Jean-Michel Blanquer, lit-on régulièrement dans les médias, est le ministre de l’Éducation nationale resté le plus longtemps en poste sous la Ve République. Remplacé par Pap Ndiaye à la tête de son ministère, il avait pourtant exprimé son envie d’être prolongé dans celui-ci. Alors que la plupart des ministres du gouvernement Castex se sont, dans les dernières semaines de celui-ci, montrés discrets dans les média, on a vu, le 11 mai dernier, intervenir sur RTL[1] le ministre de l’Éducation nationale, tandis que son DGESCO (Directeur général de l’enseignement scolaire, c’est-à-dire numéro deux du ministère) Edouard Geffray et son DGRH (Directeur général des ressources humaines) Vincent Soetemont, donnaient une conférence de presse[2].
Qu’est-ce qui a pu pousser le ministère à sortir de sa torpeur médiatique ? Un incendie à éteindre, un de plus tant les cinq dernières années ont été une succession sans fin de crises qui ont peu à peu écorné l’image d’un ministre qui bénéficiait pourtant à son arrivée d’une réputation de bon connaisseur des dossiers de l’éducation en France.
En cause, la question récurrente du niveau des élèves en mathématiques couplée à la publication des résultats d’admissibilité des concours externes de l’enseignement, CRPE (concours de recrutement de professeurs des écoles) et CAPES (certificat d’aptitude au professorat dans l’enseignement de second degré). Pour rappel, il existe quatre concours d’enseignement en France : le CRPE qui recrute les professeurs des écoles, le CAPES dont les lauréats enseignent en collège et lycée avec le grade de certifiés, le CAPLP qui est son équivalent pour les professeurs des lycées professionnels et l’agrégation, plus difficile et prestigieuse, qui permet d’enseigner dans le secondaire ainsi que dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Un candidat admissible à ces concours n’est pas encore lauréat, il est, après des épreuves écrites, admis à passer les épreuves orales qui serviront de sélection finale. Traditionnellement, environ la moitié des admissibles obtiennent le concours.
Or, les chiffres d’admissibilité de cette année sont particulièrement alarmants. En mathématiques, 816 candidats ont été déclarés admissibles… pour 1035 postes. En allemand, le ratio est encore pire puisqu’on a 83 admissibles pour 215 postes ! Les concours de lettres modernes et classiques (qui permettent de recruter les professeurs de français et de latin-grec) ont respectivement sélectionné 720 et 60 admissibles pour 750 et 134 postes. Si toutes les matières ne sont pas également touchées (l’histoire-géographie affiche par exemple le taux habituel de 2 admissibles pour 1 poste) le constat est inquiétant et beaucoup d’autres disciplines ont un nombre d’admissibles à peine supérieur aux postes proposés (904 admissibles en anglais pour 781 postes par exemple) ce qui suppose une moindre sélection si l’on veut fournir tous les postes. Pour le CRPE, les académies franciliennes sont sinistrées : 521 admissibles pour 1079 postes à Créteil, 180 pour 219 à Paris, 484 pour 1430 à Versailles ! Les départements d’Outre-Mer ne sont pas en reste avec 40 admissibles pour 160 postes à Mayotte par exemple. En réalité, sur 31 académies, seules 7 atteignent ou dépassent le taux de 2 admissibles pour 1 poste au CRPE[3].
À ce constat le ministère n’oppose qu’une réponse : tout va bien, madame la marquise ! Certes, concèdent Edouard Geffray et Vincent Soetemont, certaines matières connaissent des difficultés de recrutement depuis longtemps (notamment les mathématiques) de même que les académies franciliennes pour le CRPE, mais la situation actuelle est « ponctuelle et particulière », fruit d’une réforme de la formation des professeurs qui a décalé le concours de l’année de master 1 à celle de master 2. Beaucoup d’étudiants de master 2 auraient en réalité déjà eu le concours l’an dernier et c’est ce vivier qui manquerait cette année. Quant à Jean-Michel Blanquer, il a offert sur RTL, le 11 mai, un chef d’œuvre de méthode Coué. Alors même que les chiffres catastrophiques du CAPES de mathématiques étaient connus depuis la veille, il a annoncé l’ajout probable d’1h30 d’enseignement scientifique au tronc commun (c’est-à-dire les matières communes à tous les élèves, hors spécialités) de 1ère générale l’an prochain. Cela signifie à terme, si ces heures supplémentaires étaient perpétuées en terminale, 3h de plus par semaine et par élève pour lesquelles il faudrait évidemment trouver des professeurs.
