Tous les projecteurs étaient sur Xi Jinping ce lundi 18 mai alors que s’ouvrait l’Assemblée mondiale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La République populaire de Chine (RPC) y est sous des feux croisés : demande d’une enquête indépendante sur la gestion de crise du Covid-19, dénonciation d’une complaisance coupable de l’OMS à son égard, et enfin des demandes de réintégration de Taiwan – mise à l’écart de l’OMS à la demande de Pékin depuis 2017 – alors que les autorités de l’île avaient alerté précocement et mieux anticipé la pandémie.
Cette âpre bataille diplomatique lève le voile sur l’influence acquise par la RPC au sein du système onusien. Jusqu’ici menés sans susciter de réactions de cette ampleur, les mouvements tactiques chinois, dignes d’un jeu d’échecs, ont été sous-estimés. Alors que les États-Unis s’en désengagent sous l’impulsion de Donald Trump, l’ONU est-elle en train de se siniser ? Mais surtout, l’ONU et ses institutions spécialisées sont-elles en capacité d’incarner un intérêt général mondial, ou encore réduites à subir la confrontation des intérêts des grandes puissances ?
Il est fondamental de rappeler que bien avant l’émergence chinoise, ce sont les États-Unis, principale puissance au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, qui ont modelé et dominé le système onusien. Ils y sont incontournables au point que c’est seulement avec leur accord, et leur soutien à la résolution 2758, que la RPC a pu entrer à l’ONU en 1971 en lieu et place de Taïwan ! Depuis 1945, ils n’ont cessé d’être le premier financeur onusien. En 2019, ils contribuaient encore pour 22% de son budget général et 28% de celui des opérations de maintien de la paix (OMP), suivis par la RPC à respectivement 12 et 16%. Contrairement aux idées reçues, les États-Unis sont aussi les principaux utilisateurs du fameux “droit de veto” au Conseil de sécurité : 80 fois depuis 1971, soit presque la moitié (48%) du total depuis cette date, les membres permanents les plus conciliateurs étant la France… et la Chine, avec seulement 14 vetos chacun !
C’est surtout dans la période récente que les États-Unis ont amorcé un désengagement politique et financier de l’ONU. Leur intérêt pour le système onusien, exacerbé par la fin de la Guerre froide, puis douché en 2003 par le refus de l’ONU d’avaliser leur guerre en Irak, est désormais remis en cause par le néo-isolationnisme de Donald Trump. Sous sa présidence, les États-Unis se sont retirés en 2018 du Conseil des droits de l’homme et, pour la deuxième fois, de l’UNESCO. Cette nouvelle donne était annoncée dès son premier discours à l’Assemblée générale en 2017, où il avait évoqué le “fardeau injuste” qui pèserait budgétairement sur les États-Unis. Dont acte, leur contribution a été diminuée de 285 millions de dollars. C’est par ailleurs avec cette même arme budgétaire que Trump a sanctionné unilatéralement l’OMS en avril dernier. Ce retrait états-unien constitue donc un appel d’air pour toute autre puissance souhaitant investir la place vacante.
Et c’est précisément à un tel nouveau rôle international au sein de l’ONU qu’aspire désormais la RPC, en rupture avec sa tradition diplomatique. En effet, depuis 1971, malgré son siège au Conseil de sécurité, la RPC restait au second plan, préférant se concentrer sur son développement et la stabilité de sa sous-région. Durant les deux dernières décennies de la Guerre froide, elle n’a ainsi fait usage qu’une fois de son droit de veto (contre l’adhésion du Bangladesh à l’ONU en 1972, en soutien à son allié pakistanais). Ce n’est que depuis les années 1990 qu’elle s’est directement impliquée dans les OMP, fournissant personnels civils et militaires. À noter que si, en conséquence de cet engagement renforcé, la RPC a finalement usé 11 fois du veto depuis les années 2000, elle l’a toujours fait aux côtés de la Russie, n’assumant pas (encore ?) d’agir seule.
