est-africaine au réseau. Ces événements ne sont pas anodins à l’échelle d’un pays : les banques, les compagnies aériennes, les entreprises, les médias et certains services gouvernementaux sont dépendants d’Internet pour fournir leurs services. Aujourd’hui, 98 % des données numériques mondiales circulent par les câbles sous-marins. C’est par exemple le cas du principal système d’échanges de la finance mondiale de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications (SWIFT) qui dépend de la vitesse de ces câbles à fibre optique.

      Le numérique repose ainsi sur une infrastructure bien réelle : on dénombre aujourd’hui 436 câbles sous-marins de télécommunication, dont 25 traversent l’océan Atlantique et 22 le Pacifique[1]. Passerelles intercontinentales entre les différents réseaux filaires nationaux, les câbles sous-marins débouchent sur des stations d’atterrissement situées en région côtière. La France compte, par exemple, 13 stations d’atterrissement sur son territoire côtier connectant les réseaux filaires nationaux à 23 câbles sous-marins.  Ces “routes du fond des mers”, selon l’expression de Florence Smits et Tristan Lecoq en 2017[2], sont les héritiers des premiers câbles télégraphiques du XIXe siècle dont l’emploi permit, en 1858, l’envoi du premier message télégraphique officiel par la reine Victoria au président américain James Buchanan. Le message de 509 lettres avait alors mis 17 heures et 40 minutes à traverser l’océan Atlantique. Aujourd’hui, la fibre optique permet un acheminement de l’information en temps quasi-réel.

      L’importance qu’a prise l’activité numérique dans nos sociétés contemporaines fait inévitablement des câbles sous-marins des infrastructures vitales au niveau mondial. Pourtant, les chantiers de construction, le développement et l’égalité d’accès au réseau ne font l’objet d’aucune décision multilatérale. Ces infrastructures essentielles sont la propriété d’entreprises qui louent des capacités de bande passante aux acteurs gérant les réseaux télécoms nationaux. Soumis aux aléas du marché et à la loi du plus fort, les câbles sous-marins deviennent progressivement la propriété d’une minorité d’acteurs qui disposent ainsi d’un pouvoir et d’une influence grandissantes sur les États et les entreprises.

      Cables et stations d'atterrissements autour de la France
      Câbles et stations d’atterrissements autour de la France (source : Telegeography).

      L’émergence de nouveaux acteurs est d’ailleurs venue bouleverser les équilibres. Si les propriétaires historiques des câbles sous-marins étaient les entreprises privées ou publiques des télécoms, les géants du numérique ont, depuis 2016, massivement investi et possèdent ou louent aujourd’hui plus de la moitié de la capacité des câbles sous-marin. En outre, la stratégie de développement des géants du numérique diffèrent des collectifs traditionnels. Aux grands consortiums, ceux-ci préfèrent des regroupements plus réduits qui leur permettent de conserver le monopole décisionnel. Alors que le projet Africa Coast to Europe (ACE), ouvert en 2012, appartient à un consortium de 19 entreprises des télécoms, le câble MAREA reliant les États-Unis à l’Espagne n’appartient qu’à Facebook, Microsoft et Telxius. Le chantier colossal 2Africa de Facebook et déployé sur tout le pourtour du continent africain n’est porté que par huit acteurs. Google va encore plus loin : le géant a aujourd’hui les capacités financières et techniques de  faire construire ses propres câbles. Ainsi, le câble Dunant qui relie depuis janvier 2020 les États-Unis et la France appartient en totalité à Google. L’entreprise déploie également le titanesque câble Equiano qui bordera toute la côte ouest du continent africain, faisant ainsi concurrence au projet 2Africa. Google possède ainsi le service et l’infrastructure qui le sous-tend, créant des situations de forte dépendance technologique pour les États, les entreprises et les usagers.

      Les géants américains ne sont d’ailleurs pas les seuls à user d’une stratégie de conquête sous-marine. Le chinois Hengtong a pu compter sur le soutien des banques et entreprises nationales chinoises, dont la China Construction Bank, pour lancer son projet Pakistan & East Africa Connecting Europe (PEACE) qui reliera le Pakistan, la côte est africaine à la rive sud de la Méditerranée par le canal de Suez, pour finalement atterrir à Marseille. PEACE permettra aux géants chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi de développer leurs activités en Afrique et en Europe.

