Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.
« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une force affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois[1] ». La guerre, cœur tragique et intemporel des relations entre États, entre entités politiques, est également au centre des considérations rousseauistes sur l’État en tant qu’acteur des relations internationales. Si une théorie des relations internationales à proprement parler demeure un manque du corpus de Rousseau, qui ne put jamais construire un pendant de politique extérieure en bonne et due forme au Contrat social, de nombreux éléments disséminés dans son œuvre permettent de comprendre et d’évaluer les grands enjeux contemporains à l’aune de sa pensée. Dans son Extrait du Projet de Paix perpétuelle, dans son Jugement, dans son Que l’état de guerre naît de l’état social ou encore dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou dans son Projet de Constitution pour la Corse, il ressort une vraie préoccupation quant aux moyens d’atteindre la paix dans les relations internationales, c’est-à-dire essentiellement dans le cadre du continent européen, dans ses conflits internes comme avec des tierces parties, comme l’Empire ottoman. Deux siècles et demi, deux guerres mondiales, deux organisations internationales – la Société des Nations et l’Organisation des Nations unies – et une construction supranationale unique dans l’histoire de l’Humanité – l’Union européenne – plus tard, il serait aisé de rejeter les considérations rousseauistes comme inaptes à saisir la complexité d’un monde dont les États ne se font généralement plus la guerre pour résoudre leurs différends. La pensée rousseauiste sur les relations internationales a suscité une riche bibliographie et de nombreux commentaires, y compris dès le XVIIIe siècle sous la plume de Kant, principalement en raison de son aporie sur l’impossibilité de concilier l’expression de la volonté générale à l’intérieur d’un État et l’autonomie de cet État par rapport à un ordre international qui devrait s’imposer à lui pour être juridiquement crédible et créer les conditions d’une paix universelle. Rousseau et l’inévitabilité néfaste de la guerre L’insistance de Rousseau sur la question de l’inévitabilité de la guerre entre des États qui vivent « dans l’état de nature » et sont régis par leurs intérêts et leur sécurité propres a pu faire qu’on le désigne comme un des pères de l’école dite « réaliste ». Toutefois, cette classification est moins importante que les conclusions qu’il en tire, à savoir que la guerre et la force seront probablement utilisées par des États dont les princes ont des visées illimitées, en particulier ceux n’ayant pas de compte à rendre à leurs sujets. Dans ce cadre, la contribution principale de Rousseau est de réclamer, au-delà des réflexions sur les droits des gens, que les guerres soient a minima organisées, officielles et ne touchent pas les populations civiles. Cela est valable pour les conflits de son époque, pour d’innombrables conflits dans de multiples géographies et a fortiori pour les grands conflits de notre temps. Rousseau lui-même aurait sans doute dit d’un prince qui mènerait une « opération spéciale » sans déclarer la guerre de manière officielle qu’il était un « brigand » [2]. Il aurait, à juste titre, prédit les crimes de guerre, les massacres de civils qu’une guerre entre États, entre forces militaires constituées, devrait pourtant proscrire. Il aurait vu une telle guerre non déclarée pour ce qu’elle était : une manifestation de l’arbitraire d’un État puissant vis-à-vis d’un État plus faible, mû par l’esprit de conquête, et prêt à rechercher tout prétexte pour commencer les hostilités. De plus, s’il est vrai que Rousseau abhorre la guerre, il ne recule pas devant la nécessité militaire, devant l’engagement du citoyen à servir sa patrie. Selon lui, « tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui » [3]. Il n’y a donc aucune ambiguïté rousseauiste sur les conflits contemporains. Comme il le rappelle parfaitement, le « droit de conquête […] n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir » [4]. De plus, Rousseau montre bien que la logique de conquête est au cœur de la logique de l’État despotique : faire la guerre permet de manière certaine au tyran de se renforcer. Et pour les sujets d’un tel prince mû par l’esprit de conquête « on dira que le despote [leur] assure (…) la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés » [5]. Il ne faut pas se tromper, il n’existe pas de prétexte valable pour une guerre de conquête et les prétextes que se donnent les puissances pour déclencher des guerres non provoquées ne sont que des prétextes. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre la décision d’un autocrate de lancer une guerre pour accroître l’emprise sur ses sujets et les affronts ou défis auxquels ce dernier est confronté. Rousseau et l’ordre international L’inévitabilité de la guerre et ses ressorts consubstantiels à l’état social font
Par Abgrall M.
4 septembre 2024