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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

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NATHAN-SPERBER

Nathan Sperber

Conseil scientifique

Biographie

Nathan Sperber est chercheur post-doctorant à l’Université Fudan à Shanghai et docteur associé au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP). Il a fait ses études de master à l’Université d’Oxford et il est titulaire d’une thèse en sociologie à l’EHESS. Sa recherche porte, entre autres, sur l’économie politique de la Chine, sur la financiarisation en perspective comparée et sur l’histoire de la pensée marxiste. Il est le co-auteur d’une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte).

Notes publiées

Une finance aux ordres Comment le pouvoir chinois met le secteur financier au service de ses ambitions

Alors que Huawei et TikTok ont défrayé la chronique cette année, alors que les ambitions commerciales, technologiques et militaires de la Chine sont devenues des enjeux de premier plan, le secteur financier chinois reste curieusement sous les radars. Sait-on, par exemple, que le système bancaire chinois est depuis 2016 le plus grand du monde par actifs, dépassant celui de la zone euro ? Sait-on que China Development Bank et Export-Import Bank of China détiennent à elles deux plus de créances à l’international que la Banque mondiale ? Au-delà de sa taille et de sa croissance accélérée, c’est le fonctionnement qualitatif du système financier chinois qui gagne à être connu. Car les grandes institutions financières chinoises ont cela de particulier qu’elles sont des entités hybrides, mi-économique mi-politiques, à la fois organes du Parti-État et acteurs de marché. La finance chinoise dans son ensemble est assujettie à des mécanismes de contrôle multiples qui en font avant tout un instrument au service du pouvoir. Alors que ces dernières décennies nous ont habitués, en Europe, à des secteurs financiers plus prompts à imposer leurs priorités aux États que l’inverse, il peut être instructif de décentrer la perspective pour faire voir comment un ordre financier tout autre est en train de monter en puissance en Chine. Introduction Certaines statistiques financières chinoises sont susceptibles de donner le tournis. Gongshang Yinhang 工商银行, plus connue à l’étranger sous le nom d’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), disposait en début d’année de 30 100 milliards de yuans d’actifs (l’équivalent de 3 900 milliards d’euros). Cette somme, égale à plus d’une fois et demi le PIB français, fait d’ICBC la plus grande banque du monde, et de loin (à titre de comparaison, BNP Paribas, plus grande banque française et deuxième plus grande banque d’Europe, ne pèse que 2 400 milliards d’euros). Le bilan d’ICBC, cependant, ne représente que 10 % des actifs bancaires chinois. Le montant total de ces derniers s’élevait en juin 2020 à 309 000 milliards de yuan (39 000 milliards d’euros) – soit 17 fois le PIB français, deux fois le PIB américain… et trois fois le PIB chinois[1]. Autre fait notable, l’actionnaire majoritaire d’ICBC est le gouvernement central. C’est également le cas de la deuxième plus grande banque du pays (China Construction Bank), de la troisième (Agricultural Bank of China), la quatrième (Bank of China), la cinquième (China Development Bank) – et même chose pour les quelques suivantes. La Chine nous présente donc ce qui, vu d’Occident, a tout l’air d’un paradoxe : une expansion financière accélérée, une financiarisation de plus en plus poussée de l’économie, mais dans l’orbite de la puissance publique. En somme, une dynamique historique inverse de celle qui a vu les secteurs financiers de nombreux pays occidentaux – États-Unis, Grande-Bretagne, France notamment – grossir et s’internationaliser depuis un demi-siècle en s’émancipant de plus en plus des contraintes réglementaires imposées par les États. Cette note propose un aperçu des caractéristiques principales du système financier chinois. Il s’agit en particulier de montrer les mécanismes qui entérinent le contrôle politique sur la finance, ainsi que les façons dont le capital financier est mobilisé par le pouvoir comme vecteur essentiel de sa politique de développement et de puissance. Le secteur financier est devenu un outil indispensable au Parti-État pour réaliser ses ambitions dans différents domaines, qu’il s’agisse de la macroéconomie (croissance, emploi), de la politique industrielle et technologique, du développement local ou des relations internationales (investissements à l’étranger, « Nouvelles Routes de la Soie »). Dans tous ces champs d’intervention, le déploiement du capital financier se substitue aux ressources fiscales des administrations, émancipant la politique économique des contraintes budgétaires dont on connaît la pesanteur dans les pays occidentaux. Un tel modèle financier, nous l’évoquerons aussi, n’est pas sans risques et sans travers, entre une addiction croissante à la dette, des opportunités multiples de corruption, et un degré d’arbitraire à la mesure de l’autoritarisme du pays. I. Un paysage financier sous domination étatique I. A. Une omniprésence du capital financier public La finance chinoise est principalement axée sur le secteur bancaire et les activités de prêt. Les marchés de capitaux et la « finance de marché » (actions, obligations, titres divers) y jouent un rôle de complément dans le financement de la vie économique. Ainsi, selon les données de la banque centrale, les prêts en cours en monnaie locale représentent aujourd’hui 60,3 % du « financement agrégé de l’économie réelle », comparé à 9,8 % pour les obligations à destination d’entreprises non-financières[2]. Le système bancaire lui-même est divisé depuis le milieu des années 1990 en plusieurs segments qu’il s’agit de savoir distinguer[3]. Il existe d’abord trois banques de développement publiques dont les activités sont en principe entièrement guidées par les objectifs de la politique nationale : China Development Bank (CDB), Export-Import Bank of China (Exim Bankpour faire court) et Agricultural Development Bank of China (ADBC)[4]. On trouve ensuite quatre banques commerciales étatiques, parfois désignées sous le nom de « Big Four », qui sont aussi les quatre plus grandes banques chinoises par actifs : Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), China Construction Bank (CCB), Agricultural Bank of China (ABC ou AgBank) et Bank of China (BOC) – il faut éviter de confondre cette dernière avec la banque centrale chinoise, qui se dénomme People’s Bank of China ou Banque populaire de Chine en français. À ces quatre banques commerciales, on en ajoute parfois deux autres, tout aussi étatiques, passant donc des « Big Four » aux « Big Six » : Bank of Communications (Bofcom) et Postal Savings Bank of China (PSBC). Ces « Big Six » sont toutes cotées en bourse, à Shanghai, Hong Kong ou New York, alors même que le gouvernement central y garde des participations majoritaires. Le segment suivant est constitué d’une douzaine de banques d’envergure nationale dites « à capitaux mixtes ». Ces banques sont toutes sous contrôle politique également, leurs principaux actionnaires étant des entités publiques. La seule exception est Minsheng Bank, dont les actionnaires sont privés – mais dont les dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, selon plusieurs sources concordantes[5]. D’autres segments moins significatifs du système bancaire chinois sont les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales » (à périmètre

