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Les libertés publiques à l’heure de l’état d’urgence sanitaire

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Les libertés publiques à l’heure de l’état d’urgence sanitaire

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Sommaire

    Les libertés publiques à l’heure de l’état d’urgence sanitaire

    Auteurs

    « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? » écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté. Depuis vingt ans, les états d’exceptions ont fleuri en Occident. Ils ont conduit à restreindre les libertés publiques selon deux critères principaux : une situation sortant de l’ordinaire, et une opinion exigeant une main ferme des pouvoirs publics. À en croire l’ampleur de la crise actuelle et le soutien des sondés à des mesures plus restrictives, la mise en chantier d’un nouvel état d’urgence sanitaire n’est donc pas étonnante. Sa fin est-elle pour autant justifiée ? En d’autres termes, conduit-il à proportionner les moyens adéquats à l’atteinte d’une fin légitime ? Avait-on vraiment besoin de mettre en place un état d’urgence sanitaire dans le droit ?

    À droit constant, le Gouvernement a tout de même réussi à décréter des mesures draconiennes de contrôle et de restriction. Pour ce faire, il s’est principalement fondé sur l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique et sur le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020. Au besoin, l’état d’urgence prévu par la loi n° 55-383 du 3 avril 1955 permettait d’aller plus loin encore.

    L’intérêt de l’état d’urgence sanitaire est en fait triple. D’abord, politiquement, il donne l’impression d’un investissement fort des pouvoirs publics. Cette raison n’est pas bonne, mais elle est politiquement classique. Ensuite, il solidifie une construction juridique précaire. Les dispositifs cités sur lesquels s’est fondé le Gouvernement s’appuient sur une interprétation très extensive qui n’est envisageable que par la mobilisation par les juges des « circonstances exceptionnelles » ; construit jurisprudentiel qui laisse planer une insécurité juridique sur le Gouvernement comme sur les citoyens. Enfin, l’état d’urgence est un état d’exception. Or l’état d’exception n’est pas l’ennemi des libertés publiques. Il est la manière dont le droit encadre l’action des pouvoirs publics lorsque les faits rendent caduques les dispositions de droit commun. Sans état d’exception, l’État aurait donc à choisir entre l’impuissance ou l’arbitraire. Ce qui est contraire aux libertés publiques, ce n’est donc pas de prévoir un état d’exception, mais de faire de ses dispositions des normes de droit commun. Ce fut notamment le cas concernant la reconduction de l’état d’urgence instauré après les attentats de 2015 par une loi de 2017. Ce qui est contraire aux libertés publiques, c’est également de faire un usage non adapté et mal contrôlé de dispositions de droit commun comme nous nous y employons depuis deux semaines.

    L’idée de mettre en place un état d’urgence sanitaire n’est donc pas mauvaise. Toutefois comme tout état d’exception, il doit répondre à deux impératifs : la proportionnalité et la garantie d’un contrôle.

    En matière de proportionnalité, certaines dispositions continuent à interroger, même si le texte a été rééquilibré. La première rédaction proposée par le Gouvernement prévoyait ainsi de donner des pouvoirs très larges au Premier ministre. Une telle rédaction offrait un pouvoir presque discrétionnaire à l’exécutif. En listant et réduisant strictement le champ, les mesures prises (en se basant, notamment, sur celles déjà en place), le Sénat a, en première lecture, retiré de la loi ses mesures les plus problématiques. Si les dispositions prévues sont évidemment fortement attentatoires aux libertés publiques, le texte prévoit que leur portée demeure « strictement proportionnée aux risques sanitaires ». En limitant l’usage de ces prérogatives « aux seules fins de garantir la santé publique », l’état d’urgence sanitaire assure mieux la proportionnalité que l’état d’urgence « classique ». Une telle rédaction ouvre notamment largement la porte à un contrôle maximum du juge administratif. Reste toutefois une disposition qui pose vraiment problème. En cas de violation à plus de trois reprises des règles de confinement dans un délai de 30 jours « les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général ». Cette formulation viole le principe de légalité des délits et celui de proportionnalité des peines. Elle est par ailleurs irréaliste et fut introduite au dernier moment par le gouvernement en vue d’en faire un argument de communication. Elle marquera d’une tache indélébile l’état d’urgence sanitaire.

