Une maîtrise démocratique de l’urgence Comment respecter les libertés publiques en temps de crise ?
La réponse des gouvernements français et mondiaux à l’épidémie de Covid-19 a été marquée par une restriction des libertés individuelles sans équivalent en temps de paix, que ce soit en ampleur ou en durée. Cette restriction s’est faite sur la base légale de l’urgence sanitaire, d’un droit d’exception destiné à protéger les droits humains des citoyens, au rang desquels le « droit à la santé » ou « droit à la vie ». Dans cette crise, comme jamais auparavant, l’équilibre a été rompu entre ces droits humains et l’exigence de préservation des libertés publiques des citoyens, parmi lesquelles la liberté d’aller et venir et la liberté de réunion. Faute de pouvoir se procurer tests massifs et masques en nombre suffisant pour mener une stratégie alternative, l’État français a fait reposer tout le poids de la crise sur les libertés publiques des citoyens. Cette rupture d’équilibre, souvent aux marges du contrôle démocratique, est cependant une tendance lourde des politiques publiques dans le monde occidental depuis la société d’exception issue du Patriot Act américain jusqu’à la transposition de l’état d’urgence français qui a suivi les attentats de 2015 dans le droit commun deux années plus tard. Cette note se propose de montrer comment concilier la nécessaire protection des droits humains avec une défense robuste des libertés publiques et un contrôle démocratique réel de l’urgence, qu’elle soit sanitaire ou de tout autre nature. Introduction Le décret du 23 mars 2020, quel que soit le nombre des vies épargnées, restera dans l’histoire française comme un des plus attentatoires aux libertés publiques en temps de paix. Il ne pourrait être dépassé en cela que par le décret du 17 mars 2020, qui s’arroge le pouvoir de restreindre la liberté d’aller et venir de 67 millions de personnes sur le fondement d’un article équivoque du code de la santé publique (Article L3131-1)[1]. Durant cette crise sanitaire, l’État a affirmé et affermi son pouvoir sur la société : en dernier recours, il est prêt à faire usage de son monopole de la violence légitime pour faire appliquer les consignes de santé publique édictées en coopération avec les experts et les scientifiques. Puisant dans la logique historique de l’état d’exception, il s’autorise à suspendre le cours normal des événements et, dans une moindre mesure, les normes admises de la délibération démocratique. Partant, des voix se sont exprimées pour décrire la gravité et contester la disproportion des moyens employés pour contenir la progression de l’épidémie[2]. Face à ce déploiement de mesures restrictives, le Conseil d’État s’en est tenu à sa théorie des « circonstances exceptionnelles » formulée depuis l’arrêt Heyriès (1918). Cette jurisprudence est par ailleurs en accord avec les cinq principes de Syracuse sur la légitimité de l’atteinte aux droits fondamentaux en cas de crise sanitaire[3] formulés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Mais ici comme ailleurs, c’est la notion de proportion qui est souveraine, depuis Aristote jusqu’à l’arrêt Kreuzberg en passant par les fondements du droit moderne. La justice n’est souvent que la conciliation d’objectifs contraires entre lesquels il s’agit de trouver un équilibre. Pourtant, mettez tout le poids d’un seul côté et c’est l’édifice qui se renverse. Atteindre l’équilibre suppose d’attribuer un poids à chaque droit et liberté : le droit à la santé vaut-il autant que, pris ensemble, la liberté d’aller et venir, liberté du domicile, liberté de l’intimité, liberté d’association, de réunion, de manifestation, mais aussi le droit à l’éducation ? Les moyens mis en œuvre ont-ils été proportionnés à l’objectif poursuivi et la construction d’un régime d’exception aux marges du contrôle démocratique a-t-elle été justifiée ? En montrant que l’État a dévalué de manière abusive les libertés publiques des citoyens par rapport aux fins qu’il recherchait, la présente note propose de rejeter la poursuite des violations observées en remettant des droits humains vitaux au cœur d’une architecture repensée de la responsabilité individuelle face au bien commun. Elle conseille de maîtriser les régimes d’exception en construisant des structures démocratiques de contrôle résilientes et en instituant une véritable reddition des comptes ex post. I. Évaluer la rupture d’équilibre entre droits humains et libertés publiques en France pendant la crise du Covid-19 1. L’efficacité de la stratégie française en question ? La réponse de l’État français à la crise du Covid-19 a été, pour qui s’intéresse aux réponses mondiales à la pandémie, une des plus restrictives en matière de libertés publiques. Elle s’est matérialisée par l’imposition de périmètres et de temps de sortie, l’interdiction de contacts extra-familiaux et l’application de ces mesures par une force de police importante ayant procédé à 19 millions de contrôles et à plus d’un million de verbalisations[4]. À l’intérieur de l’Europe, la méthode française ressemble aux méthodes italienne, espagnole et grecque, et consiste à user de l’amende pour faire respecter les mesures de confinement. Cette approche est plus restrictive que celle de pays tels que l’Allemagne, la Suisse ou les Pays-Bas, où des mesures de restrictions des contacts ont été adoptées sans jamais confiner la population. Elle est aux antipodes de la méthode suédoise qui a permis le maintien d’une vie sociale importante en édictant des recommandations. Quelle est l’efficacité du confinement général de la population face au confinement des seules personnes fragiles ? Quelle est l’efficacité des contrôles policiers par rapport à une responsabilisation active des citoyens ? L’objet de l’évaluation comparative n’est pas de se demander si certains pays ont fait mieux mais si une stratégie moins dommageable pour les libertés publiques a provoqué des effets négatifs si délétères qu’ils ne sont pas compensés par les bénéfices apportés par le maintien de la vie sociale. Or, force est de constater que, dans les pays précédemment cités, les systèmes de santé ne se sont pas effondrés et que le taux de mortalité par habitant y est resté comparable ou même inférieur à celui de la France. En d’autres termes, le confinement est un médicament qui marche, mais marche-t-il mieux, dans tous les cas, que les stratégies alternatives comme le « smart lockdown », le confinement « doux », ou la publication de recommandations sanitaires ? Cela
Par Abgrall M.
19 mai 2020