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Profiter de la crise pour réduire durablement nos émissions de CO2

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Profiter de la crise pour réduire durablement nos émissions de CO2

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Sommaire

    Profiter de la crise pour réduire durablement nos émissions de CO2

    Auteurs

    Au plus fort du confinement, la crise du Covid-19 aura généré une baisse ponctuelle de 17 % des émissions mondiales de CO2, nous ramenant temporairement à notre niveau d’émissions de l’année 2006. La réduction sur l’année entière est attendue autour de – 4 % à – 7 % par rapport à 2019, un chiffre absolument inédit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais pas suffisant cependant pour nous placer sur une trajectoire de neutralité carbone à l’horizon de la seconde moitié du siècle, qui nous commande de réduire nos émissions de 7,6 % chaque année. Devons-nous en conclure que la transition bas carbone est de fait irréaliste et non souhaitable, sauf à vouloir le chômage de masse, la restriction de nos libertés et des milliers de morts ?

    Ce serait faire un redoutable contresens : car s’il est bien deux choses que la crise du Covid-19 doit nous enseigner sur les sujets liés au climat, c’est, d’une part, qu’il n’existe aucune comparaison possible entre la privation de liberté que nous avons subie et la société sobre en carbone qu’il nous faudra bâtir, et, d’autre part, qu’une transition bas carbone réussie nécessitera des transformations profondes de nos systèmes énergétiques et économiques et pas seulement une modification conjoncturelle de nos comportements individuels. La crise du Covid-19 constitue ainsi un moment de bascule : elle doit nous révéler que la neutralité carbone est un impératif physique non négociable, un attracteur autour duquel nos choix collectifs devront désormais graviter. La France a une empreinte carbone importante, une responsabilité historique élevée et les moyens d’agir : elle doit donc être exemplaire aux yeux de l’Europe et du reste du monde. Il est de notre devoir de nous organiser correctement et intelligemment pour faire advenir, en l’espace d’une trentaine d’années, une société française désirable et juste, sobre dans les usages, et libérée de toute forme d’énergie fossile.

     

    I. Le Covid-19 ne réduira que marginalement et temporairement les émissions en France

     

    a) Covid-19, confinement : quel impact sur le climat ?

     

    Plusieurs études récentes[1],[2],[3],[4] ont estimé l’impact de la crise du Covid-19 sur les émissions mondiales de CO2. Leurs résultats, cohérents entre eux, ont mis en évidence,:

    • une baisse ponctuelle des émissions mondiales de l’ordre de 17 % au plus fort de la crise (7 avril), nous ramenant alors temporairement à notre niveau d’émissions de 20064, où l’économie tournait alors à plein régime ;
    • une baisse sur les 4 premiers mois de l’année de l’ordre de 7 % par rapport à la même période l’année dernière3;
    • une baisse sur l’ensemble de l’année 2020 prévue entre 4 % et 7 % par rapport à 2019, en fonction de l’évolution de la crise dans les prochains mois4. Au total, les émissions de 2020 risquent donc d’être entre 93 % et 96 % aussi élevées que celles de 2019.

    Émissions mondiales de CO2 depuis l’an 2000 (gauche) et depuis le début de l’année 2020 (droite). Le creux d’émissions se situe autour du 7 avril (- 17 %). Moyenné sur l’année et selon le scénario choisi, la baisse sera de 4 à 7 %.

    Source : Le Quéré et al ; Global Carbon Project.

     

    En France, vers la fin du mois de mars, le confinement aura eu pour effet de baisser ponctuellement nos émissions de COdomestiques de pas moins de 30 % « en instantané » par rapport au même jour l’année précédente4. Les émissions totales françaises depuis le début de l’année jusqu’au déconfinement ont baissé de 5 %4, et il est probable que la réduction sur l’année entière soit de l’ordre de 5 à 15 %[5].

     


    Émissions de CO2 en France entre le 1er janvier et la fin du mois de mars 2020. Source : Liu et al.

     

    Or, pour limiter le réchauffement à + 1,5°C, c’est 80 % de nos émissions de gaz à effet de serre qui doivent disparaître d’ici à 2050, soit une baisse de 5,2 % chaque année jusqu’en 2050[6]. Le programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) fixe un objectif de – 7,6 %/an sur la période 2020-2030.

    Les ordres de grandeur étant similaires, il est tentant de résumer que l’effort à faire pour la lutte contre le dérèglement climatique correspond à un « Covid-19 supplémentaire par an ». Il faut bien voir ici que le mot « supplémentaire » fait toute la différence : un simple « Covid-19 tous les ans » ne reviendrait qu’à maintenir le même niveau d’émissions constaté cette année jusqu’en 2050 (une baisse de 7 % la première année, puis une stagnation des émissions, car la même situation ne ferait que se reproduire année après année). Pour tenir le rythme, il faut alors imaginer qu’en 2021, la situation dure deux fois plus longtemps qu’en 2020, six fois plus longtemps en 2025, soit pendant l’année entière (si l’on considère que 2020 connaîtra deux mois de confinement). Et 2050 devrait alors être l’année… des “trente Covid” !

    Si la quantification de l’action climat en “nombre de Covid” a ses limites, c’est que cette baisse radicale d’émissions reste conjoncturelle, non souhaitable et non durable.

     

    b) Aucune analogie ne saurait être faite entre l’expérience de confinement et la “sobriété carbone”

     

    « Still a shitty way to cut CO2 emissions », déclarait sur Twitter le Dr Simon Evans, rédacteur en chef du média Carbon Brief[7], pour relativiser les conversations traitant de la baisse d’émissions dues au Covid-19[8]. Et pour cause : outre le drame humain et sanitaire, outre le fait que ces réductions ne sont absolument pas durables (il suffit de déconfiner pour revenir à la normale), la situation de privation que nous avons vécue au cours de ces derniers mois a joui d’un ratio contrainte/efficacité désastreux, loin de l’image de la sobriété des usages que nous devons bâtir.

    Cette privation de liberté (de mouvement et, dans une moindre mesure, de consommation) n’est une caractéristique ni nécessaire, ni suffisante d’une sobriété carbone digne de ce nom :

    • elle ne lui est pas nécessaire, c’est-à-dire que la sensation de privation n’est pas consubstantielle à une sobriété réussie. Les changements de comportement les plus efficaces en termes de réduction de notre empreinte sont bien plus volontiers liés à un imaginaire de bien-être plutôt qu’à un imaginaire liberticide. Songeons par exemple au fait qu’une population libre de se déplacer à pied ou en vélo aura des émissions liés à la mobilité tout aussi faibles qu’en restant chez elle. Ou bien qu’une personne confinée, mais très consommatrice de biens hi-tech et de viande rouge, aura une empreinte carbone bien plus élevée qu’un végétarien effectuant un tour de France en train et en vélo (toutes choses égales par ailleurs) ;
    • elle n’est pas non plus suffisante, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’enfermer pour activer l’ensemble des leviers de sobriété à disposition des individus. Si le confinement a massivement réduit les émissions liées au transport, il n’a eu aucun effet sur des gisements très forts du côté de l’alimentation, de la consommation de biens ou du chauffage. Nos émissions individuelles ont certes chuté, mais elles ne sont pas tombées aux niveaux que l’on pourrait attendre de l’action climat dans la sphère domestique[9].