    Le contrôle de l’exécutif, durant cette période d’exception, demeure problématique même si le texte a été clairement amélioré par son passage au Parlement. Concernant le public il est donc à présent acquis que les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé les décisions sont rendues publiques. Cela ouvre la voie à un débat démocratique sur les restrictions des libertés inhérentes à l’état d’urgence sanitaire. En matière de contrôle parlementaire, les dispositions introduites dans la loi relative à l’état d’urgence ont été reprises. Les chambres devraient donc être informées et rien ne les empêche par ailleurs, de constituer des commissions d’enquête. De loin le format le plus efficace, ces dernières ne sont toutefois que de 6 mois maximum ce qui donne peu de marge sur des crises au long cours. Il serait bon de modifier l’ordonnance du 17 novembre 1958 à dessein de permettre aux chambres de faire durer une commission d’enquête tout au long de la mise en œuvre des différents états d’exception. Concernant le contrôle du juge, là aussi des avancées sont à souligner au fil des débats parlementaires. Les différents actes pourront faire l’objet d’une saisine par voie de référé liberté qui conduira le juge à statuer dans les 48 heures. Le seul point noir, et il est de taille, est l’absence de contrôle de constitutionnalité effectif a posteriori lié à la suspension des délais de la QPC. Certes, on peut comprendre qu’il n’est pas opportun de faire se déplacer les membres du Conseil constitutionnel. Toutefois, au vu des restrictions aux libertés posées par le présent texte, la fermeture de facto de cette voie de recours dans les prochains mois est une faute.

    Les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ne sont donc pas la préfiguration d’un régime tyrannique, voire totalitaire… elles ne sont pas non plus exemptes de lourds problèmes. Ce qui est vrai pour les libertés publiques n’est encore rien au regard des inflexions inquiétantes concernant les droits sociaux portés dans le même projet de loi que l’état d’urgence sanitaire. À défaut de QPC et au vu de la rédaction parfois sibylline de certaines dispositions ou habilitations à légiférer par ordonnance, une saisine du Conseil constitutionnel est nécessaire. Quoi qu’il en soit, le dispositif arrivera à échéance en 2021, sauf prolongation par une nouvelle loi. Son vote ne marque pas un point d’arrivée, mais d’étape dans notre réflexion pour articuler urgence épidémique et libertés publiques. Une bataille culturelle est ici à mener pour que les secondes ne soient pas, par habitude, les victimes de la première. À force d’être réduites pour cause de circonstances exceptionnelles depuis deux décennies, nos sociétés semblent ainsi s’habituer à voir les libertés s’effilocher. Ainsi, paraphrasant le Jean-Jacques Rousseau du Contrat social, les hommes peuvent tout perdre dans leurs chaînes, y compris l’envie d’en sortir.

    Publié le 28 mars 2020

    Les libertés publiques à l’heure de l’état d’urgence sanitaire

    Auteurs

    Benjamin Morel
    Benjamin Morel est maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas et docteur en science politique à l'École Normale Supérieure de Paris-Saclay. Ses travaux portent sur les institutions politiques, le droit constitutionnel, le Parlement et les collectivités territoriales. Il a notamment publié Les bases du droit constitutionnel (Belin, coll. « Major », 2020) et Le Sénat et sa légitimité, l’institution interprète d’un rôle constitutionnel (Dalloz, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et parlementaire », 2018). Il est responsable des études institutionnelles au sein de l'institut.

    « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? » écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté. Depuis vingt ans, les états d’exceptions ont fleuri en Occident. Ils ont conduit à restreindre les libertés publiques selon deux critères principaux : une situation sortant de l’ordinaire, et une opinion exigeant une main ferme des pouvoirs publics. À en croire l’ampleur de la crise actuelle et le soutien des sondés à des mesures plus restrictives, la mise en chantier d’un nouvel état d’urgence sanitaire n’est donc pas étonnante. Sa fin est-elle pour autant justifiée ? En d’autres termes, conduit-il à proportionner les moyens adéquats à l’atteinte d’une fin légitime ? Avait-on vraiment besoin de mettre en place un état d’urgence sanitaire dans le droit ?

    À droit constant, le Gouvernement a tout de même réussi à décréter des mesures draconiennes de contrôle et de restriction. Pour ce faire, il s’est principalement fondé sur l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique et sur le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020. Au besoin, l’état d’urgence prévu par la loi n° 55-383 du 3 avril 1955 permettait d’aller plus loin encore.

    L’intérêt de l’état d’urgence sanitaire est en fait triple. D’abord, politiquement, il donne l’impression d’un investissement fort des pouvoirs publics. Cette raison n’est pas bonne, mais elle est politiquement classique. Ensuite, il solidifie une construction juridique précaire. Les dispositifs cités sur lesquels s’est fondé le Gouvernement s’appuient sur une interprétation très extensive qui n’est envisageable que par la mobilisation par les juges des « circonstances exceptionnelles » ; construit jurisprudentiel qui laisse planer une insécurité juridique sur le Gouvernement comme sur les citoyens. Enfin, l’état d’urgence est un état d’exception. Or l’état d’exception n’est pas l’ennemi des libertés publiques. Il est la manière dont le droit encadre l’action des pouvoirs publics lorsque les faits rendent caduques les dispositions de droit commun. Sans état d’exception, l’État aurait donc à choisir entre l’impuissance ou l’arbitraire. Ce qui est contraire aux libertés publiques, ce n’est donc pas de prévoir un état d’exception, mais de faire de ses dispositions des normes de droit commun. Ce fut notamment le cas concernant la reconduction de l’état d’urgence instauré après les attentats de 2015 par une loi de 2017. Ce qui est contraire aux libertés publiques, c’est également de faire un usage non adapté et mal contrôlé de dispositions de droit commun comme nous nous y employons depuis deux semaines.

