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Une poignée d’investisseurs contrôle les plus grandes entreprises pétrolières : que faire ?

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Une poignée d’investisseurs contrôle les plus grandes entreprises pétrolières : que faire ?

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Une poignée d’investisseurs contrôle les plus grandes entreprises pétrolières : que faire ?

Auteurs

Par Robert I. Bell, Professeur de management au Brooklyn College, City University of New York

Résumé
Dans un contexte où les grandes entreprises pétrolières mondiales sont dominées par une petite poignée d’investisseurs institutionnels, une réforme fiscale ambitieuse, mêlant crédit d’impôt et taxation différentielle des rachats d’action, pourrait jouer un rôle essentiel dans la redirection de leurs investissements vers les énergies renouvelables.

Les cinq plus grandes entreprises pétrolières mondiales — Exxon, Chevron, TotalEnergies, BP et Shell — sont aujourd’hui contrôlées par un nombre restreint d’investisseurs institutionnels : 25 au total, détenant entre 38 % et 50 % de leurs actions [1]. Bien que ces investisseurs varient, on observe une forte homogénéité parmi eux, avec la présence systématique de grands noms tels que BlackRock, JP Morgan Chase et Vanguard. De ce fait, un petit groupe d’investisseurs domine de manière effective l’industrie pétrolière mondiale, et les dirigeants de ces entreprises œuvrent en priorité pour satisfaire leurs intérêts.

Pourquoi cette concentration pose-t-elle problème ?

  1. Influence politique excessive

Tout d’abord, ces géants pétroliers exercent une influence politique considérable à l’échelle mondiale. Un exemple récent l’illustre bien : en avril 2024, Donald Trump a organisé un dîner avec une vingtaine de dirigeants de l’industrie pétrolière dans son domaine en Floride, leur demandant un milliard de dollars pour financer sa campagne présidentielle [2]. En retour, il a promis de supprimer l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden ainsi que d’autres mesures visant à limiter le réchauffement climatique et à réduire la pollution. Trump, quel que soit son niveau d’intelligence, sait où se trouve l’argent et l’influence qu’il peut acheter.

  1. Obstacle à la transition vers les énergies renouvelables

Cette structure de propriété empêche ensuite les grandes compagnies pétrolières de se reconvertir vers les énergies renouvelables. Bien que certains des 25 investisseurs puissent être des idéologues néolibéraux, la plupart d’entre eux ne poursuivent qu’un seul objectif : maximiser les profits de leurs actionnaires. Les compagnies pétrolières leur offrent une source de profits régulière et importante. Les véhicules, avions, navires et produits pétrochimiques — notamment le plastique — assurent à l’industrie pétrolière des bénéfices presque garantis. Et lorsque ces bénéfices ne suffisent pas, les compagnies rachètent leurs propres actions et versent des dividendes généreux, souvent à titre exceptionnel. Par conséquent, seule une très faible part des bénéfices générés par ces entreprises est réinvestie dans les énergies renouvelables. Personne n’a besoin d’être un idéologue pour que ce système perdure : les cadres supérieurs de ces entreprises préservent leur emploi en travaillant pour les actionnaires (c’est-à-dire les 25) et les actionnaires (c’est-à-dire les 25) travaillent simplement pour leurs investisseurs. En d’autres termes, chacun est responsable devant quelqu’un d’autre et a une bonne raison de ne pas se préoccuper du tableau d’ensemble.

  1. Absence de volonté de lutte contre le réchauffement climatique

Ces investisseurs ne semblent pas non plus préoccupés par la crise climatique immédiate. Heather Zichal, responsable mondial du développement durable chez JPMorgan Chase & Co, l’un des principaux actionnaires de ces géants, l’a confirmé dans une interview accordée à Bloomberg lors de la semaine du climat en septembre 2024 : « Nous nous concentrons sur ce que nous pouvons contrôler, à savoir maximiser le rendement du capital » [3]. Plutôt que de réorienter leurs investissements vers les énergies renouvelables, ces institutions préfèrent continuer à canaliser les flux de trésorerie des entreprises pétrolières vers leurs portefeuilles d’actions, contribuant ainsi à l’immobilisme de ces structures.

  1. Potentiel des Supermajors pour la transition énergétique

Cela est d’autant plus regrettable que les supermajors disposent des ressources et des compétences nécessaires pour contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, notamment grâce à leur expertise dans les technologies offshores, qui pourraient être utilisées pour développer des parcs éoliens flottants. Cependant, des entreprises comme Equinor ont malheureusement utilisé cette expertise pour continuer à exploiter le pétrole en mer, masquant ainsi un greenwashing déguisé [4]. D’autres entreprises, comme Orsted [5], ont choisi une voie plus radicale en se reconvertissant vers les énergies renouvelables, mais ces efforts restent isolés.

