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Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

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Matthieu Abgrall

Matthieu Abgrall

Biographie

Docteur en histoire ancienne, diplômé de l’Université de Stanford.

Notes publiées

Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une force affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois[1] ».   La guerre, cœur tragique et intemporel des relations entre États, entre entités politiques, est également au centre des considérations rousseauistes sur l’État en tant qu’acteur des relations internationales. Si une théorie des relations internationales à proprement parler demeure un manque du corpus de Rousseau, qui ne put jamais construire un pendant de politique extérieure en bonne et due forme au Contrat social, de nombreux éléments disséminés dans son œuvre permettent de comprendre et d’évaluer les grands enjeux contemporains à l’aune de sa pensée. Dans son Extrait du Projet de Paix perpétuelle, dans son Jugement, dans son Que l’état de guerre naît de l’état social ou encore dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou dans son Projet de Constitution pour la Corse, il ressort une vraie préoccupation quant aux moyens d’atteindre la paix dans les relations internationales, c’est-à-dire essentiellement dans le cadre du continent européen, dans ses conflits internes comme avec des tierces parties, comme l’Empire ottoman. Deux siècles et demi, deux guerres mondiales, deux organisations internationales – la Société des Nations et l’Organisation des Nations unies – et une construction supranationale unique dans l’histoire de l’Humanité – l’Union européenne – plus tard, il serait aisé de rejeter les considérations rousseauistes comme inaptes à saisir la complexité d’un monde dont les États ne se font généralement plus la guerre pour résoudre leurs différends. La pensée rousseauiste sur les relations internationales a suscité une riche bibliographie et de nombreux commentaires, y compris dès le XVIIIe siècle sous la plume de Kant, principalement en raison de son aporie sur l’impossibilité de concilier l’expression de la volonté générale à l’intérieur d’un État et l’autonomie de cet État par rapport à un ordre international qui devrait s’imposer à lui pour être juridiquement crédible et créer les conditions d’une paix universelle. Rousseau et l’inévitabilité néfaste de la guerre L’insistance de Rousseau sur la question de l’inévitabilité de la guerre entre des États qui vivent « dans l’état de nature » et sont régis par leurs intérêts et leur sécurité propres a pu faire qu’on le désigne comme un des pères de l’école dite « réaliste ». Toutefois, cette classification est moins importante que les conclusions qu’il en tire, à savoir que la guerre et la force seront probablement utilisées par des États dont les princes ont des visées illimitées, en particulier ceux n’ayant pas de compte à rendre à leurs sujets. Dans ce cadre, la contribution principale de Rousseau est de réclamer, au-delà des réflexions sur les droits des gens, que les guerres soient a minima organisées, officielles et ne touchent pas les populations civiles. Cela est valable pour les conflits de son époque, pour d’innombrables conflits dans de multiples géographies et a fortiori pour les grands conflits de notre temps. Rousseau lui-même aurait sans doute dit d’un prince qui mènerait une « opération spéciale » sans déclarer la guerre de manière officielle qu’il était un « brigand » [2]. Il aurait, à juste titre, prédit les crimes de guerre, les massacres de civils qu’une guerre entre États, entre forces militaires constituées, devrait pourtant proscrire. Il aurait vu une telle guerre non déclarée pour ce qu’elle était : une manifestation de l’arbitraire d’un État puissant vis-à-vis d’un État plus faible, mû par l’esprit de conquête, et prêt à rechercher tout prétexte pour commencer les hostilités. De plus, s’il est vrai que Rousseau abhorre la guerre, il ne recule pas devant la nécessité militaire, devant l’engagement du citoyen à servir sa patrie. Selon lui, « tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui » [3]. Il n’y a donc aucune ambiguïté rousseauiste sur les conflits contemporains. Comme il le rappelle parfaitement, le « droit de conquête […] n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir » [4]. De plus, Rousseau montre bien que la logique de conquête est au cœur de la logique de l’État despotique : faire la guerre permet de manière certaine au tyran de se renforcer. Et pour les sujets d’un tel prince mû par l’esprit de conquête « on dira que le despote [leur] assure (…) la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés » [5]. Il ne faut pas se tromper, il n’existe pas de prétexte valable pour une guerre de conquête et les prétextes que se donnent les puissances pour déclencher des guerres non provoquées ne sont que des prétextes. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre la décision d’un autocrate de lancer une guerre pour accroître l’emprise sur ses sujets et les affronts ou défis auxquels ce dernier est confronté. Rousseau et l’ordre international L’inévitabilité de la guerre et ses ressorts consubstantiels à l’état social font

Par Abgrall M.