Par Sperber N.

5 décembre 2020

L’ONU à l’épreuve de l’ascendance chinoise

Tous les projecteurs étaient sur Xi Jinping ce lundi 18 mai alors que s’ouvrait l’Assemblée mondiale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La République populaire de Chine (RPC) y est sous des feux croisés : demande d’une enquête indépendante sur la gestion de crise du Covid-19, dénonciation d’une complaisance coupable de l’OMS à son égard, et enfin des demandes de réintégration de Taiwan – mise à l’écart de l’OMS à la demande de Pékin depuis 2017 – alors que les autorités de l’île avaient alerté précocement et mieux anticipé la pandémie. Cette âpre bataille diplomatique lève le voile sur l’influence acquise par la RPC au sein du système onusien. Jusqu’ici menés sans susciter de réactions de cette ampleur, les mouvements tactiques chinois, dignes d’un jeu d’échecs, ont été sous-estimés. Alors que les États-Unis s’en désengagent sous l’impulsion de Donald Trump, l’ONU est-elle en train de se siniser ? Mais surtout, l’ONU et ses institutions spécialisées sont-elles en capacité d’incarner un intérêt général mondial, ou encore réduites à subir la confrontation des intérêts des grandes puissances ? Il est fondamental de rappeler que bien avant l’émergence chinoise, ce sont les États-Unis, principale puissance au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, qui ont modelé et dominé le système onusien. Ils y sont incontournables au point que c’est seulement avec leur accord, et leur soutien à la résolution 2758, que la RPC a pu entrer à l’ONU en 1971 en lieu et place de Taïwan ! Depuis 1945, ils n’ont cessé d’être le premier financeur onusien. En 2019, ils contribuaient encore pour 22% de son budget général et 28% de celui des opérations de maintien de la paix (OMP), suivis par la RPC à respectivement 12 et 16%. Contrairement aux idées reçues, les États-Unis sont aussi les principaux utilisateurs du fameux “droit de veto” au Conseil de sécurité : 80 fois depuis 1971, soit presque la moitié (48%) du total depuis cette date, les membres permanents les plus conciliateurs étant la France… et la Chine, avec seulement 14 vetos chacun ! C’est surtout dans la période récente que les États-Unis ont amorcé un désengagement politique et financier de l’ONU. Leur intérêt pour le système onusien, exacerbé par la fin de la Guerre froide, puis douché en 2003 par le refus de l’ONU d’avaliser leur guerre en Irak, est désormais remis en cause par le néo-isolationnisme de Donald Trump. Sous sa présidence, les États-Unis se sont retirés en 2018 du Conseil des droits de l’homme et, pour la deuxième fois, de l’UNESCO. Cette nouvelle donne était annoncée dès son premier discours à l’Assemblée générale en 2017, où il avait évoqué le “fardeau injuste” qui pèserait budgétairement sur les États-Unis. Dont acte, leur contribution a été diminuée de 285 millions de dollars. C’est par ailleurs avec cette même arme budgétaire que Trump a sanctionné unilatéralement l’OMS en avril dernier. Ce retrait états-unien constitue donc un appel d’air pour toute autre puissance souhaitant investir la place vacante. Et c’est précisément à un tel nouveau rôle international au sein de l’ONU qu’aspire désormais la RPC, en rupture avec sa tradition diplomatique. En effet, depuis 1971, malgré son siège au Conseil de sécurité, la RPC restait au second plan, préférant se concentrer sur son développement et la stabilité de sa sous-région. Durant les deux dernières décennies de la Guerre froide, elle n’a ainsi fait usage qu’une fois de son droit de veto (contre l’adhésion du Bangladesh à l’ONU en 1972, en soutien à son allié pakistanais). Ce n’est que depuis les années 1990 qu’elle s’est directement impliquée dans les OMP, fournissant personnels civils et militaires. À noter que si, en conséquence de cet engagement renforcé, la RPC a finalement usé 11 fois du veto depuis les années 2000, elle l’a toujours fait aux côtés de la Russie, n’assumant pas (encore ?) d’agir seule. Les raisons qui poussent la Chine à renforcer sa place dans le dispositif onusien sont multiples. Du fait de son intégration dans l’économie mondialisée, elle a un intérêt direct à la préservation de la sécurité et de la stabilité internationales, en particulier pour ce qui touche aux circuits commerciaux et aux voies maritimes. Elle revendique par ailleurs depuis des décennies un attachement à une doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États, au nom du respect du principe de souveraineté. À ce titre elle s’est opposée aux “guerres humanitaires” des années 1990 de même qu’à l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient dans la période récente. En se posant en championne de la souveraineté des États au sein de l’ONU, la Chine vise plusieurs objectifs qui sont à la fois économiques et politiques, extérieurs et intérieurs : limiter les conflits internationaux et la déstabilisation des échanges qu’ils entraînent ; s’afficher en sympathie avec les nombreux pays en développement que l’interventionnisme occidental rebute ou menace ; se prémunir elle-même vis-à-vis de toute initiative internationale qui chercherait à remettre en cause son modèle politique ou à critiquer son bilan en matière de droits de l’homme. Concernant sa sous-région, la Chine fait tout son possible à l’ONU pour affirmer et défendre ce qu’elle appelle ses “intérêts centraux” (hexin liyi, 核心利益), au premier rang desquels sa revendication de souveraineté sur l’île de Taïwan (désormais exclue ou marginalisée dans la plupart des organisations internationales) ainsi que sur des périmètres étendus en Mer de Chine méridionale et en Mer de Chine orientale. Au-delà de ces intérêts territoriaux, le système onusien permet aussi à la Chine d’influencer des normes juridiques et réglementaires internationales, de façon à favoriser par exemple la diffusion de certains aspects de son modèle de développement. Le cas de l’Union internationale des télécommunications (UIT) est exemplaire : cette agence spécialisée de l’ONU est dirigée depuis 2014 par un Chinois, Zhao Houlin, et la RPC y assume un rôle croissant dans la formulation de standards ayant trait à des domaines aussi sensibles que les protocoles Internet, la 5G ou la vidéosurveillance. De façon plus indirecte, l’ONU offre à la Chine une arène privilégiée pour cultiver ses relations bilatérales avec les