Il convient d’ailleurs de souligner que si Orsted est détenue majoritairement par le gouvernement danois, Equinor est détenue à 67 % par le gouvernement norvégien. Les recettes du gouvernement norvégien provenant d’Equinor sont ainsi reversées au fonds de pension gouvernemental (Government Pension Fund Global), géré par la Norge Bank. Son site web indique que « ces dépôts représentent moins de la moitié de la valeur du fonds. La majeure partie a été gagnée en investissant dans des actions, des titres à revenu fixe, des biens immobiliers et des infrastructures d’énergie renouvelable » [6] [7]. Cela dit, le fonds, outre les revenus qu’il tire du pétrole et du gaz naturel norvégiens, détient des parts importantes dans Shell, TotalEnergies, Chevron et Exxon [8]. Ainsi, si le pays a su éviter la « malédiction du pétrole » en réinvestissant une partie de ses profits dans des infrastructures durables, une part importante de ses revenus conduit à propager les effets néfastes du réchauffement climatique à l’échelle mondiale. Le gouvernement norvégien ne semble pas pressé de faire évoluer cet état de fait.

Que faire ?

Le système financier mondial est si inertiel que toute tentative de s’attaquer à la concentration de la propriété des entreprises pétrolières, ou à la question des « 25 » actionnaires, semble presque irréalisable à première vue. Les mouvements de désinvestissement ont tenté d’aborder cette question sous un angle moral, mais sans grand succès. Une approche plus pragmatique, qui considérerait la question sous l’angle financier et fiscal, pourrait-elle être plus efficace ? L’objectif ne devrait en effet peut-être pas être de faire sortir les investisseurs du pétrole, mais de faire sortir les compagnies pétrolières elles-mêmes du pétrole.

  1. La taxe sur le rachat d’actions : effet Robin des Bois ou piège fiscal ?

La réaction des gilets jaunes à une taxe sur le diesel nous a appris qu’une taxe ciblée sur le carbone, qui peut être facilement présentée comme frappant de manière disproportionnée ceux qui se considèrent comme des pauvres, est une très mauvaise idée sur le plan politique. En revanche, une taxe sur les bénéfices générés par le carbone pourrait être perçue comme ayant un effet Robin des Bois – prendre aux riches pour donner aux pauvres – et bénéficier d’un large soutien politique.

Mais comment imposer une taxe sur le carbone aux 25 ? L’IRA de Joe Biden peut montrer la voie, si elle peut être adaptée à la France, et plus largement à l’UE. Cette loi a connu un grand succès aux États-Unis pour les investissements industriels et les voitures électriques (mais pas, par exemple, pour l’énergie solaire sur les toits).  L’IRA impose par ailleurs une taxe de 1 % sur les rachats d’actions à toutes les entreprises, y compris les compagnies pétrolières.

Une solution possible serait que la France, et de préférence l’ensemble de l’UE, impose une taxe plus importante sur les rachats d’actions des entreprises de combustibles fossiles – peut-être 10 %, 20 %, voire plus. Cette taxe pourrait être affinée pour refléter le pourcentage de l’investissement brut de l’entreprise dans les infrastructures d’énergie renouvelable, tel qu’indiqué dans les documents financiers de l’entreprise. Ainsi, si l’une des Supermajors commençait à investir de manière significative dans les énergies renouvelables, elle réduirait le montant de sa taxe sur les rachats d’actions en fonction du pourcentage relatif d’investissement de son flux de trésorerie disponible dans les renouvelables. La même idée pourrait s’appliquer aux dividendes et aux dividendes spéciaux.

En France, une taxe de 3 % sur les dividendes a été jugée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel [9], mais la taxe sur les rachats d’actions pourrait offrir une alternative. Cette dernière pourrait être modulée en fonction de l’impact carbone des investissements [10].

