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Le bitcoin, mirage monétaire et désastre écologique

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Le bitcoin, mirage monétaire et désastre écologique

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Sommaire

    Le bitcoin, mirage monétaire et désastre écologique

     

    Dans le contexte de la crise de 2008-2009, l’avènement du bitcoin a pu séduire parce que, produit et géré avec un logiciel libre[1], il est supposé donner le pouvoir monétaire à ses utilisateurs grâce à sa gestion par une technologie plutôt que par une puissance centralisée (État et Banque centrale d’une part, banques commerciales de l’autre)[2]. Il serait « un outil crucial de libération individuelle face à un État omniprésent » (Lars 2021). Sa promesse était qu’il deviendrait une monnaie tant aux échelons nationaux qu’international et contrebalancerait, voire dépasserait, le monopole banco-financier des paiements. Chacun pourrait contribuer à partir de son ordinateur personnel à ce système décentralisé et ce système diminuerait même les coûts de transactions pour ses utilisateurs. Surtout, il mobiliserait un esprit à la fois communautaire[3] et pionnier. Le bitcoin aurait (re)fait de la monnaie un bien libre et un commun (Dupré, Ponsot, Servet 2015 ; Servet 2021a).

    La réalité est loin de ce schéma idyllique qui témoigne d’une confusion entre les intentions et les désirs mis en avant par ses promoteurs, et la réalité de ses usages et de son fonctionnement[4]. Le bitcoin n’est ainsi que très marginalement monnaie[5] au sens d’un instrument de paiement largement partagé au sein d’une communauté de paiement. La volatilité extrême de son cours fait douter qu’il ne puisse d’ailleurs jamais l’être, sauf dans des pays comme aujourd’hui le Liban qui connait un effondrement de son système monétaire et financier (Maucourant Atallah 2021), le Salvador qui a perdu sa souveraineté monétaire au profit du dollar depuis vingt ans (Kharpal 2021b) ou le Nigeria qui subit une hyperinflation[6].

    En outre, le bitcoin est essentiellement devenu un instrument spéculatif, nouvel objet de jeu pour les institutions financières comme en témoigne la récente cotation en bourse de Coinbase (Garcia 2021). S’agirait-il alors d’un « placement alternatif » comme ont pu le décrire les autorités chinoises (Kharpal 2021a ; Cagan 2021a) ? On remarque cependant que la Chine a interdit à ses citoyens son usage comme monnaie et depuis peu sa production notamment en raison de ses effets dénoncés comme nuisibles pour l’environnement[7].

    Une large partie de l’opinion publique assimile encore l’ensemble des crypto-activités au bitcoin alors qu’elles vont bien au-delà du monétaire et du financier. Si la critique à l’encontre du bitcoin est néfaste à la reconnaissance des potentialités de l’ensemble des cryptoactivités, n’est-ce pas à leurs spécialistes de faire connaître les différences existant, à des degrés divers, entre les différentes activités de cryptage, l’utilité des blockchains[8] et les spécificités de quelques-unes des 9500 autres cryptoactifs qui seraient aujourd’hui émis[9] ? Demain on connaîtra sans doute des monnaies numériques émises et gérées par les banques centrales, ce qui changera largement la donne. La Chine s’affiche aux avant-postes des innovations en cours et surtout futures (Lehman, Rothstein 2021), avec un modèle très différent du fait d’interventions publiques conservant à la monnaie sa qualité souveraine. Ce débat est aussi ouvert aux États-Unis (Hockett 2020) et ailleurs, comme une réponse aux défis monétaires à venir (Servet 2021b). Au-delà des usages monétaires du bitcoin, l’objectif principal de cette note est de démontrer que le bitcoin est un gouffre énergivore, contraire à nos ambitions climatiques.

    1.     Le bitcoin consomme une quantité d’énergie croissante

    Pour émettre les bitcoins il faut en effet faire tourner des ordinateurs puissants. Ces machines dites de « minage » sont en concurrence les unes avec les autres (Framabot et alii, 2018). Ceux qui échouent à miner un bloc ont investi à perte car ils ne bénéficient pas en tt+1 d’une avance pour l’émission suivante. Cela se fait avec une consommation électrique croissante à laquelle s’additionne celle pour produire voire transporter ce matériel de minage et à laquelle peut s’ajouter encore celle requise pour réfrigérer certains locaux compte tenu de la chaleur dégagée. De très nombreux articles de presse et rapports ont ainsi dénoncé le caractère énergivore[10] du bitcoin. En effet, le fonctionnement du réseau Bitcoin se base sur ce qu’on appelle la preuve de travail (POW) pour attribuer les nouveaux bitcoins créés actuellement toutes les dix minutes. En s’attachant à la question énergétique, on peut y voir une erreur de conception du bitcoin car une autre technique, la preuve d’enjeu (POS) et ses variantes, n’engendre pas une dépense énergétique aussi élevée que celle du bitcoin tout en apportant une sécurité que l’on peut estimer équivalente. D’autres cryptoactifs (ADA de Cardano par exemple, Binance coin, XRP, etc.) sont d’ailleurs fondés sur des protocoles de type POS et pourraient supplanter le bitcoin.

    Les données diffusées sur l’énergie consommée pour émettre et faire circuler les bitcoins constituent une mise en garde[11]. Ainsi en 2017 Newsweek a intitulé un article : « Bitcoin Mining on Track to Consume All of the World’s Energy by 2020 » [L’extraction de bitcoins en passe de consommer toute l’énergie mondiale d’ici 2020] (Cuthbertson 2017). Or le corps de l’article précisait : « such a projection is purely hypothetical » [une telle projection est purement hypothétique]. Cette précaution argumentaire a été peu relevée par tous ceux qui ont dénoncé ce qui serait selon eux le caractère erroné et donc inutilement alarmiste de l’article. Les affirmations notamment de Noizat (2019) relativisant cette consommation électrique ont été contredites par Delahaye (2019), sans que le premier réponde aux arguments critiques. Une des plus récentes alertes (en mars 2021) est venue du milliardaire Bill Gates dans une interview au New York Times (reprise dans Ponciano 2021). Le milliardaire, Elon Musk, quant à lui, est passé fin mars 2021 de l’appui au bitcoin sur son compte Twitter[12] à, six semaines plus tard, une critique à l’encontre de son « bilan carbone désastreux » (Burgel 2021). Ce qui en une journée a fait chuter son cours de 15 %.

    Selon le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI), la transaction d’un bitcoin a une empreinte carbone équivalente à celle de 735 121 transferts monétaires par Visa ; ou encore pour ce qui est de la circulation de l’information, à celle de 55 280 heures de consultation de You Tube. Toujours, selon le CBECI, la consommation annuelle du réseau bitcoin serait en train d’atteindre 128 TWh (terawatt-heure) par an[13], soit 0,6 % de la consommation mondiale d’électricité (l’équivalent de la consommation de pays comme la Norvège, la Nouvelle-Zélande ou encore l’Argentine). Une telle donnée est à comparer avec l’électricité consommée actuellement par la nouvelle technique des véhicules électriques, beaucoup plus faible avec 80 TWh en 2019 mais pour 7,2 millions de véhicules seulement en circulation. Et à des appareils comme ceux produisant l’air conditionné et les ventilateurs à l’empreinte beaucoup plus lourde puisque chaque année ils consomment 2.000 TWh. Certains penseront, sans nul doute, que l’utilité des deux milliards de climatiseurs en fonctionnement dans le monde est supérieure à celle du bitcoin car beaucoup plus d’humains les utilisent. Plus significative est la comparaison de ces 128 TWh consommés par le bitcoin avec la consommation électrique par Google (12,2 TWh en 2019) et celle par l’ensemble des centres de données dans le monde : environ 200 TWh. D’où vient le coût énergétique du bitcoin, qui peut paraître extravagant ? Pour le comprendre, il faut comparer non seulement le coût de circulation de chaque unité, monétaire et de bitcoin, mais inclure surtout, comme on l’a indiqué, celui de l’émission de chaque unité.

    Face aux accusations, déjà exprimées en 2014[14] et répétées depuis, d’une forte consommation électrique pour le produire et pour valider les transactions, la réaction de ses afficionados n’a pas été une contre-étude statistique globale convaincante. La réponse la plus courante a souvent été une dénégation drapée de bonnes intentions et illustrée d’exemples très ponctuels que l’on peut souvent considérés comme anecdotiques. La logique générale de ces arguments est celle de la concurrence marchande qui répartirait librement le plus utilement possible les ressources disponibles. Le mode de défense du bitcoin se fait alors sur une base idéologique en particulier par la dénonciation des critiques du bitcoin comme étant inspirés par une forme ou une autre du marxisme, aux antipodes donc de l’idéologie individualiste prétendue émancipatrice du carcan du collectif, comme l’illustre un article de Jacques Favier publié en mars 2020 dans La voie du bitcoin sous le titre « Incendiaire ? ». Beaucoup de sympathisants du bitcoin manifestent une foi dans ce qu’ils croient être le « libéralisme économique »[15], qui leur retirent tout esprit critique vis-à-vis de ce qui apparaît aux yeux des incrédules et mécréants une idole.

    L’université de Cambridge (2016-2021) est, à notre connaissance, la seule organisation à fournir une cartographie de la production du bitcoin et des données détaillées assez bien actualisées. Un problème pour mesurer la quantité d’électricité nécessaire pour produire le bitcoin par des unités en concurrence est la rapidité des changements. Ils tiennent à la variation journalière et des lieux de production[16]. On ne peut donc que donner des fourchettes de dépense énergétique maximum et minimum pour le bitcoin, alors qu’il serait utile de disposer de données précises. Alors que l’industrie du bitcoin est de plus en plus oligopolistique, l’absence d’une information globale venant des principaux producteurs et des plateformes de transactions, peut laisser penser qu’ils n’ont pas intérêt à sa diffusion alors qu’il est possible de connaître si ce n’est la quantité totale d’électricité nécessaire au bitcoin, la quantité minimum consommée pour lui[17].

    2.     La « valeur » du bitcoin comme token d’énergie

    Une autre ligne de défense, que l’on peut qualifier de théorique puisqu’elle renvoie à un concept économique ancien, repose sur la valeur. Selon un argument développé par Pierre Noizat (2021a, 2021b, Gouspillou, Noizat, Slim, 2021), il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter de la consommation énergétique du bitcoin puisque, produit à partir de l’énergie électrique, il représenterait de l’énergie stockée ; ce qui pourrait répondre à la critique largement formulée à l’encontre du bitcoin qu’il ne repose sur « rien ». Or, un des problèmes majeurs de l’énergie est précisément son stockage. Donc, si l’on admet l’hypothèse faite simultanément que l’énergie mobilisée pour émettre le bitcoin est de l’énergie récupérée (voir ci-dessous), on serait dans une sorte de recyclage vertueux. Sauf que ce miracle n’existe tout simplement pas.

