Pour l’historien des pandémies Patrice Bourdelais, le doublement du trafic aérien entre 2006 et 2018, avec 4,3 milliards de passagers par an, est « l’une des variables essentielles de tous les modèles épidémiologiques »[1]. Le « grand déménagement du monde », en plus d’avoir pour corollaire une explosion des émissions de gaz à effet de serre, est donc un facteur de vulnérabilité inédit. Le rythme des échanges, d’hommes comme de matières, prend de court nos défenses immunitaires et nos systèmes de santé. Transporter moins et mieux : telle est l’une des grandes orientations que devrait prendre « le monde d’après ». Il convient dès lors de dégager des pistes de politique publique réalistes visant à la transition qualitative du secteur du transport, afin de diminuer au maximum son impact environnemental, tout en favorisant l’emploi et la résilience économique de nos acteurs nationaux.
Dans cette note, nous verrons quelles voies de sortie de crise sont à privilégier, au sein des secteurs spécifiques que sont les transports maritime, ferroviaire, aérien, et automobile. Ces pistes ne sont évidemment pas exhaustives et doivent être articulées avec le reste des propositions de l’Institut Rousseau. Elles doivent s’inscrire dans un mouvement de relocalisation rapide d’un ensemble de productions stratégiques, inscrit dans un effort de circularisation de l’économie. En effet, sans une baisse globale du volume de marchandises transportées, il est impossible de tenir nos objectifs climatiques. Il s’agit donc d’une condition préalable, dans le cadre d’un monde fini et d’une planète étuve. Encore une fois, et c’est la ligne conductrice de cet ensemble de propositions, il faut faire plus qualitatif et moins quantitatif. C’est d’ailleurs ce que souhaite très largement la population française, puisque 89 % de nos concitoyens souhaitent une relocalisation de l’industrie, « même si cela augmente les prix », et 87 % souhaitent un renforcement de la politique écologique[2].
I) Un secteur des transports en pleine expansion, qui est responsable d’une grande partie des émissions
Le taux d’ouverture économique, c’est-à-dire le rapport de l’activité extérieure (importations et exportations) par rapport au PIB, a triplé depuis les années 60 pour atteindre 34 % en 2007, tant en volume qu’en valeur. Il s’est replié avec la crise de 2008 puis s’est redressé pour atteindre 32 % en 2016. Derrière ces chiffres se cache une réalité physique : les capacités mondiales de transport explosent. Le nombre de navires, d’avions et autres véhicules atteint des sommets, facilitant d’autant le transit des pathogènes.
Que ce soit par voie maritime, aérienne ou terrestre (sauf ferroviaire), le pétrole assure 95 % des besoins du transport de marchandises dans le monde. Dans le secteur de l’agriculture, de la sidérurgie et de l’industrie, le pétrole n’assure en revanche que de 20 % des besoins énergétiques. La consommation pétrolière du secteur du transport de marchandises a pratiquement doublé depuis 1973. En France, sur la totalité du volume des produits pétroliers importés, qui grève d’ailleurs notre balance commerciale à hauteur de 35 milliards d’euros[3], plus de la moitié se destine au secteur du transport.
Conséquence logique : les transports représentent un quart des émissions mondiales de CO2 en 2016, d’après chiffres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Les trois quarts des émissions liées au transport sont dues aux camions, bus et voitures. La route a ainsi généré 5,85 gigatonnes de CO2 en 2016, selon l’AIE. Une hausse de 77 % depuis 1990. Avec 0,91 gigatonne par an, l’avion arrive deuxième ; il est globalement responsable de 2,8 % des émissions de CO2 dans le monde[4]. En France, le secteur du transport est le plus émetteur avec 30 % des émissions de CO2, loin devant le bâtiment résidentiel et tertiaire (20 %)[5]. Ce chiffre est par ailleurs en hausse de 12 % entre 1990 et 2016, là où nos propres objectifs sont de diminuer de 31 % les émissions du secteur à l’horizon 2033[6].
Selon la Cour des comptes européenne, il sera nécessaire d’investir chaque année, entre 2021 et 2030, 1 115 milliards d’euros pour atteindre les objectifs de l’Union européenne en matière de climat. Cette somme se divise ainsi : 736 milliards d’euros dans le secteur des transports, 282 milliards dans le secteur résidentiel et dans le secteur des services, 78 milliards dans les réseaux et la production énergétique et 19 milliards d’euros dans l’industrie. On voit que le transport est de loin le secteur le plus gourmand en capital. L’effort est de fait particulièrement intense en termes d’adaptation des infrastructures publiques, d’aménagement du territoire et d’acquisition de matériel. Un ensemble d’activités qui doivent être au coeur d’une politique de relance après la crise si la puissance publique se donne les moyens d’un plan de relance ambitieux et articulé à nos impératifs climatiques. Une précédente note de l’Institut Rousseau propose d’ailleurs un ensemble d’outils simples et efficaces pour financer cette reconstruction écologique[7], laissant le décideur public seul face à sa volonté.
II) Le transport maritime : redimensionner la flotte mondiale tout en la rendant neutre en carbone
Le secteur maritime est de loin le vecteur le plus déterminant dans l’essor de la mondialisation. Chaque année, le volume de marchandises transporté avoisine les 10 milliards de tonnes, soit une moyenne de 1,3 tonne pour chaque être humain. C’est cinq fois plus qu’il y a cinquante ans.
Aujourd’hui, près de 50 000 navires de commerce sillonnent les eaux du monde. Le caractère pléthorique de la flotte de commerce actuelle est aussi son talon d’Achille. La crise de 2008 a plongé l’industrie du transport maritime dans un profond désarroi. Il y a aujourd’hui trop de navires pour trop peu de marchandises à transporter, surtout depuis que la Chine s’est recentrée sur son marché intérieur (elle représente à elle seule 40 % des importations mondiales par voie maritime). Cette surcapacité, conjuguée à la baisse des tarifs de fret et à la pression de la concurrence, a débouché sur des guerres de prix acharnées. Dans ces conditions, de nombreuses compagnies maritimes ne parviennent plus ni à couvrir leurs frais d’exploitation ni à rembourser leurs emprunts. Il est fort probable qu’avec la crise que nous traversons et la potentielle course à la relocalisation qui s’en suivra, beaucoup d’armateurs devront stopper leur activité ou amorcer un changement profond.
De fait, l’impératif environnemental contraint de toute façon le secteur à se transformer radicalement. Les externalités négatives du commerce maritime ne se résument pas aux émissions de CO2. Celles-ci sont en effet plutôt à son avantage, puisque par kilomètre et par tonne parcourue, il n’émet que 3 à 8 grammes de CO2, contre 80 pour le transport routier et 435 pour l’aérien ! Mais si le transport maritime n’émet que 2,6 % des émissions totales de gaz à effet de serre, il est responsable de 13 % des émissions de dioxyde de soufre et 12 % de celles de dioxyde d’azote, qui forment des particules fines dangereuses pour la santé. Ces émissions sont liées à l’utilisation du fioul, dont la combustion est partielle dans les vieux moteurs de bateau et engendre ces impuretés. Un gros navire émet autant de particules fines que plusieurs centaines de milliers de voitures, empoisonnant l’air des villes portuaires et entraînant des maladies respiratoires, dont le coût pour la société n’est pas intégré dans la prestation commerciale. Les destructions environnementales occasionnées par les espèces invasives transportées dans les ballasts des grands navires et parfois dans leurs cargaisons entraînent également chaque année pour des milliards d’euros de dégâts. Sans parler des marées noires, des dégazages illégaux et des multiples autres effets délétères sur la faune marine, à cause du bruit notamment.
Proposition n°1 : Abroger l’article 265 bis du code des douanes qui exonère la navigation maritime et la pêche de TICPE. Mettre en place un mécanisme de compensation pour la pêche artisanale.
Proposition n°2 : Plaider à l’Organisation maritime internationale (OMI) pour une réduction du taux de soufre émis par les navires de 0,5 % à 0,1 % et mettre en place, au niveau européen, le raccordement obligatoire à quai de tout navire de commerce et de croisière au réseau électrique pour mettre fin aux émissions nocives en escale.
Quand on s’intéresse à la nature des marchandises transportées par la mer, les hydrocarbures et autres énergies fossiles représentent de loin les plus gros volumes. Chaque année, 1 863 millions de tonnes de pétrole brut, 903 millions de produits pétroliers raffinés, 976 millions de charbon et 265 millions de tonnes de gaz naturel sont ainsi transportés. Le minerai de fer est également primordial, avec 1 093 millions de tonnes. Le reste des matières premières s’élèvent à 1 205 millions de tonnes, les céréales 450 millions, viennent ensuite les marchandises manufacturées : 1 550 millions de tonnes dans des conteneurs et 992 millions d’autres façons. Ces chiffres sont ceux de 2012 et ont certainement augmenté sensiblement depuis[8]. Une transition énergétique, si elle peut doper la consommation de minerais dans un premier temps, sera donc synonyme d’une décrue importante du commerce mondial, tout comme la relocalisation industrielle et la sortie nécessaire du consumérisme, la relocalisation des filières agricoles et le développement de l’agriculture vivrière. En somme, si nous poursuivons les objectifs indiqués par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le trafic maritime mondial aura sans doute été divisé par un facteur 3 d’ici trente ans. À très court terme, sans besoin d’investissement, il est également possible de réduire sensiblement les émissions du secteur en réduisant simplement la vitesse des navires, comme le demande les Armateurs de France[9]. Une réduction de 20 % de la vitesse entraîne une réduction de 34 % des émissions[10].
Proposition n°3 : Réduire sur le champ de quelques nœuds la vitesse de croisière des navires de commerce, en proposant une juridiction internationale et en mettant des amendes pour excès de vitesse dans notre zone économique exclusive (ZEE).
Face à ce constat et compte tenu de nos impératifs environnementaux, il est urgent de lancer la construction d’une nouvelle génération de navires de commerces, plus petits, plus légers et propulsés par des énergies renouvelables. C’est une tâche colossale qui pourrait remplir les carnets de commandes de nos constructeurs français, à condition bien sûr de renationaliser les chantiers qui ont été vendus récemment à des firmes étrangères, à moins que ces dernières jouent le jeu et investissent. Le démantèlement des navires français d’État et privés devra uniquement se faire en France, pour mettre fin au recours à des chantiers de démantèlement à bas coûts dans des pays en développement au détriment de l’environnement et de la sécurité de leurs travailleurs.
