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Rousseau et la sensibilité

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      Rousseau et la sensibilité

      « Du reste, quelque mal que vous pensiez
      de la sensibilité prise pour toute nourriture,
      c’est l’unique qui m’est restée ;
      je ne vis plus que par le cœur ».

      Lettre à Monsieur le marquis de Mirabeau, 19 juin 1767

      S’il existe une vraie différence entre Rousseau et les autres philosophes, c’est notre connaissance intime de son âme, à travers le miroir de ses récits autobiographiques. Rousseau, plus que tout autre, se présente comme un être sensible. Il n’est ni un être froid, ni une construction pure de la raison ; il est avant toute chose un être dont la sensibilité a guidé la réflexion philosophique, pour le pire diront certains, mais sans doute aussi pour le meilleur. Dans ce XXIème siècle dominé par le culte de l’émotion, par la croissance des haines et des rancœurs, par les cabales et les « lapidations de Môtiers » d’un nouveau genre, le philosophe genevois permet de penser la sensibilité moderne et de dépasser ses contradictions en la dévoilant pleinement. La pensée de Rousseau, parce qu’il a pensé plus que tout autre le rôle du cœur et de l’intuition dans la compréhension du réel, et s’est interrogé sur la manière de concilier le développement des passions avec celui de la raison.

      « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. »  

      Rousseau y ajoute ce constat célèbre : « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre » et l’on comprend aisément le rôle qu’il accorde aux émotions quand il parle de manière tout à fait remarquable de :

       « cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste ; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir ; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable ». 

      Rousseau, quand il parle de sensibilité, insiste souvent sur l’impossibilité de haïr, sauf, avance-t-il, pour sa « cette haine inextinguible qui se développa depuis dans [son] cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs ». La question de la haine, de sa possibilité, de ses ravages, est une question centrale de l’expérience sensible du philosophe. Quoi que l’on pense de la réalité des persécutions dont Rousseau fit l’objet, il est incontestable qu’il fut l’objet de condamnations de la part de l’opinion publique, de cabales menées contre sa personne par la société de son époque. Leur résultat, c’est la peine, comme l’écrit Rousseau : « le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de cœur que je ne pouvais plus supporter ». Le processus de cette haine insurmontable, sans doute causée par des émotions tout aussi grandes, Rousseau en fait l’analyse avec précision :

      « Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils [les lecteurs] n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir ; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer ».

      Ce qui le sauve, sans doute, c’est son talent et l’indépendance qu’il gagne à suivre son propre chemin de manière ininterrompue :

      « Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l’Europe, j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité ». 

      Mais en quoi la sensibilité du genevois et son attitude face à l’animosité d’autrui permettent-elles de penser ce XXIème siècle ? D’abord, parce qu’il éclaire la douleur causée à toute personne par le déchaînement de la haine. Ensuite, parce que ce mécanisme à l’œuvre dans nos sociétés est parfaitement éclairé par la réflexion de Rousseau sur l’amour de soi et l’amour-propre, une réflexion qui relie élégamment le domaine de l’intime à celui de la cité. Pour saisir l’actualité de sa pensée, il faut sans doute s’intéresser à la définition des termes :

      « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion ».

       

      Rousseau établit donc une distinction entre l’amour de soi et l’amour-propre, distinction dont les ramifications sont utiles à notre compréhension de l’individualisme mais aussi de notre rapport à l’autre dans les sociétés modernes. Or, à sa lecture, il est aisé de voir combien notre modernité est dominée par l’amour-propre. Toutefois, au-delà d’une simple critique de la superficialité de son époque et de la nôtre, de l’égocentrisme chronique mis en scène sur les réseaux sociaux, au-delà de l’auto-promotion constante et du culte de l’émotion, Rousseau propose une raison fondamentale au caractère insoutenable de l’amour-propre : c’est qu’il exige, en effet, « que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible ». Or, notre époque semble dominée par l’amour-propre, par ce « sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre », un sentiment exacerbé par l’existence des réseaux sociaux et de leur utilisation. Il est permis de penser que c’est l’excès de cet amour-propre qui nous pousse à vouloir que les autres préfèrent nos idées aux leurs, ce qui est impossible et qui pousse en fin de cause à haïr l’expression même de ces idées.