Par Iss A., Sperber N.

28 mai 2020

Ce qui doit échapper à la logique de la mondialisation Quelle méthode pour identifier les secteurs stratégiques de l’économie ?

Depuis l’éclatement de la crise sanitaire, l’idée que la France doit s’émanciper de chaînes de valeur mondialisées pour son approvisionnement en biens vitaux fait brusquement consensus. La pénurie criante de masques de protection qui a obéré la réponse française à l’épidémie s’est accompagnée d’autres fragilités dans le domaine des respirateurs ou encore des médicaments. De telles circonstances expliquent pourquoi des politiques ayant fait leur métier de porter des recettes libérales dissertent désormais sur la souveraineté économique, de Dominique Strauss-Kahn [1] à Emmanuel Macron, qui le 12 mars a déclaré : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie » [2]. Dès lors que la nécessité de « reprendre le contrôle » – autre expression présidentielle récente – sur certains biens et services stratégiques est admise, comment procéder ? Quelles sont les activités qui mériteraient ce qualitatif de stratégique ? Comment déterminer, au sein de ces activités, les premières priorités ? Quels moyens mettre en œuvre pour maintenir ces activités sur le territoire, pour les faire croître, pour les sanctuariser vis-à-vis de fluctuations de marché ou d’offres d’achat venues de l’extérieur ?   Table des matières  I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques II. Vers une doctrine viable : une méthode en deux temps a. Trois grandes catégories de secteurs stratégiques b. Trois types d’interventions à mettre en œuvre     I. La France n’a pas de doctrine cohérente sur la question des secteurs stratégiques Force est de constater qu’il manque à ce jour à la collectivité un cadre de pensée cohérent en la matière. Pire, la méthode de raisonnement même qui permettrait d’établir un tel cadre fait défaut. Derrière certaines expressions invoquées à répétition par les acteurs politiques – l’« État stratège », le « patriotisme économique » – se cache une absence de réflexion globale sur les enjeux qu’elles recouvrent. Les errements du discours officiel au sujet de l’État actionnaire illustrent parfaitement cette indigence – qui est tout autant intellectuelle que pratique. En mars 2018, au moment de communiquer sur le programme de privatisations du gouvernement, Bruno Le Maire explique que « [l]‘État actionnaire doit être présent dans des secteurs stratégiques, où notre souveraineté est en jeu. Pour le reste, ce n’est pas le rôle de l’État que de recueillir régulièrement des dividendes » [3]. Outre l’amalgame entre deux questions distinctes – la participation au capital d’une part, l’appropriation et l’usage de dividendes de l’autre –, le ministre ne daigne pas énumérer les domaines où la souveraineté du pays serait en jeu. Trois mois plus tard, dans une interview aux Échos à l’occasion de la présentation du projet de loi Pacte en Conseil des ministres, il affirme que « [l]’État, pour sa part, doit être un État stratège. Il n’a pas vocation à diriger des entreprises concurrentielles […] Il doit garder la main sur des activités de souveraineté nationale, comme le nucléaire ou la défense ainsi que sur les grands services publics nationaux comme la SNCF » [4]. Au-delà de l’observation que le rail, le nucléaire et l’armement sont de facto des secteurs concurrentiels, ne serait-ce qu’à l’international, cette liste est bien trop courte, et bien trop vague, pour constituer un socle pouvant guider les pratiques de l’État actionnaire. Malheureusement, aucun éclairage probant sur le sujet n’est apporté par les rapports annuels et les autres communications de l’Agence des Participations de l’État (APE), sise à Bercy. Dans la « doctrine de l’actionnariat public » que l’APE met en avant, ne sont mentionnées que « les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire) » – comme si la souveraineté économique pouvait se limiter à ces deux activités – et les entreprises œuvrant au « service public » et à l’« intérêt général national ou local » [5]. « Stratégique », « souveraineté », « service public », « intérêt général » : autant de termes dont l’institution s’abstient pudiquement de préciser le périmètre. Au reste, la réflexion sur les secteurs stratégiques de l’économie et les manières de les préserver doit dépasser la seule question de l’actionnariat public. Par sa réglementation des entreprises privées, par ses interventions financières, par ses commandes, l’État dispose en principe d’une panoplie de moyens pour promouvoir les activités jugées essentielles. Encore faut-il déterminer quelles sont ces activités, et adapter à chaque fois les instruments déployés à leurs caractéristiques. Pourtant, pas plus que l’APE, les autres organes de la puissance publique n’offrent aujourd’hui un cadre de pensée cohérent face à ce sujet, qu’il s’agisse de la Caisse des Dépôts, de Bpifrance, du Conseil économique, social et environnemental, ou encore de France Stratégie (organisme de réflexion rattaché à Matignon, mais qui porte parfois bien mal son nom). L’absence de cadre cohérent pouvant servir de repère pour orienter des décisions particulières, ainsi que l’absence de méthode intellectuelle pour arriver à un tel cadre, expliquent pourquoi la gestion française des dossiers industriels majeurs de ces dernières années a été avant tout réactive, pour ne pas dire improvisée. Souvent, ce n’est qu’après coup, et déjà pris de court, que l’État a fait mine de découvrir qu’une activité vitale avait échappé à son champ d’intervention : aujourd’hui les masques de protection, hier les données personnelles ou encore les batteries de véhicules électriques. Dans d’autres cas, face à l’urgence de certaines situations, les dirigeants français ont surtout tâtonné. C’est ce qui s’est visiblement passé au moment du rachat d’Alstom Énergie par General Electric. À en croire un témoignage d’Arnaud Montebourg dans Le Monde, une réunion le 21 juin 2014 aurait opposé celui-ci, favorable à une solution alternative impliquant l’allemand Siemens, à Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qui se serait opposé à un blocage de General Electric au motif qu’« on n’est quand même pas au Venezuela ! » [6]. Si le parti pris idéologique du futur président peut choquer, le plus grave n’est sans doute pas là, mais bien dans le fait qu’un argument si déconnecté de l’enjeu concret ait pu avoir eu droit de cité dans le contexte de la prise de décision. Cette anecdote illustre

Par Sperber N.

3 mai 2020

Une finance aux ordres Comment le pouvoir chinois met le secteur financier au service de ses ambitions