Proposition n°4 : Reconvertir les chantiers de Saint-Nazaire et les chaînes de sous-traitance pour construire une nouvelle génération de navires neutres en carbone (voile, solaire ou biocarburants) et démarrer un grand programme de reconversion des moteurs des navires existants non vétustes pour des biocarburants à base d’hydrogène vert, et développer une chaîne de valeur autour du démantèlement propre des vieux navires, afin de recycler au mieux le métal. Interdire l’exportation du démantèlement des navires dans des pays étrangers.
III. Le ferroviaire : pour une montée en puissance rapide
Depuis les années 70, le fret ferroviaire français a été divisé par un facteur supérieur à 2, passant de 75 milliards de tonnes de matériaux transportés par kilomètre à 34 milliards aujourd’hui, au profit direct de la route. En cause, des mauvais choix stratégiques de l’État et de la SNCF, qui n’a pas su moderniser son réseau, et la puissance du lobby routier, que la législation favorise. À noter que la débâcle du fret ferroviaire est une spécificité française, car les autres pays européens s’en sortent beaucoup mieux. En trame de fond, il faut ajouter deux éléments : la désindustrialisation, qui diminue mécaniquement la demande en fret ferroviaire, et le comportement très idéologique des autorités publiques,, qui considèrent que le camion est la solution libérale par excellence, car totalement flexible.
En guise de préalable pour favoriser l’essor du rail, il faut revenir d’urgence sur les avantages octroyés au transport routier. Au total en 2017, les cadeaux fiscaux au transport routier se sont élevés à 1,1 milliard d’euros en France[11]. Une somme colossale qui aurait pu être investie dans le développement des modes de transport moins polluants. Pour l’Institut Rousseau, aucun secteur ne doit être lésé à terme dans la transition.
Proposition n°5 : Abroger la niche fiscale du gazole routier à 50 % en 2021 et 100 % en 2022. La sortie progressive des avantages fiscaux sur le carburant routier doit donner le droit à des compensations pour les transporteurs routiers sous forme d’aides au financement pour l’achat de camions neutres.
Aujourd’hui, Fret SNCF, qui contrôle 60 % du marché du transport ferroviaire, est en très mauvaise posture, avec une dette qui se creuse d’année en année. En 2007, le Grenelle de l’environnement prévoyait pourtant de faire passer la part du fret ferroviaire de 14 à 22 % d’ici 2020. Pour arriver à cet objectif rapidement et le dépasser, il faut évidemment des investissements lourds en termes d’infrastructures et de machines. La Convention citoyenne pour le Climat propose une augmentation de 400 millions d’euros par an des investissements au profit du fret ferroviaire et des plates-formes multimodales, un ordre de grandeur minimal, mais intéressant, qui correspond dans son ordre de grandeur à ce qu’envisage le dernier rapport du Conseil d’orientation des infrastructures[12].
Proposition n°6 : Construction d’une autoroute ferroviaire depuis l’Italie et l’Espagne vers l’Allemagne, le Benelux et le Royaume-Uni pour que la grande majorité du transits de marchandises par la France se fassent sur rail d’ici 2025.
Néanmoins, à court terme et à infrastructure égale ou presque, nombreux sont les petits leviers (fiscalité, standardisation des normes européennes, multimodalité, etc) qui peuvent être mobilisés.
Proposition n°7 : Réduire le tonnage camion toléré sur route à 19 tonnes en 2021 puis 12 tonnes en 2024 pour que les petits volumes circulent par train et standardiser la signalétique et les normes à l’échelle européenne pour faciliter le fret combiné sur longue distance.
D’autre part, les grands chantiers de reconstruction écologique passent par un investissement important sur les infrastructures du réseau ferroviaire français. Ce dernier s’étend sur une longueur totale de presque 28 000 kilomètres, desservant 2 800 haltes et gares, ce qui en fait le deuxième réseau ferroviaire d’Europe derrière l’Allemagne. C’est néanmoins près de 4 000 km de ligne en moins qu’il y a 20 ans et… 16 000 de moins qu’en 1937 (sans compter les quelque 20 000 km de « petit réseau » de l’époque). Une ligne de chemin de fer, c’est aussi une solution pour déconcentrer l’activité économique, désenclaver les zones sinistrées par la désindustrialisation. À l’échelle macroéconomique, c’est donc un investissement rentable.
Le réseau ferroviaire, qui a subi un sous-investissement chronique pendant des années, est aujourd’hui dans un état délabré sur de nombreuses lignes, ce qui a conduit à des temps de parcours qui se sont rallongés sur certains lignes par comparaison aux temps des années 70. La compétitivité du rail dans le transport de voyageurs ne pourra se faire qu’avec un plan d’investissement massif dans le réseau secondaire et les trains du quotidien pour convaincre les citoyens de se détourner de la voiture.
Proposition n°8 : Amorcer un grand plan de redéploiement de lignes avec nos aciéristes, sur le tracé de celles qui ont été retirées.
Notre réseau souffre d’un manque chronique d’investissements, dû principalement au changement de statut de la SNCF, dont les activités rentables servaient autrefois à dégager des surplus pour compenser les activités de pure perte comme l’entretien du réseau. Plus globalement, il apparaît compliqué d’envisager une telle transformation du secteur sans renationaliser complètement le rail.
Proposition n°9 : Réintégration de l’ensemble des ex-filiales SNCF à la SNCF, qui deviendra un consortium détenu et géré par l’État.
Les trains en eux-mêmes sont aussi à adapter : en 2018, il y avait quelque 1 843 locomotives diesel en France, contre 1 524 locomotives électriques et 442 locomotives TGV. Il faut donc non seulement remplacer ces presque 2 000 locomotives diesel, mais en produire quelques 4 000 supplémentaires pour accompagner la montée en puissance du rail et remplacer le parc électrique vieillissant, sans parler des exportations. De quoi alimenter le carnet de commandes de nos constructeurs nationaux, avec toutefois un cahier des charges de rupture technologique, visant à la fois légèreté maximale (donc matériaux bio inspirés dans une large mesure) et propulsion efficace. Les filières de propulsion par hydrogène, électricité (via trains hybrides ou 100% batterie) ou biocarburants devront être encouragées en fonction des atouts de chacune compte tenu des spécificités des lignes.
Proposition n°10 : Conditionner à la fois la commande publique, l’aide publique mais également les crédits d’impôt recherche en la matière à la planification de la construction des nouvelles génération de trains propres.
IV) Accélérer la révolution automobile : l’après-crise sera propre
L’industrie automobile est structurante pour notre économie, employant quelque 210 000 personnes dans l’Hexagone (contre 330 000 en 2004), sans compter les emplois indirects. Soumis à une rude concurrence internationale et un arrêt total d’une longue chaîne de sous-traitance, le secteur, qui perd 72 % de chiffre d’affaires en France en mars 2020 par rapport à mars 2019, fait aujourd’hui appel à l’aide de l’État pour se relancer. Pourtant, le type de mobilité qu’elle incarne est un héritage d’une époque de profusion énergétique fossile révolue.
Dans notre pays, les normes sur les carburants et les progrès notables de la part de constructeurs ne parviennent pas à compenser la hausse du trafic. Le nombre de voitures particulières en circulation a ainsi bondi de 40 % entre 1990 et 2017 et le nombre de poids lourds de 6 %. La France compte aujourd’hui un parc de 53 millions d’automobiles dont 39 millions roulent chaque jour, responsables de quelque 15,7 % de nos émissions, auxquelles il faut ajouter 6,3 % pour les poids-lourds et 5,8 % pour les véhicules utilitaires (CITEPA). De plus, les consommateurs se tournent de plus en plus vers le SUV. Il y en avait 35 millions dans le monde en 2010, ils sont désormais 200 millions, selon l’Agence internationale de l’énergie. Une tendance à la hausse qui se vérifie en France, et qui dépend évidemment de la situation sociale. Sur la dernière année, les SUV ont été la deuxième source de croissance des émissions de CO2, derrière les nouvelles centrales au charbon. Une croissance cinq fois supérieure à la réduction permise par les voitures électriques. D’une manière générale, pour rester dans les clous de l’accord de Paris, l’Union européenne devait se débarrasser des véhicules essence, diesel et hybrides avant 2028[13].
Proposition n°11 : Comme la loi Évin interdit toute publicité en faveur du tabac, interdire la publicité pour les SUV dès maintenant et interdire la publicité pour l’ensemble des véhicules thermiques d’ici au 1er janvier 2021.
Proposition n°12 : Systématiser les super malus à 20 000 € sur l’ensemble des SUV et berlines thermiques et moduler les taxes sur les contrats d’assurance en fonction des émissions de CO2, pour alimenter une caisse de bonus à l’achat électrique.
Proposition n°13 : Sanctifier un objectif de zéro voiture thermique en 2028, échelonné avec les constructeurs autour d’objectifs annuels conditionnant les aides publiques. L’État accordera un bonus substantiel pour l’échange avec un véhicule propre, ramenant le nouveau véhicule au prix de l’ancien véhicule neuf.
Nous devons rompre rapidement avec l’imaginaire de la puissance cylindrée, qui fait que l’on mobilise deux tonnes de matériau pour transporter un passager de 80 kilos. En plus d’être une aberration thermodynamique, ce n’est pas à l’avantage de nos constructeurs nationaux, traditionnellement positionnés sur la voiture légère et familiale. La légèreté et la relocalisation de l’ensemble des chaînes de valeur plaident pour les matériaux bioinspirés. Plastiques végétaux ultra-performants, fibres végétales, fibre de carbone… sont autant de filières à développer rapidement, en coordonnant les travaux de startup et PME du domaine.
Proposition n°14 : Créer un consortium public à l’élaboration et l’approvisionnement des matières premières nouvelles pour l’industrie automobile, aérienne et navale. Les brevets développés seraient mis librement à disposition des constructeurs cotisants et garantis par l’État.
Il est également indispensable d’articuler le déploiement du véhicule propre dans une stratégie de transition énergétique renouvelable. Si l’on estime, à tendance constante, qu’un million de véhicules électriques supplémentaires nécessiteraient la puissance d’un réacteur nucléaire de plus, la voiture électrique peut au contraire accélérer le déploiement des énergies renouvelables (ENR) et permettre de pallier leur intermittence. Grâce aux smart grids, une voiture électrique pourrait être rechargée à tarif très préférentiel lors des pics de production ENR et même constituer une batterie pour pallier les pics de consommation.