Le problème le plus évident est que, sur les cinq Supermajors, une seule, TotalEnergies, est une société dont le siège est en France, et donc la seule qui serait directement concernée par les lois fiscales françaises. Il conviendrait alors de veiller à de possibles tentatives de contournement. D’ores et déjà, TotalEnergies tente actuellement de convertir ses American Depository Receipts (ADR), négociés sur les marchés américains, en une cotation à part entière à la Bourse de New York [11]. Un ADR est un certificat émis par une banque ou une autre institution financière indiquant qu’elle détient le nombre d’actions – généralement une – sur une bourse étrangère (par exemple, TotalEnergies à Paris) équivalent au nombre indiqué sur l’ADR. Le détenteur de l’ADR reçoit tout dividende émis par la société et peut négocier l’ADR comme s’il s’agissait d’une action ordinaire [12] d’une autre juridiction.

  1. La carotte plutôt que le bâton ?

Le succès de l’IRA aux États-Unis, qui a généré 126 milliards de dollars d’investissements et 109 000 emplois en seulement deux ans, montre qu’une approche incitative peut porter ses fruits. La plupart des investissements ont été réalisés dans des usines de fabrication de voitures électriques, de batteries et d’installations solaires. L’IRA accorde, pour un large éventail d’investissements dans les énergies renouvelables, un crédit d’impôt à l’investissement de 30 % [13]. L’IRA offre également, pour d’autres investissements, tels que les parcs éoliens, un crédit d’impôt à la production de 2,6 cents par KWh pour l’électricité produite et vendue. Cela représente 26 dollars par MWh. Étant donné que les nouveaux projets éoliens terrestres les moins chers (c’est-à-dire situés dans les meilleures zones) reviennent à 27 dollars par MWh, la banque d’investissement Lazard estime que leur coût est pratiquement nul [14]. Les deux types de crédits d’impôt peuvent être un peu plus élevés dans certaines circonstances, par exemple si les investissements sont réalisés dans des zones où se trouvent des usines désaffectées ou sur des terres amérindiennes.

Une loi similaire en France ou en Europe pourrait s’avérer efficace pour aider à la reconversion d’une partie des activités des grandes majors pétrolières vers les énergies renouvelables. Notons toutefois que les grandes compagnies pétrolières américaines, Exxon et Chevron, se sont à peine lancées dans les énergies renouvelables malgré l’IRA. En effet, le lobby politique du pétrole aux États-Unis est très puissant et, grâce à la fracturation hydraulique et aux ressources naturelles, les États-Unis sont tout simplement devenus le plus grand producteur de pétrole au monde [17]. L’Europe pourrait y trouver davantage son compte.

Mais une reconversion de Totalenergies signerait-elle le départ de ces grands investisseurs qui dirigent l’industrie pétrolière ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, étant donné l’importance politiquement symbolique de TotalEnergies en France, qui est en fait la compagnie pétrolière nationale, au moins certains des fonds pourraient subir un énorme préjudice de réputation s’ils vendaient, et ils pourraient bien craindre que cela se répercute sur certains de leurs autres investissements ou opérations financières. Ils pourraient être piégés dans leur détention par le simple fait qu’ils sont si importants. Deuxièmement, TotalEnergies dispose d’un fonds d’actionnariat salarié qui détient 6,6 % de la société. C’est probablement suffisant pour rassembler d’autres fonds afin de continuer à détenir les actions. Troisièmement, TotalEnergies réalise déjà un effort matériel dans le sens de l’écologie. Selon un article de Bloomberg.com du 26 septembre 2024, TotalEnergies « réduit la vente de produits pétroliers et consacre 5 milliards d’euros par an – environ un tiers de ses investissements annuels – à l’énergie propre et aux carburants durables » [18]. Un plus grand effort écologique faciliterait sans aucun doute la tâche de ces gestionnaires de fonds.

Quatrièmement, au moins dans l’UE, les énergies renouvelables sont tout simplement un bon investissement. C’est ce qui ressort de la récente décision de l’UE, soutenue par la France, d’imposer des droits de douane élevés sur les voitures électriques chinoises dans le but de promouvoir l’industrie européenne des voitures électriques. Ces nouvelles protections tarifaires, qui s’ajoutent aux droits de douane existants de 10 %, vont atteindre jusqu’à 35,3 % pour certains fabricants [19], de sorte que les droits de douane effectifs pourraient atteindre 45 %. Cela n’est pas encore comparable aux droits de douane américains de 100 % sur les voitures électriques chinoises [20], qui ont pour effet d’exclure du marché américain toutes les voitures chinoises bas de gamme. Mais les droits de douane de l’UE ne manqueront pas de renforcer le lobby vert dans l’UE en aidant à créer des usines de voitures électriques et des emplois sur place.