Alors que Huawei et TikTok ont défrayé la chronique cette année, alors que les ambitions commerciales, technologiques et militaires de la Chine sont devenues des enjeux de premier plan, le secteur financier chinois reste curieusement sous les radars. Sait-on, par exemple, que le système bancaire chinois est depuis 2016 le plus grand du monde par actifs, dépassant celui de la zone euro ? Sait-on que China Development Bank et Export-Import Bank of China détiennent à elles deux plus de créances à l’international que la Banque mondiale ? Au-delà de sa taille et de sa croissance accélérée, c’est le fonctionnement qualitatif du système financier chinois qui gagne à être connu. Car les grandes institutions financières chinoises ont cela de particulier qu’elles sont des entités hybrides, mi-économique mi-politiques, à la fois organes du Parti-État et acteurs de marché. La finance chinoise dans son ensemble est assujettie à des mécanismes de contrôle multiples qui en font avant tout un instrument au service du pouvoir. Alors que ces dernières décennies nous ont habitués, en Europe, à des secteurs financiers plus prompts à imposer leurs priorités aux États que l’inverse, il peut être instructif de décentrer la perspective pour faire voir comment un ordre financier tout autre est en train de monter en puissance en Chine. Introduction Certaines statistiques financières chinoises sont susceptibles de donner le tournis. Gongshang Yinhang 工商银行, plus connue à l’étranger sous le nom d’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), disposait en début d’année de 30 100 milliards de yuans d’actifs (l’équivalent de 3 900 milliards d’euros). Cette somme, égale à plus d’une fois et demi le PIB français, fait d’ICBC la plus grande banque du monde, et de loin (à titre de comparaison, BNP Paribas, plus grande banque française et deuxième plus grande banque d’Europe, ne pèse que 2 400 milliards d’euros). Le bilan d’ICBC, cependant, ne représente que 10 % des actifs bancaires chinois. Le montant total de ces derniers s’élevait en juin 2020 à 309 000 milliards de yuan (39 000 milliards d’euros) – soit 17 fois le PIB français, deux fois le PIB américain… et trois fois le PIB chinois[1]. Autre fait notable, l’actionnaire majoritaire d’ICBC est le gouvernement central. C’est également le cas de la deuxième plus grande banque du pays (China Construction Bank), de la troisième (Agricultural Bank of China), la quatrième (Bank of China), la cinquième (China Development Bank) – et même chose pour les quelques suivantes. La Chine nous présente donc ce qui, vu d’Occident, a tout l’air d’un paradoxe : une expansion financière accélérée, une financiarisation de plus en plus poussée de l’économie, mais dans l’orbite de la puissance publique. En somme, une dynamique historique inverse de celle qui a vu les secteurs financiers de nombreux pays occidentaux – États-Unis, Grande-Bretagne, France notamment – grossir et s’internationaliser depuis un demi-siècle en s’émancipant de plus en plus des contraintes réglementaires imposées par les États. Cette note propose un aperçu des caractéristiques principales du système financier chinois. Il s’agit en particulier de montrer les mécanismes qui entérinent le contrôle politique sur la finance, ainsi que les façons dont le capital financier est mobilisé par le pouvoir comme vecteur essentiel