En réalité, cette ultime pantalonnade est profondément révélatrice de ce qu’Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer ont fait subir à l’Éducation nationale depuis cinq ans. C’est ainsi que Jean-Michel Blanquer annonce dans les médias, sans aucune information préalable aux premiers concernés, c’est-à-dire les enseignants, l’ajout d’horaires dont on se demande bien comment ils tiendront dans les emplois du temps des élèves. Une rentrée des classes, dans les établissements, se prépare dès le mois de janvier. À l’heure actuelle, les proviseurs ont déjà concocté la répartition des moyens horaires (souvent en forte baisse) qui leur ont été alloués par les rectorats entre les matières enseignées en collège et en lycée. Cette annonce signifie qu’ils vont devoir recommencer… Encore faut-il attendre la rédaction de la circulaire, qui annoncera officiellement le changement, à une date hypothétique vu le calendrier électoral et l’immanquable période d’adaptation que va provoquer le changement de titulaire du ministère.
Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer ont bâti une partie de leur réputation sur le présupposé de leur compétence et de leur excellence intellectuelle. On devait donc forcément voir, sous leur direction, un progrès dans tous les domaines de la société française. La baisse du niveau des élèves français en mathématiques était un sérieux coup de canif à cette belle image. Il fallait donc riposter immédiatement. Que ces annonces interviennent au pire moment pour les personnels et n’aient qu’un rapport lointain avec la réalité ? Qu’importe, tant qu’elles permettent de sauvegarder le vivier électoral !
Edouard Geffray et Vincent Soetemont, lors de leur conférence de presse, accomplissent l’exploit de reconnaître que certaines disciplines du secondaire connaissent depuis des années des difficultés de recrutement et d’affirmer en même temps que le problème n’est que ponctuel. Certes, reconnaissons-le, la réforme du CAPES, en reculant le concours en M2, a aggravé le problème, mais seulement à la marge, car cela ne concerne que le master MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) qui n’est pas forcément celui où l’on trouve le plus de candidats au CAPES. Pourquoi, par ailleurs, ne pas avoir anticipé le problème en faisant une réforme étalée sur plusieurs années permettant une période de transition en douceur, comme le recommandait la plupart des syndicats ? On se demande d’ailleurs l’intérêt d’une telle réforme alors que le recul du concours de l’année de licence à celle de master 1 (pour une entrée en poste après l’année de M2 !) avait déjà probablement asséché en partie le vivier de candidats (notamment issus des classes populaires) en augmentant le nombre d’années d’études (et donc d’investissement financier de la part des familles) nécessaire au métier d’enseignant. On sentait en réalité le problème arriver car, pour la première fois, le ministère refusait obstinément de publier les chiffres des inscrits aux concours, connus de lui depuis le mois de novembre.
Il y a une profonde crise du recrutement des enseignants en France, elle ne commence d’ailleurs pas avec la présidence d’Emmanuel Macron. Quelques chiffres sont particulièrement révélateurs. On a l’habitude de parler des matières en déficit de professeurs, comme les mathématiques, mais cette crise est généralisée. En histoire-géographie, par exemple, on dépassait en 1997 les 9000 présents aux épreuves écrites du CAPES externe. En 2021, ils atteignent à grand peine les 2500. En lettres modernes, ils étaient plus de 6700 à passer le concours en 1998, ce nombre s’est réduit à un peu plus de 1700 en 2021[4]. Le métier d’enseignant n’attire plus, surprenant pour une fonction dont on souligne à plus soif, dans les réseaux sociaux, à quel point elle est une sinécure avec ses nombreuses vacances et ses 18h par semaine (24h pour les professeurs des écoles[5]) ! Emmanuel Macron lui-même n’affirmait-il pas le 17 mars dernier, après avoir fustigé les professeurs qui avaient « disparu » durant le confinement[6], « On va payer mieux ceux qui sont prêts à faire plus d’efforts » ?