    Remarquons tout d’abord que cette énergie dépensée pour produire le bitcoin ne peut jamais être restituée sous forme électrique. C’est le cas de tous les autres biens produits à partir d’une dépense d’énergie. En outre, des bitcoins tockens d’énergie comme mesure de la valeur exigeraient une certaine stabilité pour servir de référence. Or cela est incompatible avec le fait que la quantité physique d’électricité nécessaire pour émettre un bitcoin (même si le matériel peut rendre le système plus productif), augmente au fil du temps. C’est même une caractéristique essentielle de sa rareté croissante et le cours du bitcoin lui-même évolue fortement en fonction du rapport entre la demande très variable dont il fait l’objet, le prix que les acquéreurs sont disposés à payer et les quantités mises sur le marché (sous l’effet d’un déstockage de quantités anciennement minées et par une vente d’une partie des bitcoins nouvellement créés). Or la propriété d’un bien matériel comme immatériel cédé sur un marché est que toutes les unités de cette marchandise subissent une tendance à une péréquation de leur valeur à l’instant de leurs transactions. C’est une des raisons pour laquelle l’homogénéité de la matière de l’or et de l’argent leur a permis de servir de mesure monétaire et d’instrument de réserve. L’or et l’argent possèdent par ailleurs une valeur minimale indépendamment de la confiance sociale variable qui leur est accordée en tant qu’actif financier. À l’inverse, le bitcoin stocké et circulant entre des plateformes ne peut jamais redevenir électricité. Sa valeur est strictement cantonnée par la réputation dont il jouit sans garantie d’aucune institution puisque ses promoteurs réfutent la dimension souveraine de la monnaie, voire celle de confiance[18]. Aussi, son cours pourrait brusquement être réduit à néant[19], notamment si un autre cryptoactif le supplantait ou si s’appliquait une réglementation de l’usage et une forte taxation des plus-values financières (actuelle proposition du président Biden).

    Ainsi, l’idée d’un bitcoin « jeton d’énergie » confond deux arguments : la question économique et sociale des déterminants de la valeur des marchandises et la question de la mesure physique de l’empreinte environnementale des productions humaines, qui peut se référer, entre autres, à une mesure énergétique. La théorie de l’énergie pour attribuer un coût aux biens a quelques pertinences, à condition de ne pas en faire une théorie de la valeur et de ne pas croire en une possible référence monétaire physique. Il faudrait l’inscrire par exemple dans la perspective de Nicholas Georgescu-Roegen (1995), un des penseurs clefs des limites de la croissance et dans les débats sur l’empreinte environnementale des activités humaines et de la limite des ressources physiques de la planète. Enfin, l’idée que le bitcoin représenterait une accumulation d’énergie peut être mise en parallèle avec les théories économiques assimilant l’augmentation du prix des biens immobiliers et des actifs financiers (dont le bitcoin est une composante) à un accroissement de richesse alors que celle du prix des biens et services constituant le « panier de la ménagère » serait un appauvrissement par détérioration de la valeur de la monnaie (Morvant-Roux, Servet, Tiran 2021a ; 2021b). Il s’agit d’un des ingrédients de l’idéologie et des politiques néolibérales.

    3. Un argument technique en défaveur du bitcoin

    La seconde ligne de défense des « bitcoiners » en matière énergétique veut refléter le bon sens de praticiens. Selon l’argument technique, le plus courant, le minage du bitcoin mobiliserait des surplus électriques qui, à défaut d’autres usages, seraient gaspillés (Gouspillou 2020 ; Noizat 2012c). Il ne s’agit pourtant pas d’un recyclage car les quantités d’énergie destinées à la production ne peuvent pas être restituées comme expliqué ci-dessus. Mais l’argument est que la quantité supplémentaire d’énergie consommée serait modérée grâce à des minages utilisant des ressources énergétiques qui seraient gaspillées autrement, car localement excédentaires. Se trouverait ainsi confortée la logique des lois du marché grâce à la recherche et l’utilisation de sources d’énergie les moins chères possibles. Remarquons cependant qu’une certaine marge de production est une nécessité dans les réseaux électriques car dès qu’il y a surconsommation le système tombe en panne. On le constate notamment lors de vagues de froid (par surutilisation domestique du chauffage) ou de vagues de chaleur (par surutilisation de ventilateurs et d’air conditionné).

    Un autre exemple souvent donné de comportements écologiquement vertueux des mineurs de bitcoins est leur émission par production jointe avec les hydrocarbures (voir Encadré 1). Nous n’en connaissons pas l’importance. A priori il s’agit d’une belle opportunité. En fait, cela ne l’est qu’en apparence car elle peut accroître durablement la rentabilité de la production des hydrocarbures. Or cela ne peut que reculer d’autant le développement d’énergies alternatives si leur coût reste supérieur. Les lois du marché et de la concurrence s’opposent à une préservation réelle de l’environnement et à la fin de l’exploitation de ressources non renouvelables.

     

    Encadré 1L’exemple de la production jointe de bitcoins avec celle d’hydrocarbures

    Un nouvel eldorado pour l’émission de bitcoins serait permis par leur production jointe à celles d’hydrocarbures (McDonnell 2021a ; 2021b). Tout le monde a en tête l’image de flammes au-dessus de leurs champs d’exploitation. Ce « torchage » du gaz se pratique principalement faute d’infrastructures de traitement et de transport de ce gaz par gazoduc ou sous forme liquéfié ; la production étant généralement éloignée de centres utilisateurs industriels ou urbains. Pire ce gaz est parfois rejeté dans l’atmosphère non brûlé. Près de 145 milliards de m3 de gaz seraient torchés chaque année dans le monde, soit davantage que les consommations annuelles cumulées de gaz en Allemagne et en France. La Russie, l’Irak et l’Iran compteraient, à eux trois, pour près de 39% des volumes mondiaux de gaz torché. La ressource largement disponible et à faible prix permet d’actionner une turbine électrique pour des usines de minage de bitcoins. À Khanty-Mansiysk dans le nord-ouest de la Sibérie (Baydakova 2020) et au Texas[20] notamment, la production de bitcoins connaitrait avec cette source d’énergie une forte croissance.

    Enfin, l’argument principal serait que le minage de bitcoin se ferait de plus en plus à partir d’une électricité tirée de ressources hydrauliques (Gouspillou 2020). Or, une étude (Bitcoin Energy Consumption 2021) indique que seulement 39 % de la production actuelle de bitcoins proviendraient de ressources renouvelables[21]. En outre, la production de bitcoins se fait encore essentiellement en Chine en 2021 malgré une politique de plus en plus dure de fermeture des usines de minage[22], notamment dans les territoires du nord alimentés par de l’électricité à base de charbon, contredisant ainsi l’idée que la ressource énergétique utilisée serait devenue recyclable et qu’elle profiterait du surplus d’électricité inutilisé pouvant être acquis à faible prix (voir Encadré 2).

     

    Encadré 2 : La production électrique en Chine et l’existence d’un surplus d’électricité

    La surproduction d’électricité en Chine[23] provient de l’énergie produite par des éoliennes et par des panneaux solaires, qui ont été encouragées par les autorités locales. Mais surtout dans le sud de la Chine, la surproduction provient d’une production hydraulique. La disponibilité de ces excédents localisés s’explique par l’actuelle faible interconnexion des six réseaux régionaux chinois de production d’électricité. Même si son transport à grande distance n’est pas inconnu, il est actuellement insuffisamment pratiqué. D’où l’existence d’un potentiel saisonnier de surplus local d’énergie, par rapport à ce qui aurait pu être potentiellement consommé. Produire suffisamment d’électricité pour les besoins locaux de consommation et de production en période de sécheresse nécessite cet excédent pendant l’autre moitié de l’année. Si, au sud, les barrages se remplissent à la saison des pluies et se vident en saison sèche, dans le nord du pays, la production d’électricité se fait en continu car elle est à base de lignite. Elle y est particulièrement polluante et les autorités cherchent à la limiter.

    On doit relever que l’existence d’excédents massifs deviendra de plus en plus exceptionnelle au fur et à mesure que les pays partenaires construiront des lignes électriques Ultra Haute Tension (UHT) internes et internationales (notamment avec des investissements de la Chine car cette dernière anticipe un ralentissement de son taux de croissance). Des projets chinois de transport de l’électricité à très grande distance, qui à ce jour peuvent paraître pharamineux voire irréalistes, existent notamment en Afrique, au Brésil et en Inde ; des zones géographiques où existent des zones d’excédent d’électricité et des zones d’insuffisance d’approvisionnement.

    Examinons donc cette disponibilité pour les usines de minage de bitcoin[24] d’un surplus électrique dans certaines zones de la Chine par rapport à la consommation potentielle locale Dans le sud du pays où cette production est hydraulique, des usines de minage de bitcoin se sont installées à proximité des barrages, y subissant même pour certaines les risques de coulées de boue (Hou 2021). On doit noter que, jusqu’en avril 2021, l’émission de bitcoin s’est faite aussi en Chine dans des régions du Nord qui semble avoir été son premier lieu de développement dans le pays et où il n’y a pas d’excédent de production électrique et où elle se fait à base de charbon. Jusqu’en avril 2021 (date annoncée pour la fin de cette activité), les bitcoins y étaient émis grâce à cette autre source d’énergie[25]. Les mineurs de bitcoin transportaient en saison sèche leur matériel de minage du sud, où se trouvent les barrages, vers le nord doté de centrales thermiques (Huang 2021). L’exploitation d’un surplus d’électricité non utilisé évoqué par les mineurs de bitcoins provient donc comme indiqué de l’insuffisance actuelle du réseau électrique permettant de transporter l’énergie des régions à excédent vers les zones à déficit pour résoudre les déséquilibres régionaux. Toutefois les excédents ne sont pas constants dans l’année alors que l’amortissement du matériel de minage du bitcoin se réalise sur l’année entière.Pour que soit vérifiée l’utilisation pour le minage du bitcoin en Chine (et ailleurs) d’une électricité essentiellement résiduelle, il faudrait que les usines de minage de bitcoins ne l’émettent que dans les fractions de la journée où il y a effectivement surplus par rapport à la consommation (pour satisfaire la demande en heures dites « creuses ») ; or les informations communiquées sur le minage laissent penser qu’il s’agit d’une production en continu alors que certains mois l’excédent électrique ne dure pas toute la journée. Or, quand le coût du minage d’un bitcoin se situe entre 4000 et 5000 dollars et que son cours est de 65 000, même quand il retombe à 30 000, la marge bénéficiaire pour un mineur reste considérable et le plaidoyer écologique demeure peu prégnant. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’annonce des autorités chinoises de l’interdiction de la production de bitcoins dans les localités où elle se fait avec de l’électricité à base de charbon, et pas seulement aujourd’hui (Cagan 2021b). Compte tenu de cette décision, un certain nombre de mineurs se déplaceront sans doute définitivement vers d’autres pays (Huang 2021) en recherchant une énergie électrique à faible coût, et pour partie (mais pas pour la majorité aujourd’hui) provenant d’un surplus d’énergie électrique.

     

    4. Des productions de bitcoins hors de Chine

    Chassé de Chine, où le minage du bitcoin pourrait-il donc s’implanter ? À moins que ce matériel (utilisé et aussi produit en Chine) ne soit tout simplement abandonné, notamment compte tenu de sa rapide obsolescence, pour importer dans ces nouveaux pays de minage (y compris de Chine) des instruments de minage plus productifs ; par exemple en Afrique. La forte concurrence entre les mineurs de bitcoins doit aussi nous interroger, d’un point de vue environnemental, quant à la proportion du matériel de minage qui est effectivement recyclé.