de sa politique de développement et de puissance. Le secteur financier est devenu un outil indispensable au Parti-État pour réaliser ses ambitions dans différents domaines, qu’il s’agisse de la macroéconomie (croissance, emploi), de la politique industrielle et technologique, du développement local ou des relations internationales (investissements à l’étranger, « Nouvelles Routes de la Soie »). Dans tous ces champs d’intervention, le déploiement du capital financier se substitue aux ressources fiscales des administrations, émancipant la politique économique des contraintes budgétaires dont on connaît la pesanteur dans les pays occidentaux. Un tel modèle financier, nous l’évoquerons aussi, n’est pas sans risques et sans travers, entre une addiction croissante à la dette, des opportunités multiples de corruption, et un degré d’arbitraire à la mesure de l’autoritarisme du pays. I. Un paysage financier sous domination étatique I. A. Une omniprésence du capital financier public La finance chinoise est principalement axée sur le secteur bancaire et les activités de prêt. Les marchés de capitaux et la « finance de marché » (actions, obligations, titres divers) y jouent un rôle de complément dans le financement de la vie économique. Ainsi, selon les données de la banque centrale, les prêts en cours en monnaie locale représentent aujourd’hui 60,3 % du « financement agrégé de l’économie réelle », comparé à 9,8 % pour les obligations à destination d’entreprises non-financières[2]. Le système bancaire lui-même est divisé depuis le milieu des années 1990 en plusieurs segments qu’il s’agit de savoir distinguer[3]. Il existe d’abord trois banques de développement publiques dont les activités sont en principe entièrement guidées par les objectifs de la politique nationale : China Development Bank (CDB), Export-Import Bank of China (Exim Bankpour faire court) et Agricultural Development Bank of China (ADBC)[4]. On trouve ensuite quatre banques commerciales étatiques, parfois désignées sous le nom de « Big Four », qui sont aussi les quatre plus grandes banques chinoises par actifs : Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), China Construction Bank (CCB), Agricultural Bank of China (ABC ou AgBank) et Bank of China (BOC) – il faut éviter de confondre cette dernière avec la banque centrale chinoise, qui se dénomme People’s Bank of China ou Banque populaire de Chine en français. À ces quatre banques commerciales, on en ajoute parfois deux autres, tout aussi étatiques, passant donc des « Big Four » aux « Big Six » : Bank of Communications (Bofcom) et Postal Savings Bank of China (PSBC). Ces « Big Six » sont toutes cotées en bourse, à Shanghai, Hong Kong ou New York, alors même que le gouvernement central y garde des participations majoritaires. Le segment suivant est constitué d’une douzaine de banques d’envergure nationale dites « à capitaux mixtes ». Ces banques sont toutes sous contrôle politique également, leurs principaux actionnaires étant des entités publiques. La seule exception est Minsheng Bank, dont les actionnaires sont privés – mais dont les dirigeants seraient nommés par le Parti communiste, selon plusieurs sources concordantes[5]. D’autres segments moins significatifs du système bancaire chinois sont les « banques commerciales urbaines » et les « banques commerciales rurales » (à périmètre