    Pour expliquer la relative modestie de la baisse d’émissions observée pendant le Covid-19, une première réponse est donc que confinement et sobriété ne sauraient être confondus : l’un est liberticide et relativement inopérant, l’autre nous invite à réinventer en profondeur nos rapports individuels au monde dans une logique désirable et durable. Plutôt que de penser en termes de diminution quantitative (et donc de contrainte), il faut penser en termes de changement de structure[10].

    Mais l’essentiel n’est pas là : au-delà des comportements individuels, c’est tout un environnement technique, social et productif qu’il nous faut réinventer pour parvenir à s’émanciper structurellement et durablement des énergies fossiles.

     

    c) Le problème climatique se niche pour l’essentiel loin de nos vies quotidiennes

     

    Si, au pic du confinement, nos émissions ont chuté ponctuellement de 30 % en France (17 % dans le monde), et pas de 80 %, c’est qu’une part importante des émissions nous est justement invisible et échappe pour l’essentiel à nos vies quotidiennes. Le transport de personnes a été restreint, certes, mais le fret de marchandises, lui, a suivi largement son cours[11]. Le cheptel bovin français a continué d’émettre du méthane dans nos pâturages. Les raffineries et autres installations industrielles stratégiques sont restées fonctionnelles. Et c’est la même quantité de gaz fossile qui a transité dans nos tuyaux pour chauffer nos logements, nos hôpitaux et nos supermarchés. En somme, confinement ou non, c’est toute une infrastructure gourmande en énergie fossile qui est restée en place.

     


    Ampleur de la baisse des émissions de CO2 en France par secteur d’activité pendant le confinement. Source : Le Quéré et al., Nature Climate Change (2020) ; Global Carbon Project

     

    Il est amusant de constater que certains responsables politiques en France[12] n’ont pas hésité à se servir de l’insuffisance de la baisse d’émissions liée au Covid-19 pour justifier de l’inanité, voire de la dangerosité, de l’objectif de neutralité carbone. Leur raisonnement a été le suivant : puisque la baisse des émissions s’est accompagnée d’un chômage de masse, alors tout objectif de baisse d’émissions ne peut qu’être ruineux, vain et liberticide. Curieux syllogisme qui confond corrélation (chômage et baisse du CO2 ne sont que des conséquences concomitantes du Covid) et causalité.

    Considérer le chômage comme un attribut inévitable de la transition bas carbone, c’est à la fois se tromper et prendre le problème à l’envers. Nous pensons au contraire que la neutralité carbone est un impératif non négociable, car elle relève de faits physiques et non pas sociaux. Pour l’atteindre, notre action doit nécessairement passer par une transformation profonde de nos systèmes techniques et de l’organisation de notre société. Cette ambition est notre meilleure alliée pour repenser efficacement les questions d’emploi, de souveraineté et de prospérité.

    Pour baisser les émissions, il faut donc non seulement réduire la demande par la sobriété mais aussi faire en sorte que cette demande soit à la fois moins gourmande en énergie (efficacité énergétique), et basée sur des énergies à faible teneur carbone (décarbonation). Seuls des investissements massifs et des politiques publiques ambitieuses seront à même d’y parvenir (cf. Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne, Pierre Gilbert, « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », Note de l’Institut Rousseau, février 2020[13]).

    Les pouvoirs publics ont aujourd’hui la responsabilité historique d’amorcer, soutenir et financer ce gigantesque chantier de reconstruction climatique et énergétique.

     

    II. La route vers la neutralité carbone[14] nécessitera tant de mobiliser les individus que d’amorcer de profondes transformations systémiques[15]

     

    a) Notre feuille de route bas-carbone doit être rendue contraignante


    La bonne nouvelle est que la feuille de route vers la neutralité carbone à l’échelle nationale est clairement décrite par un document officiel existant : la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Cependant, ce document n’est pas contraignant[16], ce qui réduit son pouvoir transformatif. De manière à donner un cadre juridiquement et politiquement plus fort à la stratégie de neutralité carbone de la France, et dans la lignée des recommandations du Haut Conseil pour le climat (HCC)[17], nous proposons d’inscrire les budgets carbone annuels dans la loi et de les figer une fois leur niveau fixé[18].

     

    Historique et trajectoire des émissions nettes de gaz à effet de serre en France entre 1990 et 2050. Les budgets carbone sont matérialisés par les barres bleues. Source : Stratégie nationale bas-carbone révisée (mars 2020)

    Par ailleurs, nous proposons comme le HCC de rehausser l’ambition de la stratégie de décarbonation de la France sur les prochaines années en abaissant le niveau cible d’émissions dans les prochaines périodes des budgets carbone.

    Nous proposons enfin d’élargir le périmètre d’émissions en incluant :

    • les émissions liées au transport aérien et maritime international ;
    • les émissions liées aux importations, afin de raisonner en « empreinte carbone » plutôt qu’en « inventaire national ».

     

    Proposition 1 : Inscrire les budgets carbone de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) dans la loi et rehausser son niveau d’ambition.

     

    Pour atteindre les objectifs de réduction d’émissions, l’État devra jouer, pour chacun des secteurs de l’économie, sur trois leviers : la sobriété (réduire les usages), l’efficacité énergétique (réduire la quantité d’énergie consommée par unité d’usage) et la décarbonation (réduire les émissions de CO2 par unité d’énergie consommée).

     

    b) Réduire la demande totale d’énergie et supprimer en particulier la demande en énergie fossile

     

    L’atteinte de la neutralité carbone à l’échelle française ne pourra avoir lieu sans une contraction globale du volume d’énergie consommé sur le territoire. La consommation totale d’énergie devra baisser de plus de 40 % par rapport à 2015, un effort devant être porté par l’ensemble des secteurs de l’économie française.