    L’idée de mettre en place un état d’urgence sanitaire n’est donc pas mauvaise. Toutefois comme tout état d’exception, il doit répondre à deux impératifs : la proportionnalité et la garantie d’un contrôle.

    En matière de proportionnalité, certaines dispositions continuent à interroger, même si le texte a été rééquilibré. La première rédaction proposée par le Gouvernement prévoyait ainsi de donner des pouvoirs très larges au Premier ministre. Une telle rédaction offrait un pouvoir presque discrétionnaire à l’exécutif. En listant et réduisant strictement le champ, les mesures prises (en se basant, notamment, sur celles déjà en place), le Sénat a, en première lecture, retiré de la loi ses mesures les plus problématiques. Si les dispositions prévues sont évidemment fortement attentatoires aux libertés publiques, le texte prévoit que leur portée demeure « strictement proportionnée aux risques sanitaires ». En limitant l’usage de ces prérogatives « aux seules fins de garantir la santé publique », l’état d’urgence sanitaire assure mieux la proportionnalité que l’état d’urgence « classique ». Une telle rédaction ouvre notamment largement la porte à un contrôle maximum du juge administratif. Reste toutefois une disposition qui pose vraiment problème. En cas de violation à plus de trois reprises des règles de confinement dans un délai de 30 jours « les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général ». Cette formulation viole le principe de légalité des délits et celui de proportionnalité des peines. Elle est par ailleurs irréaliste et fut introduite au dernier moment par le gouvernement en vue d’en faire un argument de communication. Elle marquera d’une tache indélébile l’état d’urgence sanitaire.

    Le contrôle de l’exécutif, durant cette période d’exception, demeure problématique même si le texte a été clairement amélioré par son passage au Parlement. Concernant le public il est donc à présent acquis que les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé les décisions sont rendues publiques. Cela ouvre la voie à un débat démocratique sur les restrictions des libertés inhérentes à l’état d’urgence sanitaire. En matière de contrôle parlementaire, les dispositions introduites dans la loi relative à l’état d’urgence ont été reprises. Les chambres devraient donc être informées et rien ne les empêche par ailleurs, de constituer des commissions d’enquête. De loin le format le plus efficace, ces dernières ne sont toutefois que de 6 mois maximum ce qui donne peu de marge sur des crises au long cours. Il serait bon de modifier l’ordonnance du 17 novembre 1958 à dessein de permettre aux chambres de faire durer une commission d’enquête tout au long de la mise en œuvre des différents états d’exception. Concernant le contrôle du juge, là aussi des avancées sont à souligner au fil des débats parlementaires. Les différents actes pourront faire l’objet d’une saisine par voie de référé liberté qui conduira le juge à statuer dans les 48 heures. Le seul point noir, et il est de taille, est l’absence de contrôle de constitutionnalité effectif a posteriori lié à la suspension des délais de la QPC. Certes, on peut comprendre qu’il n’est pas opportun de faire se déplacer les membres du Conseil constitutionnel. Toutefois, au vu des restrictions aux libertés posées par le présent texte, la fermeture de facto de cette voie de recours dans les prochains mois est une faute.

    Les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ne sont donc pas la préfiguration d’un régime tyrannique, voire totalitaire… elles ne sont pas non plus exemptes de lourds problèmes. Ce qui est vrai pour les libertés publiques n’est encore rien au regard des inflexions inquiétantes concernant les droits sociaux portés dans le même projet de loi que l’état d’urgence sanitaire. À défaut de QPC et au vu de la rédaction parfois sibylline de certaines dispositions ou habilitations à légiférer par ordonnance, une saisine du Conseil constitutionnel est nécessaire. Quoi qu’il en soit, le dispositif arrivera à échéance en 2021, sauf prolongation par une nouvelle loi. Son vote ne marque pas un point d’arrivée, mais d’étape dans notre réflexion pour articuler urgence épidémique et libertés publiques. Une bataille culturelle est ici à mener pour que les secondes ne soient pas, par habitude, les victimes de la première. À force d’être réduites pour cause de circonstances exceptionnelles depuis deux décennies, nos sociétés semblent ainsi s’habituer à voir les libertés s’effilocher. Ainsi, paraphrasant le Jean-Jacques Rousseau du Contrat social, les hommes peuvent tout perdre dans leurs chaînes, y compris l’envie d’en sortir.

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