V) Le secteur aérien : sortir du kérosène pour mieux redécoller
Les compagnies aériennes sont parmi les plus touchées par la crise, avec des pertes cumulées à la mi-avril s’élevant à 314 milliards de dollars (Association internationale du transport aérien), soit une chute de 55 % des revenus tirés du transport de passagers par rapport à l’an dernier. Pour le secteur, cette situation devrait malheureusement durer, menaçant un certain nombre d’acteurs à la faillite. Air France-KLM sollicite d’ores et déjà une aide directe de l’État de quelque 7 milliards d’euros. À ce stade, l’État pourrait recapitaliser Air France, mais sans en prendre le contrôle, une aubaine pour les actionnaires, non pour nos intérêts nationaux. À terme, les compagnies n’ont aucune visibilité sur les levées des restrictions sur les déplacements mises en œuvre partout dans le monde pour freiner la propagation du coronavirus. Il est possible qu’il y ait plusieurs vagues pandémiques, et qu’un nombre important de clients diminuent durablement leurs déplacements, notamment chez des entreprises qui se sont désormais habituées aux réunions numériques.
Cette crise vient donc mettre un coup d’arrêt pour un secteur pourtant en pleine dynamique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le trafic aérien mondial double tous les 15 ans. C’est une tendance constante qui n’a souffert aucun ralentissement depuis cette crise-ci et qui suit assez fidèlement l’augmentation de la classe moyenne mondiale. Mais cette dynamique se fait au coût d’émissions de CO2 colossales. Dès lors, il convient en priorité de réduire le volume général du transport aérien, tout en garantissant la préservation des emplois du secteur. L’intégration multimodale pourra compenser une partie des emplois lésés par ces suppressions de lignes aériennes domestiques, dont les employés auront une garantie de reconversion prioritaire, et protégé par un État employeur en dernier ressort.
Proposition n°15 : Supprimer les vols nationaux pour lesquels il existe une solution ferroviaire en moins de 4 h au 1er janvier 2021 et tous les vols nationaux et proche européens à alternative rail d’ici 2024.
Proposition n°16 : Conditionner l’aide publique pour les aéroports au déploiement d’infrastructures de multimodalité des transports, rail notamment. Renforcer la présence de l’État dans les exploitants aéroportuaires et organiser le transfert progressif des dividendes vers la trésorerie des groupes, afin de compenser les pertes dues à la baisse d’activité pour les salariés.
Si l’on inclut tous les sous-traitants, l’ensemble de la filière aéronautique (civile, spatiale et défense) représente 350 000 emplois en France. Airbus est leader mondial dans la construction d’avion civil. Il se pose un défi immense pour notre champion, à la hauteur du génie français : inventer l’avion propre de demain.
Proposition n°17 : Conditionner l’aide publique à Airbus à un plan de développement de l’avion propre de demain.
Proposition n°18 : Aligner les fiscalités kérosène et autres carburant en France et en Europe, et faire pression pour qu’il en soit de même au niveau mondial. Les recettes de cette taxe peuvent servir en partie à alimenter le Fonds vert pour le climat de l’ONU.
Conclusion :
L’offre crée la demande en matière de transport. Nous devons profiter de cette crise pour organiser une sortie par le haut vers les mobilités propres, à tous les niveaux. Il s’agit d’une décroissance en volume du fret maritime, routier et aérien au profit d’une croissance qualitative : la neutralité climatique est un critère de qualité en soi. Nos constructeurs nationaux ont là une occasion de devenir des champions mondiaux de la mobilité de demain, et les nécessaires aides publiques à la sortie de crise doivent être conditionnées à l’atteinte de cet objectif. D’autres modalités de transport doivent augmenter en volume comme en qualité, notamment le ferroviaire, le fluvial, le routier électrique/hydrogène et les mobilités actives (vélo, etc.). De tels efforts de transformation s’accompagnent d’une montée en puissance des moyens dédiés à la R&D et d’une meilleure coordination de ses travaux. C’est à la puissance publique d’exercer ce rôle de chef d’orchestre, tout comme la planification de la montée en puissance de secteurs complémentaires (production énergétique, gestion des ressources…). Sans un tel programme de reconstruction écologique, la vague de la crise liée au Covid risque fort de laisser la place au tsunami du changement climatique.
[1] Ouest-France, Entretien avec Patrice Bourdelais. Propagation du coronavirus : « Tous les indicateurs étaient au rouge », 7 avril 2020 https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/entretien-propagation-du-coronavirus-tous-les-indicateurs-etaient-au-rouge-6802022
[2] Sondage Odoxa-Comfluence pour « Les Echos » et Radio Classique, daté du 13 avril 2020.
[3] Commissariat général au développement durable, Chiffres clés de l’énergie, Édition 2019 https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2019-09/datalab-59-chiffres-cles-energie-edition-2019-septembre2019.pdf
[4] Céline Deluzarche, Transport et CO2 : quelle part des émissions ? Futura planète, 27 décembre 2019 https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/pollution-transport-co2-part-emissions-1017/
[5] Citepa, Gaz à effet de serre et polluants atmosphériques, Bilan des émissions en France de 1990 à 2017, juillet 2019 https://www.citepa.org/wp-content/uploads/publications/secten/Citepa_Secten-2019_Rapport_Completv3.pdf
[6] Ministère de la transition écologique et solidaire, Projet de Stratégie Nationale Bas-Carbone, décembre 2018, page 66 : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Projet%20strategie%20nationale%20bas%20carbone.pdf
[7] Nicolas Dufrêne, Gaël Giraud, Pierre Gilbert. Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? Institut Rousseau https://institut-rousseau.fr/comment-financer-une-politique-ambitieuse-de-reconstruction-ecologique/
[8] Arte, Le commerce maritime mondial : infographies. Juillet 2015 https://info.arte.tv/fr/le-commerce-maritime-mondial-infographies
[9] Armateurs de France, La transition énergétique : le défi majeur des armateurs, novembre 2019 http://www.armateursdefrance.org/sites/default/files/presse/dp_adf_transition_energetique_5nov19.pdf
[10] Etude : The multi-issue mitigation potential of reducing ship speed des ONG Transport et Environnement et Seas at Risk, novembre 2019.
[11] France Nature Environnement, Cadeaux fiscaux aux camions : un premier pas vers l’équité fiscale dans le budget 2020, octobre 2019 https://www.fne.asso.fr/communiques/cadeaux-fiscaux-aux-camions-un-premier-pas-vers-l%C3%A9quit%C3%A9-fiscale-dans-le-budget-2020#_ftn1
[12] Conseil d’orientation des infrastructures, Mobilités du quotidien : Répondre aux urgences et préparer l’avenir, février 2018, page 56 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.01_rapport_coi.pdf
[13] Centre aérospatial allemand, How the car industry is driving the climate crisis, septembre 2019 https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-34011-rapport-greenpeace.pdf
Sommaire
Pierre Gilbert
Diplômé de Sciences Po Grenoble, Pierre Gilbert est consultant en prospective climatique. Il est l'auteur de Géomimétisme, réguler le changement climatique grâce à la nature (2020, Les Petits Matins). Il est le co-fondateur de Sator, une plateforme francophone de cours en ligne dédiés à l’éveil citoyen sous tous ses aspects.
Faire atterrir le grand déménagement du monde : la mobilité autrement
Pour l’historien des pandémies Patrice Bourdelais, le doublement du trafic aérien entre 2006 et 2018, avec 4,3 milliards de passagers par an, est « l’une des variables essentielles de tous les modèles épidémiologiques »[1]. Le « grand déménagement du monde », en plus d’avoir pour corollaire une explosion des émissions de gaz à effet de serre, est donc un facteur de vulnérabilité inédit. Le rythme des échanges, d’hommes comme de matières, prend de court nos défenses immunitaires et nos systèmes de santé. Transporter moins et mieux : telle est l’une des grandes orientations que devrait prendre « le monde d’après ». Il convient dès lors de dégager des pistes de politique publique réalistes visant à la transition qualitative du secteur du transport, afin de diminuer au maximum son impact environnemental, tout en favorisant l’emploi et la résilience économique de nos acteurs nationaux.
Dans cette note, nous verrons quelles voies de sortie de crise sont à privilégier, au sein des secteurs spécifiques que sont les transports maritime, ferroviaire, aérien, et automobile. Ces pistes ne sont évidemment pas exhaustives et doivent être articulées avec le reste des propositions de l’Institut Rousseau. Elles doivent s’inscrire dans un mouvement de relocalisation rapide d’un ensemble de productions stratégiques, inscrit dans un effort de circularisation de l’économie. En effet, sans une baisse globale du volume de marchandises transportées, il est impossible de tenir nos objectifs climatiques. Il s’agit donc d’une condition préalable, dans le cadre d’un monde fini et d’une planète étuve. Encore une fois, et c’est la ligne conductrice de cet ensemble de propositions, il faut faire plus qualitatif et moins quantitatif. C’est d’ailleurs ce que souhaite très largement la population française, puisque 89 % de nos concitoyens souhaitent une relocalisation de l’industrie, « même si cela augmente les prix », et 87 % souhaitent un renforcement de la politique écologique[2].
I) Un secteur des transports en pleine expansion, qui est responsable d’une grande partie des émissions
Le taux d’ouverture économique, c’est-à-dire le rapport de l’activité extérieure (importations et exportations) par rapport au PIB, a triplé depuis les années 60 pour atteindre 34 % en 2007, tant en volume qu’en valeur. Il s’est replié avec la crise de 2008 puis s’est redressé pour atteindre 32 % en 2016. Derrière ces chiffres se cache une réalité physique : les capacités mondiales de transport explosent. Le nombre de navires, d’avions et autres véhicules atteint des sommets, facilitant d’autant le transit des pathogènes.
Que ce soit par voie maritime, aérienne ou terrestre (sauf ferroviaire), le pétrole assure 95 % des besoins du transport de marchandises dans le monde. Dans le secteur de l’agriculture, de la sidérurgie et de l’industrie, le pétrole n’assure en revanche que de 20 % des besoins énergétiques. La consommation pétrolière du secteur du transport de marchandises a pratiquement doublé depuis 1973. En France, sur la totalité du volume des produits pétroliers importés, qui grève d’ailleurs notre balance commerciale à hauteur de 35 milliards d’euros[3], plus de la moitié se destine au secteur du transport.