    Cette note n’a pas vocation à décrire l’ensemble des mesures pour chacun des secteurs, car certains font l’objet de notes dédiées dans ce présent dossier « Comment reconstruire ? » de l’Institut Rousseau :

    • Pour le secteur des transports, se référer à la note « Faire atterrir le grand déménagement du monde : la mobilité autrement » de Pierre Gilbert ;
    • Pour le secteur de l’industrie, se référer à la note « Accélérer la réalisation d’une économie véritablement circulaire à grande échelle » de Christian Duquennoi ;
    • Pour le secteur de l’agriculture, se référer à la note « À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique » de Léa Lugassy.

    Néanmoins, nous proposerons ici un certain nombre de mesures pour le secteur du bâtiment. Secteur énergivore par excellence, second poste d’émissions de gaz à effet de serre en France derrière les transports, le résidentiel/tertiaire devra non seulement contracter sa demande énergétique globale de 35 % mais aussi réorienter massivement cette demande énergétique vers des vecteurs décarbonés comme le biométhane, l’électricité bas-carbone ou encore les réseaux de chaleur.

    L’objectif est d’avoir réalisé d’ici à 2050 la rénovation thermique haute performance de l’essentiel de notre parc de bâtiments résidentiels et tertiaires (publics et privés), de façon à réduire drastiquement la quantité d’énergie requise pour le chauffage du parc. Cette seule action pourrait permettre de réduire les émissions du secteur d’environ 40 %, toutes choses égales par ailleurs. Le rythme de rénovation devra passer des 100 000 rénovations très performantes constatées aujourd’hui[19] à 500 000 (scénario SNBC) et 750 000 (scénario négaWatt) bâtiments rénovés par an, au niveau de performance BBC[20]. L’ambition doit donc aller bien au-delà du simple doublement du rythme de rénovation visé par le Green New Deal européen[21].

    Au total, 20 millions de logements et plus d’un million de bâtiments tertiaires devront être rénovés sur la période, soit environ deux tiers du parc total existant en 2015. En 2050, les passoires thermiques (étiquettes F et G) devront avoir disparu et les bâtiments au plus haut niveau de performance possible (étiquette A) devront constituer 30 % du parc. Pour ce faire, l’État devra montrer l’exemple en rénovant l’ensemble des bâtiments publics. Il devra ensuite faire en sorte d’établir les incitations adéquates et accompagner la structuration de la filière rénovation, en accompagnant la mise en œuvre de programmes pour la montée en compétence de professionnels du bâtiment. Enfin, il pourra mettre en place des mécanismes contraignants, comme l’obligation de rénover thermiquement son logement à chaque mutation.

     

    Proposition 2 : Injecter progressivement 20 à 50 Mds € par an dans un grand plan de rénovation thermique du parc résidentiel et tertiaire jusqu’à 2050 afin de se placer sur une trajectoire de 500 000 à 750 000 rénovations très performantes par an.

     

    L’État devra amorcer, tant par le biais de signaux prix incitatifs, de critères d’efficacité énergétique (étiquettes, critères de performance) que d’obligations, la conversion du parc vers des vecteurs énergétiques décarbonés. Le choix des vecteurs de chauffage choisis devra être adapté en fonction de chaque type de bâtiment, notamment :

    • pour les logements individuels, une conversion des chaudières gaz, fioul, charbon vers les pompes à chaleur, le solaire thermique et la géothermie (avec, en appoint, le chauffage à effet Joule) ;
    • pour les logements collectifs à chauffage individuel, une conversion dans la mesure du possible à des solutions de chauffage par effet Joule et aux chaudières électriques, même si ce cluster de logements reste majoritairement captif des chaudières gaz. La baisse d’émissions passera alors par la décarbonation du vecteur gaz, avec le remplacement progressif du gaz fossile par le biogaz dans les réseaux (voir Proposition 4) ;
    • pour les logements collectifs à chauffage collectif, un recours aussi grand que possible aux réseaux de chaleur Énergies renouvelables et de récupération (EnR&R) et dans une moindre mesure à la géothermie et au solaire thermique.

     

    Proposition 3 : Instaurer une combinaison de signaux prix incitatifs et d’instruments de politiques publiques intégrant des critères climat[22] afin de faire évoluer le mix énergétique du parc vers des vecteurs 100 % décarbonés, et ainsi supprimer la demande en énergie fossile sur le secteur en 2050.

     

    Ces propositions pour le secteur du bâtiment n’ont pas vocation à être exhaustives. On pourrait notamment citer la nécessité de :

    • mener une grande campagne de formation et de reconversion professionnelle dans le secteur, afin de développer les compétences de rénovation et de structurer la filière ;
    • se détourner progressivement de la construction neuve et de privilégier la réhabilitation, d’autant plus que les prévisions démographiques pour la France appellent à une division par trois de la construction neuve d’ici à 2035[23] ;
    • accroître le niveau de performance énergétique requis pour les bâtiments neufs ;
    • promouvoir la sobriété des usages, l’efficacité énergétique des équipements, les matériaux de construction bas-carbone et/ou biosourcés, ainsi que leur réemploi.

     

    c) Décarboner notre offre d’énergie, tous vecteurs confondus

     

    La société française post-Covid-19 devra se tourner massivement vers des sources d’énergie renouvelables, tant pour des raisons climatiques que d’indépendance énergétique : la France dépend encore aujourd’hui de l’extérieur pour 45 % de sa consommation d’énergie[24].

    Les combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz fossile) devront quasiment[25] totalement disparaître au profit des ressources en biomasse, de la chaleur issue de l’environnement et de l’électricité décarbonée.

    La production de gaz renouvelable, aujourd’hui de 0,7 TWh, devra être portée à quasiment 200 TWh en 2050, de manière à couvrir entre 80 % et 100 % de la consommation nationale de gaz. Pour parvenir à ce total, le soutien de l’État à trois filières, la méthanisation[26], la pyrogazéification[27] et le Power-to-gas[28], devra être massivement renforcé.

    La filière méthanisation devra représenter la colonne vertébrale de la production de biométhane en France, avec un objectif de 120 TWh de gaz produit en 2050. Pour ce faire, l’État devra mobiliser le gisement (déchets de culture, CIVE[29] ou encore effluents d’élevage) de manière bien plus forte et systématique qu’aujourd’hui. Les filières gazéification et Power-to-Gas devront se développer fortement elles aussi afin de représenter une production de respectivement 60 TWh et 10 TWh en 2050.

     

    Proposition 4 : Investir 10 à 20 Mds € par an dans les filières bois-énergie et biogaz (méthanisation, gazéification, power-to-gas), afin notamment de décarboner quasiment totalement l’offre de gaz en France.

     

    La production de chaleur, qu’elle soit distribuée par des réseaux de chaleur urbains ou directement consommée sur site par des installations industrielles, devra augmenter sa production de 30 % à 100 % par rapport à son niveau de 2016 et être (presque[30]) totalement décarbonée à l’horizon 2050. Pour produire de la chaleur renouvelable, il faudra alors développer les sources de chaleur issues de l’environnement (géothermie, pompes à chaleur) et s’appuyer sur la récupération de chaleur fatale[31] issue de sites industriels, dans une logique d’économie circulaire.