Cinquièmement, peut-être qu’une incitation fiscale à passer aux énergies renouvelables arrêtera le suicide planétaire que commettent actuellement certaines des majors et Supermajors du pétrole. À l’heure actuelle, TotalEnergies construit un oléoduc chauffé, potentiellement ruineux pour l’environnement, qui part de l’Ouganda et traverse la Tanzanie [21]. Pour ne pas être en reste dans la course à la catastrophe environnementale, EXXON a soulevé une controverse internationale en forant massivement dans les eaux au large de la Guyane [22], qui, soit dit en passant, sont contestées par le Venezuela comme faisant partie de son territoire, et Equinor fore dans les eaux de l’Arctique, dans la mer de Barents [23]. Une taxe sur les rachats d’actions et, plus important encore, des incitations fiscales à la production et à l’investissement, peut-être avec l’aide de droits de douane élevés pour empêcher le dumping, pourraient être une stratégie gagnante pour sortir le monde du pétrole malgré l’emprise d’une poignée d’investisseurs institutionnels.

 

Notes et références

[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/08/28/chacune-des-cinq-majors-du-petrole-est-controlee-par-pas-plus-de-25-actionnaires-institutionnels_6297602_3232.html
https://www.lemonde.fr/en/opinion/article/2024/08/28/each-of-the-five-oil-majors-is-controlled-by-no-more-than-25-institutional-shareholders_6722836_23.html

[2] https://www.washingtonpost.com/politics/2024/05/09/trump-oil-industry-campaign-money/

[3] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-09-25/bankers-say-the-quiet-part-out-loud-at-climate-week?cmpid=BBD092524_GREENDAILY&utm_medium=email&utm_source=newsletter&utm_term=240925&utm_campaign=greendaily&sref=XVZ2svL2

[4] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/01/les-grandes-compagnies-petrolieres-et-gazieres-utilisent-l-energie-eolienne-et-solaire-pour-produire-encore-plus-de-petrole_6197647_3232.html

[5] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-10-07/orsted-shares-jump-after-equinor-buys-stake-in-wind-giant?srnd=homepage-europe&sref=XVZ2svL2

[6] https://www.nbim.no/en/the-fund/about-the-fund/

[7] https://www.tekna.no/en/career/a-career-in-norway/social-welfare-in-norway-the-nuts-and-bolts/#:~:text=The%20Norwegian%20welfare%20state%20is,the%20more%20taxes%20you%20pay.

[8] https://www.nbim.no/en/the-fund/investments/#/2024/investments/equities

[9] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/impots-comment-sera-calculee-la-surtaxe-des-grandes-entreprises-en-2025-et-2026-2123348 “censure d’une taxe de 3 % sur les dividendes, adoptée sous François Hollande mais invalidée par le Conseil Constitutionnel.”

[10] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/qu-est-ce-que-le-rachat-d-actions-cette-pratique-des-grandes-entreprises-que-le-gouvernement-pourrait-taxer-20240930

[11] https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/totalenergies-confirme-son-inedit-projet-de-double-cotation-de-totalenergies-2122900

[12] https://www.investopedia.com/terms/a/adr.asp

[13] https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1830#:~:text=The%20Inflation%20Reduction%20Act%20modifies,proportion%20of%20qualified%20apprentices%20from

[14] https://www.lazard.com/media/xemfey0k/lazards-lcoeplus-june-2024-_vf.pdf Please see pages 9 & 10.

[15] https://e2.org/wp-content/uploads/2024/08/E2-Clean-Economy-Works-IRA-Two-Year-Review_August-2024.pdf

[16] Financial Times, “Delays hit 40% of Biden’s major IRA manufacturing projects” August 17, 2024

[17] https://www.eia.gov/todayinenergy/detail.php?id=61545

[18] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-09-26/schneider-overtakes-totalenergies-as-the-world-goes-electric?sref=XVZ2svL2

[19] https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/10/04/l-europe-confirme-la-surtaxe-des-voitures-electriques-chinoises_6343829_3234.html

[20] https://www.nytimes.com/2024/05/14/us/politics/biden-china-tariffs.html

[21]  “This major export system includes 1,443 km (296 km in Uganda and 1147km in Tanzania) of insulated and buried 24” inch electrically heated pipeline, six pumping stations, two pressure reduction stations and a marine export terminal in Tanzania.” From: https://www.eacop.com/faqs/#:~:text=This%20major%20export%20system%20includes,marine%20export%20terminal%20in%20Tanzania.

[22] https://www.ft.com/content/2e4b2015-27e6-4b26-a02f-0040a71c6852

[23] https://thebarentsobserver.com/en/climate-crisis/2024/03/oilmen-step-arctic-drilling-south-ice-edge

 

Publié le 28 novembre 2024

Une poignée d’investisseurs contrôle les plus grandes entreprises pétrolières : que faire ?