Conséquence logique : les transports représentent un quart des émissions mondiales de CO2 en 2016, d’après chiffres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Les trois quarts des émissions liées au transport sont dues aux camions, bus et voitures. La route a ainsi généré 5,85 gigatonnes de CO2 en 2016, selon l’AIE. Une hausse de 77 % depuis 1990. Avec 0,91 gigatonne par an, l’avion arrive deuxième ; il est globalement responsable de 2,8 % des émissions de CO2 dans le monde[4]. En France, le secteur du transport est le plus émetteur avec 30 % des émissions de CO2, loin devant le bâtiment résidentiel et tertiaire (20 %)[5]. Ce chiffre est par ailleurs en hausse de 12 % entre 1990 et 2016, là où nos propres objectifs sont de diminuer de 31 % les émissions du secteur à l’horizon 2033[6].
Selon la Cour des comptes européenne, il sera nécessaire d’investir chaque année, entre 2021 et 2030, 1 115 milliards d’euros pour atteindre les objectifs de l’Union européenne en matière de climat. Cette somme se divise ainsi : 736 milliards d’euros dans le secteur des transports, 282 milliards dans le secteur résidentiel et dans le secteur des services, 78 milliards dans les réseaux et la production énergétique et 19 milliards d’euros dans l’industrie. On voit que le transport est de loin le secteur le plus gourmand en capital. L’effort est de fait particulièrement intense en termes d’adaptation des infrastructures publiques, d’aménagement du territoire et d’acquisition de matériel. Un ensemble d’activités qui doivent être au coeur d’une politique de relance après la crise si la puissance publique se donne les moyens d’un plan de relance ambitieux et articulé à nos impératifs climatiques. Une précédente note de l’Institut Rousseau propose d’ailleurs un ensemble d’outils simples et efficaces pour financer cette reconstruction écologique[7], laissant le décideur public seul face à sa volonté.
II) Le transport maritime : redimensionner la flotte mondiale tout en la rendant neutre en carbone
Le secteur maritime est de loin le vecteur le plus déterminant dans l’essor de la mondialisation. Chaque année, le volume de marchandises transporté avoisine les 10 milliards de tonnes, soit une moyenne de 1,3 tonne pour chaque être humain. C’est cinq fois plus qu’il y a cinquante ans.
Aujourd’hui, près de 50 000 navires de commerce sillonnent les eaux du monde. Le caractère pléthorique de la flotte de commerce actuelle est aussi son talon d’Achille. La crise de 2008 a plongé l’industrie du transport maritime dans un profond désarroi. Il y a aujourd’hui trop de navires pour trop peu de marchandises à transporter, surtout depuis que la Chine s’est recentrée sur son marché intérieur (elle représente à elle seule 40 % des importations mondiales par voie maritime). Cette surcapacité, conjuguée à la baisse des tarifs de fret et à la pression de la concurrence, a débouché sur des guerres de prix acharnées. Dans ces conditions, de nombreuses compagnies maritimes ne parviennent plus ni à couvrir leurs frais d’exploitation ni à rembourser leurs emprunts. Il est fort probable qu’avec la crise que nous traversons et la potentielle course à la relocalisation qui s’en suivra, beaucoup d’armateurs devront stopper leur activité ou amorcer un changement profond.
De fait, l’impératif environnemental contraint de toute façon le secteur à se transformer radicalement. Les externalités négatives du commerce maritime ne se résument pas aux émissions de CO2. Celles-ci sont en effet plutôt à son avantage, puisque par kilomètre et par tonne parcourue, il n’émet que 3 à 8 grammes de CO2, contre 80 pour le transport routier et 435 pour l’aérien ! Mais si le transport maritime n’émet que 2,6 % des émissions totales de gaz à effet de serre, il est responsable de 13 % des émissions de dioxyde de soufre et 12 % de celles de dioxyde d’azote, qui forment des particules fines dangereuses pour la santé. Ces émissions sont liées à l’utilisation du fioul, dont la combustion est partielle dans les vieux moteurs de bateau et engendre ces impuretés. Un gros navire émet autant de particules fines que plusieurs centaines de milliers de voitures, empoisonnant l’air des villes portuaires et entraînant des maladies respiratoires, dont le coût pour la société n’est pas intégré dans la prestation commerciale. Les destructions environnementales occasionnées par les espèces invasives transportées dans les ballasts des grands navires et parfois dans leurs cargaisons entraînent également chaque année pour des milliards d’euros de dégâts. Sans parler des marées noires, des dégazages illégaux et des multiples autres effets délétères sur la faune marine, à cause du bruit notamment.
Proposition n°1 : Abroger l’article 265 bis du code des douanes qui exonère la navigation maritime et la pêche de TICPE. Mettre en place un mécanisme de compensation pour la pêche artisanale.
Proposition n°2 : Plaider à l’Organisation maritime internationale (OMI) pour une réduction du taux de soufre émis par les navires de 0,5 % à 0,1 % et mettre en place, au niveau européen, le raccordement obligatoire à quai de tout navire de commerce et de croisière au réseau électrique pour mettre fin aux émissions nocives en escale.
Quand on s’intéresse à la nature des marchandises transportées par la mer, les hydrocarbures et autres énergies fossiles représentent de loin les plus gros volumes. Chaque année, 1 863 millions de tonnes de pétrole brut, 903 millions de produits pétroliers raffinés, 976 millions de charbon et 265 millions de tonnes de gaz naturel sont ainsi transportés. Le minerai de fer est également primordial, avec 1 093 millions de tonnes. Le reste des matières premières s’élèvent à 1 205 millions de tonnes, les céréales 450 millions, viennent ensuite les marchandises manufacturées : 1 550 millions de tonnes dans des conteneurs et 992 millions d’autres façons. Ces chiffres sont ceux de 2012 et ont certainement augmenté sensiblement depuis[8]. Une transition énergétique, si elle peut doper la consommation de minerais dans un premier temps, sera donc synonyme d’une décrue importante du commerce mondial, tout comme la relocalisation industrielle et la sortie nécessaire du consumérisme, la relocalisation des filières agricoles et le développement de l’agriculture vivrière. En somme, si nous poursuivons les objectifs indiqués par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le trafic maritime mondial aura sans doute été divisé par un facteur 3 d’ici trente ans. À très court terme, sans besoin d’investissement, il est également possible de réduire sensiblement les émissions du secteur en réduisant simplement la vitesse des navires, comme le demande les Armateurs de France[9]. Une réduction de 20 % de la vitesse entraîne une réduction de 34 % des émissions[10].
Proposition n°3 : Réduire sur le champ de quelques nœuds la vitesse de croisière des navires de commerce, en proposant une juridiction internationale et en mettant des amendes pour excès de vitesse dans notre zone économique exclusive (ZEE).
Face à ce constat et compte tenu de nos impératifs environnementaux, il est urgent de lancer la construction d’une nouvelle génération de navires de commerces, plus petits, plus légers et propulsés par des énergies renouvelables. C’est une tâche colossale qui pourrait remplir les carnets de commandes de nos constructeurs français, à condition bien sûr de renationaliser les chantiers qui ont été vendus récemment à des firmes étrangères, à moins que ces dernières jouent le jeu et investissent. Le démantèlement des navires français d’État et privés devra uniquement se faire en France, pour mettre fin au recours à des chantiers de démantèlement à bas coûts dans des pays en développement au détriment de l’environnement et de la sécurité de leurs travailleurs.
Proposition n°4 : Reconvertir les chantiers de Saint-Nazaire et les chaînes de sous-traitance pour construire une nouvelle génération de navires neutres en carbone (voile, solaire ou biocarburants) et démarrer un grand programme de reconversion des moteurs des navires existants non vétustes pour des biocarburants à base d’hydrogène vert, et développer une chaîne de valeur autour du démantèlement propre des vieux navires, afin de recycler au mieux le métal. Interdire l’exportation du démantèlement des navires dans des pays étrangers.
III. Le ferroviaire : pour une montée en puissance rapide
Depuis les années 70, le fret ferroviaire français a été divisé par un facteur supérieur à 2, passant de 75 milliards de tonnes de matériaux transportés par kilomètre à 34 milliards aujourd’hui, au profit direct de la route. En cause, des mauvais choix stratégiques de l’État et de la SNCF, qui n’a pas su moderniser son réseau, et la puissance du lobby routier, que la législation favorise. À noter que la débâcle du fret ferroviaire est une spécificité française, car les autres pays européens s’en sortent beaucoup mieux. En trame de fond, il faut ajouter deux éléments : la désindustrialisation, qui diminue mécaniquement la demande en fret ferroviaire, et le comportement très idéologique des autorités publiques,, qui considèrent que le camion est la solution libérale par excellence, car totalement flexible.
En guise de préalable pour favoriser l’essor du rail, il faut revenir d’urgence sur les avantages octroyés au transport routier. Au total en 2017, les cadeaux fiscaux au transport routier se sont élevés à 1,1 milliard d’euros en France[11]. Une somme colossale qui aurait pu être investie dans le développement des modes de transport moins polluants. Pour l’Institut Rousseau, aucun secteur ne doit être lésé à terme dans la transition.
Proposition n°5 : Abroger la niche fiscale du gazole routier à 50 % en 2021 et 100 % en 2022. La sortie progressive des avantages fiscaux sur le carburant routier doit donner le droit à des compensations pour les transporteurs routiers sous forme d’aides au financement pour l’achat de camions neutres.
Aujourd’hui, Fret SNCF, qui contrôle 60 % du marché du transport ferroviaire, est en très mauvaise posture, avec une dette qui se creuse d’année en année. En 2007, le Grenelle de l’environnement prévoyait pourtant de faire passer la part du fret ferroviaire de 14 à 22 % d’ici 2020. Pour arriver à cet objectif rapidement et le dépasser, il faut évidemment des investissements lourds en termes d’infrastructures et de machines. La Convention citoyenne pour le Climat propose une augmentation de 400 millions d’euros par an des investissements au profit du fret ferroviaire et des plates-formes multimodales, un ordre de grandeur minimal, mais intéressant, qui correspond dans son ordre de grandeur à ce qu’envisage le dernier rapport du Conseil d’orientation des infrastructures[12].
Proposition n°6 : Construction d’une autoroute ferroviaire depuis l’Italie et l’Espagne vers l’Allemagne, le Benelux et le Royaume-Uni pour que la grande majorité du transits de marchandises par la France se fassent sur rail d’ici 2025.
Néanmoins, à court terme et à infrastructure égale ou presque, nombreux sont les petits leviers (fiscalité, standardisation des normes européennes, multimodalité, etc) qui peuvent être mobilisés.
Proposition n°7 : Réduire le tonnage camion toléré sur route à 19 tonnes en 2021 puis 12 tonnes en 2024 pour que les petits volumes circulent par train et standardiser la signalétique et les normes à l’échelle européenne pour faciliter le fret combiné sur longue distance.
