Récit des difficultés d’assistance humanitaire en mer Méditerranée et entraves subies par le navire Ocean Viking (OV) au mois d’août 2025.
On assiste en Méditerranée à un effacement de fait des principes humanitaires que l’Union européenne (UE) brandit volontiers dans les cénacles internationaux, dès-lors qu’il ne s’agit pas du franchissement de ses frontières. Dans ce cas, le principe d’humanité[1] semble s’évaporer. Epuisement, violences et privations de liberté deviennent alors des options délibérées notamment menées par le gouvernement italien ou son supplétif, le gouvernement libyen pour contrer les actions des ONG de sauvetage en mer. L’UE entérine ainsi tacitement la surmortalité des naufragés, comme les potentielles conséquences pour la sécurité des acteurs humanitaires qui découlent des stratégies déployées. En effet, aucune réaction utile de la part de la Commission européenne ou des autres Etats-membres par l’intermédiaire du Conseil de l’Union européenne.
L’épuisement délibéré, humain et financier, des ONG, est érigé en doctrine
Le 2 août 2025 l’Ocean Viking, navire affrété par SOS Méditerranée, réalise un sauvetage au large des côtes libyennes. Trente-sept personnes sont alors recueillies à bord. Toutes sont originaires du Soudan qui traverse à nouveau un regain de violence, génératrice d’une crise alimentaire dramatique pour sa population.
Le navire se voit alors désigner, par les autorités italiennes, le port de Ravenne à 1 600 km du lieu du sauvetage, pour débarquer les rescapés.
Source : Pierre Micheletti, SOS Méditerranée.
Il repart aussitôt après le débarquement pour revenir vers la Libye et la Tunisie, et reprend sa veille sur les Zones de Recherche et de Sauvetage (Search And Rescue, SAR dans son acronyme usuel en anglais) de ces deux pays. Il s’agit des espaces que le droit maritime international définit comme les zones de responsabilités des états côtiers en matière de surveillance, d’activation et de coordination des secours. Libye et Tunisie sont en la matière particulièrement défaillants, si ce n’est auteurs réguliers d’interventions violentes et illégales à l’égard des personnes qui tentent la traversée. Ces zones SAR excèdent largement la bande côtière des eaux territoriales pour diviser la Méditerranée en une mosaïque qui structure l’espace maritime de sauvetage dévolu à l’ensemble des pays riverains du bassin.
Source : https://www.infomigrants.net/en/post/18196/when-helping-hurts–libyas-controversial-coast-guard-europes-goto-partner-to-stem-migration
A peine de retour sur la zone de surveillance, l’Ocean Viking réalise en pleine nuit le sauvetage de 7 personnes qui sont aussitôt mises en sécurité à son bord. Dans les heures qui suivent, le verdict des autorités italiennes tombe : le navire devra faire débarquer les 7 rescapés, dans les meilleurs délais, dans le port d’Ortona distant cette fois de 1 400 km… prolongeant ainsi l’incessant mouvement pendulaire imposé au navire par le pays récipiendaire des exilés-naufragés. Le droit international interdit en effet de renvoyer les rescapés dans les pays qu’ils ont fuis pour échapper à la violence et aux maltraitances qu’ils y ont subies. Ce scénario contraint et répétitif résulte du « décret-loi Piantedosi » promulgué par l’Italie début 2023. Avant sa parution, les navires de sauvetage des ONG pouvaient procéder à des interventions successives, dans la limite du respect de leur capacité d’accueil.
L’absence de réaction ferme tant de la Commission européenne que des autres Etats-membres de l’Union européenne à la promulgation de cette loi par l’Italie, un de ses Etats-membres, est scandaleuse. Sa mise en œuvre entraîne de continuelles entraves et relève de la non-assistance à personnes en danger. Car durant les huit à dix jours que durera un aller-retour jusqu’à un port dont la distance n’est dictée par aucun argument technique, médical ou de sécurité, le système de secours aux naufragés, déjà notoirement insuffisant dans les moyens déployés, se voit privé d’un des intervenants majeurs, parmi les rares bateaux capables de réaliser des interventions par gros temps. Les équipes de secours sont ainsi contraintes de réaliser des trajets immenses et inutiles. Qui oserait imposer systématiquement aux pompiers de Lozère d’aller déposer les blessés de la route qu’ils prennent en charge dans des hôpitaux parisiens ?