Les raisons qui poussent la Chine à renforcer sa place dans le dispositif onusien sont multiples. Du fait de son intégration dans l’économie mondialisée, elle a un intérêt direct à la préservation de la sécurité et de la stabilité internationales, en particulier pour ce qui touche aux circuits commerciaux et aux voies maritimes. Elle revendique par ailleurs depuis des décennies un attachement à une doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États, au nom du respect du principe de souveraineté. À ce titre elle s’est opposée aux “guerres humanitaires” des années 1990 de même qu’à l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient dans la période récente. En se posant en championne de la souveraineté des États au sein de l’ONU, la Chine vise plusieurs objectifs qui sont à la fois économiques et politiques, extérieurs et intérieurs : limiter les conflits internationaux et la déstabilisation des échanges qu’ils entraînent ; s’afficher en sympathie avec les nombreux pays en développement que l’interventionnisme occidental rebute ou menace ; se prémunir elle-même vis-à-vis de toute initiative internationale qui chercherait à remettre en cause son modèle politique ou à critiquer son bilan en matière de droits de l’homme.
Concernant sa sous-région, la Chine fait tout son possible à l’ONU pour affirmer et défendre ce qu’elle appelle ses “intérêts centraux” (hexin liyi, 核心利益), au premier rang desquels sa revendication de souveraineté sur l’île de Taïwan (désormais exclue ou marginalisée dans la plupart des organisations internationales) ainsi que sur des périmètres étendus en Mer de Chine méridionale et en Mer de Chine orientale.
Au-delà de ces intérêts territoriaux, le système onusien permet aussi à la Chine d’influencer des normes juridiques et réglementaires internationales, de façon à favoriser par exemple la diffusion de certains aspects de son modèle de développement. Le cas de l’Union internationale des télécommunications (UIT) est exemplaire : cette agence spécialisée de l’ONU est dirigée depuis 2014 par un Chinois, Zhao Houlin, et la RPC y assume un rôle croissant dans la formulation de standards ayant trait à des domaines aussi sensibles que les protocoles Internet, la 5G ou la vidéosurveillance. De façon plus indirecte, l’ONU offre à la Chine une arène privilégiée pour cultiver ses relations bilatérales avec les pays en développement au moyen d’une pratique éprouvée du donnant-donnant – qu’elle est loin d’être la seule à mettre en œuvre par ailleurs. À l’occasion de tel ou tel vote à l’ONU, la Chine est ainsi susceptible de favoriser ou de protéger les intérêts de certains pays dans l’anticipation que ces pays pourront lui rendre la pareille une prochaine fois.
Cette maîtrise de l’art diplomatique des élections onusiennes explique en partie pourquoi on trouve aujourd’hui pas moins de quatre officiels chinois à la tête d’organes spécialisés de l’ONU : outre Zhao Houlin à l’UIT, Li Yong à l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), Qu Dongyu à l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et Fang Liu à l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Souvent élus avec le soutien de pays récipiendaires de financements chinois en lien avec la Belt and Road Initiative (les “Routes de la soie”), ces officiels sont en position de promouvoir des convergences entre le cadre multilatéral et les objectifs politiques et économiques de la RPC dans des domaines clés. La double casquette de ces diplomates – onusienne et chinoise – peut entraîner des tensions entre logiques contradictoires. Le cas de Meng Hongwei, nommé à la tête d’Interpol (qui ne relève pas du système onusien) en 2016 pour se voir deux ans plus tard mis au secret par la redoutable Commission centrale de l’inspection disciplinaire du Parti communiste a l’occasion d’un déplacement à Pékin, illustre le mariage parfois malaisé entre les principes du multilatéralisme et la réalité politique chinoise. On peut remarquer que parmi les quatre officiels de l’ONU qui viennent d’être cités, deux d’entre eux – Qu Dongyu et Li Yong – occupaient il y a peu des postes élevés en Chine (rang vice-ministériel) et qu’ils demeurent à ce jour membres du Parti communiste et donc soumis en dernier ressort à ses directives et à sa discipline.
Un des prochains objectifs stratégiques de la RPC au sein de l’ONU sera aussi les opérations de maintien de la paix. Elle a ainsi participé à 24 OMP depuis 1990, bien qu’elle n’en ait commandées que deux peu stratégiques (Sahara-Occidental en 2007 et Chypre en 2011). Mais surtout, depuis 2010, la Chine est devenue le plus grand contributeur en casques bleus des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (devant la France). Son objectif : asseoir l’expérience et la projection internationale de ses forces, alors qu’elle ne cesse de vouloir sécuriser ses voies d’approvisionnement énergétiques et commerciales (stratégie des “Routes de la soie”) et qu’elle a inauguré sa première base outre-mer à Djibouti en 2018. C’est dans ce cadre que la Chine s’est positionnée dès 2017 pour le poste de directeur du département des OMP de l’ONU, finalement gardé par la France (ce qui est le cas depuis 1997). Nul doute qu’elle tentera de le briguer lors du prochain renouvellement, et sollicitera d’ici là le commandement d’OMP stratégiques (en particulier dans ses zones d’intérêt telle l’Afrique sub-saharienne).