D’autre part, les grands chantiers de reconstruction écologique passent par un investissement important sur les infrastructures du réseau ferroviaire français. Ce dernier s’étend sur une longueur totale de presque 28 000 kilomètres, desservant 2 800 haltes et gares, ce qui en fait le deuxième réseau ferroviaire d’Europe derrière l’Allemagne. C’est néanmoins près de 4 000 km de ligne en moins qu’il y a 20 ans et… 16 000 de moins qu’en 1937 (sans compter les quelque 20 000 km de « petit réseau » de l’époque). Une ligne de chemin de fer, c’est aussi une solution pour déconcentrer l’activité économique, désenclaver les zones sinistrées par la désindustrialisation. À l’échelle macroéconomique, c’est donc un investissement rentable.
Le réseau ferroviaire, qui a subi un sous-investissement chronique pendant des années, est aujourd’hui dans un état délabré sur de nombreuses lignes, ce qui a conduit à des temps de parcours qui se sont rallongés sur certains lignes par comparaison aux temps des années 70. La compétitivité du rail dans le transport de voyageurs ne pourra se faire qu’avec un plan d’investissement massif dans le réseau secondaire et les trains du quotidien pour convaincre les citoyens de se détourner de la voiture.
Proposition n°8 : Amorcer un grand plan de redéploiement de lignes avec nos aciéristes, sur le tracé de celles qui ont été retirées.
Notre réseau souffre d’un manque chronique d’investissements, dû principalement au changement de statut de la SNCF, dont les activités rentables servaient autrefois à dégager des surplus pour compenser les activités de pure perte comme l’entretien du réseau. Plus globalement, il apparaît compliqué d’envisager une telle transformation du secteur sans renationaliser complètement le rail.
Proposition n°9 : Réintégration de l’ensemble des ex-filiales SNCF à la SNCF, qui deviendra un consortium détenu et géré par l’État.
Les trains en eux-mêmes sont aussi à adapter : en 2018, il y avait quelque 1 843 locomotives diesel en France, contre 1 524 locomotives électriques et 442 locomotives TGV. Il faut donc non seulement remplacer ces presque 2 000 locomotives diesel, mais en produire quelques 4 000 supplémentaires pour accompagner la montée en puissance du rail et remplacer le parc électrique vieillissant, sans parler des exportations. De quoi alimenter le carnet de commandes de nos constructeurs nationaux, avec toutefois un cahier des charges de rupture technologique, visant à la fois légèreté maximale (donc matériaux bio inspirés dans une large mesure) et propulsion efficace. Les filières de propulsion par hydrogène, électricité (via trains hybrides ou 100% batterie) ou biocarburants devront être encouragées en fonction des atouts de chacune compte tenu des spécificités des lignes.
Proposition n°10 : Conditionner à la fois la commande publique, l’aide publique mais également les crédits d’impôt recherche en la matière à la planification de la construction des nouvelles génération de trains propres.
IV) Accélérer la révolution automobile : l’après-crise sera propre
L’industrie automobile est structurante pour notre économie, employant quelque 210 000 personnes dans l’Hexagone (contre 330 000 en 2004), sans compter les emplois indirects. Soumis à une rude concurrence internationale et un arrêt total d’une longue chaîne de sous-traitance, le secteur, qui perd 72 % de chiffre d’affaires en France en mars 2020 par rapport à mars 2019, fait aujourd’hui appel à l’aide de l’État pour se relancer. Pourtant, le type de mobilité qu’elle incarne est un héritage d’une époque de profusion énergétique fossile révolue.
Dans notre pays, les normes sur les carburants et les progrès notables de la part de constructeurs ne parviennent pas à compenser la hausse du trafic. Le nombre de voitures particulières en circulation a ainsi bondi de 40 % entre 1990 et 2017 et le nombre de poids lourds de 6 %. La France compte aujourd’hui un parc de 53 millions d’automobiles dont 39 millions roulent chaque jour, responsables de quelque 15,7 % de nos émissions, auxquelles il faut ajouter 6,3 % pour les poids-lourds et 5,8 % pour les véhicules utilitaires (CITEPA). De plus, les consommateurs se tournent de plus en plus vers le SUV. Il y en avait 35 millions dans le monde en 2010, ils sont désormais 200 millions, selon l’Agence internationale de l’énergie. Une tendance à la hausse qui se vérifie en France, et qui dépend évidemment de la situation sociale. Sur la dernière année, les SUV ont été la deuxième source de croissance des émissions de CO2, derrière les nouvelles centrales au charbon. Une croissance cinq fois supérieure à la réduction permise par les voitures électriques. D’une manière générale, pour rester dans les clous de l’accord de Paris, l’Union européenne devait se débarrasser des véhicules essence, diesel et hybrides avant 2028[13].
Proposition n°11 : Comme la loi Évin interdit toute publicité en faveur du tabac, interdire la publicité pour les SUV dès maintenant et interdire la publicité pour l’ensemble des véhicules thermiques d’ici au 1er janvier 2021.
Proposition n°12 : Systématiser les super malus à 20 000 € sur l’ensemble des SUV et berlines thermiques et moduler les taxes sur les contrats d’assurance en fonction des émissions de CO2, pour alimenter une caisse de bonus à l’achat électrique.
Proposition n°13 : Sanctifier un objectif de zéro voiture thermique en 2028, échelonné avec les constructeurs autour d’objectifs annuels conditionnant les aides publiques. L’État accordera un bonus substantiel pour l’échange avec un véhicule propre, ramenant le nouveau véhicule au prix de l’ancien véhicule neuf.
Nous devons rompre rapidement avec l’imaginaire de la puissance cylindrée, qui fait que l’on mobilise deux tonnes de matériau pour transporter un passager de 80 kilos. En plus d’être une aberration thermodynamique, ce n’est pas à l’avantage de nos constructeurs nationaux, traditionnellement positionnés sur la voiture légère et familiale. La légèreté et la relocalisation de l’ensemble des chaînes de valeur plaident pour les matériaux bioinspirés. Plastiques végétaux ultra-performants, fibres végétales, fibre de carbone… sont autant de filières à développer rapidement, en coordonnant les travaux de startup et PME du domaine.
Proposition n°14 : Créer un consortium public à l’élaboration et l’approvisionnement des matières premières nouvelles pour l’industrie automobile, aérienne et navale. Les brevets développés seraient mis librement à disposition des constructeurs cotisants et garantis par l’État.
Il est également indispensable d’articuler le déploiement du véhicule propre dans une stratégie de transition énergétique renouvelable. Si l’on estime, à tendance constante, qu’un million de véhicules électriques supplémentaires nécessiteraient la puissance d’un réacteur nucléaire de plus, la voiture électrique peut au contraire accélérer le déploiement des énergies renouvelables (ENR) et permettre de pallier leur intermittence. Grâce aux smart grids, une voiture électrique pourrait être rechargée à tarif très préférentiel lors des pics de production ENR et même constituer une batterie pour pallier les pics de consommation.
V) Le secteur aérien : sortir du kérosène pour mieux redécoller
Les compagnies aériennes sont parmi les plus touchées par la crise, avec des pertes cumulées à la mi-avril s’élevant à 314 milliards de dollars (Association internationale du transport aérien), soit une chute de 55 % des revenus tirés du transport de passagers par rapport à l’an dernier. Pour le secteur, cette situation devrait malheureusement durer, menaçant un certain nombre d’acteurs à la faillite. Air France-KLM sollicite d’ores et déjà une aide directe de l’État de quelque 7 milliards d’euros. À ce stade, l’État pourrait recapitaliser Air France, mais sans en prendre le contrôle, une aubaine pour les actionnaires, non pour nos intérêts nationaux. À terme, les compagnies n’ont aucune visibilité sur les levées des restrictions sur les déplacements mises en œuvre partout dans le monde pour freiner la propagation du coronavirus. Il est possible qu’il y ait plusieurs vagues pandémiques, et qu’un nombre important de clients diminuent durablement leurs déplacements, notamment chez des entreprises qui se sont désormais habituées aux réunions numériques.
Cette crise vient donc mettre un coup d’arrêt pour un secteur pourtant en pleine dynamique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le trafic aérien mondial double tous les 15 ans. C’est une tendance constante qui n’a souffert aucun ralentissement depuis cette crise-ci et qui suit assez fidèlement l’augmentation de la classe moyenne mondiale. Mais cette dynamique se fait au coût d’émissions de CO2 colossales. Dès lors, il convient en priorité de réduire le volume général du transport aérien, tout en garantissant la préservation des emplois du secteur. L’intégration multimodale pourra compenser une partie des emplois lésés par ces suppressions de lignes aériennes domestiques, dont les employés auront une garantie de reconversion prioritaire, et protégé par un État employeur en dernier ressort.
Proposition n°15 : Supprimer les vols nationaux pour lesquels il existe une solution ferroviaire en moins de 4 h au 1er janvier 2021 et tous les vols nationaux et proche européens à alternative rail d’ici 2024.
Proposition n°16 : Conditionner l’aide publique pour les aéroports au déploiement d’infrastructures de multimodalité des transports, rail notamment. Renforcer la présence de l’État dans les exploitants aéroportuaires et organiser le transfert progressif des dividendes vers la trésorerie des groupes, afin de compenser les pertes dues à la baisse d’activité pour les salariés.
Si l’on inclut tous les sous-traitants, l’ensemble de la filière aéronautique (civile, spatiale et défense) représente 350 000 emplois en France. Airbus est leader mondial dans la construction d’avion civil. Il se pose un défi immense pour notre champion, à la hauteur du génie français : inventer l’avion propre de demain.
Proposition n°17 : Conditionner l’aide publique à Airbus à un plan de développement de l’avion propre de demain.
Proposition n°18 : Aligner les fiscalités kérosène et autres carburant en France et en Europe, et faire pression pour qu’il en soit de même au niveau mondial. Les recettes de cette taxe peuvent servir en partie à alimenter le Fonds vert pour le climat de l’ONU.