Tolérance coupable de la violence des pays financièrement soutenus par l’UE pour bloquer à tout prix la traversée
Le 24 août 2025, l’Ocean Viking a fait l’objet d’une violente attaque de la part des garde-côtes libyens[2] dans les eaux internationales. Pendant une vingtaine de minutes un feu nourri a exposé la vie des rescapés présents à bord, comme celle de l’équipage du navire humanitaire de SOS Méditerranée en partenariat avec la Fédération Internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
Aucune personne n’a été physiquement blessée, mais le bateau et le matériel indispensable aux opérations de sauvetage ont subi de lourdes avaries provoquées par les impacts de balles.
La Fédération Internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) a publiquement exprimé sa réprobation à l’égard de cette attaque[3].
Suite à une demande du capitaine, le navire humanitaire est alors exceptionnellement autorisé à faire escale dans un port plus proche en Sicile : les rescapés peuvent débarquer au port d’Augusta.
Privation de liberté des équipes humanitaires
Cependant, le 28 août 2025, l’Ocean Viking et l’ensemble de son équipage sont placés en quarantaine selon un raisonnement médical rapidement déconstruit par un réseau d’experts internationaux.
A la suite du signalement réalisé par l’équipe médicale de l’Ocean Viking, un rescapé – un mineur non accompagné – a été placé en isolement par l’USMAF (les autorités italiennes responsables de l’évaluation sanitaire à l’arrivée) et a subi un test de dépistage de la tuberculose, dont le résultat s’est avéré positif. A bord, le cas avait été suspecté par l’équipe médicale, qui avait elle-même mis en place un isolement du jeune patient, en attendant son débarquement – comme prévu dans ses guides de procédures.
Le signalement va déclencher une mise en quarantaine de l’ensemble de son équipage. Le navire se voit alors contraint de mouiller à l’extérieur du port, sans possibilité de débarquement des 34 professionnels maintenus à bord.
Cette quarantaine a eu pour effet immédiat d’empêcher la mise en route d’un accompagnement psychologique que nécessitait un équipage dont les membres avaient été traumatisés par les tirs, avec intention manifeste de porter atteinte à leur vie, effectués par les militaires libyens quatre jours auparavant.
En effet, tout professionnel de santé mentale mandaté par SOS Méditerranée pour monter sur le navire afin d’initier un travail de repérage et d’accompagnement de troubles psychiques se serait vu lui aussi frappé par la mise en quarantaine.
Le motif de la détention a constitué une nouvelle étape inédite dans la stratégie d’épuisement des équipes humanitaires :
- Elle constituait de fait une entrave manifeste à la mise en route de tout processus de diagnostic et de soins précoces après une violence récente extrême, potentiellement pourvoyeuse de psycho traumatismes parmi les personnes exposées aux tirs des garde-côtes libyens ;
- elle prolongeait et aggravait au contraire, par la privation de liberté et la mise en quarantaine du navire et des équipes à bord, des logiques d’épuisement psychique des individus ;
- les mesures de quarantaine dont se prévalaient les autorités italiennes témoignent d’une logique qui relève davantage de la stratégie de harcèlement que de références scientifiques européennes solides et argumentées, comme en témoigne l’analyse de la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF) dans un courrier adressé aux responsables de SOS Méditerranée.
La séquestration non fondée de l’Ocean Viking à Augusta se superpose aux 33 épisodes de détentions de navires de sauvetages intervenus depuis février 2023[4]. Elle sera finalement suspendue, faute d’arguments médicaux robustes, le 29 août.
On assiste à une préoccupante convergence des menaces à l’égard des ONG humanitaires
Les dangereux mécanismes qui se cumulent, tolérés sans vergogne de facto par la Commission européenne et les autres Etats membres de l’UE déploient en toute impunité des objectifs de bannissement des acteurs de la société civile engagés dans l’aide humanitaire en Méditerranée.
Tout concourt à construire peur et épuisement des équipes chevronnées qui se relaient à bord de l’Ocean Viking. L’efficacité opérationnelle des équipes de sauveteurs, lors de rotations de six semaines, est en pratique largement réduite par l’éloignement délibéré des lieux de débarquement. Les professionnels s’engagent pour sauver des vies, et non pas pour d’interminables déambulations maritimes. Les équipages sont le SAMU de la mer. Les marins-sauveteurs et les soignants ne se préoccupent pas de l’origine et des mobiles de la traversée des naufragés, ils interviennent auprès de personnes en danger de mort.