      Ces stratégies de développement préfigurent un nouveau pouvoir pour les géants du numérique : ils acquièrent à la fois l’accès à un marché industriel gigantesque ainsi qu’une capacité d’influence importante sur les États et sur les entreprises des pays qui ont un accès précaire à ces infrastructures aujourd’hui. L’Afrique et le Moyen-Orient représentent dès lors pour les géants du numérique un potentiel de développement considérable. En effet, ces pays n’ont que très peu accès aux câbles, ce qui les rend vulnérables en cas de rupture de ceux-ci. En apportant sur le continent africain des infrastructures facilitant leur accès aux activités numériques, Equiano et 2Africa sont considérés comme d’importants leviers de développement économique. Mais dans le même temps, ils acquièrent la capacité d’influencer directement l’offre de services numériques dans ces pays.

      Câbles Equiano (Google) et 2Africa (Facebook) en cours de déploiement autour du continent africain.
      Câbles Equiano (Google) et 2Africa (Facebook) en cours de déploiement autour du continent africain (source : Telegeography).

      S’imposent ainsi des acteurs hégémoniques dotés d’un monopole technologique et infrastructurel inédit à l’échelle mondiale. Ce monopole sert les capacités de négociations et d’influence de ces entreprises dont les cabinets de lobbying sont déjà implantés dans tous les centres de pouvoirs politiques et économiques. À l’échelle de l’Union européenne, Microsoft (Havas, Com, Publics, Plead), Google (Commstrat, Image7) ou encore Facebook (Burson Marsteller I&E, Lighthouse Europe) sont en discussion constante avec le législateur en matière de droit du numérique[3]. Cette configuration de concurrence monopolistique s’inscrit en contre de la théorie libérale d’un marché qui s’équilibre par défaut, et accentue au contraire un phénomène de « capture » du régulateur. Ciblant d’abord les politiques en matière de numérique, leur influence s’étend progressivement vers d’autres secteurs clés où leurs technologies se développent : la sécurité, la défense ou encore le domaine de la santé[4].

      Cette prédation doit nous alerter et nous amener à réduire, dans chaque domaine où cela est possible, le pouvoir d’influence de ces acteurs privés sur les États et les individus.

      Un des premiers leviers de résistance consiste notamment à protéger nos industries câblières, celles qui fabriquent et posent les câbles au fond des mers, de ces stratégies hégémoniques. En effet, pour fabriquer ces réseaux sous-marins les entreprises passent des commandes à une industrie rare et peu connue : les fabricants de câbles, dont les navires câbliers sillonnent les océans pour poser la fibre sous les mers. Cette industrie représente un atout stratégique car ces prestataires sont aussi les premiers à pouvoir intervenir en cas de rupture de câble, et signent de ce fait des contrats de maintenance avec les commanditaires de câbles. En France, deux entreprises aux parcours très différents appartiennent à cette industrie : Alcatel Submarine Network (ASN), aujourd’hui finlandais, et Orange au travers de sa filiale Orange Marine.

      ASN est l’exemple même du fiasco engendré par la vente d’une entreprise stratégique. Cette filiale de Nokia, qui en constitue l’unique associé, est le leader mondial de l’industrie câblière au côté de l’américain SubCom LLC, du japonais NEC et du chinois Huawei Marine. Si une part de la production d’ASN est maintenue à Calais, l’entreprise et ses brevets appartiennent au finlandais Nokia depuis le rachat d’Alcatel-Lucent en 2015. À l’époque, le ministre de l’économie Arnaud Montebourg s’était opposé au rachat de cette entreprise avant que le projet ne soit autorisé par le nouveau ministre Emmanuel Macron, avec l’assurance qu’il n’y aurait « aucune destruction d’emplois en France ». Ces promesses n’étaient en réalité basées que sur un moratoire prenant fin en septembre 2017, lequel ne garantissait pas un maintien de l’activité en France sur le long terme. Nokia a depuis lancé trois plans sociaux, et un quatrième a été annoncé en juin 2020 qui mettra fin à l’activité d’un tiers des effectifs français, soit 1 233 emplois hautement qualifiés perdus. En 2018, quand la Banque publique d’investissement (Bpifrance) a proposé un partenariat à Orange Marine pour racheter ASN à Nokia, ce projet de rachat a été bloqué par l’entreprise finlandaise, suite à la signature par ASN des gigantesques chantiers 2Africa de Facebook et Equiano de Google, préfigurant la bonne santé économique de l’activité. Certaines pertes sont irréversibles.