Auteurs

Robert Bell
Professor of Management at Brooklyn College, city University of New York

Par Robert I. Bell, Professeur de management au Brooklyn College, City University of New York

Résumé
Dans un contexte où les grandes entreprises pétrolières mondiales sont dominées par une petite poignée d’investisseurs institutionnels, une réforme fiscale ambitieuse, mêlant crédit d’impôt et taxation différentielle des rachats d’action, pourrait jouer un rôle essentiel dans la redirection de leurs investissements vers les énergies renouvelables.

Les cinq plus grandes entreprises pétrolières mondiales — Exxon, Chevron, TotalEnergies, BP et Shell — sont aujourd’hui contrôlées par un nombre restreint d’investisseurs institutionnels : 25 au total, détenant entre 38 % et 50 % de leurs actions [1]. Bien que ces investisseurs varient, on observe une forte homogénéité parmi eux, avec la présence systématique de grands noms tels que BlackRock, JP Morgan Chase et Vanguard. De ce fait, un petit groupe d’investisseurs domine de manière effective l’industrie pétrolière mondiale, et les dirigeants de ces entreprises œuvrent en priorité pour satisfaire leurs intérêts.

Pourquoi cette concentration pose-t-elle problème ?

  1. Influence politique excessive

Tout d’abord, ces géants pétroliers exercent une influence politique considérable à l’échelle mondiale. Un exemple récent l’illustre bien : en avril 2024, Donald Trump a organisé un dîner avec une vingtaine de dirigeants de l’industrie pétrolière dans son domaine en Floride, leur demandant un milliard de dollars pour financer sa campagne présidentielle [2]. En retour, il a promis de supprimer l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden ainsi que d’autres mesures visant à limiter le réchauffement climatique et à réduire la pollution. Trump, quel que soit son niveau d’intelligence, sait où se trouve l’argent et l’influence qu’il peut acheter.

  1. Obstacle à la transition vers les énergies renouvelables

Cette structure de propriété empêche ensuite les grandes compagnies pétrolières de se reconvertir vers les énergies renouvelables. Bien que certains des 25 investisseurs puissent être des idéologues néolibéraux, la plupart d’entre eux ne poursuivent qu’un seul objectif : maximiser les profits de leurs actionnaires. Les compagnies pétrolières leur offrent une source de profits régulière et importante. Les véhicules, avions, navires et produits pétrochimiques — notamment le plastique — assurent à l’industrie pétrolière des bénéfices presque garantis. Et lorsque ces bénéfices ne suffisent pas, les compagnies rachètent leurs propres actions et versent des dividendes généreux, souvent à titre exceptionnel. Par conséquent, seule une très faible part des bénéfices générés par ces entreprises est réinvestie dans les énergies renouvelables. Personne n’a besoin d’être un idéologue pour que ce système perdure : les cadres supérieurs de ces entreprises préservent leur emploi en travaillant pour les actionnaires (c’est-à-dire les 25) et les actionnaires (c’est-à-dire les 25) travaillent simplement pour leurs investisseurs. En d’autres termes, chacun est responsable devant quelqu’un d’autre et a une bonne raison de ne pas se préoccuper du tableau d’ensemble.

  1. Absence de volonté de lutte contre le réchauffement climatique

Ces investisseurs ne semblent pas non plus préoccupés par la crise climatique immédiate. Heather Zichal, responsable mondial du développement durable chez JPMorgan Chase & Co, l’un des principaux actionnaires de ces géants, l’a confirmé dans une interview accordée à Bloomberg lors de la semaine du climat en septembre 2024 : « Nous nous concentrons sur ce que nous pouvons contrôler, à savoir maximiser le rendement du capital » [3]. Plutôt que de réorienter leurs investissements vers les énergies renouvelables, ces institutions préfèrent continuer à canaliser les flux de trésorerie des entreprises pétrolières vers leurs portefeuilles d’actions, contribuant ainsi à l’immobilisme de ces structures.

  1. Potentiel des Supermajors pour la transition énergétique

Cela est d’autant plus regrettable que les supermajors disposent des ressources et des compétences nécessaires pour contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, notamment grâce à leur expertise dans les technologies offshores, qui pourraient être utilisées pour développer des parcs éoliens flottants. Cependant, des entreprises comme Equinor ont malheureusement utilisé cette expertise pour continuer à exploiter le pétrole en mer, masquant ainsi un greenwashing déguisé [4]. D’autres entreprises, comme Orsted [5], ont choisi une voie plus radicale en se reconvertissant vers les énergies renouvelables, mais ces efforts restent isolés.