Par Sperber N.

22 juin 2021

L’ONU à l’épreuve de l’ascendance chinoise

Tous les projecteurs étaient sur Xi Jinping ce lundi 18 mai alors que s’ouvrait l’Assemblée mondiale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La République populaire de Chine (RPC) y est sous des feux croisés : demande d’une enquête indépendante sur la gestion de crise du Covid-19, dénonciation d’une complaisance coupable de l’OMS à son égard, et enfin des demandes de réintégration de Taiwan – mise à l’écart de l’OMS à la demande de Pékin depuis 2017 – alors que les autorités de l’île avaient alerté précocement et mieux anticipé la pandémie. Cette âpre bataille diplomatique lève le voile sur l’influence acquise par la RPC au sein du système onusien. Jusqu’ici menés sans susciter de réactions de cette ampleur, les mouvements tactiques chinois, dignes d’un jeu d’échecs, ont été sous-estimés. Alors que les États-Unis s’en désengagent sous l’impulsion de Donald Trump, l’ONU est-elle en train de se siniser ? Mais surtout, l’ONU et ses institutions spécialisées sont-elles en capacité d’incarner un intérêt général mondial, ou encore réduites à subir la confrontation des intérêts des grandes puissances ? Il est fondamental de rappeler que bien avant l’émergence chinoise, ce sont les États-Unis, principale puissance au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, qui ont modelé et dominé le système onusien. Ils y sont incontournables au point que c’est seulement avec leur accord, et leur soutien à la résolution 2758, que la RPC a pu entrer à l’ONU en 1971 en lieu et place de Taïwan ! Depuis 1945, ils n’ont cessé d’être le premier financeur onusien. En 2019, ils contribuaient encore pour 22% de son budget général et 28% de celui des opérations de maintien de la paix (OMP), suivis par la RPC à respectivement 12 et 16%. Contrairement aux idées reçues, les États-Unis sont aussi les principaux utilisateurs du fameux “droit de veto” au Conseil de sécurité : 80 fois depuis 1971, soit presque la moitié (48%) du total depuis cette date, les membres permanents les plus conciliateurs étant la France… et la Chine, avec seulement 14 vetos chacun ! C’est surtout dans la période récente que les États-Unis ont amorcé un désengagement politique et financier de l’ONU. Leur intérêt pour le système onusien, exacerbé par la fin de la Guerre froide, puis douché en 2003 par le refus de l’ONU d’avaliser leur guerre en Irak, est désormais remis en cause par le néo-isolationnisme de Donald Trump. Sous sa présidence, les États-Unis se sont retirés en 2018 du Conseil des droits de l’homme et, pour la deuxième fois, de l’UNESCO. Cette nouvelle donne était annoncée dès son premier discours à l’Assemblée générale en 2017, où il avait évoqué le “fardeau injuste” qui pèserait budgétairement sur les États-Unis. Dont acte, leur contribution a été diminuée de 285 millions de dollars. C’est par ailleurs avec cette même arme budgétaire que Trump a sanctionné unilatéralement l’OMS en avril dernier. Ce retrait états-unien constitue donc un appel d’air pour toute autre puissance souhaitant investir la place vacante. Et c’est précisément à un tel nouveau rôle international au sein de l’ONU qu’aspire désormais la RPC, en rupture