      La réponse se trouve-t-elle donc dans le refus de la sensibilité, dans le culte d’une raison qui dépasserait ces haines et cet impossible désir que l’autre nous aime plus que lui-même ? Ce n’est pas non plus le cas. De fait, dans l’œuvre de l’auteur des Confessions, la raison n’est pas toujours critiquée, elle qui dirige l’amour de soi vers l’humanité et la vertu. Ce qui est combattu, ce sont ses excès, sa sécheresse, son application insensible, sa dureté semblable à celle de cet « homme dur (…) toujours malheureux, puisque l’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui ». Comme il l’écrit, reprenant sa réflexion sur l’amour-propre :

       

      « C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine ».

       

      Reconnaissons bien sûr qu’il y a là une facilité à critiquer le manque de pitié des hommes gouvernés par la raison excessive et non par leur sentiment naturel, mais tout de même : ce que Rousseau comprend, c’est que le rationalisme des Lumières ne peut satisfaire à toutes les dimensions de notre existence. C’est pour cela qu’il faut donner toute sa place à la sensibilité, à l’importance du cœur, des émotions, dont la pitié. La sensibilité, de cette manière, est un remède à la sécheresse de notre époque et sans doute en particulier à ce que certains ont appelé le solutionnisme, numérique ou algorithmique. Le genevois, avant même l’émergence des mouvements positivistes, percevait l’erreur qu’il y aurait à se reposer exclusivement sur la raison pour gouverner nos vies.

       

      Enfin, il ne saurait y avoir de réflexion sur la sensibilité chez Rousseau sans faire un détour par l’idée de pitié. Il est évident que l’élan spontané de Rousseau commande de ne pas rester insensible au malheur d’autrui. C’est le versant « humanitaire » de Rousseau, dont l’actualité concerne autant le soin apporté aux plus âgés que l’aide nécessaire fournie aux individus qui n’ont ni nourriture, ni toit au-dessous duquel s’abriter. Mais il ne fait en cela que suivre une tradition humaniste qui le précède de beaucoup. Le paradoxe de la pensée de Rousseau dans son rapport à la pitié réside cependant dans la portée de cette dernière, qui semble inclure l’humanité entière mais exclure ceux qu’ils nomment les « méchants ». Ainsi :

       

      « Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et l’étendre sur tout le genre humain. Alors on ne s’y livre qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain ; et c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants ».

      N’est-ce pas là une excellente raison de poursuivre les fautifs en tout genre, de leur refuser la pitié, et donc une existence sociale, en somme de les mettre au ban de la société ? En fait, la lecture de Rousseau, l’étude de sa vie, de ses souffrances amène à conclure l’inverse. La volonté d’exclure, d’abaisser, de condamner au nom de l’opinion conduit de manière irrémédiable à la vanité dont elle est le fruit amer. Face à l’amour-propre qui promeut une compétition factice des vertus, Rousseau montre la pertinence de l’amour de soi qui repose l’absence d’une comparaison frénétique avec autrui et sur la maîtrise de nos besoins essentiels. L’approche rousseausiste de la sensibilité est donc essentielle dans sa manière de prôner à la fois le dépassement de la raison aride et la désescalade dans nos relations humaines et sociales par la promotion d’un amour de soi plus simple et, oserait-on dire, plus frugal.

      La leçon de Rousseau réside alors une fois de plus dans l’indépendance de pensée et l’abstraction face aux tourments causés par ses adversaires :

      « J’ignore si mon cœur saurait dominer sa haine, car il n’en a jamais senti ; et je pense trop peu à mes ennemis, pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je les défie : c’est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d’eux ».