Conclusion :
L’offre crée la demande en matière de transport. Nous devons profiter de cette crise pour organiser une sortie par le haut vers les mobilités propres, à tous les niveaux. Il s’agit d’une décroissance en volume du fret maritime, routier et aérien au profit d’une croissance qualitative : la neutralité climatique est un critère de qualité en soi. Nos constructeurs nationaux ont là une occasion de devenir des champions mondiaux de la mobilité de demain, et les nécessaires aides publiques à la sortie de crise doivent être conditionnées à l’atteinte de cet objectif. D’autres modalités de transport doivent augmenter en volume comme en qualité, notamment le ferroviaire, le fluvial, le routier électrique/hydrogène et les mobilités actives (vélo, etc.). De tels efforts de transformation s’accompagnent d’une montée en puissance des moyens dédiés à la R&D et d’une meilleure coordination de ses travaux. C’est à la puissance publique d’exercer ce rôle de chef d’orchestre, tout comme la planification de la montée en puissance de secteurs complémentaires (production énergétique, gestion des ressources…). Sans un tel programme de reconstruction écologique, la vague de la crise liée au Covid risque fort de laisser la place au tsunami du changement climatique.
[1] Ouest-France, Entretien avec Patrice Bourdelais. Propagation du coronavirus : « Tous les indicateurs étaient au rouge », 7 avril 2020 https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/entretien-propagation-du-coronavirus-tous-les-indicateurs-etaient-au-rouge-6802022
[2] Sondage Odoxa-Comfluence pour « Les Echos » et Radio Classique, daté du 13 avril 2020.
[3] Commissariat général au développement durable, Chiffres clés de l’énergie, Édition 2019 https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2019-09/datalab-59-chiffres-cles-energie-edition-2019-septembre2019.pdf
[4] Céline Deluzarche, Transport et CO2 : quelle part des émissions ? Futura planète, 27 décembre 2019 https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/pollution-transport-co2-part-emissions-1017/
[5] Citepa, Gaz à effet de serre et polluants atmosphériques, Bilan des émissions en France de 1990 à 2017, juillet 2019 https://www.citepa.org/wp-content/uploads/publications/secten/Citepa_Secten-2019_Rapport_Completv3.pdf
[6] Ministère de la transition écologique et solidaire, Projet de Stratégie Nationale Bas-Carbone, décembre 2018, page 66 : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Projet%20strategie%20nationale%20bas%20carbone.pdf
[7] Nicolas Dufrêne, Gaël Giraud, Pierre Gilbert. Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? Institut Rousseau https://institut-rousseau.fr/comment-financer-une-politique-ambitieuse-de-reconstruction-ecologique/
[8] Arte, Le commerce maritime mondial : infographies. Juillet 2015 https://info.arte.tv/fr/le-commerce-maritime-mondial-infographies
[9] Armateurs de France, La transition énergétique : le défi majeur des armateurs, novembre 2019 http://www.armateursdefrance.org/sites/default/files/presse/dp_adf_transition_energetique_5nov19.pdf
[10] Etude : The multi-issue mitigation potential of reducing ship speed des ONG Transport et Environnement et Seas at Risk, novembre 2019.
[11] France Nature Environnement, Cadeaux fiscaux aux camions : un premier pas vers l’équité fiscale dans le budget 2020, octobre 2019 https://www.fne.asso.fr/communiques/cadeaux-fiscaux-aux-camions-un-premier-pas-vers-l%C3%A9quit%C3%A9-fiscale-dans-le-budget-2020#_ftn1
[12] Conseil d’orientation des infrastructures, Mobilités du quotidien : Répondre aux urgences et préparer l’avenir, février 2018, page 56 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.01_rapport_coi.pdf
[13] Centre aérospatial allemand, How the car industry is driving the climate crisis, septembre 2019 https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-34011-rapport-greenpeace.pdf
Publié le 25 mai 2020
Faire atterrir le grand déménagement du monde : la mobilité autrement
Auteurs
Pierre Gilbert
Diplômé de Sciences Po Grenoble, Pierre Gilbert est consultant en prospective climatique. Il est l'auteur de Géomimétisme, réguler le changement climatique grâce à la nature (2020, Les Petits Matins). Il est le co-fondateur de Sator, une plateforme francophone de cours en ligne dédiés à l’éveil citoyen sous tous ses aspects.
Pour l’historien des pandémies Patrice Bourdelais, le doublement du trafic aérien entre 2006 et 2018, avec 4,3 milliards de passagers par an, est « l’une des variables essentielles de tous les modèles épidémiologiques »[1]. Le « grand déménagement du monde », en plus d’avoir pour corollaire une explosion des émissions de gaz à effet de serre, est donc un facteur de vulnérabilité inédit. Le rythme des échanges, d’hommes comme de matières, prend de court nos défenses immunitaires et nos systèmes de santé. Transporter moins et mieux : telle est l’une des grandes orientations que devrait prendre « le monde d’après ». Il convient dès lors de dégager des pistes de politique publique réalistes visant à la transition qualitative du secteur du transport, afin de diminuer au maximum son impact environnemental, tout en favorisant l’emploi et la résilience économique de nos acteurs nationaux.
Dans cette note, nous verrons quelles voies de sortie de crise sont à privilégier, au sein des secteurs spécifiques que sont les transports maritime, ferroviaire, aérien, et automobile. Ces pistes ne sont évidemment pas exhaustives et doivent être articulées avec le reste des propositions de l’Institut Rousseau. Elles doivent s’inscrire dans un mouvement de relocalisation rapide d’un ensemble de productions stratégiques, inscrit dans un effort de circularisation de l’économie. En effet, sans une baisse globale du volume de marchandises transportées, il est impossible de tenir nos objectifs climatiques. Il s’agit donc d’une condition préalable, dans le cadre d’un monde fini et d’une planète étuve. Encore une fois, et c’est la ligne conductrice de cet ensemble de propositions, il faut faire plus qualitatif et moins quantitatif. C’est d’ailleurs ce que souhaite très largement la population française, puisque 89 % de nos concitoyens souhaitent une relocalisation de l’industrie, « même si cela augmente les prix », et 87 % souhaitent un renforcement de la politique écologique[2].
I) Un secteur des transports en pleine expansion, qui est responsable d’une grande partie des émissions
Le taux d’ouverture économique, c’est-à-dire le rapport de l’activité extérieure (importations et exportations) par rapport au PIB, a triplé depuis les années 60 pour atteindre 34 % en 2007, tant en volume qu’en valeur. Il s’est replié avec la crise de 2008 puis s’est redressé pour atteindre 32 % en 2016. Derrière ces chiffres se cache une réalité physique : les capacités mondiales de transport explosent. Le nombre de navires, d’avions et autres véhicules atteint des sommets, facilitant d’autant le transit des pathogènes.
Que ce soit par voie maritime, aérienne ou terrestre (sauf ferroviaire), le pétrole assure 95 % des besoins du transport de marchandises dans le monde. Dans le secteur de l’agriculture, de la sidérurgie et de l’industrie, le pétrole n’assure en revanche que de 20 % des besoins énergétiques. La consommation pétrolière du secteur du transport de marchandises a pratiquement doublé depuis 1973. En France, sur la totalité du volume des produits pétroliers importés, qui grève d’ailleurs notre balance commerciale à hauteur de 35 milliards d’euros[3], plus de la moitié se destine au secteur du transport.
Conséquence logique : les transports représentent un quart des émissions mondiales de CO2 en 2016, d’après chiffres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Les trois quarts des émissions liées au transport sont dues aux camions, bus et voitures. La route a ainsi généré 5,85 gigatonnes de CO2 en 2016, selon l’AIE. Une hausse de 77 % depuis 1990. Avec 0,91 gigatonne par an, l’avion arrive deuxième ; il est globalement responsable de 2,8 % des émissions de CO2 dans le monde[4]. En France, le secteur du transport est le plus émetteur avec 30 % des émissions de CO2, loin devant le bâtiment résidentiel et tertiaire (20 %)[5]. Ce chiffre est par ailleurs en hausse de 12 % entre 1990 et 2016, là où nos propres objectifs sont de diminuer de 31 % les émissions du secteur à l’horizon 2033[6].
Selon la Cour des comptes européenne, il sera nécessaire d’investir chaque année, entre 2021 et 2030, 1 115 milliards d’euros pour atteindre les objectifs de l’Union européenne en matière de climat. Cette somme se divise ainsi : 736 milliards d’euros dans le secteur des transports, 282 milliards dans le secteur résidentiel et dans le secteur des services, 78 milliards dans les réseaux et la production énergétique et 19 milliards d’euros dans l’industrie. On voit que le transport est de loin le secteur le plus gourmand en capital. L’effort est de fait particulièrement intense en termes d’adaptation des infrastructures publiques, d’aménagement du territoire et d’acquisition de matériel. Un ensemble d’activités qui doivent être au coeur d’une politique de relance après la crise si la puissance publique se donne les moyens d’un plan de relance ambitieux et articulé à nos impératifs climatiques. Une précédente note de l’Institut Rousseau propose d’ailleurs un ensemble d’outils simples et efficaces pour financer cette reconstruction écologique[7], laissant le décideur public seul face à sa volonté.
II) Le transport maritime : redimensionner la flotte mondiale tout en la rendant neutre en carbone
Le secteur maritime est de loin le vecteur le plus déterminant dans l’essor de la mondialisation. Chaque année, le volume de marchandises transporté avoisine les 10 milliards de tonnes, soit une moyenne de 1,3 tonne pour chaque être humain. C’est cinq fois plus qu’il y a cinquante ans.
Aujourd’hui, près de 50 000 navires de commerce sillonnent les eaux du monde. Le caractère pléthorique de la flotte de commerce actuelle est aussi son talon d’Achille. La crise de 2008 a plongé l’industrie du transport maritime dans un profond désarroi. Il y a aujourd’hui trop de navires pour trop peu de marchandises à transporter, surtout depuis que la Chine s’est recentrée sur son marché intérieur (elle représente à elle seule 40 % des importations mondiales par voie maritime). Cette surcapacité, conjuguée à la baisse des tarifs de fret et à la pression de la concurrence, a débouché sur des guerres de prix acharnées. Dans ces conditions, de nombreuses compagnies maritimes ne parviennent plus ni à couvrir leurs frais d’exploitation ni à rembourser leurs emprunts. Il est fort probable qu’avec la crise que nous traversons et la potentielle course à la relocalisation qui s’en suivra, beaucoup d’armateurs devront stopper leur activité ou amorcer un changement profond.