     

    Proposition 5 : Soutenir massivement la filière de production de chaleur renouvelable et fatale. Investir 1 milliard d’euros par an pour le développement des réseaux de chaleur industriels et urbains.

     

    Les capacités d’électricité renouvelable pilotables et non pilotables (hydraulique, photovoltaïque, éolien terrestre et marin, géothermie, etc.) devront représenter deux tiers de la production d’électricité en 2050, dans la continuité du scénario Ampère[32] du réseau de transport d’électricité national RTE. L’équilibre du réseau devra être assuré par l’optimisation du réseau et la valorisation des capacités de flexibilité, comme par exemple le stockage stationnaire d’électricité, l’effacement industriel et résidentiel ou encore la recharge intelligente du parc de véhicules électriques.

     

    Proposition 6 : Décarboner totalement la production d’électricité en développant les capacités renouvelables et les moyens de flexibilité.

     

    Conclusion

    La dissonance entre l’immense chamboulement que déclenche dans nos vies la crise du Covid-19 d’une part, et l’insuffisance des baisses d’émissions provoquées vis-à-vis de nos objectifs d’autre part, invite à nous ouvrir les yeux sur le caractère foncièrement diffus, généralisé, et pour l’essentiel caché, de notre dépendance aux énergies fossiles. Au-delà de nos seules sphères domestiques, c’est toute une économie qui repose actuellement sur le trio charbon-pétrole-gaz, dépendante d’infrastructures carbo-intensives et de choix historiques d’organisation de la société basés sur la promesse d’une énergie abondante et bon marché. Pour réduire nos émissions à la hauteur de l’objectif de neutralité carbone de la France, il faudra faire trois choses : organiser la sobriété, réduire globalement la demande énergétique pour chaque secteur de l’économie et décarboner les vecteurs énergétiques. L’État, en tant qu’agent macroéconomique, investisseur et législateur, devra être l’instigateur et le maître d’œuvre de cette transformation radicale.

    [1] Analyse de Carbon Brief (9 avril) : Coronavirus set to cause largest ever annual fall in CO2 emissions

    [2] Estimations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) (28 avril) : Global energy demand to plunge this year as a result of the biggest shock since the Second World War

    [3] Zhu Liu (Université de Tsinghua), Philippe Ciais (LSCE), Olivier Boucher (IPSL), et al. (11 mai) : Covid-19 causes record decline in global CO2 emissions

    [4] Le Quéré et al. ; Global Carbon Project (19 mai) : Temporary reduction in daily global CO2 emissions during the Covid-19 forced confinement

    [5] Haut Conseil pour le climat, Annexe « Estimation de l’effet du confinement sur les émissions de gaz à effets de serre (GES) de la France » du rapport Climat, santé : mieux prévenir, mieux guérir (2020)

    [6] Entre 2020 et 2030, d’après le PNUE, la baisse attendue serait plutôt de – 7,6 % par an. https://www.eenews.net/stories/1062893583

    [7] https://www.carbonbrief.org/

    [8] https://twitter.com/DrSimEvans/status/1263079713163141120

    [9] http://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part/

    [10] https://theconversation.com/penser-lapres-les-limites-physiques-de-la-planete-138842

    [11] Voir à cet effet la note de Pierre Gilbert, dans ce même dossier, consacrée au secteur du transport.

    [12] Voir la tribune des Républicains dans Le Monde, au titre évocateur : « Le Covid-19 a montré l’impossibilité d’atteindre la neutralité carbone, sauf à vouloir une économie qui tourne au chômage de masse », Le Monde, 21 mai 2020

    [13]https://institut-rousseau.fr/comment-financer-une-politique-ambitieuse-de-reconstruction-ecologique/

    [14] L’objectif de neutralité carbone de la France en 2050 est définie par la SNBC comme l’équilibre entre les émissions de CO2 et les absorptions de CO2 provoqués par les activités humaines sur le territoire français. Son atteinte en 2050 nécessitera une division par cinq des émissions de gaz à effet de serre (GES) et un doublement des capacités d’absorption des puits de carbone (forêts, sols et solutions technologiques) par rapport à aujourd’hui.

    [15] Dans cette partie, nous nous référons largement aux documents suivants :

    • Premier rapport annuel du Haut Conseil pour le climat (HCC)
    • Stratégie nationale bas-carbone révisée (SNBC)
    • Scénario négaWatt
    • Scénarios ADEME 2035-2050
    • Scénario ZEN 2050 d’EpE

    [16] Il ne l’est que par la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

    [17] https://www.hautconseilclimat.fr/wp-content/uploads/2019/09/hcc_rapport_annuel_2019_v2.pdf

    [18] Sauf pour révision technique.

    [19] ADEME, Campagne OPEN 2015

    [20] Bâtiment basse consommation ; cela correspond notamment à une étiquette de performance énergétique de niveau A ou B.

    [21] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52019DC0640&from=EN

    [22] Par exemple : critères contraignants sur la performance carbone de la construction neuve et de la rénovation, niveaux minimum de performance énergétique, etc.

    [23] Olivier Sidler (négaWatt), « Intégrer la rénovation dans un plan de relance post-coronavirus », entretien pour lebâtimentperformant.fr (mars 2020)

    [24]https://www.connaissancedesenergies.org/comment-est-calculee-l-independance-energetique-de-la-france-120604

    [25] Ne devront subsister que des émissions fugitives de gaz renouvelables et de combustibles fossiles d’appoint.

    [26]Transformation de matières organiques en biogaz (CH4) par fermentation.

    [27] Conversion de matières carbonées ou organiques en dihydrogène (H2).

    [28] Transformation d’électricité en dihydrogène (H2) par électrolyse de l’eau.

    [29] Cultures intermédiaires à vocation énergétique

    [30] Ce « presque » dépendra de la part de biométhane dans le mix gazier français, de la présence d’émissions fugitives incompressibles, et d’autres énergies fossiles d’appoint.

    [31] La chaleur de récupération, ou chaleur fatale, est la chaleur générée par un procédé qui n’en constitue pas la finalité première, et qui n’est pas récupérée.