Il convient d’ailleurs de souligner que si Orsted est détenue majoritairement par le gouvernement danois, Equinor est détenue à 67 % par le gouvernement norvégien. Les recettes du gouvernement norvégien provenant d’Equinor sont ainsi reversées au fonds de pension gouvernemental (Government Pension Fund Global), géré par la Norge Bank. Son site web indique que « ces dépôts représentent moins de la moitié de la valeur du fonds. La majeure partie a été gagnée en investissant dans des actions, des titres à revenu fixe, des biens immobiliers et des infrastructures d’énergie renouvelable » [6] [7]. Cela dit, le fonds, outre les revenus qu’il tire du pétrole et du gaz naturel norvégiens, détient des parts importantes dans Shell, TotalEnergies, Chevron et Exxon [8]. Ainsi, si le pays a su éviter la « malédiction du pétrole » en réinvestissant une partie de ses profits dans des infrastructures durables, une part importante de ses revenus conduit à propager les effets néfastes du réchauffement climatique à l’échelle mondiale. Le gouvernement norvégien ne semble pas pressé de faire évoluer cet état de fait.

Que faire ?

Le système financier mondial est si inertiel que toute tentative de s’attaquer à la concentration de la propriété des entreprises pétrolières, ou à la question des « 25 » actionnaires, semble presque irréalisable à première vue. Les mouvements de désinvestissement ont tenté d’aborder cette question sous un angle moral, mais sans grand succès. Une approche plus pragmatique, qui considérerait la question sous l’angle financier et fiscal, pourrait-elle être plus efficace ? L’objectif ne devrait en effet peut-être pas être de faire sortir les investisseurs du pétrole, mais de faire sortir les compagnies pétrolières elles-mêmes du pétrole.

  1. La taxe sur le rachat d’actions : effet Robin des Bois ou piège fiscal ?

La réaction des gilets jaunes à une taxe sur le diesel nous a appris qu’une taxe ciblée sur le carbone, qui peut être facilement présentée comme frappant de manière disproportionnée ceux qui se considèrent comme des pauvres, est une très mauvaise idée sur le plan politique. En revanche, une taxe sur les bénéfices générés par le carbone pourrait être perçue comme ayant un effet Robin des Bois – prendre aux riches pour donner aux pauvres – et bénéficier d’un large soutien politique.

Mais comment imposer une taxe sur le carbone aux 25 ? L’IRA de Joe Biden peut montrer la voie, si elle peut être adaptée à la France, et plus largement à l’UE. Cette loi a connu un grand succès aux États-Unis pour les investissements industriels et les voitures électriques (mais pas, par exemple, pour l’énergie solaire sur les toits).  L’IRA impose par ailleurs une taxe de 1 % sur les rachats d’actions à toutes les entreprises, y compris les compagnies pétrolières.

Une solution possible serait que la France, et de préférence l’ensemble de l’UE, impose une taxe plus importante sur les rachats d’actions des entreprises de combustibles fossiles – peut-être 10 %, 20 %, voire plus. Cette taxe pourrait être affinée pour refléter le pourcentage de l’investissement brut de l’entreprise dans les infrastructures d’énergie renouvelable, tel qu’indiqué dans les documents financiers de l’entreprise. Ainsi, si l’une des Supermajors commençait à investir de manière significative dans les énergies renouvelables, elle réduirait le montant de sa taxe sur les rachats d’actions en fonction du pourcentage relatif d’investissement de son flux de trésorerie disponible dans les renouvelables. La même idée pourrait s’appliquer aux dividendes et aux dividendes spéciaux.

En France, une taxe de 3 % sur les dividendes a été jugée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel [9], mais la taxe sur les rachats d’actions pourrait offrir une alternative. Cette dernière pourrait être modulée en fonction de l’impact carbone des investissements [10].

Le problème le plus évident est que, sur les cinq Supermajors, une seule, TotalEnergies, est une société dont le siège est en France, et donc la seule qui serait directement concernée par les lois fiscales françaises. Il conviendrait alors de veiller à de possibles tentatives de contournement. D’ores et déjà, TotalEnergies tente actuellement de convertir ses American Depository Receipts (ADR), négociés sur les marchés américains, en une cotation à part entière à la Bourse de New York [11]. Un ADR est un certificat émis par une banque ou une autre institution financière indiquant qu’elle détient le nombre d’actions – généralement une – sur une bourse étrangère (par exemple, TotalEnergies à Paris) équivalent au nombre indiqué sur l’ADR. Le détenteur de l’ADR reçoit tout dividende émis par la société et peut négocier l’ADR comme s’il s’agissait d’une action ordinaire [12] d’une autre juridiction.

