La crise sanitaire due au Covid-19 a mis en lumière l’importance de l’autonomie, sacrifiée sur l’autel du marché. Nos dirigeants ont appris à leurs (et à nos) dépens qu’il ne suffisait pas de passer commande pour obtenir le produit désiré et qu’être en mesure de produire soi-même peut faire la différence entre subir une crise et la surmonter. À cette règle, l’agriculture ne fait pas exception. En perturbant les rouages de l’économie agricole mondialisée dont nous dépendons pour notre alimentation, la pandémie que nous traversons semble avoir engendré une prise de conscience quant à l’importance de retrouver notre souveraineté alimentaire[1].
Introduction
Depuis le mois de mars, de nombreux pays ont ralenti leurs exportations en raison d’une diminution de la production, de difficultés dans la logistique de transport et de vente ou encore d’une volonté de sécuriser les approvisionnements nationaux. C’est notamment le cas de l’Italie et de l’Espagne, principaux producteurs de fruits et légumes européens, qui ont tous deux été durement touchés par le Covid-19. Les effets de la crise sanitaire (confinement, difficultés logistiques pour la récolte et l’acheminement) ont entraîné des baisses de récolte en Italie. En Espagne, où ils ont fait suite à un hiver trop doux et à des tempêtes de grêle printanières, on estime que la production fruitière a chuté d’environ 35 % à 40 %. Or, la France dépend largement de ces deux pays pour son approvisionnement en fruits et légumes.
D’ores et déjà, les prix des fruits et légumes ont augmenté de 10 % en moyenne depuis le début du confinement et, au vu des productions en baisse chez nous comme chez nos voisins, il paraît inévitable qu’il y ait dans les prochaines semaines et les prochains mois des tensions dans l’approvisionnement. Les prix devraient continuer d’augmenter, compliquant l’accès à ces aliments, pourtant essentiels à la santé, pour une partie de la population dont la situation économique s’aggrave.
Alors que des voix s’élèvent pour s’émouvoir de cette perte de souveraineté alimentaire, y compris parmi ceux qui en portent directement la responsabilité (politiques libéraux et fleurons de la grande distribution en tête), il paraît important de rappeler les choix politiques qui ont eu raison de cette souveraineté dans les dernières décennies. Car si la relocalisation des productions abandonnées par la politique agricole française est évidemment la voie d’avenir, elle ne pourra avoir lieu sans remettre en question la logique de compétition internationale, de libre-échange et de marché unique.
I. Relocaliser pour reprendre le contrôle de nos modes de production
Au cours des dernières décennies, plusieurs productions pourtant indispensables à notre alimentation ou à celle de nos animaux d’élevage ont été délaissées. C’est en particulier le cas des fruits, des légumes et des protéagineux[2] pour la culture desquels les producteurs français sont jugés non-compétitifs sur le marché international, face notamment aux fruits et légumes d’Europe du Sud et au soja sud- et nord-américain. Ces produits doivent donc aujourd’hui être massivement importés pour répondre à nos besoins. Or la délocalisation de ces productions n’est pas seulement un fardeau pour notre bilan écologique : au transport polluant nécessaire à l’acheminement de ces produits (souvent du Sud de l’Europe pour les fruits et légumes, ducontinent américain pour les protéagineux) s’ajoute le fait que nous n’en maîtrisons ni les conditions sociales ni les conditions environnementales de production.
Pourtant, parce que nous, consommateurs français, en sommes les destinataires finaux, leur impact social et environnemental est le nôtre : notre déforestation pour la culture du soja en Amazonie, nos cultures de soja OGM en Amérique du Nord, nos travailleurs étrangers sans-papiers exploités pour les cultures intensives de légumes. C’est là le grand paradoxe de notre économie mondialisée : nous décidons plus ou moins démocratiquement des règles de fonctionnement de notre société et fermons les yeux lorsque ces règles sont bafouées pour remplir nos assiettes. Le cas des plantes génétiquement modifiées est sur ce point emblématique : alors que leur culture est aujourd’hui interdite sur le territoire français et que les citoyens y sont massivement opposés, la France en importe 3,5 millions de tonnes par an afin d’approvisionner les élevages de volailles, porcs, bovins et poissons[3].
