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Tout est perdu, fors l’honneur ?

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Tout est perdu, fors l’honneur ?

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Sommaire

    Tout est perdu, fors l’honneur ?

    Le 21 avril 2021, soit soixante ans jour pour jour après le « putsch des généraux » à Alger le 21 avril 1961, une vingtaine de généraux à la retraite ont lancé un appel au « retour de l’honneur de nos gouvernants » face aux « dangers mortels » qui menacent une France en « péril ». Même si le putsch n’est jamais évoqué dans la tribune, le choix de la date et de l’événement est lourd de sens : il s’agit à la fois d’un hommage et d’une menace.

    Car ceux-là même qui écrivent, et qui revendiquent le soutien de près d’un millier d’officiers, déclarent : « sachez que nous sommes disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation » et encore « si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles ». Faut-il comprendre que l’armée active devrait intervenir sur le territoire national, contre ses propres citoyens, pour la « protection de nos valeurs civilisationnelles », dont on suppose que seuls ce quarteron de généraux et ses soutiens détiendraient le droit de les définir ?

    Comme en 1961, nous osons croire et espérer que ces officiers ne représentent qu’une minorité égarée dans une armée républicaine et légaliste. Les mots du Général de Gaulle n’en raisonnent pas moins étrangement : « Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif, mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés au travers de leur frénésie ». Soixante années plus tard, force est de constater que certains officiers se projettent encore dans des fac-similés de guerre d’Algérie sous forme de « guerres civiles » fantasmées.

    Ce genre de séparatisme n’a pas sa place en République. Son instrumentalisation politique, qui n’a pas tardé, est une honte et une infamie mais n’est pas une surprise. L’exécutif a pourtant mis près de cinq jours à répondre, sous pression des médias, et tout en focalisant sa réaction non sur la tribune elle-même mais sur son instrumentalisation politique. Cela appelait pourtant une réponse plus ferme. Car nous ne saurions sous-estimer l’évènement : une telle tribune de hauts gradés (beaucoup ne sont d’ailleurs pas à la retraite mais en « deuxième section », ce qui est tout à fait différent), avec des menaces à peine voilées, n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de notre République.

    En effet, cette tribune, lancée à l’initiative de Jean-Pierre Fabre-Bernadac, ancien officier de gendarmerie dont le dernier livre, Les damnés de la France, est un bon résumé des obsessions identitaires et réactionnaires de son auteur, fustige ainsi « l’islamisme et les hordes de banlieue », amalgamant ainsi le terrorisme aux populations, françaises dans leur immense majorité, peuplant les cités défavorisées. Le terme de « horde » n’est pas employé au hasard : mot d’origine turco-mongole (orda) servant à désigner le campement nomade il sert donc ici à définir l’adversaire comme l’envahisseur étranger, il renvoie au passé fantasmé des invasions barbares et fait des rédacteurs de la tribune les défenseurs de la « civilisation » contre la barbarie. On ne sera d’ailleurs pas étonné de trouver en tête des signataires le général Piquemal, qui n’avait pas hésité en 2016 à prendre la parole lors d’un rassemblement « contre l’islamisation de l’Europe ». Et cela une semaine à peine après que Philippe de Villiers a lui aussi lancé un appel à l’insurrection, commodément rangé sous l’image de l’effort personnel à accomplir (notre quarteron de généraux en retraite manie-t-il lui aussi le double langage à la même manière de « l’ennemi » qu’il fustige ?). N’ont-ils pas conscience d’insulter une partie des habitants de la Nation qu’ils sont censés protéger et défendre dans son intégrité ?

    À l’ennemi islamiste, les auteurs ajoutent d’ailleurs ceux qui défendent « un certain antiracisme », ceux qui parlent « d’indigénisme et de théories décoloniales ». On retrouve là une référence à l’islamo-gauchisme, néologisme qui rappelle furieusement le judéo-bolchévisme de jadis. Tout ceci commence à faire beaucoup : quand Robert Ménard, maire de Béziers, débaptise la rue du 19-mars-1962, date du cessez-le-feu en Algérie, pour l’appeler rue du Commandant Denoix-de-Saint-Marc, du nom de l’un des officiers putschistes du 21 avril 1961, que doit-on en penser ? L’Algérie-Française redevient décidément une référence au fur et à mesure qu’une confusion intellectuelle s’installe dans le pays.

    On la sent de plus en plus présente, insistante, avec la complicité de responsables à courte vue qui préfèrent ignorer ou instrumentaliser plutôt que de condamner sans ambages. Une partie de la classe politique, y compris dans le camp progressiste, semble perdre de vue ce qui constitue les fondements intellectuels de l’humanisme républicain. Et pourtant, sans républicains, une République ne survit pas longtemps. Au lieu de perdre leur « honneur » dans des appels à la forfaiture, les signataires de la tribune devraient lire Lévi-Strauss qui écrivait que « le barbare est celui qui croit à la barbarie ».

    Publié le 27 avril 2021

    Tout est perdu, fors l’honneur ?