    [32]RTE, Bilan prévisionnel de l’équilibre offre-demande d’électricité en France (2017) https://www.rte-france.com/sites/default/files/bp2017_synthese_17.pdf

    Publié le 1 juin 2020

    Profiter de la crise pour réduire durablement nos émissions de CO2

    Auteurs

    César Dugast
    Ingénieur diplômé de l’École Centrale Paris et titulaire d’une licence de philosophie de l’Université Paris IV, César Dugast est expert énergie-climat au sein du cabinet Carbone 4. Son champ d’étude couvre les scénarios prospectifs de transition bas-carbone, les mécanismes de compensation et l’analyse critique de la notion de « neutralité carbone ». Il est notamment le co-auteur de l’étude « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, de l’État et des entreprises face à l’urgence climatique » publiée en 2019.

    Au plus fort du confinement, la crise du Covid-19 aura généré une baisse ponctuelle de 17 % des émissions mondiales de CO2, nous ramenant temporairement à notre niveau d’émissions de l’année 2006. La réduction sur l’année entière est attendue autour de – 4 % à – 7 % par rapport à 2019, un chiffre absolument inédit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais pas suffisant cependant pour nous placer sur une trajectoire de neutralité carbone à l’horizon de la seconde moitié du siècle, qui nous commande de réduire nos émissions de 7,6 % chaque année. Devons-nous en conclure que la transition bas carbone est de fait irréaliste et non souhaitable, sauf à vouloir le chômage de masse, la restriction de nos libertés et des milliers de morts ?

    Ce serait faire un redoutable contresens : car s’il est bien deux choses que la crise du Covid-19 doit nous enseigner sur les sujets liés au climat, c’est, d’une part, qu’il n’existe aucune comparaison possible entre la privation de liberté que nous avons subie et la société sobre en carbone qu’il nous faudra bâtir, et, d’autre part, qu’une transition bas carbone réussie nécessitera des transformations profondes de nos systèmes énergétiques et économiques et pas seulement une modification conjoncturelle de nos comportements individuels. La crise du Covid-19 constitue ainsi un moment de bascule : elle doit nous révéler que la neutralité carbone est un impératif physique non négociable, un attracteur autour duquel nos choix collectifs devront désormais graviter. La France a une empreinte carbone importante, une responsabilité historique élevée et les moyens d’agir : elle doit donc être exemplaire aux yeux de l’Europe et du reste du monde. Il est de notre devoir de nous organiser correctement et intelligemment pour faire advenir, en l’espace d’une trentaine d’années, une société française désirable et juste, sobre dans les usages, et libérée de toute forme d’énergie fossile.

     

    I. Le Covid-19 ne réduira que marginalement et temporairement les émissions en France

     

    a) Covid-19, confinement : quel impact sur le climat ?

     

    Plusieurs études récentes[1],[2],[3],[4] ont estimé l’impact de la crise du Covid-19 sur les émissions mondiales de CO2. Leurs résultats, cohérents entre eux, ont mis en évidence,:

    • une baisse ponctuelle des émissions mondiales de l’ordre de 17 % au plus fort de la crise (7 avril), nous ramenant alors temporairement à notre niveau d’émissions de 20064, où l’économie tournait alors à plein régime ;
    • une baisse sur les 4 premiers mois de l’année de l’ordre de 7 % par rapport à la même période l’année dernière3;
    • une baisse sur l’ensemble de l’année 2020 prévue entre 4 % et 7 % par rapport à 2019, en fonction de l’évolution de la crise dans les prochains mois4. Au total, les émissions de 2020 risquent donc d’être entre 93 % et 96 % aussi élevées que celles de 2019.

    Émissions mondiales de CO2 depuis l’an 2000 (gauche) et depuis le début de l’année 2020 (droite). Le creux d’émissions se situe autour du 7 avril (- 17 %). Moyenné sur l’année et selon le scénario choisi, la baisse sera de 4 à 7 %.

    Source : Le Quéré et al ; Global Carbon Project.

     

    En France, vers la fin du mois de mars, le confinement aura eu pour effet de baisser ponctuellement nos émissions de COdomestiques de pas moins de 30 % « en instantané » par rapport au même jour l’année précédente4. Les émissions totales françaises depuis le début de l’année jusqu’au déconfinement ont baissé de 5 %4, et il est probable que la réduction sur l’année entière soit de l’ordre de 5 à 15 %[5].

     


    Émissions de CO2 en France entre le 1er janvier et la fin du mois de mars 2020. Source : Liu et al.

     

    Or, pour limiter le réchauffement à + 1,5°C, c’est 80 % de nos émissions de gaz à effet de serre qui doivent disparaître d’ici à 2050, soit une baisse de 5,2 % chaque année jusqu’en 2050[6]. Le programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) fixe un objectif de – 7,6 %/an sur la période 2020-2030.

    Les ordres de grandeur étant similaires, il est tentant de résumer que l’effort à faire pour la lutte contre le dérèglement climatique correspond à un « Covid-19 supplémentaire par an ». Il faut bien voir ici que le mot « supplémentaire » fait toute la différence : un simple « Covid-19 tous les ans » ne reviendrait qu’à maintenir le même niveau d’émissions constaté cette année jusqu’en 2050 (une baisse de 7 % la première année, puis une stagnation des émissions, car la même situation ne ferait que se reproduire année après année). Pour tenir le rythme, il faut alors imaginer qu’en 2021, la situation dure deux fois plus longtemps qu’en 2020, six fois plus longtemps en 2025, soit pendant l’année entière (si l’on considère que 2020 connaîtra deux mois de confinement). Et 2050 devrait alors être l’année… des “trente Covid” !

    Si la quantification de l’action climat en “nombre de Covid” a ses limites, c’est que cette baisse radicale d’émissions reste conjoncturelle, non souhaitable et non durable.

     

    b) Aucune analogie ne saurait être faite entre l’expérience de confinement et la “sobriété carbone”

     

    « Still a shitty way to cut CO2 emissions », déclarait sur Twitter le Dr Simon Evans, rédacteur en chef du média Carbon Brief[7], pour relativiser les conversations traitant de la baisse d’émissions dues au Covid-19[8]. Et pour cause : outre le drame humain et sanitaire, outre le fait que ces réductions ne sont absolument pas durables (il suffit de déconfiner pour revenir à la normale), la situation de privation que nous avons vécue au cours de ces derniers mois a joui d’un ratio contrainte/efficacité désastreux, loin de l’image de la sobriété des usages que nous devons bâtir.