Les causes de cette crise des vocations sont pourtant bien connues : dévalorisation du métier d’enseignant après des décennies de prof-bashing (il n’y a qu’à écouter les propos d’un précédent ministre de l’éducation, Claude Allègre, en son temps, pour constater la violence qu’il peut prendre) ; conditions de travail de plus en plus difficiles, que ce soit en raison de la démission des administrations devant les incivilités de certains élèves ou parents d’élèves ou de la multiplication du travail administratif aussi inutile que chronophage quand il ne découle pas d’usines à gaz dont on se demande quel progrès elles apportent (Parcoursup par exemple) ; mais surtout une perte abyssale de rémunération (de 15 à 25% en moyenne depuis 20 ans d’après Gérard Longuet, dans un rapport de novembre 2021[7]) qui décourage bien des candidats. Cette perte de pouvoir d’achat concerne tous les enseignants, des professeurs des écoles aux agrégés, des jeunes enseignants à ceux en fin de carrière.
Ce dernier point a souvent fait l’objet de discussions dans les médias. On relève souvent que le salaire des enseignants français est inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE[8]. On oublie aussi souvent de dire que le revenu moyen d’un enseignant (cadres A de la fonction publique d’État) est inférieur de 35% aux autres fonctionnaires d’État de catégorie A, pourtant recrutés pour la majorité d’entre eux à Bac +3 contre Bac + 5 pour un enseignant, qu’il soit certifié ou professeur des écoles. Face à ce constat, Jean-Michel Blanquer a d’ailleurs fini par devoir concéder de (maigres) augmentations de salaire. Le résultat est cependant risible face à l’ampleur du problème : plus des deux tiers des enseignants n’étaient pas concernés par la faible revalorisation de 2021. Si la revalorisation de 2022 touche, cette fois, 58% des enseignants, l’enveloppe totale restant la même, les montants de celle-ci par enseignant sont réduits d’autant (28,5€ nets par mois pour les enseignants de l’échelon 5 à 9, c’est-à-dire en milieu de carrière, rien pour ceux en fin de carrière). Le problème est encore accentué par l’inflation récente d’autant que le point d’indice des fonctionnaires reste gelé[9].
Pourtant, à entendre Edouard Geffray[10], il n’y a pas de problème. « Pour l’heure et demie de mathématiques, nous aurons les professeurs de mathématiques nécessaires devant les classes ». Comment réalise-t-il ce miracle ? C’est là qu’il faut savoir lire entre les lignes. D’après lui, la crise du Covid 19 a entraîné le recrutement d’enseignants en surplus qui serviront de réserve. Mais comment, alors que les concours sont boudés ? Par l’embauche de contractuels, ces enseignants, non titulaires du CAPES, souvent embauchés en CDD, donc précaires, et qui coûtent beaucoup moins cher. La part de ces contractuels est passée de 6,7% en 2000 à 8,8% en 2021 avec un pic à 9% en 2018-2019[11]. On peut d’ailleurs se demander si le peu d’empressement du gouvernement à revaloriser sérieusement la rémunération des enseignants n’est pas une stratégie pour accroître le recours aux contractuels quand le rapport CAP22 préconisait justement d’élargir le recours aux contrats de droit privé dans la fonction publique[12]. D’ailleurs, l’académie de Versailles a lancé le 17 mai une campagne accélérée de recrutement de plus de 2000 contractuels, signe que la fameuse réserve qu’invoque Edouard Geffray n’est pas suffisante, voire n’existe pas[13]. Le problème est que ce recours aux contractuels ne garantit pas de placer des enseignants compétents face aux élèves puisque ces contractuels sont souvent embauchés après un simple entretien. Il est de plus difficile dans les établissements des zones rurales qui ne bénéficient pas d’un large vivier de candidats disposant d’un Bac +3 à proximité. Ce recours accru aux contractuels risque donc de faire baisser encore le niveau des enseignements et d’augmenter les inégalités scolaires et géographiques, déjà accentuées par la réforme Blanquer du bac général et technologique.
Nous avons entamé ce point de vue en rappelant la longévité de Jean-Michel Blanquer à son poste. On se demande désormais quelles en sont les raisons tant sa gestion des crises fut laborieuse et ses rapports avec les enseignants et autres acteurs de l’Éducation nationale houleuse, au point d’aliéner au chef de l’État un vote enseignant qui lui était pourtant assez largement acquis en 2017[14]. À moins, bien sûr, que Jean-Michel Blanquer n’ait fait très précisément le travail qui lui était demandé : affaiblir un peu plus un service public essentiel pour en permettre la réforme sur des bases purement néolibérales.