De fait, l’impératif environnemental contraint de toute façon le secteur à se transformer radicalement. Les externalités négatives du commerce maritime ne se résument pas aux émissions de CO2. Celles-ci sont en effet plutôt à son avantage, puisque par kilomètre et par tonne parcourue, il n’émet que 3 à 8 grammes de CO2, contre 80 pour le transport routier et 435 pour l’aérien ! Mais si le transport maritime n’émet que 2,6 % des émissions totales de gaz à effet de serre, il est responsable de 13 % des émissions de dioxyde de soufre et 12 % de celles de dioxyde d’azote, qui forment des particules fines dangereuses pour la santé. Ces émissions sont liées à l’utilisation du fioul, dont la combustion est partielle dans les vieux moteurs de bateau et engendre ces impuretés. Un gros navire émet autant de particules fines que plusieurs centaines de milliers de voitures, empoisonnant l’air des villes portuaires et entraînant des maladies respiratoires, dont le coût pour la société n’est pas intégré dans la prestation commerciale. Les destructions environnementales occasionnées par les espèces invasives transportées dans les ballasts des grands navires et parfois dans leurs cargaisons entraînent également chaque année pour des milliards d’euros de dégâts. Sans parler des marées noires, des dégazages illégaux et des multiples autres effets délétères sur la faune marine, à cause du bruit notamment.
Proposition n°1 : Abroger l’article 265 bis du code des douanes qui exonère la navigation maritime et la pêche de TICPE. Mettre en place un mécanisme de compensation pour la pêche artisanale.
Proposition n°2 : Plaider à l’Organisation maritime internationale (OMI) pour une réduction du taux de soufre émis par les navires de 0,5 % à 0,1 % et mettre en place, au niveau européen, le raccordement obligatoire à quai de tout navire de commerce et de croisière au réseau électrique pour mettre fin aux émissions nocives en escale.
Quand on s’intéresse à la nature des marchandises transportées par la mer, les hydrocarbures et autres énergies fossiles représentent de loin les plus gros volumes. Chaque année, 1 863 millions de tonnes de pétrole brut, 903 millions de produits pétroliers raffinés, 976 millions de charbon et 265 millions de tonnes de gaz naturel sont ainsi transportés. Le minerai de fer est également primordial, avec 1 093 millions de tonnes. Le reste des matières premières s’élèvent à 1 205 millions de tonnes, les céréales 450 millions, viennent ensuite les marchandises manufacturées : 1 550 millions de tonnes dans des conteneurs et 992 millions d’autres façons. Ces chiffres sont ceux de 2012 et ont certainement augmenté sensiblement depuis[8]. Une transition énergétique, si elle peut doper la consommation de minerais dans un premier temps, sera donc synonyme d’une décrue importante du commerce mondial, tout comme la relocalisation industrielle et la sortie nécessaire du consumérisme, la relocalisation des filières agricoles et le développement de l’agriculture vivrière. En somme, si nous poursuivons les objectifs indiqués par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le trafic maritime mondial aura sans doute été divisé par un facteur 3 d’ici trente ans. À très court terme, sans besoin d’investissement, il est également possible de réduire sensiblement les émissions du secteur en réduisant simplement la vitesse des navires, comme le demande les Armateurs de France[9]. Une réduction de 20 % de la vitesse entraîne une réduction de 34 % des émissions[10].
Proposition n°3 : Réduire sur le champ de quelques nœuds la vitesse de croisière des navires de commerce, en proposant une juridiction internationale et en mettant des amendes pour excès de vitesse dans notre zone économique exclusive (ZEE).
Face à ce constat et compte tenu de nos impératifs environnementaux, il est urgent de lancer la construction d’une nouvelle génération de navires de commerces, plus petits, plus légers et propulsés par des énergies renouvelables. C’est une tâche colossale qui pourrait remplir les carnets de commandes de nos constructeurs français, à condition bien sûr de renationaliser les chantiers qui ont été vendus récemment à des firmes étrangères, à moins que ces dernières jouent le jeu et investissent. Le démantèlement des navires français d’État et privés devra uniquement se faire en France, pour mettre fin au recours à des chantiers de démantèlement à bas coûts dans des pays en développement au détriment de l’environnement et de la sécurité de leurs travailleurs.
Proposition n°4 : Reconvertir les chantiers de Saint-Nazaire et les chaînes de sous-traitance pour construire une nouvelle génération de navires neutres en carbone (voile, solaire ou biocarburants) et démarrer un grand programme de reconversion des moteurs des navires existants non vétustes pour des biocarburants à base d’hydrogène vert, et développer une chaîne de valeur autour du démantèlement propre des vieux navires, afin de recycler au mieux le métal. Interdire l’exportation du démantèlement des navires dans des pays étrangers.
III. Le ferroviaire : pour une montée en puissance rapide
Depuis les années 70, le fret ferroviaire français a été divisé par un facteur supérieur à 2, passant de 75 milliards de tonnes de matériaux transportés par kilomètre à 34 milliards aujourd’hui, au profit direct de la route. En cause, des mauvais choix stratégiques de l’État et de la SNCF, qui n’a pas su moderniser son réseau, et la puissance du lobby routier, que la législation favorise. À noter que la débâcle du fret ferroviaire est une spécificité française, car les autres pays européens s’en sortent beaucoup mieux. En trame de fond, il faut ajouter deux éléments : la désindustrialisation, qui diminue mécaniquement la demande en fret ferroviaire, et le comportement très idéologique des autorités publiques,, qui considèrent que le camion est la solution libérale par excellence, car totalement flexible.
En guise de préalable pour favoriser l’essor du rail, il faut revenir d’urgence sur les avantages octroyés au transport routier. Au total en 2017, les cadeaux fiscaux au transport routier se sont élevés à 1,1 milliard d’euros en France[11]. Une somme colossale qui aurait pu être investie dans le développement des modes de transport moins polluants. Pour l’Institut Rousseau, aucun secteur ne doit être lésé à terme dans la transition.
Proposition n°5 : Abroger la niche fiscale du gazole routier à 50 % en 2021 et 100 % en 2022. La sortie progressive des avantages fiscaux sur le carburant routier doit donner le droit à des compensations pour les transporteurs routiers sous forme d’aides au financement pour l’achat de camions neutres.
Aujourd’hui, Fret SNCF, qui contrôle 60 % du marché du transport ferroviaire, est en très mauvaise posture, avec une dette qui se creuse d’année en année. En 2007, le Grenelle de l’environnement prévoyait pourtant de faire passer la part du fret ferroviaire de 14 à 22 % d’ici 2020. Pour arriver à cet objectif rapidement et le dépasser, il faut évidemment des investissements lourds en termes d’infrastructures et de machines. La Convention citoyenne pour le Climat propose une augmentation de 400 millions d’euros par an des investissements au profit du fret ferroviaire et des plates-formes multimodales, un ordre de grandeur minimal, mais intéressant, qui correspond dans son ordre de grandeur à ce qu’envisage le dernier rapport du Conseil d’orientation des infrastructures[12].
Proposition n°6 : Construction d’une autoroute ferroviaire depuis l’Italie et l’Espagne vers l’Allemagne, le Benelux et le Royaume-Uni pour que la grande majorité du transits de marchandises par la France se fassent sur rail d’ici 2025.
Néanmoins, à court terme et à infrastructure égale ou presque, nombreux sont les petits leviers (fiscalité, standardisation des normes européennes, multimodalité, etc) qui peuvent être mobilisés.
Proposition n°7 : Réduire le tonnage camion toléré sur route à 19 tonnes en 2021 puis 12 tonnes en 2024 pour que les petits volumes circulent par train et standardiser la signalétique et les normes à l’échelle européenne pour faciliter le fret combiné sur longue distance.
D’autre part, les grands chantiers de reconstruction écologique passent par un investissement important sur les infrastructures du réseau ferroviaire français. Ce dernier s’étend sur une longueur totale de presque 28 000 kilomètres, desservant 2 800 haltes et gares, ce qui en fait le deuxième réseau ferroviaire d’Europe derrière l’Allemagne. C’est néanmoins près de 4 000 km de ligne en moins qu’il y a 20 ans et… 16 000 de moins qu’en 1937 (sans compter les quelque 20 000 km de « petit réseau » de l’époque). Une ligne de chemin de fer, c’est aussi une solution pour déconcentrer l’activité économique, désenclaver les zones sinistrées par la désindustrialisation. À l’échelle macroéconomique, c’est donc un investissement rentable.
Le réseau ferroviaire, qui a subi un sous-investissement chronique pendant des années, est aujourd’hui dans un état délabré sur de nombreuses lignes, ce qui a conduit à des temps de parcours qui se sont rallongés sur certains lignes par comparaison aux temps des années 70. La compétitivité du rail dans le transport de voyageurs ne pourra se faire qu’avec un plan d’investissement massif dans le réseau secondaire et les trains du quotidien pour convaincre les citoyens de se détourner de la voiture.
Proposition n°8 : Amorcer un grand plan de redéploiement de lignes avec nos aciéristes, sur le tracé de celles qui ont été retirées.
Notre réseau souffre d’un manque chronique d’investissements, dû principalement au changement de statut de la SNCF, dont les activités rentables servaient autrefois à dégager des surplus pour compenser les activités de pure perte comme l’entretien du réseau. Plus globalement, il apparaît compliqué d’envisager une telle transformation du secteur sans renationaliser complètement le rail.
Proposition n°9 : Réintégration de l’ensemble des ex-filiales SNCF à la SNCF, qui deviendra un consortium détenu et géré par l’État.
Les trains en eux-mêmes sont aussi à adapter : en 2018, il y avait quelque 1 843 locomotives diesel en France, contre 1 524 locomotives électriques et 442 locomotives TGV. Il faut donc non seulement remplacer ces presque 2 000 locomotives diesel, mais en produire quelques 4 000 supplémentaires pour accompagner la montée en puissance du rail et remplacer le parc électrique vieillissant, sans parler des exportations. De quoi alimenter le carnet de commandes de nos constructeurs nationaux, avec toutefois un cahier des charges de rupture technologique, visant à la fois légèreté maximale (donc matériaux bio inspirés dans une large mesure) et propulsion efficace. Les filières de propulsion par hydrogène, électricité (via trains hybrides ou 100% batterie) ou biocarburants devront être encouragées en fonction des atouts de chacune compte tenu des spécificités des lignes.
Proposition n°10 : Conditionner à la fois la commande publique, l’aide publique mais également les crédits d’impôt recherche en la matière à la planification de la construction des nouvelles génération de trains propres.
IV) Accélérer la révolution automobile : l’après-crise sera propre
L’industrie automobile est structurante pour notre économie, employant quelque 210 000 personnes dans l’Hexagone (contre 330 000 en 2004), sans compter les emplois indirects. Soumis à une rude concurrence internationale et un arrêt total d’une longue chaîne de sous-traitance, le secteur, qui perd 72 % de chiffre d’affaires en France en mars 2020 par rapport à mars 2019, fait aujourd’hui appel à l’aide de l’État pour se relancer. Pourtant, le type de mobilité qu’elle incarne est un héritage d’une époque de profusion énergétique fossile révolue.