    Auteurs

    Nicolas Dufrêne
    Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire à l'Assemblée nationale depuis 2012, économiste et directeur de l'Institut Rousseau depuis mars 2020. Il est co-auteur du livre "Une monnaie écologique" avec Alain Grandjean, paru aux éditions Odile Jacob en 2020 et auteur du livre "La dette au XXIe siècle, comment s'en libérer" (éditions Odile Jacob, 2023). Il est spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement public. nicolas.dufrene@institut-rousseau.fr

    Damien Varenne
    Professeur agrégé en histoire géographie.

    Le 21 avril 2021, soit soixante ans jour pour jour après le « putsch des généraux » à Alger le 21 avril 1961, une vingtaine de généraux à la retraite ont lancé un appel au « retour de l’honneur de nos gouvernants » face aux « dangers mortels » qui menacent une France en « péril ». Même si le putsch n’est jamais évoqué dans la tribune, le choix de la date et de l’événement est lourd de sens : il s’agit à la fois d’un hommage et d’une menace.

    Car ceux-là même qui écrivent, et qui revendiquent le soutien de près d’un millier d’officiers, déclarent : « sachez que nous sommes disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation » et encore « si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles ». Faut-il comprendre que l’armée active devrait intervenir sur le territoire national, contre ses propres citoyens, pour la « protection de nos valeurs civilisationnelles », dont on suppose que seuls ce quarteron de généraux et ses soutiens détiendraient le droit de les définir ?

    Comme en 1961, nous osons croire et espérer que ces officiers ne représentent qu’une minorité égarée dans une armée républicaine et légaliste. Les mots du Général de Gaulle n’en raisonnent pas moins étrangement : « Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif, mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés au travers de leur frénésie ». Soixante années plus tard, force est de constater que certains officiers se projettent encore dans des fac-similés de guerre d’Algérie sous forme de « guerres civiles » fantasmées.

    Ce genre de séparatisme n’a pas sa place en République. Son instrumentalisation politique, qui n’a pas tardé, est une honte et une infamie mais n’est pas une surprise. L’exécutif a pourtant mis près de cinq jours à répondre, sous pression des médias, et tout en focalisant sa réaction non sur la tribune elle-même mais sur son instrumentalisation politique. Cela appelait pourtant une réponse plus ferme. Car nous ne saurions sous-estimer l’évènement : une telle tribune de hauts gradés (beaucoup ne sont d’ailleurs pas à la retraite mais en « deuxième section », ce qui est tout à fait différent), avec des menaces à peine voilées, n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de notre République.

    En effet, cette tribune, lancée à l’initiative de Jean-Pierre Fabre-Bernadac, ancien officier de gendarmerie dont le dernier livre, Les damnés de la France, est un bon résumé des obsessions identitaires et réactionnaires de son auteur, fustige ainsi « l’islamisme et les hordes de banlieue », amalgamant ainsi le terrorisme aux populations, françaises dans leur immense majorité, peuplant les cités défavorisées. Le terme de « horde » n’est pas employé au hasard : mot d’origine turco-mongole (orda) servant à désigner le campement nomade il sert donc ici à définir l’adversaire comme l’envahisseur étranger, il renvoie au passé fantasmé des invasions barbares et fait des rédacteurs de la tribune les défenseurs de la « civilisation » contre la barbarie. On ne sera d’ailleurs pas étonné de trouver en tête des signataires le général Piquemal, qui n’avait pas hésité en 2016 à prendre la parole lors d’un rassemblement « contre l’islamisation de l’Europe ». Et cela une semaine à peine après que Philippe de Villiers a lui aussi lancé un appel à l’insurrection, commodément rangé sous l’image de l’effort personnel à accomplir (notre quarteron de généraux en retraite manie-t-il lui aussi le double langage à la même manière de « l’ennemi » qu’il fustige ?). N’ont-ils pas conscience d’insulter une partie des habitants de la Nation qu’ils sont censés protéger et défendre dans son intégrité ?

    À l’ennemi islamiste, les auteurs ajoutent d’ailleurs ceux qui défendent « un certain antiracisme », ceux qui parlent « d’indigénisme et de théories décoloniales ». On retrouve là une référence à l’islamo-gauchisme, néologisme qui rappelle furieusement le judéo-bolchévisme de jadis. Tout ceci commence à faire beaucoup : quand Robert Ménard, maire de Béziers, débaptise la rue du 19-mars-1962, date du cessez-le-feu en Algérie, pour l’appeler rue du Commandant Denoix-de-Saint-Marc, du nom de l’un des officiers putschistes du 21 avril 1961, que doit-on en penser ? L’Algérie-Française redevient décidément une référence au fur et à mesure qu’une confusion intellectuelle s’installe dans le pays.

    On la sent de plus en plus présente, insistante, avec la complicité de responsables à courte vue qui préfèrent ignorer ou instrumentaliser plutôt que de condamner sans ambages. Une partie de la classe politique, y compris dans le camp progressiste, semble perdre de vue ce qui constitue les fondements intellectuels de l’humanisme républicain. Et pourtant, sans républicains, une République ne survit pas longtemps. Au lieu de perdre leur « honneur » dans des appels à la forfaiture, les signataires de la tribune devraient lire Lévi-Strauss qui écrivait que « le barbare est celui qui croit à la barbarie ».

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