4 septembre 2024

Rousseau et le retour au local

« Je dis donc que la nation la plus heureuse est celle qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres, et que la plus florissante est celle dont les autres peuvent le moins se passer » Fragments politiques, 1964 Un des lieux communs de notre époque, exacerbé par la pandémie de COVID-19, est la dépendance de nos sociétés, de nos économies mais sans doute encore plus de nos imaginaires à l’idée de mondialisation et d’échange.  Rousseau est lui de manière incontestable un penseur du local, un amoureux du lieu, un chantre de l’enracinement, un défenseur de l’importance de la place occupée au sein d’un espace, défini explicitement comme celui de la patrie, du pays, celui où se déploie la volonté générale du peuple souverain. Dès lors, le philosophe genevois éclaire nos perspectives sur la pertinence et la valeur du lieu pour l’épanouissement de l’autonomie à l’intérieur – certains diront « souveraineté » – comme à l’extérieur, dans le cadre de relations internationales où l’assurance et la maîtrise de capacités propres doit primer sur la dépendance aux autres nations et a fortiori aux autres puissances. Ainsi, selon Rousseau : « On peut dire que l’état général de la Nation le plus favorable au bonheur des particuliers est de n’avoir besoin pour vivre heureux du concours d’aucun autre peuple ; car il ne leur reste plus pour jouir de toute la félicité possible que de pourvoir par de sages lois à tous leurs avantages mutuels, ce qui ne dépendrait pas si bien d’eux s’il fallait nécessairement recourir aux étrangers. Que si avec cela d’autres peuples ont besoin de celui qui n’a besoin de personne on ne saurait imaginer une position plus propre à rendre heureux les membres d’une telle société autant que des hommes peuvent l’être ». Le fait est que Rousseau fut, pour sa propre vie autant que dans son imaginaire politique et philosophique, un promoteur de l’indépendance. Comme l’ont remarqué les spécialistes de Rousseau et plus généralement les lecteurs des Confessions, c’est lorsqu’il acquiert un semblant d’indépendance financière en tant que copiste qu’il commence à s’épanouir intellectuellement. Être indépendant, c’est pouvoir prendre ses propres décisions, se donner ses propres lois et c’est, finalement, faire coller au près le gouvernement aux mœurs et traditions d’un peuple. De là découlent les idées de Rousseau sur la nécessité d’institutions différentes pour des peuples différents en des géographies différentes[1]. « [l]es objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des habitants, et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un système particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’État auquel il est destiné ». La bonne manière de comprendre le propos de Rousseau n’est pas d’y voir une entaille faite à l’universalisme, par exemple, de la volonté générale et de son établissement par les libres suffrages du peuple. Son idée forte, celle-ci beaucoup plus compréhensible, est que le jeu des circonstances locales et historiques crée des structures sociales propres qu’il s’agit de respecter pour le bien-être de la société au niveau local. Prenons l’exemple de la laïcité en France. Il est, bien sûr, aisément possible de montrer que l’approche historique française est celle qui garantit le mieux la liberté des citoyens et leur indépendance face aux systèmes de croyances religieuses. Mais même sans cela, Rousseau permet de penser comment la laïcité telle que nous la pratiquons, ainsi que sa trajectoire historique – le cantonnement de la religion à l’espace privé et à l’intime – peut être bonne en soi pour l’État français, sans que ce dernier n’ait de compte à rendre à aucun mouvement ni aucun État ou organisation extérieure. À ce titre, les critiques récurrentes de la sphère civilisationnelle anglo-saxonne méconnaissent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et leurs actions ne sont qu’une forme exagérée d’ingérence culturelle. Face à ses ingérences, « La vertu [de ses] des Citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu’aucune armée ne saurait forcer ». A cette fin, l’éducation est résolument locale et non cosmopolite ; ainsi, imaginant les Polonais à la suite de ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne : « À vingt ans un Polonais ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes, qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois, qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l’instant. » Il est possible d’objecter qu’il s’agit là d’un embrigadement nationaliste des plus austères. C’est que du point de vue de Rousseau, ce sont d’abord les liens locaux qui doivent primer. Rousseau, certes de manière abrupte, résume bien sa pensée dans l’idée selon laquelle « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses eux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit ». Aussi lance-t-il un avertissement sans appel à se défier « de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins ». Les transformations technologiques du monde moderne ont pu faire penser aux hommes que le local était ce qui était accessible à portée d’internet. Le voisin est-il le professeur dont on suit les enseignements à plusieurs milliers de kilomètres ? Le service local est-il celui qui est rendu par quelqu’un de manière égale à l’autre bout de la planète ? Outre le fait que la pensée de Rousseau prépare la critique des innovations incessantes de la technologie qui

Par Abgrall M.