    Cette privation de liberté (de mouvement et, dans une moindre mesure, de consommation) n’est une caractéristique ni nécessaire, ni suffisante d’une sobriété carbone digne de ce nom :

    • elle ne lui est pas nécessaire, c’est-à-dire que la sensation de privation n’est pas consubstantielle à une sobriété réussie. Les changements de comportement les plus efficaces en termes de réduction de notre empreinte sont bien plus volontiers liés à un imaginaire de bien-être plutôt qu’à un imaginaire liberticide. Songeons par exemple au fait qu’une population libre de se déplacer à pied ou en vélo aura des émissions liés à la mobilité tout aussi faibles qu’en restant chez elle. Ou bien qu’une personne confinée, mais très consommatrice de biens hi-tech et de viande rouge, aura une empreinte carbone bien plus élevée qu’un végétarien effectuant un tour de France en train et en vélo (toutes choses égales par ailleurs) ;
    • elle n’est pas non plus suffisante, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’enfermer pour activer l’ensemble des leviers de sobriété à disposition des individus. Si le confinement a massivement réduit les émissions liées au transport, il n’a eu aucun effet sur des gisements très forts du côté de l’alimentation, de la consommation de biens ou du chauffage. Nos émissions individuelles ont certes chuté, mais elles ne sont pas tombées aux niveaux que l’on pourrait attendre de l’action climat dans la sphère domestique[9].

    Pour expliquer la relative modestie de la baisse d’émissions observée pendant le Covid-19, une première réponse est donc que confinement et sobriété ne sauraient être confondus : l’un est liberticide et relativement inopérant, l’autre nous invite à réinventer en profondeur nos rapports individuels au monde dans une logique désirable et durable. Plutôt que de penser en termes de diminution quantitative (et donc de contrainte), il faut penser en termes de changement de structure[10].

    Mais l’essentiel n’est pas là : au-delà des comportements individuels, c’est tout un environnement technique, social et productif qu’il nous faut réinventer pour parvenir à s’émanciper structurellement et durablement des énergies fossiles.

     

    c) Le problème climatique se niche pour l’essentiel loin de nos vies quotidiennes

     

    Si, au pic du confinement, nos émissions ont chuté ponctuellement de 30 % en France (17 % dans le monde), et pas de 80 %, c’est qu’une part importante des émissions nous est justement invisible et échappe pour l’essentiel à nos vies quotidiennes. Le transport de personnes a été restreint, certes, mais le fret de marchandises, lui, a suivi largement son cours[11]. Le cheptel bovin français a continué d’émettre du méthane dans nos pâturages. Les raffineries et autres installations industrielles stratégiques sont restées fonctionnelles. Et c’est la même quantité de gaz fossile qui a transité dans nos tuyaux pour chauffer nos logements, nos hôpitaux et nos supermarchés. En somme, confinement ou non, c’est toute une infrastructure gourmande en énergie fossile qui est restée en place.

     


    Ampleur de la baisse des émissions de CO2 en France par secteur d’activité pendant le confinement. Source : Le Quéré et al., Nature Climate Change (2020) ; Global Carbon Project

     

    Il est amusant de constater que certains responsables politiques en France[12] n’ont pas hésité à se servir de l’insuffisance de la baisse d’émissions liée au Covid-19 pour justifier de l’inanité, voire de la dangerosité, de l’objectif de neutralité carbone. Leur raisonnement a été le suivant : puisque la baisse des émissions s’est accompagnée d’un chômage de masse, alors tout objectif de baisse d’émissions ne peut qu’être ruineux, vain et liberticide. Curieux syllogisme qui confond corrélation (chômage et baisse du CO2 ne sont que des conséquences concomitantes du Covid) et causalité.

    Considérer le chômage comme un attribut inévitable de la transition bas carbone, c’est à la fois se tromper et prendre le problème à l’envers. Nous pensons au contraire que la neutralité carbone est un impératif non négociable, car elle relève de faits physiques et non pas sociaux. Pour l’atteindre, notre action doit nécessairement passer par une transformation profonde de nos systèmes techniques et de l’organisation de notre société. Cette ambition est notre meilleure alliée pour repenser efficacement les questions d’emploi, de souveraineté et de prospérité.

    Pour baisser les émissions, il faut donc non seulement réduire la demande par la sobriété mais aussi faire en sorte que cette demande soit à la fois moins gourmande en énergie (efficacité énergétique), et basée sur des énergies à faible teneur carbone (décarbonation). Seuls des investissements massifs et des politiques publiques ambitieuses seront à même d’y parvenir (cf. Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne, Pierre Gilbert, « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », Note de l’Institut Rousseau, février 2020[13]).

    Les pouvoirs publics ont aujourd’hui la responsabilité historique d’amorcer, soutenir et financer ce gigantesque chantier de reconstruction climatique et énergétique.

     

    II. La route vers la neutralité carbone[14] nécessitera tant de mobiliser les individus que d’amorcer de profondes transformations systémiques[15]

     

    a) Notre feuille de route bas-carbone doit être rendue contraignante


    La bonne nouvelle est que la feuille de route vers la neutralité carbone à l’échelle nationale est clairement décrite par un document officiel existant : la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Cependant, ce document n’est pas contraignant[16], ce qui réduit son pouvoir transformatif. De manière à donner un cadre juridiquement et politiquement plus fort à la stratégie de neutralité carbone de la France, et dans la lignée des recommandations du Haut Conseil pour le climat (HCC)[17], nous proposons d’inscrire les budgets carbone annuels dans la loi et de les figer une fois leur niveau fixé[18].

     

    Historique et trajectoire des émissions nettes de gaz à effet de serre en France entre 1990 et 2050. Les budgets carbone sont matérialisés par les barres bleues. Source : Stratégie nationale bas-carbone révisée (mars 2020)

    Par ailleurs, nous proposons comme le HCC de rehausser l’ambition de la stratégie de décarbonation de la France sur les prochaines années en abaissant le niveau cible d’émissions dans les prochaines périodes des budgets carbone.

    Nous proposons enfin d’élargir le périmètre d’émissions en incluant :

    • les émissions liées au transport aérien et maritime international ;
    • les émissions liées aux importations, afin de raisonner en « empreinte carbone » plutôt qu’en « inventaire national ».

     

    Proposition 1 : Inscrire les budgets carbone de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) dans la loi et rehausser son niveau d’ambition.

     

    Pour atteindre les objectifs de réduction d’émissions, l’État devra jouer, pour chacun des secteurs de l’économie, sur trois leviers : la sobriété (réduire les usages), l’efficacité énergétique (réduire la quantité d’énergie consommée par unité d’usage) et la décarbonation (réduire les émissions de CO2 par unité d’énergie consommée).

     

    b) Réduire la demande totale d’énergie et supprimer en particulier la demande en énergie fossile

     

    L’atteinte de la neutralité carbone à l’échelle française ne pourra avoir lieu sans une contraction globale du volume d’énergie consommé sur le territoire. La consommation totale d’énergie devra baisser de plus de 40 % par rapport à 2015, un effort devant être porté par l’ensemble des secteurs de l’économie française.