  1. La carotte plutôt que le bâton ?

Le succès de l’IRA aux États-Unis, qui a généré 126 milliards de dollars d’investissements et 109 000 emplois en seulement deux ans, montre qu’une approche incitative peut porter ses fruits. La plupart des investissements ont été réalisés dans des usines de fabrication de voitures électriques, de batteries et d’installations solaires. L’IRA accorde, pour un large éventail d’investissements dans les énergies renouvelables, un crédit d’impôt à l’investissement de 30 % [13]. L’IRA offre également, pour d’autres investissements, tels que les parcs éoliens, un crédit d’impôt à la production de 2,6 cents par KWh pour l’électricité produite et vendue. Cela représente 26 dollars par MWh. Étant donné que les nouveaux projets éoliens terrestres les moins chers (c’est-à-dire situés dans les meilleures zones) reviennent à 27 dollars par MWh, la banque d’investissement Lazard estime que leur coût est pratiquement nul [14]. Les deux types de crédits d’impôt peuvent être un peu plus élevés dans certaines circonstances, par exemple si les investissements sont réalisés dans des zones où se trouvent des usines désaffectées ou sur des terres amérindiennes.

Une loi similaire en France ou en Europe pourrait s’avérer efficace pour aider à la reconversion d’une partie des activités des grandes majors pétrolières vers les énergies renouvelables. Notons toutefois que les grandes compagnies pétrolières américaines, Exxon et Chevron, se sont à peine lancées dans les énergies renouvelables malgré l’IRA. En effet, le lobby politique du pétrole aux États-Unis est très puissant et, grâce à la fracturation hydraulique et aux ressources naturelles, les États-Unis sont tout simplement devenus le plus grand producteur de pétrole au monde [17]. L’Europe pourrait y trouver davantage son compte.

Mais une reconversion de Totalenergies signerait-elle le départ de ces grands investisseurs qui dirigent l’industrie pétrolière ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, étant donné l’importance politiquement symbolique de TotalEnergies en France, qui est en fait la compagnie pétrolière nationale, au moins certains des fonds pourraient subir un énorme préjudice de réputation s’ils vendaient, et ils pourraient bien craindre que cela se répercute sur certains de leurs autres investissements ou opérations financières. Ils pourraient être piégés dans leur détention par le simple fait qu’ils sont si importants. Deuxièmement, TotalEnergies dispose d’un fonds d’actionnariat salarié qui détient 6,6 % de la société. C’est probablement suffisant pour rassembler d’autres fonds afin de continuer à détenir les actions. Troisièmement, TotalEnergies réalise déjà un effort matériel dans le sens de l’écologie. Selon un article de Bloomberg.com du 26 septembre 2024, TotalEnergies « réduit la vente de produits pétroliers et consacre 5 milliards d’euros par an – environ un tiers de ses investissements annuels – à l’énergie propre et aux carburants durables » [18]. Un plus grand effort écologique faciliterait sans aucun doute la tâche de ces gestionnaires de fonds.

Quatrièmement, au moins dans l’UE, les énergies renouvelables sont tout simplement un bon investissement. C’est ce qui ressort de la récente décision de l’UE, soutenue par la France, d’imposer des droits de douane élevés sur les voitures électriques chinoises dans le but de promouvoir l’industrie européenne des voitures électriques. Ces nouvelles protections tarifaires, qui s’ajoutent aux droits de douane existants de 10 %, vont atteindre jusqu’à 35,3 % pour certains fabricants [19], de sorte que les droits de douane effectifs pourraient atteindre 45 %. Cela n’est pas encore comparable aux droits de douane américains de 100 % sur les voitures électriques chinoises [20], qui ont pour effet d’exclure du marché américain toutes les voitures chinoises bas de gamme. Mais les droits de douane de l’UE ne manqueront pas de renforcer le lobby vert dans l’UE en aidant à créer des usines de voitures électriques et des emplois sur place.