    Une partie du matériel de minage situé actuellement en Chine et en situation de sous-utilisation peut être transportée en Iran où la production locale de bitcoins (3,82 % de la production mondiale début 2021) se fait aussi notamment par des entreprises chinoises. Certains affirment que c’est un moyen de contourner l’embargo américain et, à partir de ce critère politique, ils la jugent positive. Cet argument est douteux car il ne paraît pas rencontrer l’assentiment de la partie de la population iranienne qui, selon certaines informations diffusées par France 24 à partir de plusieurs sources, dénoncerait ces usines à bitcoins, qui leur feraient subir des pénuries régulières d’électricité (cf. bibliographie). Dans ce cas, l’émission de bitcoin ne consommerait pas un excédent inutilisé d’électricité mais elle entrerait en concurrence avec les besoins exprimés par la population. D’où en juin 2021 l’interdiction du minage ordonnée par le président Hassan Rouhani et la saisie par la police iranienne de 7000 machines à miner (De La Roche 2021).

    L’argument d’un allégement du fardeau de l’embargo américain vis-à-vis des exportations de pétrole du pays, donné à propos de l’Iran, est également cité pour le Venezuela ; pays qui, selon Cambridge University, émettrait 0,42 % des bitcoins dans le Monde. Une partie de ce minage de bitcoins (la proportion est inconnue) est réalisée par l’armée vénézuélienne à Fuerte Tiuna. Elle se procure ainsi les ressources que l’État est devenu incapable de lui fournir. Cette émission-là n’est donc pas le fait d’expatriés ayant investi dans le pays ou d’habitants, dont on peut remarquer que selon une déclaration de la Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme (Agence France Presse 2020) plus de 15 % d’entre eux (cinq millions de personnes) ont fui le pays depuis 2015 ; et pour un certain nombre afin d’échapper aux exactions de l’armée et effectivement aux conséquences de l’embargo américain : 2,3 millions d’habitants connaissent une insécurité alimentaire grave avec des pénuries d’eau, de gaz et … d’électricité. En quoi la production de bitcoins au Venezuela par l’armée et par d’autres répond-elle à cette situation, si, comme en Iran, elle y accroît le besoin d’électricité, donc la pénurie ?

     

    Encadré 3. La Sibérie, nouvel eldorado pour le minage du bitcoin ?

    Le quotidien Les Échos (Quénelle 2021) a récemment rendu compte de l’installation par l’entreprise Bitcluster d’un ferme de minage de bitcoin de 800 m2 en Sibérie à Norilsk, où jusque-là était produit quasi uniquement du nickel. L’électricité y représente 90 % du coût total de cette émission prévue de six bitcoins par jour. L’investissement a été de plus d’un million d’euros en 2017, somme à laquelle devrait s’ajouter pour la deuxième phase de la production 1,5 million d’euros. Cette installation à Norilsk est possible grâce à un nouvel accès internet fonctionnant bien. Mais surtout parce que le kWh d’électricité y est payé seulement l’équivalent de 0,019 cents de dollar alors que son coût est équivalent à 0,067 cents de dollar par kWh pour les fermes de minage installées à Moscou.

    L’énergie y provient d’une centrale thermique à charbon auquel s’ajoute comme combustible d’appoint le diesel. Or, en mai 2020, une importante pollution locale a été provoquée par le déversement, notamment dans les rivières proches, de 17 500 tonnes de diesel stocké par la Compagnie d’énergie Norilsk-Taïmyr. Et l’Organisation mondiale pour la protection de l’environnement a dénoncé la pollution en Sibérie par les centrales à charbon (Perez 2019).

    En Sibérie comme ailleurs, ce qui domine n’est pas un souci écologique mais l’opportunité d’une électricité pas chère, quels que soient les risques environnementaux encourus et l’empreinte environnementale de l’activité.

     

    De nouvelles implantations d’usines à bitcoin sont aussi signalées dans des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale ou en Afrique subsaharienne. Les récits par leurs promoteurs de l’implantation de ces unités de minage font état des relations préalables avec les autorités publiques pour obtenir les autorisations nécessaires à l’implantation et l’accent est mis sur le fait de profiter là encore de surplus électriques non utilisés. On peut tout d’abord remarquer que beaucoup de ces pays ont un indice élevé de corruption du personnel politique et administratif. Pourquoi ces installations d’usines à bitcoin donneraient-elles moins lieu dans ces pays au versement de bakchichs que la plupart des autres investissements étrangers ? On peut aussi noter que ces États font l’objet d’un classement très négatif en matière de respect des droits humains. Pour la Chine même, il a été récemment remarqué (Teterel 2021) que la production de bitcoins s’était développée dans la région du Xinjiang, où la presse fait état de camps de « rééducation » de la minorité Ouïghour. Certes les mineurs de bitcoin ne sont pas les seules entreprises à s’y implanter. Mais la liberté, tant mise en avant par de nombreux promoteurs du bitcoin, semble subir dans certains lieux de son minage des limites qui ne paraissent pas les alarmer outre mesure face au mobile le plus puissant qui les anime : les opportunités de gain élevé qu’ils y trouvent.

    Notons enfin que, dans certaines régions, l’électricité dépensée pour le bitcoin pourrait satisfaire des besoins humains généralement considérés aujourd’hui comme basiques et largement insatisfaits dans de nombreux espaces de la planète du fait de la pauvreté endémique. Ainsi, les taux d’accès à l’énergie électrique notamment en Afrique subsaharienne sont faibles. Dans le monde, 800 millions de personnes[26] n’ont pas accès à l’électricité. Ces populations ne sont pas solvables pour couvrir leurs besoins en électricité… Par économisme, le besoin est assimilé à la seule demande solvable. Or, les carences dans l’accès à l’énergie sont pour les populations pauvres un facteur aggravant les inégalités qu’elles subissent.

    5. Au-delà du seul caractère énergivore de l’émission du bitcoin

    Le caractère énergivore du bitcoin tient surtout à son « minage » à base d’électricité[27] et aussi selon les lieux à la nécessité de réfrigérer ces usines. À ces coûts s’ajoutent la production et le transport du matériel. En sus, pour des cryptoactifs comme le bitcoin, les vérifications, visant à renforcer la sécurité des transactions, nécessitent un surcroît d’énergie si l’on compare un transfert d’un montant de valeur équivalente par Visa par exemple ou par d’autres cryptoactifs. Cela signifie que, au-delà de la période de sa production dont la plus grande part aura été réalisée en 2033, les transactions avec des bitcoins demeureraient encore plus consommatrices d’énergie que d’autres transactions monétaires auxquelles il est proposé d’en comparer les usages.

    Certains affirmeront que l’absorption de surliquidités par le bitcoin en tant qu’instrument « alternatif » est un élément positif. Autrement dit, il vaudrait mieux mettre de l’argent dans le bitcoin, où il est neutralisé, que dans la sphère de la consommation privée. C’est là confondre la fin et les moyens. On entend également que l’accroissement de sa « capitalisation » diminuerait d’autant les flux monétaires finançant, via les banques, l’économie spéculative[28]. En fait il en est devenu un nouvel élément attractif et une composante des portefeuilles spéculatifs d’institutions financières[29]. Les variations de son cours ne sont pas contra-cycliques par rapport à celles des valeurs mobilières. Au contraire, on observe leur amplification au moment des envolées boursières. Les spéculations portant sur les actions, les obligations ou la titrisation de crédits peuvent se prévaloir, même de façon de plus en plus distante, de soubassements réels. Le bitcoin, lui, n’a aucune utilité réelle spécifique. En l’état, il permet seulement une diversification des patrimoines et n’est valorisé que pour autant qu’une confiance lui est accordée quant à l’accroissement ou le maintien futur de son cours. C’est une différence avec les bulbes de tulipes les plus rares qui ont fait aux Pays-Bas de 1635-1637 l’objet d’intenses spéculations parmi une petite minorité de riches marchands, événement longtemps oublié (sans doute parce qu’il avait touché une infime partie de la population des Provinces Unies) puis redécouvert et documenté par de nombreux historiens et analysées par de nombreux économistes[30]. Il a même inspiré des romanciers et des peintres. Ces végétaux donnaient, espérons-le, même après l’effondrement de leur cours, la satisfaction de leur floraison annuelle, tout comme l’éclat des diamants (Codewire, 2018) peut attirer certains thésaurisateurs.

    Pour de multiples raisons, il est donc complètement illusoire de croire que, à la différence d’autres crypto-actifs, le bitcoin soutienne un jour une économie verte ou reverdie et encore moins un recentrage local des activités humaines diminuant leur empreinte environnementale. Une réponse donnée à cette critique (Benichou 2021) est que de nombreuses industries et activités présentent aujourd’hui une limite analogue et qu’il n’aurait donc pas lieu de s’en inquiéter davantage pour le bitcoin que pour celles-ci. Mais, ne doit-on pas être étonné que l’idée soit soutenue vis-à-vis d’une production nouvelle apparue en 2009 seulement alors que depuis plus de trente ans des alertes étaient lancées sur « les limites physiques de la croissance » ? À sa création, les initiateurs du bitcoin ont largement ignoré cette question. Elle n’a été reconnue que face aux critiques montantes à l’encontre de l’accroissement des quantités d’énergie consommée. Mais, ainsi que nous l’avons montré, le problème de son empreinte environnementale n’a pas été résolu et la recherche d’électricité moins couteuse ne peut pas résoudre une question écologique. Compte tenu du discours pro-modernité tenu par les promoteurs du bitcoin on aurait pu s’attendre à une forte capacité de l’intégrer ad initio. Dès lors, la croyance en la modernité du bitcoin n’est-elle pas un mirage[31] tant sur le plan monétaire qu’écologique ?

    En conséquence, sans plus attendre, les autorités publiques ne devraient-elles pas prendre au sérieux cette question ? Ce qui apparaît comme un « progrès » technologique n’est pas bon ou mauvais par nature, il le devient à l’usage. Si un produit s’avère toxique, il convient d’en interdire ou pour le moins d’en limiter l’usage. Douze années de retour sur le bitcoin nous enseignent qu’il est une impasse écologique, monétaire et sociale. Son intérêt technologique est d’avoir donné une large réputation à la blockchain, qui désormais se passe aisément de lui. D’autres cryptoactifs présentent des intérêts plus marqués et une empreinte environnementale nettement plus douce. Comme en de nombreux autres domaines, une fiscalité adaptée apparait moins coercitive et peut permettre d’encourager les premiers, de dissuader la production et l’usage des seconds et de disposer de ressources nouvelles pour le bien voire le bonheur du plus grand nombre[32].

     

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    Xu Yuan, 2021, « Combien d’électricité est consommée par l’exploitation minière ? La Mongolie intérieure va retirer les fermes d’extraction de bitcoins, les mineurs ont commencé à déménager », Red Star News, 5 mars 2021, [https://shoudian.bjx.com.cn/html/20210305/1139910.shtml].

    Zimmer Zac, 2017, “Bitcoin and Potosí Silver. Historical Perspectives on Cryptocurrency », Technology and Culture, vol. 58, n°2, April 2012, p. 307-334.

     

    [1] Sur l’utopie ayant donné naissance au bitcoin voir notamment : Lakomski-Laguerre 2020 et Rolland, Slim 2017.

    [2] Il y a un paradoxe au succès du bitcoin dans le contexte d’une crise où la généralisation de ce type d’instruments financiers non fondés sur la dette par le crédit et au détriment des monnaies nationales et fédérales rendrait inopérante toute intervention des banques centrales en faveur des activités de production et d’échange et des revenus des ménages ainsi qu’au soutien dans l’urgence de politique sanitaire.

