Pierre Micheletti, président d’honneur d’Action Contre la Faim, ancien président de Médecins du Monde, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), auteur de « 0,03 % ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international », éditions Parole, 2020.
La création en début d’année de cette « Fondation » de droit suisse soutenue par les gouvernements Trump et Netanyahou constitue le symptôme d’un modèle humanitaire en crise accentuée, dont la situation à Gaza est un des derniers exemples les plus frappants. À ce titre, la conférence internationale du 17 au 20 juin relative à la situation en Palestine, qui se tiendra à New-York sous l’égide de l’ONU, co-présidée par la France et l’Arabie saoudite, devrait impérativement rappeler les fondamentaux du droit international humanitaire et la non-instrumentalisation des acteurs de l’aide humanitaire.
Depuis l’arrivée au pouvoir du président Trump et le télescopage de cet avènement avec le conflit majeur qui secoue la bande de Gaza, se cumulent des évolutions de différentes natures qui toutes convergent pour détruire le dispositif d’aide internationale d’urgence bâti depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le modèle humanitaire qui prévalait jusqu’à fin 2024 mobilisait trois grandes familles d’acteurs, toutes inspirées par les intuitions initiales du Suisse Henry Dunant après qu’il eut assisté, en 1859, à la bataille de Solférino et crée, avec le juriste Moynier, et Dufour, général à la retraite, une structure qui va donner naissance au Comité International de la Croix-Rouge (CICR) puis au mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Le CICR sera le premier instigateur de la construction du droit international humanitaire (DIH) dans sa déclinaison moderne. Deux autres familles composent le tableau des acteurs primordiaux de l’aide humanitaire : les agences des Nations unies impliquées dans la gestion des urgences sur les terrains de crise (HCR, UNICEF, PAM, OIM, OMS, etc. [1]), et les ONG internationales.
Toutes ces organisations ont pour dénominateur commun le respect des principes fondamentaux que sont l’humanité, la neutralité, l’impartialité et l’indépendance. De même, toutes respectent les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels. Ces textes, progressivement élaborés et actualisés depuis la bataille de Solférino, visent à « humaniser » la guerre, et à œuvrer à ce que tout ne soit pas possible, même durant un conflit, en matière de violence armée, en particulier à l’égard des combattants blessés, des prisonniers de guerre, et des populations civiles prises dans la tourmente des combats.
Le système en place n’était pas parfait, ni exempt de reproches entendables. L’analyse plus attentive met en lumière quatre points de fragilité, quatre « tentations » que le dispositif révélait[2] :
- l’occidentalo-centrisme des pays financeurs et les suspicions de « soft power» qu’on leur prêtait à travers les fonds attribués ;
- les rétractions financières dont le système était capable quand des préoccupations nationales prenaient le pas, comme pendant l’épidémie de Covid 19, sur les besoins de la solidarité internationale dans les pays les plus fragiles ;
- le néo-libéralisme comme marque de fabrique d’un dispositif où les principaux pays donateurs choisissaient les crises auxquelles ils voulaient engager leurs fonds, laissant le soin aux ONG d’aller collecter auprès des citoyens de leurs pays d’implantation près de 20 % des sommes annuelles mobilisées[3];
- la tentation d’une logique sécuritaire qui s’amorçait, amenant les financeurs à vouloir imposer des procédures de filtration des employés et partenaires opérationnels de terrain des ONG pour écarter tout risque de soutien à des personnes et/ou organisations proches de groupes considérés par ces mêmes pays donateurs comme terroristes[4]. Ces même financeurs pouvant en outre solliciter que ces « screening» (criblages) s’appliquent directement aux personnes aidées, ce que les organisations humanitaires avaient jusqu’ici toujours refusé[5][6].
À ceci s’ajoute le fait que les difficultés financières étaient chroniques, avec un déficit de ressources par rapport aux évaluations des besoins réalisées par les Nations unies, de 40 % chaque année depuis une dizaine d’années, pour un niveau global de dépenses de 43 milliards de dollars en 2023[7].
C’est sur cet état des lieux que survint la secousse majeure qui allait frapper un modèle économique déjà fragile, avec le brusque retrait des financements octroyés au système décrit par le nouveau gouvernement des États-Unis, premier financeur mondial de l’aide. Ce retrait eut d’immédiates conséquences sur le sort des 300 millions de personnes en besoin d’assistance humanitaire, faisant par ailleurs peser des dangers existentiels sur l’ensembles des acteurs humanitaires internationaux.
Ce séisme advint alors même qu’à Gaza tous les fondamentaux du DIH sont foulés au pied de façon décomplexée, dans une paralysie de toutes les instances sensées être les garantes de son application : plus de 50 000 morts à ce jour, dont une large proportion de femmes et d’enfants ; plus de 400 tués parmi les travailleurs humanitaires[8], faisant de ce conflit le plus mortel des guerres contemporaines pour le personnel des différentes organisations humanitaires ; décisions restées sans effets des avis et condamnations présentés par la Cour pénale internationale et par la Cour internationale de justice. Parmi les organisations de l’ONU, l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) est plus particulièrement la cible d’une stratégie d’éradication par une série de manœuvres financières et politiques, adossées à une campagne de diabolisation, jamais clairement argumentée, pour complicité avec les auteurs des massacres terroristes du 7 octobre en Israël.