Cinquièmement, peut-être qu’une incitation fiscale à passer aux énergies renouvelables arrêtera le suicide planétaire que commettent actuellement certaines des majors et Supermajors du pétrole. À l’heure actuelle, TotalEnergies construit un oléoduc chauffé, potentiellement ruineux pour l’environnement, qui part de l’Ouganda et traverse la Tanzanie [21]. Pour ne pas être en reste dans la course à la catastrophe environnementale, EXXON a soulevé une controverse internationale en forant massivement dans les eaux au large de la Guyane [22], qui, soit dit en passant, sont contestées par le Venezuela comme faisant partie de son territoire, et Equinor fore dans les eaux de l’Arctique, dans la mer de Barents [23]. Une taxe sur les rachats d’actions et, plus important encore, des incitations fiscales à la production et à l’investissement, peut-être avec l’aide de droits de douane élevés pour empêcher le dumping, pourraient être une stratégie gagnante pour sortir le monde du pétrole malgré l’emprise d’une poignée d’investisseurs institutionnels.

 

Notes et références

[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/08/28/chacune-des-cinq-majors-du-petrole-est-controlee-par-pas-plus-de-25-actionnaires-institutionnels_6297602_3232.html
https://www.lemonde.fr/en/opinion/article/2024/08/28/each-of-the-five-oil-majors-is-controlled-by-no-more-than-25-institutional-shareholders_6722836_23.html

[2] https://www.washingtonpost.com/politics/2024/05/09/trump-oil-industry-campaign-money/

[3] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-09-25/bankers-say-the-quiet-part-out-loud-at-climate-week?cmpid=BBD092524_GREENDAILY&utm_medium=email&utm_source=newsletter&utm_term=240925&utm_campaign=greendaily&sref=XVZ2svL2

[4] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/01/les-grandes-compagnies-petrolieres-et-gazieres-utilisent-l-energie-eolienne-et-solaire-pour-produire-encore-plus-de-petrole_6197647_3232.html

[5] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-10-07/orsted-shares-jump-after-equinor-buys-stake-in-wind-giant?srnd=homepage-europe&sref=XVZ2svL2

[6] https://www.nbim.no/en/the-fund/about-the-fund/

[7] https://www.tekna.no/en/career/a-career-in-norway/social-welfare-in-norway-the-nuts-and-bolts/#:~:text=The%20Norwegian%20welfare%20state%20is,the%20more%20taxes%20you%20pay.

[8] https://www.nbim.no/en/the-fund/investments/#/2024/investments/equities

[9] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/impots-comment-sera-calculee-la-surtaxe-des-grandes-entreprises-en-2025-et-2026-2123348 “censure d’une taxe de 3 % sur les dividendes, adoptée sous François Hollande mais invalidée par le Conseil Constitutionnel.”

[10] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/qu-est-ce-que-le-rachat-d-actions-cette-pratique-des-grandes-entreprises-que-le-gouvernement-pourrait-taxer-20240930

[11] https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/totalenergies-confirme-son-inedit-projet-de-double-cotation-de-totalenergies-2122900

[12] https://www.investopedia.com/terms/a/adr.asp

[13] https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1830#:~:text=The%20Inflation%20Reduction%20Act%20modifies,proportion%20of%20qualified%20apprentices%20from

[14] https://www.lazard.com/media/xemfey0k/lazards-lcoeplus-june-2024-_vf.pdf Please see pages 9 & 10.

[15] https://e2.org/wp-content/uploads/2024/08/E2-Clean-Economy-Works-IRA-Two-Year-Review_August-2024.pdf

[16] Financial Times, “Delays hit 40% of Biden’s major IRA manufacturing projects” August 17, 2024

[17] https://www.eia.gov/todayinenergy/detail.php?id=61545

[18] https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-09-26/schneider-overtakes-totalenergies-as-the-world-goes-electric?sref=XVZ2svL2

[19] https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/10/04/l-europe-confirme-la-surtaxe-des-voitures-electriques-chinoises_6343829_3234.html

[20] https://www.nytimes.com/2024/05/14/us/politics/biden-china-tariffs.html

[21]  “This major export system includes 1,443 km (296 km in Uganda and 1147km in Tanzania) of insulated and buried 24” inch electrically heated pipeline, six pumping stations, two pressure reduction stations and a marine export terminal in Tanzania.” From: https://www.eacop.com/faqs/#:~:text=This%20major%20export%20system%20includes,marine%20export%20terminal%20in%20Tanzania.

[22] https://www.ft.com/content/2e4b2015-27e6-4b26-a02f-0040a71c6852

[23] https://thebarentsobserver.com/en/climate-crisis/2024/03/oilmen-step-arctic-drilling-south-ice-edge

 

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