    [3] Un commun se distingue d’un bien public par le fait que sa propriété est collective (ce qui le distingue d’un bien privé) et que son usage et les modalités de sa gestion impliquent la reconnaissance et la participation de parties prenantes dont le mobile n’est pas l’intérêt personnel mais vise aussi à la reconnaissance des intérêts des autres et la satisfaction de leurs besoins. Cette ressource partagée doit être gérée de façon démocratique. Le bitcoin n’a aucune de ces caractéristiques qui sont fondées sur la confiance dans le collectif.

    [4] Rolland, Slim 2017 ont analysé à partir de leur expérience les enjeux de pouvoirs dans le fonctionnement du système bitcoin. Une limite de leur analyse est qu’ils ne fournissent pas d’informations statistiques sur son émission et la répartition du minage ainsi que sur ces usages effectifs et sur une éventuelle évolution de ceux-ci. Ce faisant n’est pas mise en doute l’idée que le bitcoin soit une monnaie. Il en va de même chez Benichou 2021 qui par exemple ne donne aucune indication précise sur les fourchettes de coût des transactions en bitcoin selon le nombre de celles-ci et sur le montant de la transaction (ce coût et la rapidité de celle-ci sont décroissants selon celui-ci).

    [5] Cet article n’a pas prétention d’aborder toutes les questions que pose le bitcoin et en particulier d’analyser les critères à travers lesquels on peut distinguer une monnaie d’un actif financier. Afin de ne pas entretenir une ambiguïté courante sur la nature du bitcoin par l’usage du terme « cryptomonnaie », celui de « cryptoactif » est employé ici. Voir Servet 2021c. Une des meilleures critiques radicales du bitcoin a été faite par Green 2021. N’est pas non plus abordée ici la question des ancrages locaux et dispositions internationales d’un instrument monétaire et financier et des conséquences pour l’empreinte environnementale des activités.

    [6] Le 5 février 2021 la Banque centrale du Nigeria a demandé aux banques de fermer les comptes de leurs clients en bitcoin.

    [7] Est citée encore la donnée de 65% de la production mondiale en Chine. Une quantité en baisse selon l’évaluation par University of Cambridge (2016-2021) alors que le minage de bitcoins en Amérique du Nord croit. Le poids de la Chine a pu apparaître dès 2020 comme un risque en cas d’intervention des autorités et la dispersion de sa production opportune à certains aficionados du bitcoin (Arnoult 2021).

    [8] France 2019 montre l’intérêt de cette technique bien au-delà du domaine monétaire et financier par exemple pour la traçabilité des aliments. Une excellente présentation de la technique de la blockchain a été faite par Boulègue 2021. Voir aussi Fines Schlumberger, Geoffon, Voisin, Champsavoir 2020. La technique s’applique aussi aux œuvres d’art et développe un nouveau marché. Nasserddine 2021 remarque que cela permet à la fois de garantir la propriété d’une œuvre artistique tout en lui permettant d’être vue par des non-propriétaires (ces œuvres deviennent ainsi des biens accessibles au public). Mais se pose là aussi la question de quantité d’énergie mobilisée.

    [9] La Turquie illustre cette confusion entre le bitcoin et les autres cryptomonnaies. Elle a connu en 2021 une fuite devant sa monnaie par suite d’une détérioration de son taux de change et d’une hausse des prix croissante. 400 000 Turcs ont converti leurs économies en « cryptomonnaies » notamment en bitcoin et ces transactions ont échappé à tout contrôle public. En avril 2021 le gouvernement turc n’a pas réservé l’interdiction à l’usage du seul bitcoin. On peut remarquer que simultanément Thodex, le principal site turc de ces transactions, a subitement interrompu son fonctionnement et rendu inaccessible l’accès à leurs avoirs pour les déposants. Son responsable est soupçonné de s’être enfui en Albanie en emportant avec lui l’équivalent de 2 milliards de dollars. Voir : Handagama, Crawley, 2021 ; Pongratz, Baird 2021.

    [10] Le bitcoin est « énergivore » comme les vaches sont herbivores. Le fait que l’herbe ainsi consommée se transforme en lait et en viande ne permet pas de nier le caractère herbivore de ces mammifères alors qu’on peut voir mettre fortement en doute la qualité énergivore du bitcoin, caractéristique essentielle de son mode de production et de circulation.

    [11] Sur les difficultés d’évaluation de la consommation électrique pour produire les bitcoins, voir : Koomey 2019. Un index de consommation a été créée par l’économiste de la Dutch Central Bank Alex de Vries 2017-2021, 2018. Un des spécialistes du domaine, Jean Paul Delahaye, que je remercie vivement pour l’ensemble des informations qu’il m’a communiquées, m’a précisé que, en dépit de dénégations répandues, il y avait peu de doute sur le caractère énergivore de cette production : « On prend la machine la plus efficace en termes de dépense d’énergie, on regarde la puissance du réseau (le hashrate total qui est connu à quelques % près), on en déduit la dépense minimale électrique du réseau pour atteindre ce hashrate. La dépense réelle est peut-être le double. On ne peut pas le savoir avec précision. Mais la dépense minimale ne fait aucun doute. ». Voir notamment dans Delahaye 2019 sa réponse à Noizat 2019.

    [12] Il avait ouvert la possibilité de payer ses voitures électriques Tesla en bitcoin, contribuant à faire monter son cours (avec à la clef un gain d’un milliard de dollars à la suite du placement qu’il avait fait de 1,5 milliard de dollars en bitcoin).

    [13] Le site https://digiconomist.net/bitcoin-energy-consumption qui donne de multiples informations en ce domaine indique « seulement » 100 TWh/an. Quoiqu’il en soit ce montant est considérable. On peut le comparer à la production française d’électricité, dixième producteur mondial et premier exportateur, qui est d’environ 500 TWh par an

    [14] L’étude de O’Dwyer et Malone 2014 est citée comme étant la première étude scientifique de la dépense énergétique pour produire les bitcoins.

    [15] C’est le cas notamment de Benichou 2021 p. 7 lorsqu’il justifie la consommation énergétique du bitcoin par ses producteurs et ses cent millions d’utilisateurs (chiffre à comparer aux 7,8 milliards de Terriens) en arguant de la liberté de chacun d’avoir l’empreinte environnementale qu’il souhaite selon son pouvoir d’achat.

    [16] Sur ces changements très rapides, voir Teterel 2021 consacré à la Chine, qui par ailleurs décrit bien le processus de production et de reconnaissance des bitcoins émis.

    [17] Sur la méthode de calcul, voir les travaux de Delahaye.

    [18] Sur les formes de confiance en relation avec le bitcoin, voir : Ponsot 2021. Sur leurs rapports avec les techniques mobilisées par le bitcoin : Campbell-Verduyn, Goguen 2018.

    [19] Quand un gestionnaire de plateformes d’échange de bitcoin prévient que tout personne qui ne comprend pas son fonctionnement et qui n’a pas les moyens de couvrir la perte qu’il risque d’endurer en cas de chute de sa valeur, ne se se prémunit-il pas contre une éventuelle accusation d’escroquerie ?

    [20] Pogorzeldki 2020. Sur les dégâts environnementaux de ce type de minage, lire : Tchoubar 2021.

    [21] À noter que compte tenu de la connexion des réseaux électriques l’origine de l’électricité est difficilement identifiable. L’argument ne vaut que si l’exploitation se fait en prise directe avec une source d’énergie et que l’électricité est immédiatement consommée alors qu’elle vient d’être produite. Dans les cas de le production chinoise de bitcoins évoquée dans ce paragraphe la proximité peut permettre d’identifier l’origine de l’électricité.

    [22] Les variations du gouvernement chinois vis-à-vis de l’usage du bitcoin sont notables. En avril 2021, à la surprise de beaucoup, les autorités l’ont qualifié de « placement alternatif » (Kharpal 2021), ce qui ne signifie pas qu’il l’ait reconnu comme « monnaie ». Alors que le cours bitcoin venait en quelques heures de chuter ces propos ont suffi pour faire remonter le cours qui est ensuite retombé à la suite de déconvenues en Turquie (voir ci-dessus note 11).

    [23] Sur la production électrique à partir de diverses sources et ses transferts en Chine et des projets au-delà, voir : Gendron, Ahajjam 2020.

    [24] Sur le minage du bitcoin en Chine, voir deux articles récemment publiés en Chine même : Xu 2021 et Hou 2021.

    [25] Harper 2021 signale un accident dans une mine chinoise et les délais consécutifs dans la production de bitcoins ; ce qui pouvait laisser entendre que la production à base de charbon se poursuivait en avril 2021 et que l’interdiction de ce minage n’était pas encore appliquée.

    [26] Dont 95 millions dans le seul Nigéria.

    [27] Il convient aussi dans ce coût d’ajouter le cryptojacking, l’utilisation des ressources informatiques d’un ordinateur ou d’un mobile, à l’insu de leur propriétaire, à partir d’un lien malveillant pour miner de la cryptomonnaie (Anonyme 2021). C’est possible avec le bitcoin mais pas avec tous les cryptoactifs.

    [28] Il n’est jamais inutile de rappeler quelques données sur l‘économie spéculative. Le volume des devises échangées est un multiple du commerce des marchandises de biens et services. Sur le marché des changes en 2019 ont été échangés 6 600 milliards de dollars par jour. Soit sur toute l’année trente fois le produit intérieur brut mondial. Le volume des transactions de change est presque 70 fois plus important que le commerce mondial de biens et services. On peut faire une autre comparaison : entre 1975 et 2015, les transactions boursières dans le monde sont passées de 300 Md$ à 115 000 Md$ ; en pourcentage du revenu mondial, la progression est tout aussi spectaculaire : de 5 % du PIB en 1975 à près de 150 % aujourd’hui, pour un horizon moyen de placement qui a été divisé par huit, en chutant de quatre ans à six mois, quand une majorité des achats-ventes se font en quelques millisecondes… Si le bitcoin fait l’objet d’intenses spéculations similaires dans des périodes de fortes hausses de son cours, les volumes échangés augmentent d’autant ; mais cela peut se faire sans que son intervention pour l’achat et la vente de biens et services augmentent.

    [29] L’interview de Dominik Poiger (2021) ne laisse aucun doute. Compte tenu des risques, il conseille qu’au maximum 3 % d’un portefeuille de placements soit composé de bitcoins. Il est possible d’établir un parallèle entre le bitcoin comme nouvel actif spéculatif et la « microcrédit mania » du début des années 2000, qui a expliqué certains placements financiers dont cette autre finance alternative a fait l’objet (Mader 2015, Servet 2015).

    [30] Dockès 2017 p. 181. Comme pour le bitcoin, les spéculations sur les bulbes de tulipes – n’ont été le fait que d’une petite fraction de la société néerlandaise. Voir : Boissoneault 2017 d’après Goldgar 2008.

    [31] L’analyse menée ici a porté essentiellement sur la question environnementale. Une critique de la dimension d’anti commun du bitcoin lié notamment à son utilisation comme actif spéculatif est développée dans Servet 2021a.

    [32] La rédaction de cet article aurait impossible sans les nombreuses suggestions, réactions et informations communiquées par Michel Bauwens, Jérôme Blanc, Christian Chavagneux, Jean-Paul Delahaye, Philippe Derudder, Ludovic Desmedt, Pierre Dockès, Denis Dupré, Louis Fouché, Emmanuelle Grangier, Jacques Grinevald, Yves Hulmann, Odile Lakomski Laguerre, Thibault Lieurade, Solène Morvant-Roux, Thierry Pairault, Jean-François Ponsot, Samuel Roure, Aurélien Roux, Assen Slim, Bruno Théret, Ariane Tichit et André Tiran. Selon la formule habituelle, je reste personnellement responsable des arguments développés ici.