Dans notre pays, les normes sur les carburants et les progrès notables de la part de constructeurs ne parviennent pas à compenser la hausse du trafic. Le nombre de voitures particulières en circulation a ainsi bondi de 40 % entre 1990 et 2017 et le nombre de poids lourds de 6 %. La France compte aujourd’hui un parc de 53 millions d’automobiles dont 39 millions roulent chaque jour, responsables de quelque 15,7 % de nos émissions, auxquelles il faut ajouter 6,3 % pour les poids-lourds et 5,8 % pour les véhicules utilitaires (CITEPA). De plus, les consommateurs se tournent de plus en plus vers le SUV. Il y en avait 35 millions dans le monde en 2010, ils sont désormais 200 millions, selon l’Agence internationale de l’énergie. Une tendance à la hausse qui se vérifie en France, et qui dépend évidemment de la situation sociale. Sur la dernière année, les SUV ont été la deuxième source de croissance des émissions de CO2, derrière les nouvelles centrales au charbon. Une croissance cinq fois supérieure à la réduction permise par les voitures électriques. D’une manière générale, pour rester dans les clous de l’accord de Paris, l’Union européenne devait se débarrasser des véhicules essence, diesel et hybrides avant 2028[13].
Proposition n°11 : Comme la loi Évin interdit toute publicité en faveur du tabac, interdire la publicité pour les SUV dès maintenant et interdire la publicité pour l’ensemble des véhicules thermiques d’ici au 1er janvier 2021.
Proposition n°12 : Systématiser les super malus à 20 000 € sur l’ensemble des SUV et berlines thermiques et moduler les taxes sur les contrats d’assurance en fonction des émissions de CO2, pour alimenter une caisse de bonus à l’achat électrique.
Proposition n°13 : Sanctifier un objectif de zéro voiture thermique en 2028, échelonné avec les constructeurs autour d’objectifs annuels conditionnant les aides publiques. L’État accordera un bonus substantiel pour l’échange avec un véhicule propre, ramenant le nouveau véhicule au prix de l’ancien véhicule neuf.
Nous devons rompre rapidement avec l’imaginaire de la puissance cylindrée, qui fait que l’on mobilise deux tonnes de matériau pour transporter un passager de 80 kilos. En plus d’être une aberration thermodynamique, ce n’est pas à l’avantage de nos constructeurs nationaux, traditionnellement positionnés sur la voiture légère et familiale. La légèreté et la relocalisation de l’ensemble des chaînes de valeur plaident pour les matériaux bioinspirés. Plastiques végétaux ultra-performants, fibres végétales, fibre de carbone… sont autant de filières à développer rapidement, en coordonnant les travaux de startup et PME du domaine.
Proposition n°14 : Créer un consortium public à l’élaboration et l’approvisionnement des matières premières nouvelles pour l’industrie automobile, aérienne et navale. Les brevets développés seraient mis librement à disposition des constructeurs cotisants et garantis par l’État.
Il est également indispensable d’articuler le déploiement du véhicule propre dans une stratégie de transition énergétique renouvelable. Si l’on estime, à tendance constante, qu’un million de véhicules électriques supplémentaires nécessiteraient la puissance d’un réacteur nucléaire de plus, la voiture électrique peut au contraire accélérer le déploiement des énergies renouvelables (ENR) et permettre de pallier leur intermittence. Grâce aux smart grids, une voiture électrique pourrait être rechargée à tarif très préférentiel lors des pics de production ENR et même constituer une batterie pour pallier les pics de consommation.
V) Le secteur aérien : sortir du kérosène pour mieux redécoller
Les compagnies aériennes sont parmi les plus touchées par la crise, avec des pertes cumulées à la mi-avril s’élevant à 314 milliards de dollars (Association internationale du transport aérien), soit une chute de 55 % des revenus tirés du transport de passagers par rapport à l’an dernier. Pour le secteur, cette situation devrait malheureusement durer, menaçant un certain nombre d’acteurs à la faillite. Air France-KLM sollicite d’ores et déjà une aide directe de l’État de quelque 7 milliards d’euros. À ce stade, l’État pourrait recapitaliser Air France, mais sans en prendre le contrôle, une aubaine pour les actionnaires, non pour nos intérêts nationaux. À terme, les compagnies n’ont aucune visibilité sur les levées des restrictions sur les déplacements mises en œuvre partout dans le monde pour freiner la propagation du coronavirus. Il est possible qu’il y ait plusieurs vagues pandémiques, et qu’un nombre important de clients diminuent durablement leurs déplacements, notamment chez des entreprises qui se sont désormais habituées aux réunions numériques.
Cette crise vient donc mettre un coup d’arrêt pour un secteur pourtant en pleine dynamique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le trafic aérien mondial double tous les 15 ans. C’est une tendance constante qui n’a souffert aucun ralentissement depuis cette crise-ci et qui suit assez fidèlement l’augmentation de la classe moyenne mondiale. Mais cette dynamique se fait au coût d’émissions de CO2 colossales. Dès lors, il convient en priorité de réduire le volume général du transport aérien, tout en garantissant la préservation des emplois du secteur. L’intégration multimodale pourra compenser une partie des emplois lésés par ces suppressions de lignes aériennes domestiques, dont les employés auront une garantie de reconversion prioritaire, et protégé par un État employeur en dernier ressort.
Proposition n°15 : Supprimer les vols nationaux pour lesquels il existe une solution ferroviaire en moins de 4 h au 1er janvier 2021 et tous les vols nationaux et proche européens à alternative rail d’ici 2024.
Proposition n°16 : Conditionner l’aide publique pour les aéroports au déploiement d’infrastructures de multimodalité des transports, rail notamment. Renforcer la présence de l’État dans les exploitants aéroportuaires et organiser le transfert progressif des dividendes vers la trésorerie des groupes, afin de compenser les pertes dues à la baisse d’activité pour les salariés.
Si l’on inclut tous les sous-traitants, l’ensemble de la filière aéronautique (civile, spatiale et défense) représente 350 000 emplois en France. Airbus est leader mondial dans la construction d’avion civil. Il se pose un défi immense pour notre champion, à la hauteur du génie français : inventer l’avion propre de demain.
Proposition n°17 : Conditionner l’aide publique à Airbus à un plan de développement de l’avion propre de demain.
Proposition n°18 : Aligner les fiscalités kérosène et autres carburant en France et en Europe, et faire pression pour qu’il en soit de même au niveau mondial. Les recettes de cette taxe peuvent servir en partie à alimenter le Fonds vert pour le climat de l’ONU.
Conclusion :
L’offre crée la demande en matière de transport. Nous devons profiter de cette crise pour organiser une sortie par le haut vers les mobilités propres, à tous les niveaux. Il s’agit d’une décroissance en volume du fret maritime, routier et aérien au profit d’une croissance qualitative : la neutralité climatique est un critère de qualité en soi. Nos constructeurs nationaux ont là une occasion de devenir des champions mondiaux de la mobilité de demain, et les nécessaires aides publiques à la sortie de crise doivent être conditionnées à l’atteinte de cet objectif. D’autres modalités de transport doivent augmenter en volume comme en qualité, notamment le ferroviaire, le fluvial, le routier électrique/hydrogène et les mobilités actives (vélo, etc.). De tels efforts de transformation s’accompagnent d’une montée en puissance des moyens dédiés à la R&D et d’une meilleure coordination de ses travaux. C’est à la puissance publique d’exercer ce rôle de chef d’orchestre, tout comme la planification de la montée en puissance de secteurs complémentaires (production énergétique, gestion des ressources…). Sans un tel programme de reconstruction écologique, la vague de la crise liée au Covid risque fort de laisser la place au tsunami du changement climatique.
[1] Ouest-France, Entretien avec Patrice Bourdelais. Propagation du coronavirus : « Tous les indicateurs étaient au rouge », 7 avril 2020 https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/entretien-propagation-du-coronavirus-tous-les-indicateurs-etaient-au-rouge-6802022
[2] Sondage Odoxa-Comfluence pour « Les Echos » et Radio Classique, daté du 13 avril 2020.
[3] Commissariat général au développement durable, Chiffres clés de l’énergie, Édition 2019 https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2019-09/datalab-59-chiffres-cles-energie-edition-2019-septembre2019.pdf
[4] Céline Deluzarche, Transport et CO2 : quelle part des émissions ? Futura planète, 27 décembre 2019 https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/pollution-transport-co2-part-emissions-1017/
[5] Citepa, Gaz à effet de serre et polluants atmosphériques, Bilan des émissions en France de 1990 à 2017, juillet 2019 https://www.citepa.org/wp-content/uploads/publications/secten/Citepa_Secten-2019_Rapport_Completv3.pdf
[6] Ministère de la transition écologique et solidaire, Projet de Stratégie Nationale Bas-Carbone, décembre 2018, page 66 : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Projet%20strategie%20nationale%20bas%20carbone.pdf
[7] Nicolas Dufrêne, Gaël Giraud, Pierre Gilbert. Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? Institut Rousseau https://institut-rousseau.fr/comment-financer-une-politique-ambitieuse-de-reconstruction-ecologique/
[8] Arte, Le commerce maritime mondial : infographies. Juillet 2015 https://info.arte.tv/fr/le-commerce-maritime-mondial-infographies
[9] Armateurs de France, La transition énergétique : le défi majeur des armateurs, novembre 2019 http://www.armateursdefrance.org/sites/default/files/presse/dp_adf_transition_energetique_5nov19.pdf
[10] Etude : The multi-issue mitigation potential of reducing ship speed des ONG Transport et Environnement et Seas at Risk, novembre 2019.
[11] France Nature Environnement, Cadeaux fiscaux aux camions : un premier pas vers l’équité fiscale dans le budget 2020, octobre 2019 https://www.fne.asso.fr/communiques/cadeaux-fiscaux-aux-camions-un-premier-pas-vers-l%C3%A9quit%C3%A9-fiscale-dans-le-budget-2020#_ftn1
[12] Conseil d’orientation des infrastructures, Mobilités du quotidien : Répondre aux urgences et préparer l’avenir, février 2018, page 56 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.01_rapport_coi.pdf
[13] Centre aérospatial allemand, How the car industry is driving the climate crisis, septembre 2019 https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-34011-rapport-greenpeace.pdf