30 août 2020

Rousseau et la sensibilité

« Du reste, quelque mal que vous pensiez de la sensibilité prise pour toute nourriture, c’est l’unique qui m’est restée ; je ne vis plus que par le cœur ». Lettre à Monsieur le marquis de Mirabeau, 19 juin 1767 S’il existe une vraie différence entre Rousseau et les autres philosophes, c’est notre connaissance intime de son âme, à travers le miroir de ses récits autobiographiques. Rousseau, plus que tout autre, se présente comme un être sensible. Il n’est ni un être froid, ni une construction pure de la raison ; il est avant toute chose un être dont la sensibilité a guidé la réflexion philosophique, pour le pire diront certains, mais sans doute aussi pour le meilleur. Dans ce XXIème siècle dominé par le culte de l’émotion, par la croissance des haines et des rancœurs, par les cabales et les « lapidations de Môtiers » d’un nouveau genre, le philosophe genevois permet de penser la sensibilité moderne et de dépasser ses contradictions en la dévoilant pleinement. La pensée de Rousseau, parce qu’il a pensé plus que tout autre le rôle du cœur et de l’intuition dans la compréhension du réel, et s’est interrogé sur la manière de concilier le développement des passions avec celui de la raison. « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. »   Rousseau y ajoute ce constat célèbre : « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre » et l’on comprend aisément le rôle qu’il accorde aux émotions quand il parle de manière tout à fait remarquable de :  « cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste ; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir ; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable ».  Rousseau, quand il parle de sensibilité, insiste souvent sur l’impossibilité de haïr, sauf, avance-t-il, pour sa « cette haine inextinguible qui se développa depuis dans [son] cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs ». La question de la haine, de sa possibilité, de ses ravages, est une question centrale de l’expérience sensible du philosophe. Quoi que l’on pense de la réalité des persécutions dont Rousseau fit l’objet, il est incontestable qu’il fut l’objet de condamnations de la part de l’opinion publique, de cabales menées contre sa personne par la société de son époque. Leur résultat, c’est la peine, comme l’écrit Rousseau : « le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de cœur que je ne pouvais plus supporter ». Le processus de cette haine insurmontable, sans doute causée par des émotions tout aussi grandes, Rousseau en fait l’analyse avec précision : « Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils [les lecteurs] n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir ; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer ». Ce qui le sauve, sans doute, c’est son talent et l’indépendance qu’il gagne à suivre son propre chemin de manière ininterrompue : « Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l’Europe, j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité ».  Mais en quoi la sensibilité du genevois et son attitude face à l’animosité d’autrui permettent-elles de penser ce XXIème siècle ? D’abord, parce qu’il éclaire la douleur causée à toute personne par le déchaînement de la haine. Ensuite, parce que ce mécanisme à l’œuvre dans nos sociétés est parfaitement éclairé par la réflexion de Rousseau sur l’amour de soi et l’amour-propre, une réflexion qui relie élégamment le domaine de l’intime à celui de la cité. Pour saisir l’actualité de sa pensée, il faut sans doute s’intéresser à la définition des termes : « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion ».   Rousseau établit donc une distinction entre l’amour de soi et l’amour-propre, distinction dont les ramifications sont utiles à notre compréhension de l’individualisme mais aussi de notre rapport à l’autre dans les sociétés modernes. Or, à sa lecture, il est aisé de voir combien notre modernité est dominée par l’amour-propre. Toutefois, au-delà d’une simple critique de la superficialité de son époque et de la nôtre, de l’égocentrisme chronique mis en scène sur les réseaux sociaux, au-delà de l’auto-promotion constante et du

Par Abgrall M.

16 août 2020

Rousseau, la guerre et l’État dans les relations internationales.

« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une force affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois[1] ».   La guerre, cœur tragique et intemporel des relations entre États, entre entités politiques, est également au centre des considérations rousseauistes sur l’État en tant qu’acteur des relations internationales. Si une théorie des relations internationales à proprement parler demeure un manque du corpus de Rousseau, qui ne put jamais construire un pendant de politique extérieure en bonne et due forme au Contrat social, de nombreux éléments disséminés dans son œuvre permettent de comprendre et d’évaluer les grands enjeux contemporains à l’aune de sa pensée. Dans son Extrait du Projet de Paix perpétuelle, dans son Jugement, dans son Que l’état de guerre naît de l’état social ou encore dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne ou dans son Projet de Constitution pour la Corse, il ressort une vraie préoccupation quant aux moyens d’atteindre la paix dans les relations internationales, c’est-à-dire essentiellement dans le cadre du continent européen, dans ses conflits internes comme avec des tierces parties, comme l’Empire ottoman. Deux siècles et demi, deux guerres mondiales, deux organisations internationales – la Société des Nations et l’Organisation des Nations unies – et une construction supranationale unique dans l’histoire de l’Humanité – l’Union européenne – plus tard, il serait aisé de rejeter les considérations rousseauistes comme inaptes à saisir la complexité d’un monde dont les États ne se font généralement plus la guerre pour résoudre leurs différends. La pensée rousseauiste sur les relations internationales a suscité une riche bibliographie et de nombreux commentaires, y compris dès le XVIIIe siècle sous la plume de Kant, principalement en raison de son aporie sur l’impossibilité de concilier l’expression de la volonté générale à l’intérieur d’un État et l’autonomie de cet État par rapport à un ordre international qui devrait s’imposer à lui pour être juridiquement crédible et créer les conditions d’une paix universelle. Rousseau et l’inévitabilité néfaste de la guerre L’insistance de Rousseau sur la question de l’inévitabilité de la guerre entre des États qui vivent « dans l’état de nature » et sont régis par leurs intérêts et leur sécurité propres a pu faire qu’on le désigne comme un des pères de l’école dite « réaliste ». Toutefois, cette classification est moins importante que les conclusions qu’il en tire, à savoir que la guerre et la force seront probablement utilisées par des États dont les princes ont des visées illimitées, en particulier ceux n’ayant pas de compte à rendre à leurs sujets. Dans ce cadre, la contribution principale de Rousseau est de réclamer, au-delà des réflexions sur les droits des gens, que les guerres soient a minima organisées, officielles et ne touchent pas les populations civiles. Cela est valable pour les conflits de son époque, pour d’innombrables conflits dans de multiples géographies et a fortiori pour les grands conflits de notre temps. Rousseau lui-même aurait sans doute dit d’un prince qui mènerait une « opération spéciale » sans déclarer la guerre de manière officielle qu’il était un « brigand » [2]. Il aurait, à juste titre, prédit les crimes de guerre, les massacres de civils qu’une guerre entre États, entre forces militaires constituées, devrait pourtant proscrire. Il aurait vu une telle guerre non déclarée pour ce qu’elle était : une manifestation de l’arbitraire d’un État puissant vis-à-vis d’un État plus faible, mû par l’esprit de conquête, et prêt à rechercher tout prétexte pour commencer les hostilités. De plus, s’il est vrai que Rousseau abhorre la guerre, il ne recule pas devant la nécessité militaire, devant l’engagement du citoyen à servir sa patrie. Selon lui, « tout homme doit être soldat pour la défense de sa liberté ; nul ne doit l’être pour envahir celle d’autrui » [3]. Il n’y a donc aucune ambiguïté rousseauiste sur les conflits contemporains. Comme il le rappelle parfaitement, le « droit de conquête […] n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir » [4]. De plus, Rousseau montre bien que la logique de conquête est au cœur de la logique de l’État despotique : faire la guerre permet de manière certaine au tyran de se renforcer. Et pour les sujets d’un tel prince mû par l’esprit de conquête « on dira que le despote [leur] assure (…) la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés » [5]. Il ne faut pas se tromper, il n’existe pas de prétexte valable pour une guerre de conquête et les prétextes que se donnent les puissances pour déclencher des guerres non provoquées ne sont que des prétextes. Il n’y a pas de relation de cause à effet entre la décision d’un autocrate de lancer une guerre pour accroître l’emprise sur ses sujets et les affronts ou défis auxquels ce dernier est confronté. Rousseau et l’ordre international L’inévitabilité de la guerre et ses ressorts consubstantiels à l’état social font

Par Abgrall M.