      Face à ce cas d’école tristement représentatif des ventes d’entreprises stratégiques en France, la filiale d’Orange dédiée à l’industrie câblière, Orange Marine, est également un acteur important du secteur. Armateur d’une flotte de sept navires, quatre sous pavillon français et trois sous pavillon italien, elle représente 15 % de la flotte mondiale. D’après les données de la maison mère, Orange serait par ailleurs membre d’une quarantaine de consortium propriétaires, conservant une présence historique significative.

      Pour toutes ces raisons, la stratégie qu’elle développe vis-à-vis des géants du numérique mérite toute notre attention. En effet, Orange a choisi une stratégie de partenariat en construisant et en gérant les stations d’atterrissement dédiés aux projets Dunant de Google ou PEACE du chinois Hengtong. Pour la station de Saint-Hilaire-sur-Riez, Orange a en échange obtenu de Google un droit irrévocable d’usage de 2 des 12 câbles à fibre optique de la nouvelle infrastructure. En parallèle de ces opérations, Orange créé un partenariat avec Google cloud pour l’utilisation d’outils d’analyse hébergés sur les serveurs de Google[5]. Ces multiples collaborations posent la question importante des dépendances dans un contexte monopolistique : en créant des dépendances infrastructurelles et technologiques vis-à-vis d’acteurs hégémoniques, Orange ne risque-t-elle pas de fragiliser une part de son activité et d’entraîner avec elle ses usagers? L’exemple du partenariat avec Google cloud est éloquent : il s’appliquera aux services dédiés aux entreprises, soit des données et des analyses qui seront produites et conservées sur les serveurs de Google. Or, tout système basé sur le cloudest une source d’informations sensibles pour son propriétaire, quelles que soient les réglementations en vigueur et les « garanties » énoncées par les entreprises.

      En définitive, les décisions prises par une entreprise comme Orange et sa filiale Orange Marine peuvent avoir a un impact considérable sur nos usages et dépendances numériques de demain. Si cela confère à ces entreprises un certain pouvoir, nous ne disposons pas, en tant que Nation, de réels “garde-fous” : les 29 % de droit de vote de l’État au conseil d’administration d’Orange ne confèrent pas de minorité de blocage lors de prises de décision. Par ailleurs, la filiale Orange Marine est une société par actions simplifiée (SAS) qui peut décider, par exemple, de vendre tout ou partie de son activité sur simple accord de son président et de son associé unique, Orange Participations. Pour éviter un second ASN ou une trop forte dépendance à certains acteurs, il appartient aujourd’hui à l’État de changer sa politique de désengagement des industries stratégiques et d’endosser un rôle de protecteur des intérêts de la Nation et du citoyen. Il pourrait s’agir du rachat d’actions permettant une minorité de blocage, ou d’une nationalisation des activités qui ont une influence significative sur l’avenir. Mais face aux enjeux sociétaux qu’imposent les industries et les usages numériques, il revient aussi aux citoyens de s’approprier ces sujets et de constituer une résistance, voire un organe de contrôle indépendant, qui soit suffisamment puissant pour bâtir une autre voie au numérique de demain.

      Invisibles au fond des océans, nous verrons que les câbles sous-marins ne sont néanmoins pas les seuls à faire l’objet de convoitises. Pendant que de gigantesques navires déposent leurs câbles sous les mers, les satellites à orbite basse, dont nous ferons prochainement l’analyse, voyagent autour de la Terre.

       


      Références :

      [1] Données issues de la carte des câbles sous-marins régulièrement mise à jour par TeleGeography. Certains câbles ne sont pas rendus publics.

      [2] Florence Smits, Tristan Lecoq, Les routes du fond des mers, la colonne vertébrale de la mondialisation, Annuaire français de relations internationales 2017, Volume XVIII.

      [3] Plongez dans la galaxie des lobbys du numérique, 12 septembre 2019, Contexte.

      [4] Ophélie Coelho, « L’urgence d’une indépendance numérique révélée par l’urgence sanitaire », 20 mai 2020, Institut Rousseau.

      [5] Communiqué de presse Orange-Google cloud, Orange et Google Cloud annoncent un partenariat stratégique autour des services de données, de l’intelligence artificielle et de l’edge computing, 28 juillet 2020.

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