Les actions de secours sont toujours extrêmement délicates car les facteurs de risques se cumulent : état de fragilité et de délabrement des bateaux sur lesquels des personnes prennent le risque d’une traversée ; densité des occupants qui sont la plupart du temps dépourvus de gilets de sauvetage, et effets catastrophiques de tout mouvement de panique à bord ; conditions météos et fréquents coups de vent qui sévissent en Méditerranée ; état de dénutrition et d’épuisement des personnes transportées, de même que leur exposition à des brûlures sous l’effet conjugué des fuites de carburant, de l’eau de mer et du soleil. On ne s’improvise pas sauveteur dans de telles conditions.
L’épuisement financier renforce la stratégie d’étouffement par le surcoût en carburant qui découlent des longues distances inutilement parcourues. Un surcoût estimé à 600 000 euros en 2024 pour SOS Méditerranée.
Enfin, les autorités italiennes viennent de prononcer un avis de détention pour l’un des avions affrétés (par l’ONG SeaWatch) pour la surveillance et le repérage en mer des bateaux en détresse[5] , entrainant une réaction de réprobation unanime des ONG de sauvetage[6].
Tout ceci constitue un énorme gâchis qui, en bout de chaîne, se traduit par des morts et des disparitions qui pourraient être évitables. Il faut que cessent ces pratiques.
« Primum non nocere » (« en premier ne pas nuire »). Telle est la devise des équipes de sauvetage. L’UE doit se ressaisir, faire sienne cette considération fondamentale, et la mettre en pratique.
En conséquence, la Commission européenne doit fermement condamner les Etats membres et les Etats partenaires de l’Union européenne qui bafouent ainsi le droit humanitaire. Cela doit se traduire par des dénonciations publiques, et pour les Etats de l’Union européenne par l’ouverture de procédures d’infractions qui doivent mener à des recours en manquement ; pour les Etats partenaires tels la Libye la demande de respect des accords de coopération sinon leur remise en cause, voire dénonciation à venir.
De la même manière, les autres Etats membres de l’Union européenne qui respectent le droit humanitaire doivent dénoncer son non-respect par leurs pairs. Au sein du Conseil de l’Union européenne et du Conseil européen la France, au nom de sa diplomatie attachée aux droits humains doit nécessairement porter cette voix et rappeler à l’ordre les Etats concernés.
SOS Méditerranée s’est vue récompensée d’une « mention spéciale » à l’occasion du « Prix des Droits de l’Homme 2024 de la République Française »[7] . L’obtention de cette distinction permet aux lauréats de bénéficier d’une protection de la part de l’Etat français quand la vie et la sécurité des membres d’une organisation sont menacées. Une raison supplémentaire pour que la France, membre influent de l’Union européenne, veille à protéger l’association récompensée, et, à travers-elle, contribue à éloigner les menaces qui pèsent sur l’ensemble des ONG humanitaires en Méditerranée.
[1] A savoir « qu’une solution doit être trouvée aux souffrances humaines partout où elles se manifestent, en prêtant une attention particulière aux populations les plus vulnérables. », selon le site même de la Commission européenne https://civil-protection-humanitarian-aid.ec.europa.eu/who/humanitarian-principles_fr
[2] https://www.euractiv.fr/section/international/news/exclu-des-garde-cotes-libyens-tirent-sur-les-navires-de-sos-mediterranee-lors-dun-sauvetage-en-mer/
[3] https://www.ifrc.org/fr/article/Declaration-de-lIFRC-au-sujet-de-lincident-survenu-a-bord-de-lOcean-Viking
[4] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/08/30/la-pression-de-giorgia-meloni-sur-les-migrants-en-mediterranee_6637508_3210.html
[5] https://www.franceinfo.fr/monde/italie/l-italie-immobilise-l-avion-d-une-ong-qui-vient-au-secours-de-migrants-en-detresse-en-mediterranee_7425337.html
[6] https://sea-watch.org/en/demand-the-lifting-of-seabird1-detention/
[7] https://www.cncdh.fr/actualite/palmares-du-prix-des-droits-de-lhomme-2024