       

      Publié le 16 août 2020

      Rousseau et la sensibilité

      Auteurs

      Matthieu Abgrall
      Docteur en histoire ancienne, diplômé de l'Université de Stanford.

      « Du reste, quelque mal que vous pensiez
      de la sensibilité prise pour toute nourriture,
      c’est l’unique qui m’est restée ;
      je ne vis plus que par le cœur ».

      Lettre à Monsieur le marquis de Mirabeau, 19 juin 1767

      S’il existe une vraie différence entre Rousseau et les autres philosophes, c’est notre connaissance intime de son âme, à travers le miroir de ses récits autobiographiques. Rousseau, plus que tout autre, se présente comme un être sensible. Il n’est ni un être froid, ni une construction pure de la raison ; il est avant toute chose un être dont la sensibilité a guidé la réflexion philosophique, pour le pire diront certains, mais sans doute aussi pour le meilleur. Dans ce XXIème siècle dominé par le culte de l’émotion, par la croissance des haines et des rancœurs, par les cabales et les « lapidations de Môtiers » d’un nouveau genre, le philosophe genevois permet de penser la sensibilité moderne et de dépasser ses contradictions en la dévoilant pleinement. La pensée de Rousseau, parce qu’il a pensé plus que tout autre le rôle du cœur et de l’intuition dans la compréhension du réel, et s’est interrogé sur la manière de concilier le développement des passions avec celui de la raison.

      « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. »  

      Rousseau y ajoute ce constat célèbre : « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre » et l’on comprend aisément le rôle qu’il accorde aux émotions quand il parle de manière tout à fait remarquable de :

       « cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste ; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir ; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable ». 

      Rousseau, quand il parle de sensibilité, insiste souvent sur l’impossibilité de haïr, sauf, avance-t-il, pour sa « cette haine inextinguible qui se développa depuis dans [son] cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs ». La question de la haine, de sa possibilité, de ses ravages, est une question centrale de l’expérience sensible du philosophe. Quoi que l’on pense de la réalité des persécutions dont Rousseau fit l’objet, il est incontestable qu’il fut l’objet de condamnations de la part de l’opinion publique, de cabales menées contre sa personne par la société de son époque. Leur résultat, c’est la peine, comme l’écrit Rousseau : « le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de cœur que je ne pouvais plus supporter ». Le processus de cette haine insurmontable, sans doute causée par des émotions tout aussi grandes, Rousseau en fait l’analyse avec précision :

      « Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils [les lecteurs] n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir ; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer ».

      Ce qui le sauve, sans doute, c’est son talent et l’indépendance qu’il gagne à suivre son propre chemin de manière ininterrompue :

      « Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l’Europe, j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité ». 

      Mais en quoi la sensibilité du genevois et son attitude face à l’animosité d’autrui permettent-elles de penser ce XXIème siècle ? D’abord, parce qu’il éclaire la douleur causée à toute personne par le déchaînement de la haine. Ensuite, parce que ce mécanisme à l’œuvre dans nos sociétés est parfaitement éclairé par la réflexion de Rousseau sur l’amour de soi et l’amour-propre, une réflexion qui relie élégamment le domaine de l’intime à celui de la cité. Pour saisir l’actualité de sa pensée, il faut sans doute s’intéresser à la définition des termes :

      « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion ».

       

      Rousseau établit donc une distinction entre l’amour de soi et l’amour-propre, distinction dont les ramifications sont utiles à notre compréhension de l’individualisme mais aussi de notre rapport à l’autre dans les sociétés modernes. Or, à sa lecture, il est aisé de voir combien notre modernité est dominée par l’amour-propre. Toutefois, au-delà d’une simple critique de la superficialité de son époque et de la nôtre, de l’égocentrisme chronique mis en scène sur les réseaux sociaux, au-delà de l’auto-promotion constante et du culte de l’émotion, Rousseau propose une raison fondamentale au caractère insoutenable de l’amour-propre : c’est qu’il exige, en effet, « que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible ». Or, notre époque semble dominée par l’amour-propre, par ce « sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre », un sentiment exacerbé par l’existence des réseaux sociaux et de leur utilisation. Il est permis de penser que c’est l’excès de cet amour-propre qui nous pousse à vouloir que les autres préfèrent nos idées aux leurs, ce qui est impossible et qui pousse en fin de cause à haïr l’expression même de ces idées.