22 juin 2021

Rousseau et le retour au local

« Je dis donc que la nation la plus heureuse est celle qui peut le plus aisément se passer de toutes les autres, et que la plus florissante est celle dont les autres peuvent le moins se passer » Fragments politiques, 1964 Un des lieux communs de notre époque, exacerbé par la pandémie de COVID-19, est la dépendance de nos sociétés, de nos économies mais sans doute encore plus de nos imaginaires à l’idée de mondialisation et d’échange.  Rousseau est lui de manière incontestable un penseur du local, un amoureux du lieu, un chantre de l’enracinement, un défenseur de l’importance de la place occupée au sein d’un espace, défini explicitement comme celui de la patrie, du pays, celui où se déploie la volonté générale du peuple souverain. Dès lors, le philosophe genevois éclaire nos perspectives sur la pertinence et la valeur du lieu pour l’épanouissement de l’autonomie à l’intérieur – certains diront « souveraineté » – comme à l’extérieur, dans le cadre de relations internationales où l’assurance et la maîtrise de capacités propres doit primer sur la dépendance aux autres nations et a fortiori aux autres puissances. Ainsi, selon Rousseau : « On peut dire que l’état général de la Nation le plus favorable au bonheur des particuliers est de n’avoir besoin pour vivre heureux du concours d’aucun autre peuple ; car il ne leur reste plus pour jouir de toute la félicité possible que de pourvoir par de sages lois à tous leurs avantages mutuels, ce qui ne dépendrait pas si bien d’eux s’il fallait nécessairement recourir aux étrangers. Que si avec cela d’autres peuples ont besoin de celui qui n’a besoin de personne on ne saurait imaginer une position plus propre à rendre heureux les membres d’une telle société autant que des hommes peuvent l’être ». Le fait est que Rousseau fut, pour sa propre vie autant que dans son imaginaire politique et philosophique, un promoteur de l’indépendance. Comme l’ont remarqué les spécialistes de Rousseau et plus généralement les lecteurs des Confessions, c’est lorsqu’il acquiert un semblant d’indépendance financière en tant que copiste qu’il commence à s’épanouir intellectuellement. Être indépendant, c’est pouvoir prendre ses propres décisions, se donner ses propres lois et c’est, finalement, faire coller au près le gouvernement aux mœurs et traditions d’un peuple. De là découlent les idées de Rousseau sur la nécessité d’institutions différentes pour des peuples différents en des géographies différentes[1]. « [l]es objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naissent, tant de la situation locale que du caractère des habitants, et c’est sur ces rapports qu’il faut assigner à chaque peuple un système particulier d’institution, qui soit le meilleur, non peut-être en lui-même, mais pour l’État auquel il est destiné ». La bonne manière de comprendre le propos de Rousseau n’est pas d’y voir une entaille faite à l’universalisme, par exemple, de la volonté générale et de son établissement par les libres suffrages du peuple. Son idée forte, celle-ci beaucoup plus compréhensible, est que le jeu des circonstances locales et historiques crée des structures sociales propres qu’il s’agit de respecter pour le bien-être de la société au niveau local. Prenons l’exemple de la laïcité en France. Il est, bien sûr, aisément possible de montrer que l’approche historique française est celle qui garantit le mieux la liberté des citoyens et leur indépendance face aux systèmes de croyances religieuses. Mais même sans cela, Rousseau permet de penser comment la laïcité telle que nous la pratiquons, ainsi que sa trajectoire historique – le cantonnement de la religion à l’espace privé et à l’intime – peut être bonne en soi pour l’État français, sans que ce dernier n’ait de compte à rendre à aucun mouvement ni aucun État ou organisation extérieure. À ce titre, les critiques récurrentes de la sphère civilisationnelle anglo-saxonne méconnaissent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et leurs actions ne sont qu’une forme exagérée d’ingérence culturelle. Face à ses ingérences, « La vertu [de ses] des Citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu’aucune armée ne saurait forcer ». A cette fin, l’éducation est résolument locale et non cosmopolite ; ainsi, imaginant les Polonais à la suite de ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne : « À vingt ans un Polonais ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes, qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois, qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l’instant. » Il est possible d’objecter qu’il s’agit là d’un embrigadement nationaliste des plus austères. C’est que du point de vue de Rousseau, ce sont d’abord les liens locaux qui doivent primer. Rousseau, certes de manière abrupte, résume bien sa pensée dans l’idée selon laquelle « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses eux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit ». Aussi lance-t-il un avertissement sans appel à se défier « de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins ». Les transformations technologiques du monde moderne ont pu faire penser aux hommes que le local était ce qui était accessible à portée d’internet. Le voisin est-il le professeur dont on suit les enseignements à plusieurs milliers de kilomètres ? Le service local est-il celui qui est rendu par quelqu’un de manière égale à l’autre bout de la planète ? Outre le fait que la pensée de Rousseau prépare la critique des innovations incessantes de la technologie qui

Par Abgrall M.

22 juin 2021

Travaux externes

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