On peut aussi évoquer le cas du FMI et de la Banque mondiale, les deux institutions financières nées de Bretton Woods qui sont sises à Washington. Bien qu’il s’agisse officiellement d’organes de l’ONU, leur fonctionnement est spécifique, avec un système de quotes-parts par pays. Une certaine prédominance occidentale – et singulièrement états-unienne – y est manifeste, sans pour autant y être totale. En 2015, la Chine a obtenu un quasi doublement de son quote-part et de ses droits de vote au FMI, qui sont passés de 3.8% à 6% du total (comparé à 16.5% pour les États-Unis et 4% pour la France). Cette même année le FMI a acté l’inclusion du yuan dans le panier de devises des Droits de tirage spéciaux (la “monnaie” du FMI) – une victoire symbolique de taille pour la RPC. Cette trajectoire ascendante de la Chine n’empêche pas les déconvenues : début 2016 Jin-yong Cai quitte la tête de l’International Finance Corporation (IFC), l’un des principaux bras armés de la Banque mondiale, après seulement trois ans de mandat, peu après qu’il lui ait été reproché d’orienter trop de ressources de l’institution vers des projets liés à des entreprises publiques chinoises. La stratégie de la Chine vis-à-vis du FMI et de la Banque mondiale est en définitive double : d’une part, tâcher d’y avancer peu à peu ses pions pour y acquérir un rôle à la hauteur de son poids économique, mais d’autre part, être en mesure de contourner ces institutions au moyen d’organismes rivaux qu’elle contribue à mettre sur pied : la Nouvelle banque de développement (la “Banque des BRICS”) ou encore la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) qui ont toutes les deux leur siège en Chine.
En conclusion, l’affirmation du poids de la Chine au sein de l’ONU, n’est donc que la conséquence directe d’un désengagement politique et financier par les autres grandes puissances, en particulier des États membres du Conseil de sécurité, en premier lieu les États-Unis. En puissance rationnelle, la RPC investit donc un terrain délaissé, en abondant les programmes d’institutions onusiennes (notamment les financements extra-budgétaires, dont la clef de répartition dépend de la volonté des contributeurs), et en obtenant mécaniquement des contreparties (selon la formule “celui qui paye l’orchestre choisit la musique”).
Ce qui doit principalement interpeller n’est donc pas que la Chine se substitue progressivement aux États-Unis mais plutôt que l’ONU et ses institutions soient autant dépendantes des grandes puissances et grands contributeurs. L’instrumentalisation chinoise ou états-unienne de l’ONU ne fait que révéler ces failles profondes. L’ONU est théoriquement le coeur du multilatéralisme, mais sans en avoir les moyens ni l’autonomie opérationnelle. La vraie menace contre l’ONU n’est donc pas tant la Chine que la véritable “politique de la chaise vide” politique et budgétaire des autres grandes puissances face à celle-ci.
Qu’en déduire pour la suite ? L’organisation et le fonctionnement de l’ONU doivent nécessairement évoluer pour intégrer et tempérer cette nouvelle donne stratégique. Le besoin de réforme de l’ONU est aujourd’hui encore plus manifeste : nécessité d’être plus inclusive (réforme du Conseil de sécurité et de l’articulation de ses pouvoirs avec ceux de l’Assemblée générale) et plus autonome (réforme des financements pour réduire la dépendance onusienne au bon vouloir des grandes puissances voire désormais à des bailleurs privés …). À défaut, ses blocages, son instrumentalisation et sa perte de crédibilité vont s’aggraver. Cet échec signerait l’avènement des initiatives unilatérales, des institutions parallèles et des coopérations zonales plutôt que mondiales. L’ONU emprunterait alors le chemin tant redouté d’un dépérissement, à l’instar de la Société des Nations au siècle dernier.