    Publié le 19 juillet 2021

    Le bitcoin, mirage monétaire et désastre écologique

    Auteurs

    Jean-Michel Servet
    Jean-Michel Servet est un économiste français, auteur de nombreux d’ouvrages, parmi lesquels L’économie comportementale en question, (Charles Léopold Mayer, 2018). Il travaille sur les domaines de la monnaie, de la microfinance, de l’histoire de la pensée économique, et de l’économie sociale et solidaire.

     

    Dans le contexte de la crise de 2008-2009, l’avènement du bitcoin a pu séduire parce que, produit et géré avec un logiciel libre[1], il est supposé donner le pouvoir monétaire à ses utilisateurs grâce à sa gestion par une technologie plutôt que par une puissance centralisée (État et Banque centrale d’une part, banques commerciales de l’autre)[2]. Il serait « un outil crucial de libération individuelle face à un État omniprésent » (Lars 2021). Sa promesse était qu’il deviendrait une monnaie tant aux échelons nationaux qu’international et contrebalancerait, voire dépasserait, le monopole banco-financier des paiements. Chacun pourrait contribuer à partir de son ordinateur personnel à ce système décentralisé et ce système diminuerait même les coûts de transactions pour ses utilisateurs. Surtout, il mobiliserait un esprit à la fois communautaire[3] et pionnier. Le bitcoin aurait (re)fait de la monnaie un bien libre et un commun (Dupré, Ponsot, Servet 2015 ; Servet 2021a).

    La réalité est loin de ce schéma idyllique qui témoigne d’une confusion entre les intentions et les désirs mis en avant par ses promoteurs, et la réalité de ses usages et de son fonctionnement[4]. Le bitcoin n’est ainsi que très marginalement monnaie[5] au sens d’un instrument de paiement largement partagé au sein d’une communauté de paiement. La volatilité extrême de son cours fait douter qu’il ne puisse d’ailleurs jamais l’être, sauf dans des pays comme aujourd’hui le Liban qui connait un effondrement de son système monétaire et financier (Maucourant Atallah 2021), le Salvador qui a perdu sa souveraineté monétaire au profit du dollar depuis vingt ans (Kharpal 2021b) ou le Nigeria qui subit une hyperinflation[6].

    En outre, le bitcoin est essentiellement devenu un instrument spéculatif, nouvel objet de jeu pour les institutions financières comme en témoigne la récente cotation en bourse de Coinbase (Garcia 2021). S’agirait-il alors d’un « placement alternatif » comme ont pu le décrire les autorités chinoises (Kharpal 2021a ; Cagan 2021a) ? On remarque cependant que la Chine a interdit à ses citoyens son usage comme monnaie et depuis peu sa production notamment en raison de ses effets dénoncés comme nuisibles pour l’environnement[7].

    Une large partie de l’opinion publique assimile encore l’ensemble des crypto-activités au bitcoin alors qu’elles vont bien au-delà du monétaire et du financier. Si la critique à l’encontre du bitcoin est néfaste à la reconnaissance des potentialités de l’ensemble des cryptoactivités, n’est-ce pas à leurs spécialistes de faire connaître les différences existant, à des degrés divers, entre les différentes activités de cryptage, l’utilité des blockchains[8] et les spécificités de quelques-unes des 9500 autres cryptoactifs qui seraient aujourd’hui émis[9] ? Demain on connaîtra sans doute des monnaies numériques émises et gérées par les banques centrales, ce qui changera largement la donne. La Chine s’affiche aux avant-postes des innovations en cours et surtout futures (Lehman, Rothstein 2021), avec un modèle très différent du fait d’interventions publiques conservant à la monnaie sa qualité souveraine. Ce débat est aussi ouvert aux États-Unis (Hockett 2020) et ailleurs, comme une réponse aux défis monétaires à venir (Servet 2021b). Au-delà des usages monétaires du bitcoin, l’objectif principal de cette note est de démontrer que le bitcoin est un gouffre énergivore, contraire à nos ambitions climatiques.

    1.     Le bitcoin consomme une quantité d’énergie croissante

    Pour émettre les bitcoins il faut en effet faire tourner des ordinateurs puissants. Ces machines dites de « minage » sont en concurrence les unes avec les autres (Framabot et alii, 2018). Ceux qui échouent à miner un bloc ont investi à perte car ils ne bénéficient pas en tt+1 d’une avance pour l’émission suivante. Cela se fait avec une consommation électrique croissante à laquelle s’additionne celle pour produire voire transporter ce matériel de minage et à laquelle peut s’ajouter encore celle requise pour réfrigérer certains locaux compte tenu de la chaleur dégagée. De très nombreux articles de presse et rapports ont ainsi dénoncé le caractère énergivore[10] du bitcoin. En effet, le fonctionnement du réseau Bitcoin se base sur ce qu’on appelle la preuve de travail (POW) pour attribuer les nouveaux bitcoins créés actuellement toutes les dix minutes. En s’attachant à la question énergétique, on peut y voir une erreur de conception du bitcoin car une autre technique, la preuve d’enjeu (POS) et ses variantes, n’engendre pas une dépense énergétique aussi élevée que celle du bitcoin tout en apportant une sécurité que l’on peut estimer équivalente. D’autres cryptoactifs (ADA de Cardano par exemple, Binance coin, XRP, etc.) sont d’ailleurs fondés sur des protocoles de type POS et pourraient supplanter le bitcoin.

    Les données diffusées sur l’énergie consommée pour émettre et faire circuler les bitcoins constituent une mise en garde[11]. Ainsi en 2017 Newsweek a intitulé un article : « Bitcoin Mining on Track to Consume All of the World’s Energy by 2020 » [L’extraction de bitcoins en passe de consommer toute l’énergie mondiale d’ici 2020] (Cuthbertson 2017). Or le corps de l’article précisait : « such a projection is purely hypothetical » [une telle projection est purement hypothétique]. Cette précaution argumentaire a été peu relevée par tous ceux qui ont dénoncé ce qui serait selon eux le caractère erroné et donc inutilement alarmiste de l’article. Les affirmations notamment de Noizat (2019) relativisant cette consommation électrique ont été contredites par Delahaye (2019), sans que le premier réponde aux arguments critiques. Une des plus récentes alertes (en mars 2021) est venue du milliardaire Bill Gates dans une interview au New York Times (reprise dans Ponciano 2021). Le milliardaire, Elon Musk, quant à lui, est passé fin mars 2021 de l’appui au bitcoin sur son compte Twitter[12] à, six semaines plus tard, une critique à l’encontre de son « bilan carbone désastreux » (Burgel 2021). Ce qui en une journée a fait chuter son cours de 15 %.

    Selon le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index (CBECI), la transaction d’un bitcoin a une empreinte carbone équivalente à celle de 735 121 transferts monétaires par Visa ; ou encore pour ce qui est de la circulation de l’information, à celle de 55 280 heures de consultation de You Tube. Toujours, selon le CBECI, la consommation annuelle du réseau bitcoin serait en train d’atteindre 128 TWh (terawatt-heure) par an[13], soit 0,6 % de la consommation mondiale d’électricité (l’équivalent de la consommation de pays comme la Norvège, la Nouvelle-Zélande ou encore l’Argentine). Une telle donnée est à comparer avec l’électricité consommée actuellement par la nouvelle technique des véhicules électriques, beaucoup plus faible avec 80 TWh en 2019 mais pour 7,2 millions de véhicules seulement en circulation. Et à des appareils comme ceux produisant l’air conditionné et les ventilateurs à l’empreinte beaucoup plus lourde puisque chaque année ils consomment 2.000 TWh. Certains penseront, sans nul doute, que l’utilité des deux milliards de climatiseurs en fonctionnement dans le monde est supérieure à celle du bitcoin car beaucoup plus d’humains les utilisent. Plus significative est la comparaison de ces 128 TWh consommés par le bitcoin avec la consommation électrique par Google (12,2 TWh en 2019) et celle par l’ensemble des centres de données dans le monde : environ 200 TWh. D’où vient le coût énergétique du bitcoin, qui peut paraître extravagant ? Pour le comprendre, il faut comparer non seulement le coût de circulation de chaque unité, monétaire et de bitcoin, mais inclure surtout, comme on l’a indiqué, celui de l’émission de chaque unité.

    Face aux accusations, déjà exprimées en 2014[14] et répétées depuis, d’une forte consommation électrique pour le produire et pour valider les transactions, la réaction de ses afficionados n’a pas été une contre-étude statistique globale convaincante. La réponse la plus courante a souvent été une dénégation drapée de bonnes intentions et illustrée d’exemples très ponctuels que l’on peut souvent considérés comme anecdotiques. La logique générale de ces arguments est celle de la concurrence marchande qui répartirait librement le plus utilement possible les ressources disponibles. Le mode de défense du bitcoin se fait alors sur une base idéologique en particulier par la dénonciation des critiques du bitcoin comme étant inspirés par une forme ou une autre du marxisme, aux antipodes donc de l’idéologie individualiste prétendue émancipatrice du carcan du collectif, comme l’illustre un article de Jacques Favier publié en mars 2020 dans La voie du bitcoin sous le titre « Incendiaire ? ». Beaucoup de sympathisants du bitcoin manifestent une foi dans ce qu’ils croient être le « libéralisme économique »[15], qui leur retirent tout esprit critique vis-à-vis de ce qui apparaît aux yeux des incrédules et mécréants une idole.

    L’université de Cambridge (2016-2021) est, à notre connaissance, la seule organisation à fournir une cartographie de la production du bitcoin et des données détaillées assez bien actualisées. Un problème pour mesurer la quantité d’électricité nécessaire pour produire le bitcoin par des unités en concurrence est la rapidité des changements. Ils tiennent à la variation journalière et des lieux de production[16]. On ne peut donc que donner des fourchettes de dépense énergétique maximum et minimum pour le bitcoin, alors qu’il serait utile de disposer de données précises. Alors que l’industrie du bitcoin est de plus en plus oligopolistique, l’absence d’une information globale venant des principaux producteurs et des plateformes de transactions, peut laisser penser qu’ils n’ont pas intérêt à sa diffusion alors qu’il est possible de connaître si ce n’est la quantité totale d’électricité nécessaire au bitcoin, la quantité minimum consommée pour lui[17].

    2.     La « valeur » du bitcoin comme token d’énergie

    Une autre ligne de défense, que l’on peut qualifier de théorique puisqu’elle renvoie à un concept économique ancien, repose sur la valeur. Selon un argument développé par Pierre Noizat (2021a, 2021b, Gouspillou, Noizat, Slim, 2021), il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter de la consommation énergétique du bitcoin puisque, produit à partir de l’énergie électrique, il représenterait de l’énergie stockée ; ce qui pourrait répondre à la critique largement formulée à l’encontre du bitcoin qu’il ne repose sur « rien ». Or, un des problèmes majeurs de l’énergie est précisément son stockage. Donc, si l’on admet l’hypothèse faite simultanément que l’énergie mobilisée pour émettre le bitcoin est de l’énergie récupérée (voir ci-dessous), on serait dans une sorte de recyclage vertueux. Sauf que ce miracle n’existe tout simplement pas.

