Projet d’euro numérique : il faut que tout change pour que rien ne change Par Paul Hannat, cadre dans une institution financière publique
La Banque centrale européenne a récemment publié son rapport d’étape sur la phase d’investigation d’un euro numérique [1]. L’institution envisage d’émettre cette forme de monnaie numérique d’ici fin 2023. La BCE semble ainsi déterminée à ne pas se laisser distancer tant par les projets de cryptoactifs globaux que par le développement de monnaies numériques par d’autres banques centrales, à l’instar de l’e-CNY (dit « yuan numérique ») par la Banque populaire de Chine. Il en va de la souveraineté monétaire de la zone euro et de la stabilité financière. Pourtant, alors que ce projet aurait pu conduire à une réforme ambitieuse de la politique monétaire et des relations avec les intermédiaires financiers, il risque fort de ne constituer qu’une opportunité manquée. Plusieurs problèmes, une solution Plus de 100 banques centrales à travers le monde sont déjà engagées sur des projets de monnaie numérique de banque centrale (MNBC)[2]. Les motivations sont variées et dépendent des contextes nationaux. Les pays en voie de développement peuvent y voir un moyen de remédier à la faible bancarisation de leur population, à l’instar du projet d’e-Naira au Nigéria, où l’essentiel des paiements s’effectuent à partir de portefeuilles numériques (e-wallets). Cette faible bancarisation structurelle est par ailleurs accentuée par un refus des banques traditionnelles d’investir dans des couloirs de paiements [3] qu’elles ne considèrent pas rentables, dont la conformité aux règles de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme est parfois difficile à assurer (stratégies dites de derisking) ; les fintechs prennent en effet une place croissante dans certains pays en développement. Or, les modalités de paiement qu’elles proposent sont parfois peu sécurisées. Si elles sont soumises, comme les acteurs traditionnels, à la législation de leur pays qui les oblige le plus souvent à garantir les dépôts et s’assurer que les transferts d’argent ne se perdent pas dans la nature, ces fintechs n’encourent de fait qu’un risque de réputation limité et ne disposent parfois même pas des moyens humains ou techniques pour se conformer à ces obligations légales. L’émission d’une MNBC vise alors à profiter de l’effet de levier suscité par la numérisation pour, à la fois, sécuriser les transactions et capturer une part de l’économie informelle ainsi que les recettes publiques qui vont avec. C’est aussi et surtout un moyen de promouvoir l’inclusion financière. C’est également une réponse qui apparaît sage face à des pays qui tentent l’expérience malheureuse de faire d’un cryptoactif leur « monnaie » nationale, à l’instar du Salvador [4]. Pour les pays développés, il s’agit souvent simultanément d’accompagner le déclin dans l’usage du cash et de faire face à la concurrence des cryptoactifs. À cet égard, le projet Libra/Diem présenté puis abandonné par Méta (ex-Facebook) a fait l’effet d’un électrochoc en menaçant de constituer une forme de circuit alternatif où les États perdraient de fait la main sur le pilotage de la politique monétaire. La pandémie de Covid-19 a pour sa part significativement accéléré la numérisation des moyens de paiements, faisant diminuer la place relative des pièces et billets qui sont l’un des éléments essentiels de l’offre de monnaie de banque centrale. L’ensemble de ces raisons, ainsi qu’un contexte plus global d’accélération des paiements et de numérisation des transactions et des identités, explique l’engouement actuel pour la création de MNBC. Winter has come : les risques sur la stabilité financière La création des MNBC répond ainsi notamment à la peur des banques centrales de voir leur pouvoir de création monétaire – et, par la même occasion, de régulation financière – leur échapper au profit des cryptoactifs. Comme nous l’avions souligné en mai dernier [5], et comme la prolongation du « coup de froid » sur les cryptoactifs (cryptowinter) ne cesse de le démontrer, les cryptoactifs constituent à l’heure actuelle un risque pour la stabilité financière, particulièrement ceux de première génération. Leur volatilité leur ôte de fait la possibilité de constituer des réserves de valeur, et leur valorisation ne repose sur aucun pilier autre que la chimère maintes fois démentie de systèmes parfaitement décentralisés. Ainsi, bien que les banques centrales soient critiquées à juste titre pour leur déficit démocratique, celles-ci demeurent garantes de la stabilité financière et de l’unité du système monétaire. Un régime de concurrence des monnaies sans réglementation aboutirait en effet à une fragmentation de l’ordre monétaire et social qui serait préjudiciable pour tous Le grand écart des projets Proposer un actif numérique sûr pour éviter la ruée sur des cryptoactifs volatils peut avoir du sens et pourrait même entraîner une évolution radicale de nos systèmes monétaires. Pour autant, le projet actuel de la BCE est insuffisamment ambitieux. Il viserait en l’état à faire coexister deux types de compte, l’un accueillant des dépôts en monnaie commerciale et l’autre des dépôts en monnaie centrale. S’il est explicitement indiqué que ce dernier ne viendrait pas en remplacement mais en complément des billets et des pièces, une substitution totale à terme n’est pas impossible, avec les problématiques d’exclusion et de confidentialité des transactions que cela induit. Le compte de dépôt censé accueillir de la monnaie centrale serait plafonné – ou peu rémunéré au-delà d’un certain seuil – pour éviter les conversions brusques de monnaie commerciale en monnaie centrale (forme de mouvements de portefeuilles). Il s’agirait donc d’offrir à des citoyens, dont la majorité paye déjà de manière numérique par l’intermédiaire de cartes bancaires ou de transferts sur application, une solution supplémentaire dont on leur expliquerait qu’elle est plus sûre que des dépôts en monnaie commerciale, tout en limitant ses possibilités de détention. Ainsi, en plus de votre compte courant et de votre livret A, on proposera peut-être demain à M. Dupont un compte « monnaie centrale », probablement rémunéré à un niveau supérieur, mais plafonné par exemple à 3000€… le tout géré par les intermédiaires financiers actuels. Autant dire que l’intérêt et la lisibilité d’un tel dispositif apparaîtront très modestes, a fortiori dans un contexte où l’éducation financière reste relativement faible, particulièrement en France. Les banques sont d’ailleurs attentives à ce que le « modèle de distribution » de
21 novembre 2022