    Cette note n’a pas vocation à décrire l’ensemble des mesures pour chacun des secteurs, car certains font l’objet de notes dédiées dans ce présent dossier « Comment reconstruire ? » de l’Institut Rousseau :

    • Pour le secteur des transports, se référer à la note « Faire atterrir le grand déménagement du monde : la mobilité autrement » de Pierre Gilbert ;
    • Pour le secteur de l’industrie, se référer à la note « Accélérer la réalisation d’une économie véritablement circulaire à grande échelle » de Christian Duquennoi ;
    • Pour le secteur de l’agriculture, se référer à la note « À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique » de Léa Lugassy.

    Néanmoins, nous proposerons ici un certain nombre de mesures pour le secteur du bâtiment. Secteur énergivore par excellence, second poste d’émissions de gaz à effet de serre en France derrière les transports, le résidentiel/tertiaire devra non seulement contracter sa demande énergétique globale de 35 % mais aussi réorienter massivement cette demande énergétique vers des vecteurs décarbonés comme le biométhane, l’électricité bas-carbone ou encore les réseaux de chaleur.

    L’objectif est d’avoir réalisé d’ici à 2050 la rénovation thermique haute performance de l’essentiel de notre parc de bâtiments résidentiels et tertiaires (publics et privés), de façon à réduire drastiquement la quantité d’énergie requise pour le chauffage du parc. Cette seule action pourrait permettre de réduire les émissions du secteur d’environ 40 %, toutes choses égales par ailleurs. Le rythme de rénovation devra passer des 100 000 rénovations très performantes constatées aujourd’hui[19] à 500 000 (scénario SNBC) et 750 000 (scénario négaWatt) bâtiments rénovés par an, au niveau de performance BBC[20]. L’ambition doit donc aller bien au-delà du simple doublement du rythme de rénovation visé par le Green New Deal européen[21].

    Au total, 20 millions de logements et plus d’un million de bâtiments tertiaires devront être rénovés sur la période, soit environ deux tiers du parc total existant en 2015. En 2050, les passoires thermiques (étiquettes F et G) devront avoir disparu et les bâtiments au plus haut niveau de performance possible (étiquette A) devront constituer 30 % du parc. Pour ce faire, l’État devra montrer l’exemple en rénovant l’ensemble des bâtiments publics. Il devra ensuite faire en sorte d’établir les incitations adéquates et accompagner la structuration de la filière rénovation, en accompagnant la mise en œuvre de programmes pour la montée en compétence de professionnels du bâtiment. Enfin, il pourra mettre en place des mécanismes contraignants, comme l’obligation de rénover thermiquement son logement à chaque mutation.

     

    Proposition 2 : Injecter progressivement 20 à 50 Mds € par an dans un grand plan de rénovation thermique du parc résidentiel et tertiaire jusqu’à 2050 afin de se placer sur une trajectoire de 500 000 à 750 000 rénovations très performantes par an.

     

    L’État devra amorcer, tant par le biais de signaux prix incitatifs, de critères d’efficacité énergétique (étiquettes, critères de performance) que d’obligations, la conversion du parc vers des vecteurs énergétiques décarbonés. Le choix des vecteurs de chauffage choisis devra être adapté en fonction de chaque type de bâtiment, notamment :

    • pour les logements individuels, une conversion des chaudières gaz, fioul, charbon vers les pompes à chaleur, le solaire thermique et la géothermie (avec, en appoint, le chauffage à effet Joule) ;
    • pour les logements collectifs à chauffage individuel, une conversion dans la mesure du possible à des solutions de chauffage par effet Joule et aux chaudières électriques, même si ce cluster de logements reste majoritairement captif des chaudières gaz. La baisse d’émissions passera alors par la décarbonation du vecteur gaz, avec le remplacement progressif du gaz fossile par le biogaz dans les réseaux (voir Proposition 4) ;
    • pour les logements collectifs à chauffage collectif, un recours aussi grand que possible aux réseaux de chaleur Énergies renouvelables et de récupération (EnR&R) et dans une moindre mesure à la géothermie et au solaire thermique.

     

    Proposition 3 : Instaurer une combinaison de signaux prix incitatifs et d’instruments de politiques publiques intégrant des critères climat[22] afin de faire évoluer le mix énergétique du parc vers des vecteurs 100 % décarbonés, et ainsi supprimer la demande en énergie fossile sur le secteur en 2050.

     

    Ces propositions pour le secteur du bâtiment n’ont pas vocation à être exhaustives. On pourrait notamment citer la nécessité de :

    • mener une grande campagne de formation et de reconversion professionnelle dans le secteur, afin de développer les compétences de rénovation et de structurer la filière ;
    • se détourner progressivement de la construction neuve et de privilégier la réhabilitation, d’autant plus que les prévisions démographiques pour la France appellent à une division par trois de la construction neuve d’ici à 2035[23] ;
    • accroître le niveau de performance énergétique requis pour les bâtiments neufs ;
    • promouvoir la sobriété des usages, l’efficacité énergétique des équipements, les matériaux de construction bas-carbone et/ou biosourcés, ainsi que leur réemploi.

     

    c) Décarboner notre offre d’énergie, tous vecteurs confondus

     

    La société française post-Covid-19 devra se tourner massivement vers des sources d’énergie renouvelables, tant pour des raisons climatiques que d’indépendance énergétique : la France dépend encore aujourd’hui de l’extérieur pour 45 % de sa consommation d’énergie[24].

    Les combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz fossile) devront quasiment[25] totalement disparaître au profit des ressources en biomasse, de la chaleur issue de l’environnement et de l’électricité décarbonée.

    La production de gaz renouvelable, aujourd’hui de 0,7 TWh, devra être portée à quasiment 200 TWh en 2050, de manière à couvrir entre 80 % et 100 % de la consommation nationale de gaz. Pour parvenir à ce total, le soutien de l’État à trois filières, la méthanisation[26], la pyrogazéification[27] et le Power-to-gas[28], devra être massivement renforcé.

    La filière méthanisation devra représenter la colonne vertébrale de la production de biométhane en France, avec un objectif de 120 TWh de gaz produit en 2050. Pour ce faire, l’État devra mobiliser le gisement (déchets de culture, CIVE[29] ou encore effluents d’élevage) de manière bien plus forte et systématique qu’aujourd’hui. Les filières gazéification et Power-to-Gas devront se développer fortement elles aussi afin de représenter une production de respectivement 60 TWh et 10 TWh en 2050.

     

    Proposition 4 : Investir 10 à 20 Mds € par an dans les filières bois-énergie et biogaz (méthanisation, gazéification, power-to-gas), afin notamment de décarboner quasiment totalement l’offre de gaz en France.