    Remarquons tout d’abord que cette énergie dépensée pour produire le bitcoin ne peut jamais être restituée sous forme électrique. C’est le cas de tous les autres biens produits à partir d’une dépense d’énergie. En outre, des bitcoins tockens d’énergie comme mesure de la valeur exigeraient une certaine stabilité pour servir de référence. Or cela est incompatible avec le fait que la quantité physique d’électricité nécessaire pour émettre un bitcoin (même si le matériel peut rendre le système plus productif), augmente au fil du temps. C’est même une caractéristique essentielle de sa rareté croissante et le cours du bitcoin lui-même évolue fortement en fonction du rapport entre la demande très variable dont il fait l’objet, le prix que les acquéreurs sont disposés à payer et les quantités mises sur le marché (sous l’effet d’un déstockage de quantités anciennement minées et par une vente d’une partie des bitcoins nouvellement créés). Or la propriété d’un bien matériel comme immatériel cédé sur un marché est que toutes les unités de cette marchandise subissent une tendance à une péréquation de leur valeur à l’instant de leurs transactions. C’est une des raisons pour laquelle l’homogénéité de la matière de l’or et de l’argent leur a permis de servir de mesure monétaire et d’instrument de réserve. L’or et l’argent possèdent par ailleurs une valeur minimale indépendamment de la confiance sociale variable qui leur est accordée en tant qu’actif financier. À l’inverse, le bitcoin stocké et circulant entre des plateformes ne peut jamais redevenir électricité. Sa valeur est strictement cantonnée par la réputation dont il jouit sans garantie d’aucune institution puisque ses promoteurs réfutent la dimension souveraine de la monnaie, voire celle de confiance[18]. Aussi, son cours pourrait brusquement être réduit à néant[19], notamment si un autre cryptoactif le supplantait ou si s’appliquait une réglementation de l’usage et une forte taxation des plus-values financières (actuelle proposition du président Biden).

    Ainsi, l’idée d’un bitcoin « jeton d’énergie » confond deux arguments : la question économique et sociale des déterminants de la valeur des marchandises et la question de la mesure physique de l’empreinte environnementale des productions humaines, qui peut se référer, entre autres, à une mesure énergétique. La théorie de l’énergie pour attribuer un coût aux biens a quelques pertinences, à condition de ne pas en faire une théorie de la valeur et de ne pas croire en une possible référence monétaire physique. Il faudrait l’inscrire par exemple dans la perspective de Nicholas Georgescu-Roegen (1995), un des penseurs clefs des limites de la croissance et dans les débats sur l’empreinte environnementale des activités humaines et de la limite des ressources physiques de la planète. Enfin, l’idée que le bitcoin représenterait une accumulation d’énergie peut être mise en parallèle avec les théories économiques assimilant l’augmentation du prix des biens immobiliers et des actifs financiers (dont le bitcoin est une composante) à un accroissement de richesse alors que celle du prix des biens et services constituant le « panier de la ménagère » serait un appauvrissement par détérioration de la valeur de la monnaie (Morvant-Roux, Servet, Tiran 2021a ; 2021b). Il s’agit d’un des ingrédients de l’idéologie et des politiques néolibérales.

    3. Un argument technique en défaveur du bitcoin

    La seconde ligne de défense des « bitcoiners » en matière énergétique veut refléter le bon sens de praticiens. Selon l’argument technique, le plus courant, le minage du bitcoin mobiliserait des surplus électriques qui, à défaut d’autres usages, seraient gaspillés (Gouspillou 2020 ; Noizat 2012c). Il ne s’agit pourtant pas d’un recyclage car les quantités d’énergie destinées à la production ne peuvent pas être restituées comme expliqué ci-dessus. Mais l’argument est que la quantité supplémentaire d’énergie consommée serait modérée grâce à des minages utilisant des ressources énergétiques qui seraient gaspillées autrement, car localement excédentaires. Se trouverait ainsi confortée la logique des lois du marché grâce à la recherche et l’utilisation de sources d’énergie les moins chères possibles. Remarquons cependant qu’une certaine marge de production est une nécessité dans les réseaux électriques car dès qu’il y a surconsommation le système tombe en panne. On le constate notamment lors de vagues de froid (par surutilisation domestique du chauffage) ou de vagues de chaleur (par surutilisation de ventilateurs et d’air conditionné).

    Un autre exemple souvent donné de comportements écologiquement vertueux des mineurs de bitcoins est leur émission par production jointe avec les hydrocarbures (voir Encadré 1). Nous n’en connaissons pas l’importance. A priori il s’agit d’une belle opportunité. En fait, cela ne l’est qu’en apparence car elle peut accroître durablement la rentabilité de la production des hydrocarbures. Or cela ne peut que reculer d’autant le développement d’énergies alternatives si leur coût reste supérieur. Les lois du marché et de la concurrence s’opposent à une préservation réelle de l’environnement et à la fin de l’exploitation de ressources non renouvelables.

     

    Encadré 1L’exemple de la production jointe de bitcoins avec celle d’hydrocarbures

    Un nouvel eldorado pour l’émission de bitcoins serait permis par leur production jointe à celles d’hydrocarbures (McDonnell 2021a ; 2021b). Tout le monde a en tête l’image de flammes au-dessus de leurs champs d’exploitation. Ce « torchage » du gaz se pratique principalement faute d’infrastructures de traitement et de transport de ce gaz par gazoduc ou sous forme liquéfié ; la production étant généralement éloignée de centres utilisateurs industriels ou urbains. Pire ce gaz est parfois rejeté dans l’atmosphère non brûlé. Près de 145 milliards de m3 de gaz seraient torchés chaque année dans le monde, soit davantage que les consommations annuelles cumulées de gaz en Allemagne et en France. La Russie, l’Irak et l’Iran compteraient, à eux trois, pour près de 39% des volumes mondiaux de gaz torché. La ressource largement disponible et à faible prix permet d’actionner une turbine électrique pour des usines de minage de bitcoins. À Khanty-Mansiysk dans le nord-ouest de la Sibérie (Baydakova 2020) et au Texas[20] notamment, la production de bitcoins connaitrait avec cette source d’énergie une forte croissance.

    Enfin, l’argument principal serait que le minage de bitcoin se ferait de plus en plus à partir d’une électricité tirée de ressources hydrauliques (Gouspillou 2020). Or, une étude (Bitcoin Energy Consumption 2021) indique que seulement 39 % de la production actuelle de bitcoins proviendraient de ressources renouvelables[21]. En outre, la production de bitcoins se fait encore essentiellement en Chine en 2021 malgré une politique de plus en plus dure de fermeture des usines de minage[22], notamment dans les territoires du nord alimentés par de l’électricité à base de charbon, contredisant ainsi l’idée que la ressource énergétique utilisée serait devenue recyclable et qu’elle profiterait du surplus d’électricité inutilisé pouvant être acquis à faible prix (voir Encadré 2).

     

    Encadré 2 : La production électrique en Chine et l’existence d’un surplus d’électricité

    La surproduction d’électricité en Chine[23] provient de l’énergie produite par des éoliennes et par des panneaux solaires, qui ont été encouragées par les autorités locales. Mais surtout dans le sud de la Chine, la surproduction provient d’une production hydraulique. La disponibilité de ces excédents localisés s’explique par l’actuelle faible interconnexion des six réseaux régionaux chinois de production d’électricité. Même si son transport à grande distance n’est pas inconnu, il est actuellement insuffisamment pratiqué. D’où l’existence d’un potentiel saisonnier de surplus local d’énergie, par rapport à ce qui aurait pu être potentiellement consommé. Produire suffisamment d’électricité pour les besoins locaux de consommation et de production en période de sécheresse nécessite cet excédent pendant l’autre moitié de l’année. Si, au sud, les barrages se remplissent à la saison des pluies et se vident en saison sèche, dans le nord du pays, la production d’électricité se fait en continu car elle est à base de lignite. Elle y est particulièrement polluante et les autorités cherchent à la limiter.

    On doit relever que l’existence d’excédents massifs deviendra de plus en plus exceptionnelle au fur et à mesure que les pays partenaires construiront des lignes électriques Ultra Haute Tension (UHT) internes et internationales (notamment avec des investissements de la Chine car cette dernière anticipe un ralentissement de son taux de croissance). Des projets chinois de transport de l’électricité à très grande distance, qui à ce jour peuvent paraître pharamineux voire irréalistes, existent notamment en Afrique, au Brésil et en Inde ; des zones géographiques où existent des zones d’excédent d’électricité et des zones d’insuffisance d’approvisionnement.

    Examinons donc cette disponibilité pour les usines de minage de bitcoin[24] d’un surplus électrique dans certaines zones de la Chine par rapport à la consommation potentielle locale Dans le sud du pays où cette production est hydraulique, des usines de minage de bitcoin se sont installées à proximité des barrages, y subissant même pour certaines les risques de coulées de boue (Hou 2021). On doit noter que, jusqu’en avril 2021, l’émission de bitcoin s’est faite aussi en Chine dans des régions du Nord qui semble avoir été son premier lieu de développement dans le pays et où il n’y a pas d’excédent de production électrique et où elle se fait à base de charbon. Jusqu’en avril 2021 (date annoncée pour la fin de cette activité), les bitcoins y étaient émis grâce à cette autre source d’énergie[25]. Les mineurs de bitcoin transportaient en saison sèche leur matériel de minage du sud, où se trouvent les barrages, vers le nord doté de centrales thermiques (Huang 2021). L’exploitation d’un surplus d’électricité non utilisé évoqué par les mineurs de bitcoins provient donc comme indiqué de l’insuffisance actuelle du réseau électrique permettant de transporter l’énergie des régions à excédent vers les zones à déficit pour résoudre les déséquilibres régionaux. Toutefois les excédents ne sont pas constants dans l’année alors que l’amortissement du matériel de minage du bitcoin se réalise sur l’année entière.Pour que soit vérifiée l’utilisation pour le minage du bitcoin en Chine (et ailleurs) d’une électricité essentiellement résiduelle, il faudrait que les usines de minage de bitcoins ne l’émettent que dans les fractions de la journée où il y a effectivement surplus par rapport à la consommation (pour satisfaire la demande en heures dites « creuses ») ; or les informations communiquées sur le minage laissent penser qu’il s’agit d’une production en continu alors que certains mois l’excédent électrique ne dure pas toute la journée. Or, quand le coût du minage d’un bitcoin se situe entre 4000 et 5000 dollars et que son cours est de 65 000, même quand il retombe à 30 000, la marge bénéficiaire pour un mineur reste considérable et le plaidoyer écologique demeure peu prégnant. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’annonce des autorités chinoises de l’interdiction de la production de bitcoins dans les localités où elle se fait avec de l’électricité à base de charbon, et pas seulement aujourd’hui (Cagan 2021b). Compte tenu de cette décision, un certain nombre de mineurs se déplaceront sans doute définitivement vers d’autres pays (Huang 2021) en recherchant une énergie électrique à faible coût, et pour partie (mais pas pour la majorité aujourd’hui) provenant d’un surplus d’énergie électrique.

     

    4. Des productions de bitcoins hors de Chine

    Chassé de Chine, où le minage du bitcoin pourrait-il donc s’implanter ? À moins que ce matériel (utilisé et aussi produit en Chine) ne soit tout simplement abandonné, notamment compte tenu de sa rapide obsolescence, pour importer dans ces nouveaux pays de minage (y compris de Chine) des instruments de minage plus productifs ; par exemple en Afrique. La forte concurrence entre les mineurs de bitcoins doit aussi nous interroger, d’un point de vue environnemental, quant à la proportion du matériel de minage qui est effectivement recyclé.