avec sa tradition diplomatique. En effet, depuis 1971, malgré son siège au Conseil de sécurité, la RPC restait au second plan, préférant se concentrer sur son développement et la stabilité de sa sous-région. Durant les deux dernières décennies de la Guerre froide, elle n’a ainsi fait usage qu’une fois de son droit de veto (contre l’adhésion du Bangladesh à l’ONU en 1972, en soutien à son allié pakistanais). Ce n’est que depuis les années 1990 qu’elle s’est directement impliquée dans les OMP, fournissant personnels civils et militaires. À noter que si, en conséquence de cet engagement renforcé, la RPC a finalement usé 11 fois du veto depuis les années 2000, elle l’a toujours fait aux côtés de la Russie, n’assumant pas (encore ?) d’agir seule. Les raisons qui poussent la Chine à renforcer sa place dans le dispositif onusien sont multiples. Du fait de son intégration dans l’économie mondialisée, elle a un intérêt direct à la préservation de la sécurité et de la stabilité internationales, en particulier pour ce qui touche aux circuits commerciaux et aux voies maritimes. Elle revendique par ailleurs depuis des décennies un attachement à une doctrine de non-ingérence dans les affaires intérieures des États, au nom du respect du principe de souveraineté. À ce titre elle s’est opposée aux “guerres humanitaires” des années 1990 de même qu’à l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient dans la période récente. En se posant en championne de la souveraineté des États au sein de l’ONU, la Chine vise plusieurs objectifs qui sont à la fois économiques et politiques, extérieurs et intérieurs : limiter les conflits internationaux et la déstabilisation des échanges qu’ils entraînent ; s’afficher en sympathie avec les nombreux pays en développement que l’interventionnisme occidental rebute ou menace ; se prémunir elle-même vis-à-vis de toute initiative internationale qui chercherait à remettre en cause son modèle politique ou à critiquer son bilan en matière de droits de l’homme. Concernant sa sous-région, la Chine fait tout son possible à l’ONU pour affirmer et défendre ce qu’elle appelle ses “intérêts centraux” (hexin liyi, 核心利益), au premier rang desquels sa revendication de souveraineté sur l’île de Taïwan (désormais exclue ou marginalisée dans la plupart des organisations internationales) ainsi que sur des périmètres étendus en Mer de Chine méridionale et en Mer de Chine orientale. Au-delà de ces intérêts territoriaux, le système onusien permet aussi à la Chine d’influencer des normes juridiques et réglementaires internationales, de façon à favoriser par exemple la diffusion de certains aspects de son modèle de développement. Le cas de l’Union internationale des télécommunications (UIT) est exemplaire : cette agence spécialisée de l’ONU est dirigée depuis 2014 par un Chinois, Zhao Houlin, et la RPC y assume un rôle croissant dans la formulation de standards ayant trait à des domaines aussi sensibles que les protocoles Internet, la 5G ou la vidéosurveillance. De façon plus indirecte, l’ONU offre à la Chine une arène privilégiée pour cultiver ses relations bilatérales avec les

Par Iss A., Sperber N.

22 juin 2021

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