     

    La production de chaleur, qu’elle soit distribuée par des réseaux de chaleur urbains ou directement consommée sur site par des installations industrielles, devra augmenter sa production de 30 % à 100 % par rapport à son niveau de 2016 et être (presque[30]) totalement décarbonée à l’horizon 2050. Pour produire de la chaleur renouvelable, il faudra alors développer les sources de chaleur issues de l’environnement (géothermie, pompes à chaleur) et s’appuyer sur la récupération de chaleur fatale[31] issue de sites industriels, dans une logique d’économie circulaire.

     

    Proposition 5 : Soutenir massivement la filière de production de chaleur renouvelable et fatale. Investir 1 milliard d’euros par an pour le développement des réseaux de chaleur industriels et urbains.

     

    Les capacités d’électricité renouvelable pilotables et non pilotables (hydraulique, photovoltaïque, éolien terrestre et marin, géothermie, etc.) devront représenter deux tiers de la production d’électricité en 2050, dans la continuité du scénario Ampère[32] du réseau de transport d’électricité national RTE. L’équilibre du réseau devra être assuré par l’optimisation du réseau et la valorisation des capacités de flexibilité, comme par exemple le stockage stationnaire d’électricité, l’effacement industriel et résidentiel ou encore la recharge intelligente du parc de véhicules électriques.

     

    Proposition 6 : Décarboner totalement la production d’électricité en développant les capacités renouvelables et les moyens de flexibilité.

     

    Conclusion

    La dissonance entre l’immense chamboulement que déclenche dans nos vies la crise du Covid-19 d’une part, et l’insuffisance des baisses d’émissions provoquées vis-à-vis de nos objectifs d’autre part, invite à nous ouvrir les yeux sur le caractère foncièrement diffus, généralisé, et pour l’essentiel caché, de notre dépendance aux énergies fossiles. Au-delà de nos seules sphères domestiques, c’est toute une économie qui repose actuellement sur le trio charbon-pétrole-gaz, dépendante d’infrastructures carbo-intensives et de choix historiques d’organisation de la société basés sur la promesse d’une énergie abondante et bon marché. Pour réduire nos émissions à la hauteur de l’objectif de neutralité carbone de la France, il faudra faire trois choses : organiser la sobriété, réduire globalement la demande énergétique pour chaque secteur de l’économie et décarboner les vecteurs énergétiques. L’État, en tant qu’agent macroéconomique, investisseur et législateur, devra être l’instigateur et le maître d’œuvre de cette transformation radicale.

    [1] Analyse de Carbon Brief (9 avril) : Coronavirus set to cause largest ever annual fall in CO2 emissions

    [2] Estimations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) (28 avril) : Global energy demand to plunge this year as a result of the biggest shock since the Second World War

    [3] Zhu Liu (Université de Tsinghua), Philippe Ciais (LSCE), Olivier Boucher (IPSL), et al. (11 mai) : Covid-19 causes record decline in global CO2 emissions

    [4] Le Quéré et al. ; Global Carbon Project (19 mai) : Temporary reduction in daily global CO2 emissions during the Covid-19 forced confinement

    [5] Haut Conseil pour le climat, Annexe « Estimation de l’effet du confinement sur les émissions de gaz à effets de serre (GES) de la France » du rapport Climat, santé : mieux prévenir, mieux guérir (2020)

    [6] Entre 2020 et 2030, d’après le PNUE, la baisse attendue serait plutôt de – 7,6 % par an. https://www.eenews.net/stories/1062893583

    [7] https://www.carbonbrief.org/

    [8] https://twitter.com/DrSimEvans/status/1263079713163141120

    [9] http://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part/

    [10] https://theconversation.com/penser-lapres-les-limites-physiques-de-la-planete-138842

    [11] Voir à cet effet la note de Pierre Gilbert, dans ce même dossier, consacrée au secteur du transport.

    [12] Voir la tribune des Républicains dans Le Monde, au titre évocateur : « Le Covid-19 a montré l’impossibilité d’atteindre la neutralité carbone, sauf à vouloir une économie qui tourne au chômage de masse », Le Monde, 21 mai 2020

    [13]https://institut-rousseau.fr/comment-financer-une-politique-ambitieuse-de-reconstruction-ecologique/

    [14] L’objectif de neutralité carbone de la France en 2050 est définie par la SNBC comme l’équilibre entre les émissions de CO2 et les absorptions de CO2 provoqués par les activités humaines sur le territoire français. Son atteinte en 2050 nécessitera une division par cinq des émissions de gaz à effet de serre (GES) et un doublement des capacités d’absorption des puits de carbone (forêts, sols et solutions technologiques) par rapport à aujourd’hui.

    [15] Dans cette partie, nous nous référons largement aux documents suivants :

    • Premier rapport annuel du Haut Conseil pour le climat (HCC)
    • Stratégie nationale bas-carbone révisée (SNBC)
    • Scénario négaWatt
    • Scénarios ADEME 2035-2050
    • Scénario ZEN 2050 d’EpE

    [16] Il ne l’est que par la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

    [17] https://www.hautconseilclimat.fr/wp-content/uploads/2019/09/hcc_rapport_annuel_2019_v2.pdf

    [18] Sauf pour révision technique.

    [19] ADEME, Campagne OPEN 2015

    [20] Bâtiment basse consommation ; cela correspond notamment à une étiquette de performance énergétique de niveau A ou B.

    [21] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52019DC0640&from=EN

    [22] Par exemple : critères contraignants sur la performance carbone de la construction neuve et de la rénovation, niveaux minimum de performance énergétique, etc.

    [23] Olivier Sidler (négaWatt), « Intégrer la rénovation dans un plan de relance post-coronavirus », entretien pour lebâtimentperformant.fr (mars 2020)

    [24]https://www.connaissancedesenergies.org/comment-est-calculee-l-independance-energetique-de-la-france-120604

    [25] Ne devront subsister que des émissions fugitives de gaz renouvelables et de combustibles fossiles d’appoint.

    [26]Transformation de matières organiques en biogaz (CH4) par fermentation.

    [27] Conversion de matières carbonées ou organiques en dihydrogène (H2).

    [28] Transformation d’électricité en dihydrogène (H2) par électrolyse de l’eau.

    [29] Cultures intermédiaires à vocation énergétique

    [30] Ce « presque » dépendra de la part de biométhane dans le mix gazier français, de la présence d’émissions fugitives incompressibles, et d’autres énergies fossiles d’appoint.

    [31] La chaleur de récupération, ou chaleur fatale, est la chaleur générée par un procédé qui n’en constitue pas la finalité première, et qui n’est pas récupérée.

    [32]RTE, Bilan prévisionnel de l’équilibre offre-demande d’électricité en France (2017) https://www.rte-france.com/sites/default/files/bp2017_synthese_17.pdf

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