    Une partie du matériel de minage situé actuellement en Chine et en situation de sous-utilisation peut être transportée en Iran où la production locale de bitcoins (3,82 % de la production mondiale début 2021) se fait aussi notamment par des entreprises chinoises. Certains affirment que c’est un moyen de contourner l’embargo américain et, à partir de ce critère politique, ils la jugent positive. Cet argument est douteux car il ne paraît pas rencontrer l’assentiment de la partie de la population iranienne qui, selon certaines informations diffusées par France 24 à partir de plusieurs sources, dénoncerait ces usines à bitcoins, qui leur feraient subir des pénuries régulières d’électricité (cf. bibliographie). Dans ce cas, l’émission de bitcoin ne consommerait pas un excédent inutilisé d’électricité mais elle entrerait en concurrence avec les besoins exprimés par la population. D’où en juin 2021 l’interdiction du minage ordonnée par le président Hassan Rouhani et la saisie par la police iranienne de 7000 machines à miner (De La Roche 2021).

    L’argument d’un allégement du fardeau de l’embargo américain vis-à-vis des exportations de pétrole du pays, donné à propos de l’Iran, est également cité pour le Venezuela ; pays qui, selon Cambridge University, émettrait 0,42 % des bitcoins dans le Monde. Une partie de ce minage de bitcoins (la proportion est inconnue) est réalisée par l’armée vénézuélienne à Fuerte Tiuna. Elle se procure ainsi les ressources que l’État est devenu incapable de lui fournir. Cette émission-là n’est donc pas le fait d’expatriés ayant investi dans le pays ou d’habitants, dont on peut remarquer que selon une déclaration de la Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme (Agence France Presse 2020) plus de 15 % d’entre eux (cinq millions de personnes) ont fui le pays depuis 2015 ; et pour un certain nombre afin d’échapper aux exactions de l’armée et effectivement aux conséquences de l’embargo américain : 2,3 millions d’habitants connaissent une insécurité alimentaire grave avec des pénuries d’eau, de gaz et … d’électricité. En quoi la production de bitcoins au Venezuela par l’armée et par d’autres répond-elle à cette situation, si, comme en Iran, elle y accroît le besoin d’électricité, donc la pénurie ?

     

    Encadré 3. La Sibérie, nouvel eldorado pour le minage du bitcoin ?

    Le quotidien Les Échos (Quénelle 2021) a récemment rendu compte de l’installation par l’entreprise Bitcluster d’un ferme de minage de bitcoin de 800 m2 en Sibérie à Norilsk, où jusque-là était produit quasi uniquement du nickel. L’électricité y représente 90 % du coût total de cette émission prévue de six bitcoins par jour. L’investissement a été de plus d’un million d’euros en 2017, somme à laquelle devrait s’ajouter pour la deuxième phase de la production 1,5 million d’euros. Cette installation à Norilsk est possible grâce à un nouvel accès internet fonctionnant bien. Mais surtout parce que le kWh d’électricité y est payé seulement l’équivalent de 0,019 cents de dollar alors que son coût est équivalent à 0,067 cents de dollar par kWh pour les fermes de minage installées à Moscou.

    L’énergie y provient d’une centrale thermique à charbon auquel s’ajoute comme combustible d’appoint le diesel. Or, en mai 2020, une importante pollution locale a été provoquée par le déversement, notamment dans les rivières proches, de 17 500 tonnes de diesel stocké par la Compagnie d’énergie Norilsk-Taïmyr. Et l’Organisation mondiale pour la protection de l’environnement a dénoncé la pollution en Sibérie par les centrales à charbon (Perez 2019).

    En Sibérie comme ailleurs, ce qui domine n’est pas un souci écologique mais l’opportunité d’une électricité pas chère, quels que soient les risques environnementaux encourus et l’empreinte environnementale de l’activité.

     

    De nouvelles implantations d’usines à bitcoin sont aussi signalées dans des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale ou en Afrique subsaharienne. Les récits par leurs promoteurs de l’implantation de ces unités de minage font état des relations préalables avec les autorités publiques pour obtenir les autorisations nécessaires à l’implantation et l’accent est mis sur le fait de profiter là encore de surplus électriques non utilisés. On peut tout d’abord remarquer que beaucoup de ces pays ont un indice élevé de corruption du personnel politique et administratif. Pourquoi ces installations d’usines à bitcoin donneraient-elles moins lieu dans ces pays au versement de bakchichs que la plupart des autres investissements étrangers ? On peut aussi noter que ces États font l’objet d’un classement très négatif en matière de respect des droits humains. Pour la Chine même, il a été récemment remarqué (Teterel 2021) que la production de bitcoins s’était développée dans la région du Xinjiang, où la presse fait état de camps de « rééducation » de la minorité Ouïghour. Certes les mineurs de bitcoin ne sont pas les seules entreprises à s’y implanter. Mais la liberté, tant mise en avant par de nombreux promoteurs du bitcoin, semble subir dans certains lieux de son minage des limites qui ne paraissent pas les alarmer outre mesure face au mobile le plus puissant qui les anime : les opportunités de gain élevé qu’ils y trouvent.

    Notons enfin que, dans certaines régions, l’électricité dépensée pour le bitcoin pourrait satisfaire des besoins humains généralement considérés aujourd’hui comme basiques et largement insatisfaits dans de nombreux espaces de la planète du fait de la pauvreté endémique. Ainsi, les taux d’accès à l’énergie électrique notamment en Afrique subsaharienne sont faibles. Dans le monde, 800 millions de personnes[26] n’ont pas accès à l’électricité. Ces populations ne sont pas solvables pour couvrir leurs besoins en électricité… Par économisme, le besoin est assimilé à la seule demande solvable. Or, les carences dans l’accès à l’énergie sont pour les populations pauvres un facteur aggravant les inégalités qu’elles subissent.

    5. Au-delà du seul caractère énergivore de l’émission du bitcoin

    Le caractère énergivore du bitcoin tient surtout à son « minage » à base d’électricité[27] et aussi selon les lieux à la nécessité de réfrigérer ces usines. À ces coûts s’ajoutent la production et le transport du matériel. En sus, pour des cryptoactifs comme le bitcoin, les vérifications, visant à renforcer la sécurité des transactions, nécessitent un surcroît d’énergie si l’on compare un transfert d’un montant de valeur équivalente par Visa par exemple ou par d’autres cryptoactifs. Cela signifie que, au-delà de la période de sa production dont la plus grande part aura été réalisée en 2033, les transactions avec des bitcoins demeureraient encore plus consommatrices d’énergie que d’autres transactions monétaires auxquelles il est proposé d’en comparer les usages.

    Certains affirmeront que l’absorption de surliquidités par le bitcoin en tant qu’instrument « alternatif » est un élément positif. Autrement dit, il vaudrait mieux mettre de l’argent dans le bitcoin, où il est neutralisé, que dans la sphère de la consommation privée. C’est là confondre la fin et les moyens. On entend également que l’accroissement de sa « capitalisation » diminuerait d’autant les flux monétaires finançant, via les banques, l’économie spéculative[28]. En fait il en est devenu un nouvel élément attractif et une composante des portefeuilles spéculatifs d’institutions financières[29]. Les variations de son cours ne sont pas contra-cycliques par rapport à celles des valeurs mobilières. Au contraire, on observe leur amplification au moment des envolées boursières. Les spéculations portant sur les actions, les obligations ou la titrisation de crédits peuvent se prévaloir, même de façon de plus en plus distante, de soubassements réels. Le bitcoin, lui, n’a aucune utilité réelle spécifique. En l’état, il permet seulement une diversification des patrimoines et n’est valorisé que pour autant qu’une confiance lui est accordée quant à l’accroissement ou le maintien futur de son cours. C’est une différence avec les bulbes de tulipes les plus rares qui ont fait aux Pays-Bas de 1635-1637 l’objet d’intenses spéculations parmi une petite minorité de riches marchands, événement longtemps oublié (sans doute parce qu’il avait touché une infime partie de la population des Provinces Unies) puis redécouvert et documenté par de nombreux historiens et analysées par de nombreux économistes[30]. Il a même inspiré des romanciers et des peintres. Ces végétaux donnaient, espérons-le, même après l’effondrement de leur cours, la satisfaction de leur floraison annuelle, tout comme l’éclat des diamants (Codewire, 2018) peut attirer certains thésaurisateurs.

    Pour de multiples raisons, il est donc complètement illusoire de croire que, à la différence d’autres crypto-actifs, le bitcoin soutienne un jour une économie verte ou reverdie et encore moins un recentrage local des activités humaines diminuant leur empreinte environnementale. Une réponse donnée à cette critique (Benichou 2021) est que de nombreuses industries et activités présentent aujourd’hui une limite analogue et qu’il n’aurait donc pas lieu de s’en inquiéter davantage pour le bitcoin que pour celles-ci. Mais, ne doit-on pas être étonné que l’idée soit soutenue vis-à-vis d’une production nouvelle apparue en 2009 seulement alors que depuis plus de trente ans des alertes étaient lancées sur « les limites physiques de la croissance » ? À sa création, les initiateurs du bitcoin ont largement ignoré cette question. Elle n’a été reconnue que face aux critiques montantes à l’encontre de l’accroissement des quantités d’énergie consommée. Mais, ainsi que nous l’avons montré, le problème de son empreinte environnementale n’a pas été résolu et la recherche d’électricité moins couteuse ne peut pas résoudre une question écologique. Compte tenu du discours pro-modernité tenu par les promoteurs du bitcoin on aurait pu s’attendre à une forte capacité de l’intégrer ad initio. Dès lors, la croyance en la modernité du bitcoin n’est-elle pas un mirage[31] tant sur le plan monétaire qu’écologique ?

    En conséquence, sans plus attendre, les autorités publiques ne devraient-elles pas prendre au sérieux cette question ? Ce qui apparaît comme un « progrès » technologique n’est pas bon ou mauvais par nature, il le devient à l’usage. Si un produit s’avère toxique, il convient d’en interdire ou pour le moins d’en limiter l’usage. Douze années de retour sur le bitcoin nous enseignent qu’il est une impasse écologique, monétaire et sociale. Son intérêt technologique est d’avoir donné une large réputation à la blockchain, qui désormais se passe aisément de lui. D’autres cryptoactifs présentent des intérêts plus marqués et une empreinte environnementale nettement plus douce. Comme en de nombreux autres domaines, une fiscalité adaptée apparait moins coercitive et peut permettre d’encourager les premiers, de dissuader la production et l’usage des seconds et de disposer de ressources nouvelles pour le bien voire le bonheur du plus grand nombre[32].

     

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    [1] Sur l’utopie ayant donné naissance au bitcoin voir notamment : Lakomski-Laguerre 2020 et Rolland, Slim 2017.

    [2] Il y a un paradoxe au succès du bitcoin dans le contexte d’une crise où la généralisation de ce type d’instruments financiers non fondés sur la dette par le crédit et au détriment des monnaies nationales et fédérales rendrait inopérante toute intervention des banques centrales en faveur des activités de production et d’échange et des revenus des ménages ainsi qu’au soutien dans l’urgence de politique sanitaire.

    [3] Un commun se distingue d’un bien public par le fait que sa propriété est collective (ce qui le distingue d’un bien privé) et que son usage et les modalités de sa gestion impliquent la reconnaissance et la participation de parties prenantes dont le mobile n’est pas l’intérêt personnel mais vise aussi à la reconnaissance des intérêts des autres et la satisfaction de leurs besoins. Cette ressource partagée doit être gérée de façon démocratique. Le bitcoin n’a aucune de ces caractéristiques qui sont fondées sur la confiance dans le collectif.