Peu à peu sont ainsi progressivement réduits à la paralysie tous les acteurs du multilatéralisme de l’aide humanitaire internationale, en particulier à Gaza.
C’est dans ce contexte qu’émerge, après les annonces politiques de « Riviera bis », puis celui de déportation massive de l’ensemble de la population gazaouie, une nouvelle proposition, la mise en place d’une « Fondation Humanitaire pour Gaza ». Organisation nébuleuse, créée pour la circonstance, dont les financements, les acteurs, les pratiques opérationnelles et les stratégies de contrôles des personnes aidées s’inscrivent dans un total déni des principes fondateurs de l’action humanitaire. C’est précisément à cause du risque évident de non-respect des principes fondamentaux que Jake Wood – ancien militaire états-unien devenu entrepreneur social -, pressenti pour être le directeur de cette structure, a jeté l’éponge le 25 mai dernier[9]. Son successeur serait Johnnie Moore, un évangélique proche du président Trump[10].
Sur un système fragilisé, et face à des acteurs humanitaires insécurisés dans leur existence même, il devient ainsi possible d’oser cette démarche supplémentaire de dérégulation, présentée comme une innovation. Il s’agit d’un dernier avatar marketing du nouveau gouvernement des États-Unis, alors que les bombes continuent de tuer la population civile de Gaza. Cet accouchement mortifère aurait valeur d’antidote absolu de tous les repères fondamentaux qui guident les organisations humanitaires et signerait, s’il était érigé en monopole d’intervention, la destruction potentielle de leur capacité à agir demain auprès de la population de la bande de Gaza. Outre les questions de fond que soulève ce dispositif, sa mise en route effective a d’emblée révélé son caractère déshumanisant, la violence qu’il génère au sein d’une foule affamée, et son inefficacité opératoire[11]. Ce qui a conduit à une interruption de ses activités présentée comme temporaire[12]. Nouvelle procrastination dans le déploiement d’une aide conforme à l’application du droit international humanitaire. Le robinet de la perfusion vitale se referme encore, en toute impunité.
Alors que se succèdent les entraves et conditionnalités sur l’accès de l’aide humanitaire, inscrire à l’agenda des relations internationales des solutions de paix durables reste une cruciale nécessité. La réunion sur la Palestine, prévue lors de la prochaine Assemblée générale des Nations unies à New York du 17 au 20 juin, coorganisée par la France et l’Arabie Saoudite, est porteuse de décisions potentielles qui laissent enfin espérer la fin de la paralysie politique[13]. La Grande-Bretagne, le Canada et la France semblent déterminés à soutenir une solution à deux États[14]. Si cela se confirme, émergerait la perspective d’un avenir possible pour les deux millions de Gazaouis pris au piège de la guerre depuis plus de 18 mois. Pour qu’enfin la population civile puisse échapper à l’unique équation jusqu’ici imposée par Israël et ses alliés : des bombes et du pain en quantité savamment dosée. En parallèle à ces indispensables avancées vers des solutions politiques, cette conférence internationale sous l’aval de l’ONU doit aussi impérativement rappeler la centralité de l’aide humanitaire et des acteurs qui la portent, qui ne doivent être ni instrumentalisés ni entravés par les belligérants.
[1] Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Fonds des Nations unies pour l’Enfance, Programme alimentaire mondial, Organisation internationale pour la migration, Organisation mondiale de la santé.
[2] Pierre Micheletti, 0,03% ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international, éditions Parole, 2020, page 247.
[3] Development initiatives, Falling short? Humanitarian funding and reform, 2024, pages 12.
[4] https://cartong.pages.gitlab.cartong.org/learning-corner/fr/5_human_affected_pop_RD/5_5_screening
[5] https://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/CSUD_Retex_des_OSC_sur_la_fiche-outil_10_et_les_procedures_LBC-FT_AFD_20241209_VPartagee.pdf
[6] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2023-02-10/461486
[7] Development initiatives, Falling short? Humanitarian funding and reform, 2024, pages 12 et 16.
[8] https://news.un.org/fr/story/2025/04/1154471
[9] https://www.rfi.fr/fr/en-bref/20250526-gaza-d%C3%A9mission-du-chef-de-ghf-la-nouvelle-fondation-humanitaire-soutenue-par-washington
[10] https://www.theguardian.com/world/2025/jun/03/gaza-humanitarian-foundation-chair-johnnie-moore
[11] https://www.lemonde.fr/international/article/2025/05/28/a-gaza-le-nouveau-mecanisme-de-distribution-d-aide-alimentaire-voulu-par-israel-vire-au-chaos_6608939_3210.html
[12] https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/887215/fondation-soutenue-washington-ferme-centres-aide-gaza
[13] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-info-de-france-inter/l-info-de-france-inter-16-mai-2025-2-5578083
[14] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2025/05/19/declaration-conjointe-des-dirigeants-de-la-france-du-royaume-uni-et-du-canada-sur-la-situation-a-gaza-et-en-cisjordanie