On a la douloureuse impression d’avoir perdu cinq ans dans la nécessaire refondation de notre système éducatif. Que de questions et pistes restent en suspens ! Rien de constructif n’a été fait pour la formation continue des enseignants (dont le budget reste famélique) et la réforme de la formation initiale a consisté à décourager (nous l’avons vu) les candidats. Quid de la place des agrégés, enseignants qui, mieux que personne, maîtrisent leur discipline et dont le potentiel reste sous-exploité ? Comment adapter les enseignements et les formations aux changements climatiques et environnementaux qui s’accélèrent sur notre planète ? Comment mieux valoriser le lycée professionnel ? Nombre de chantiers (et il en manque) qui n’ont pas été abordés avec sérieux par un ministre qui a préféré mener des réformes plus idéologiques que pragmatiques sans aucune concertation et dans le mépris total des personnels. Un ministre dont la mission, semble-t-il la plus urgente, a été de s’attaquer à un « islamo-gauchisme » imaginaire plutôt que d’assurer le bien-être des personnels et des élèves.
[1] https://www.vie-publique.fr/discours/285143-jean-michel-blanquer-11052022-renforcement-des-maths-baccalaureat
[2] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2022/05/12052022Article637879345957248065.aspx : « crise du recrutement, le ministère nie la crise ».
[3] Voir le communiqué de Sud-éducation accompagné d’un tableau des résultats d’admissibilité au CRPE : https://www.sudeducation.org/communiques/crpe-2022-leffondrement-du-recrutement/
[4] Voir l’excellent travail de synthèse produit par Kévin Hédé sur son fil Twitter : https://twitter.com/knhede/status/1524379204816617472?ref_src=twsrc%5Etfw
[5] Il s’agit bien sûr en réalité de 18h et 24h devant élèves auxquelles il faut ajouter les heures de préparation de cours, de correction, les réunions, les conseils de classe… En 2010, les enseignants du 1er degré interrogés par l’INSEE déclarent travailler 44h par semaine (52h pour les professeurs débutants !), https://www.education.gouv.fr/les-enseignants-du-premier-degre-public-declarent-travailler-44-heures-par-semaine-en-moyenne-6479 . Le temps de travail des enseignants peut fortement varier en fonction de l’ancienneté, du statut, du niveau des élèves…
[6] Rappelons que cette affirmation avait été assénée sans aucune preuve, faux chiffres à l’appui, par Jean-Michel Blanquer peu après le confinement. Elle a été largement débunkée depuis.
[7] https://www.senat.fr/rap/l21-163-314/l21-163-3140.html
[8] https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2021-08-26/ou-les-enseignants-sont-ils-le-mieux-payes-en-europe-893c6f3f-46a2-4a96-a7c3-5fdfdf719f46
[9] On ignore encore si la promesse faite par Amélie de Montchalin d’un dégel du point d’indice va être tenue ou si elle n’est qu’une creuse promesse électorale.
[10] https://www.francetvinfo.fr/societe/education/education-nationale-nous-aurons-les-professeurs-de-mathematiques-necessaires-rassure-le-directeur-general-de-l-enseignement-scolaire_5134588.html
[11] https://www.education.gouv.fr/reperes-et-references-statistiques-sur-les-enseignements-la-formation-et-la-recherche-2019-3806 p. 275 pour 2018-2019 ; https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/content_migration/document/depp_rers_2016_optim_630461.pdf p. 283 pour 2000 ; https://www.education.gouv.fr/reperes-et-references-statistiques-2022-326939 cap. 8.07 pour 2021. La légère baisse du pourcentage de contractuels depuis 2019 s’explique sans doute par le fait que les enseignants peuvent désormais se voir imposer 2h supplémentaires au lieu d’1h auparavant. Or, pour beaucoup d’enseignants, l’heure supplémentaire rapporte moins qu’une heure ordinaire, cela permet au ministère de réaliser des économies.
[12] Rapport CAP22 (https://www.modernisation.gouv.fr/files/2021-06/rapport_cap22_vdef.pdf) p. 37.
[13] Voir la vidéo de la rectrice de l’académie de Versailles : https://twitter.com/acversailles/status/1526459652082393093?s=20&t=W-MCJrb9CsTGM7WlZXr1xw
[14] https://www.ifop.com/publication/pour-qui-ont-vote-les-enseignants/ sur le vote enseignant en 2017. http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2022/04/08042022Article637849972165821325.aspx Sur le recul du vote enseignant en faveur d’Emmanuel Macron.