    [4] Rolland, Slim 2017 ont analysé à partir de leur expérience les enjeux de pouvoirs dans le fonctionnement du système bitcoin. Une limite de leur analyse est qu’ils ne fournissent pas d’informations statistiques sur son émission et la répartition du minage ainsi que sur ces usages effectifs et sur une éventuelle évolution de ceux-ci. Ce faisant n’est pas mise en doute l’idée que le bitcoin soit une monnaie. Il en va de même chez Benichou 2021 qui par exemple ne donne aucune indication précise sur les fourchettes de coût des transactions en bitcoin selon le nombre de celles-ci et sur le montant de la transaction (ce coût et la rapidité de celle-ci sont décroissants selon celui-ci).

    [5] Cet article n’a pas prétention d’aborder toutes les questions que pose le bitcoin et en particulier d’analyser les critères à travers lesquels on peut distinguer une monnaie d’un actif financier. Afin de ne pas entretenir une ambiguïté courante sur la nature du bitcoin par l’usage du terme « cryptomonnaie », celui de « cryptoactif » est employé ici. Voir Servet 2021c. Une des meilleures critiques radicales du bitcoin a été faite par Green 2021. N’est pas non plus abordée ici la question des ancrages locaux et dispositions internationales d’un instrument monétaire et financier et des conséquences pour l’empreinte environnementale des activités.

    [6] Le 5 février 2021 la Banque centrale du Nigeria a demandé aux banques de fermer les comptes de leurs clients en bitcoin.

    [7] Est citée encore la donnée de 65% de la production mondiale en Chine. Une quantité en baisse selon l’évaluation par University of Cambridge (2016-2021) alors que le minage de bitcoins en Amérique du Nord croit. Le poids de la Chine a pu apparaître dès 2020 comme un risque en cas d’intervention des autorités et la dispersion de sa production opportune à certains aficionados du bitcoin (Arnoult 2021).

    [8] France 2019 montre l’intérêt de cette technique bien au-delà du domaine monétaire et financier par exemple pour la traçabilité des aliments. Une excellente présentation de la technique de la blockchain a été faite par Boulègue 2021. Voir aussi Fines Schlumberger, Geoffon, Voisin, Champsavoir 2020. La technique s’applique aussi aux œuvres d’art et développe un nouveau marché. Nasserddine 2021 remarque que cela permet à la fois de garantir la propriété d’une œuvre artistique tout en lui permettant d’être vue par des non-propriétaires (ces œuvres deviennent ainsi des biens accessibles au public). Mais se pose là aussi la question de quantité d’énergie mobilisée.

    [9] La Turquie illustre cette confusion entre le bitcoin et les autres cryptomonnaies. Elle a connu en 2021 une fuite devant sa monnaie par suite d’une détérioration de son taux de change et d’une hausse des prix croissante. 400 000 Turcs ont converti leurs économies en « cryptomonnaies » notamment en bitcoin et ces transactions ont échappé à tout contrôle public. En avril 2021 le gouvernement turc n’a pas réservé l’interdiction à l’usage du seul bitcoin. On peut remarquer que simultanément Thodex, le principal site turc de ces transactions, a subitement interrompu son fonctionnement et rendu inaccessible l’accès à leurs avoirs pour les déposants. Son responsable est soupçonné de s’être enfui en Albanie en emportant avec lui l’équivalent de 2 milliards de dollars. Voir : Handagama, Crawley, 2021 ; Pongratz, Baird 2021.

    [10] Le bitcoin est « énergivore » comme les vaches sont herbivores. Le fait que l’herbe ainsi consommée se transforme en lait et en viande ne permet pas de nier le caractère herbivore de ces mammifères alors qu’on peut voir mettre fortement en doute la qualité énergivore du bitcoin, caractéristique essentielle de son mode de production et de circulation.

    [11] Sur les difficultés d’évaluation de la consommation électrique pour produire les bitcoins, voir : Koomey 2019. Un index de consommation a été créée par l’économiste de la Dutch Central Bank Alex de Vries 2017-2021, 2018. Un des spécialistes du domaine, Jean Paul Delahaye, que je remercie vivement pour l’ensemble des informations qu’il m’a communiquées, m’a précisé que, en dépit de dénégations répandues, il y avait peu de doute sur le caractère énergivore de cette production : « On prend la machine la plus efficace en termes de dépense d’énergie, on regarde la puissance du réseau (le hashrate total qui est connu à quelques % près), on en déduit la dépense minimale électrique du réseau pour atteindre ce hashrate. La dépense réelle est peut-être le double. On ne peut pas le savoir avec précision. Mais la dépense minimale ne fait aucun doute. ». Voir notamment dans Delahaye 2019 sa réponse à Noizat 2019.

    [12] Il avait ouvert la possibilité de payer ses voitures électriques Tesla en bitcoin, contribuant à faire monter son cours (avec à la clef un gain d’un milliard de dollars à la suite du placement qu’il avait fait de 1,5 milliard de dollars en bitcoin).

    [13] Le site https://digiconomist.net/bitcoin-energy-consumption qui donne de multiples informations en ce domaine indique « seulement » 100 TWh/an. Quoiqu’il en soit ce montant est considérable. On peut le comparer à la production française d’électricité, dixième producteur mondial et premier exportateur, qui est d’environ 500 TWh par an

    [14] L’étude de O’Dwyer et Malone 2014 est citée comme étant la première étude scientifique de la dépense énergétique pour produire les bitcoins.

    [15] C’est le cas notamment de Benichou 2021 p. 7 lorsqu’il justifie la consommation énergétique du bitcoin par ses producteurs et ses cent millions d’utilisateurs (chiffre à comparer aux 7,8 milliards de Terriens) en arguant de la liberté de chacun d’avoir l’empreinte environnementale qu’il souhaite selon son pouvoir d’achat.

    [16] Sur ces changements très rapides, voir Teterel 2021 consacré à la Chine, qui par ailleurs décrit bien le processus de production et de reconnaissance des bitcoins émis.

    [17] Sur la méthode de calcul, voir les travaux de Delahaye.

    [18] Sur les formes de confiance en relation avec le bitcoin, voir : Ponsot 2021. Sur leurs rapports avec les techniques mobilisées par le bitcoin : Campbell-Verduyn, Goguen 2018.

    [19] Quand un gestionnaire de plateformes d’échange de bitcoin prévient que tout personne qui ne comprend pas son fonctionnement et qui n’a pas les moyens de couvrir la perte qu’il risque d’endurer en cas de chute de sa valeur, ne se se prémunit-il pas contre une éventuelle accusation d’escroquerie ?

    [20] Pogorzeldki 2020. Sur les dégâts environnementaux de ce type de minage, lire : Tchoubar 2021.

    [21] À noter que compte tenu de la connexion des réseaux électriques l’origine de l’électricité est difficilement identifiable. L’argument ne vaut que si l’exploitation se fait en prise directe avec une source d’énergie et que l’électricité est immédiatement consommée alors qu’elle vient d’être produite. Dans les cas de le production chinoise de bitcoins évoquée dans ce paragraphe la proximité peut permettre d’identifier l’origine de l’électricité.

    [22] Les variations du gouvernement chinois vis-à-vis de l’usage du bitcoin sont notables. En avril 2021, à la surprise de beaucoup, les autorités l’ont qualifié de « placement alternatif » (Kharpal 2021), ce qui ne signifie pas qu’il l’ait reconnu comme « monnaie ». Alors que le cours bitcoin venait en quelques heures de chuter ces propos ont suffi pour faire remonter le cours qui est ensuite retombé à la suite de déconvenues en Turquie (voir ci-dessus note 11).

    [23] Sur la production électrique à partir de diverses sources et ses transferts en Chine et des projets au-delà, voir : Gendron, Ahajjam 2020.

    [24] Sur le minage du bitcoin en Chine, voir deux articles récemment publiés en Chine même : Xu 2021 et Hou 2021.

    [25] Harper 2021 signale un accident dans une mine chinoise et les délais consécutifs dans la production de bitcoins ; ce qui pouvait laisser entendre que la production à base de charbon se poursuivait en avril 2021 et que l’interdiction de ce minage n’était pas encore appliquée.

    [26] Dont 95 millions dans le seul Nigéria.

    [27] Il convient aussi dans ce coût d’ajouter le cryptojacking, l’utilisation des ressources informatiques d’un ordinateur ou d’un mobile, à l’insu de leur propriétaire, à partir d’un lien malveillant pour miner de la cryptomonnaie (Anonyme 2021). C’est possible avec le bitcoin mais pas avec tous les cryptoactifs.

    [28] Il n’est jamais inutile de rappeler quelques données sur l‘économie spéculative. Le volume des devises échangées est un multiple du commerce des marchandises de biens et services. Sur le marché des changes en 2019 ont été échangés 6 600 milliards de dollars par jour. Soit sur toute l’année trente fois le produit intérieur brut mondial. Le volume des transactions de change est presque 70 fois plus important que le commerce mondial de biens et services. On peut faire une autre comparaison : entre 1975 et 2015, les transactions boursières dans le monde sont passées de 300 Md$ à 115 000 Md$ ; en pourcentage du revenu mondial, la progression est tout aussi spectaculaire : de 5 % du PIB en 1975 à près de 150 % aujourd’hui, pour un horizon moyen de placement qui a été divisé par huit, en chutant de quatre ans à six mois, quand une majorité des achats-ventes se font en quelques millisecondes… Si le bitcoin fait l’objet d’intenses spéculations similaires dans des périodes de fortes hausses de son cours, les volumes échangés augmentent d’autant ; mais cela peut se faire sans que son intervention pour l’achat et la vente de biens et services augmentent.

    [29] L’interview de Dominik Poiger (2021) ne laisse aucun doute. Compte tenu des risques, il conseille qu’au maximum 3 % d’un portefeuille de placements soit composé de bitcoins. Il est possible d’établir un parallèle entre le bitcoin comme nouvel actif spéculatif et la « microcrédit mania » du début des années 2000, qui a expliqué certains placements financiers dont cette autre finance alternative a fait l’objet (Mader 2015, Servet 2015).

    [30] Dockès 2017 p. 181. Comme pour le bitcoin, les spéculations sur les bulbes de tulipes – n’ont été le fait que d’une petite fraction de la société néerlandaise. Voir : Boissoneault 2017 d’après Goldgar 2008.

    [31] L’analyse menée ici a porté essentiellement sur la question environnementale. Une critique de la dimension d’anti commun du bitcoin lié notamment à son utilisation comme actif spéculatif est développée dans Servet 2021a.

    [32] La rédaction de cet article aurait impossible sans les nombreuses suggestions, réactions et informations communiquées par Michel Bauwens, Jérôme Blanc, Christian Chavagneux, Jean-Paul Delahaye, Philippe Derudder, Ludovic Desmedt, Pierre Dockès, Denis Dupré, Louis Fouché, Emmanuelle Grangier, Jacques Grinevald, Yves Hulmann, Odile Lakomski Laguerre, Thibault Lieurade, Solène Morvant-Roux, Thierry Pairault, Jean-François Ponsot, Samuel Roure, Aurélien Roux, Assen Slim, Bruno Théret, Ariane Tichit et André Tiran. Selon la formule habituelle, je reste personnellement responsable des arguments développés ici.

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