      La réponse se trouve-t-elle donc dans le refus de la sensibilité, dans le culte d’une raison qui dépasserait ces haines et cet impossible désir que l’autre nous aime plus que lui-même ? Ce n’est pas non plus le cas. De fait, dans l’œuvre de l’auteur des Confessions, la raison n’est pas toujours critiquée, elle qui dirige l’amour de soi vers l’humanité et la vertu. Ce qui est combattu, ce sont ses excès, sa sécheresse, son application insensible, sa dureté semblable à celle de cet « homme dur (…) toujours malheureux, puisque l’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui ». Comme il l’écrit, reprenant sa réflexion sur l’amour-propre :

       

      « C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine ».

       

      Reconnaissons bien sûr qu’il y a là une facilité à critiquer le manque de pitié des hommes gouvernés par la raison excessive et non par leur sentiment naturel, mais tout de même : ce que Rousseau comprend, c’est que le rationalisme des Lumières ne peut satisfaire à toutes les dimensions de notre existence. C’est pour cela qu’il faut donner toute sa place à la sensibilité, à l’importance du cœur, des émotions, dont la pitié. La sensibilité, de cette manière, est un remède à la sécheresse de notre époque et sans doute en particulier à ce que certains ont appelé le solutionnisme, numérique ou algorithmique. Le genevois, avant même l’émergence des mouvements positivistes, percevait l’erreur qu’il y aurait à se reposer exclusivement sur la raison pour gouverner nos vies.

       

      Enfin, il ne saurait y avoir de réflexion sur la sensibilité chez Rousseau sans faire un détour par l’idée de pitié. Il est évident que l’élan spontané de Rousseau commande de ne pas rester insensible au malheur d’autrui. C’est le versant « humanitaire » de Rousseau, dont l’actualité concerne autant le soin apporté aux plus âgés que l’aide nécessaire fournie aux individus qui n’ont ni nourriture, ni toit au-dessous duquel s’abriter. Mais il ne fait en cela que suivre une tradition humaniste qui le précède de beaucoup. Le paradoxe de la pensée de Rousseau dans son rapport à la pitié réside cependant dans la portée de cette dernière, qui semble inclure l’humanité entière mais exclure ceux qu’ils nomment les « méchants ». Ainsi :

       

      « Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et l’étendre sur tout le genre humain. Alors on ne s’y livre qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain ; et c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants ».

      N’est-ce pas là une excellente raison de poursuivre les fautifs en tout genre, de leur refuser la pitié, et donc une existence sociale, en somme de les mettre au ban de la société ? En fait, la lecture de Rousseau, l’étude de sa vie, de ses souffrances amène à conclure l’inverse. La volonté d’exclure, d’abaisser, de condamner au nom de l’opinion conduit de manière irrémédiable à la vanité dont elle est le fruit amer. Face à l’amour-propre qui promeut une compétition factice des vertus, Rousseau montre la pertinence de l’amour de soi qui repose l’absence d’une comparaison frénétique avec autrui et sur la maîtrise de nos besoins essentiels. L’approche rousseausiste de la sensibilité est donc essentielle dans sa manière de prôner à la fois le dépassement de la raison aride et la désescalade dans nos relations humaines et sociales par la promotion d’un amour de soi plus simple et, oserait-on dire, plus frugal.

      La leçon de Rousseau réside alors une fois de plus dans l’indépendance de pensée et l’abstraction face aux tourments causés par ses adversaires :

      « J’ignore si mon cœur saurait dominer sa haine, car il n’en a jamais senti ; et je pense trop peu à mes ennemis, pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je les défie : c’est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d’eux ».

       

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