C’est notamment pour répondre à ce paradoxe que de nombreuses organisations de paysans, de citoyens et de consommateurs appellent aujourd’hui à reconquérir notre souveraineté – et pas simplement notre autosuffisance – alimentaire[4]. En effet, contrairement à la notion d’autosuffisance qui n’implique qu’un objectif quantitatif de production, celle de souveraineté sous-entend un processus démocratique quant aux modes de production, de transformation et de consommation. Mais pour que le souhait de souveraineté, qui implique de relocaliser ces productions sur notre territoire, ne soit pas qu’un vœu pieux, il est impératif de rappeler les causes de cette perte de souveraineté. Et d’agir dessus.
II. Aux racines de notre perte de souveraineté alimentaire
Nous importons aujourd’hui plus de 50 % des fruits et 35 % des légumes que nous consommons. Nous sommes passés d’une situation d’autosuffisance à une situation de dépendance en à peine 30 ans. On estime avoir perdu la moitié de nos exploitations fruitières ou légumières depuis 30 ans[5]. Si pour le maraîchage, le déclin s’est ralenti ces dernières années (grâce ou à cause de la mécanisation qui a permis de réduire les coûts de main d’œuvre), il s’est au contraire accru pour l’arboriculture : 30 % des exploitations fruitières qui existaient en 2010 avaient disparu six ans plus tard.
Cela correspond à une disparition de 3 000 hectares de vergers par an en moyenne. Or d’après les calculs de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF), l’abandon de deux hectares fait disparaître un emploi équivalent temps-plein (ETP) dans les vergers, ce qui entraîne la suppression d’un autre ETP dans la filière. Ce sont donc autour de 30 000 ETP qui auraient été supprimés en production fruitière dans les seules 10 dernières années. Partout en France, des coopératives et des ateliers de transformation ont fermé leurs portes.
Ces centaines de milliers d’arbres arrachés, ces dizaines de milliers de salariés licenciés, ces milliers de fermes détruites et d’outils de production abandonnés sont le résultat d’une politique agricole néo-libérale délibérée. Non seulement cette politique a renforcé la spécialisation des territoires dans les productions pour lesquels ils sont les plus compétitifs, mais la course au moins-disant social a été érigée en véritable politique agricole. Cela est particulièrement marqué pour les fruits et légumes, pour lesquels le coût de la main d’œuvre représente une part très importante des coûts de production (de 50 % à 70 % d’après la FNPF). Les horticulteurs-maraîchers mobilisent le plus d’actifs avec 4 ETP en moyenne par exploitation contre 1,6 pour l’ensemble des exploitations agricoles. Les exploitations spécialisées en fruits mobilisent 2 ETP en moyenne[6], mais ces emplois sont très inégalement répartis sur l’année, avec des pics de travail importants à certaines périodes (taille, récolte). Ainsi, un salaire minimum bas ou inexistant, un droit du travail peu protecteur ou peu appliqué, l’accès à une main d’œuvre « abondante et bon marché » (car constituée de travailleurs migrants pauvres et dans le besoin) a permis à certains pays européens de se tailler la part du lion dans les productions de fruits et légumes, en abaissant considérablement les coûts de production.
Du côté des protéagineux, notre perte d’autonomie ne date pas d’hier. Elle a débuté dans les années 1960, après qu’un accord commercial ait été négocié au sein du GATT. Cet accord attribuait la production des protéagineux au continent américain, tandis que l’Europe devait se spécialiser sur les céréales. Cet accord a instauré la primauté de la logique politique et commerciale sur la logique agronomique. La disparition des protéagineux – qui ont la capacité de fixer l’azote atmosphérique et donc de nourrir le sol – des rotations a encore aujourd’hui des conséquences environnementales délétères. Elle a rendu les agriculteurs dépendants des engrais de synthèse pour apporter l’azote que les protéagineux apportaient naturellement jusqu’alors. L’accord de Blair House de 1992 a renforcé notre dépendance en fixant une limite à la surface d’oléo-protéagineux cultivés en Europe. Aujourd’hui, ces accords sont généralement considérés comme dépassés et les pays européens affichent un certain volontarisme pour reconquérir une relative indépendance sur le plan protéique. En 2014, le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll lançait un premier « Plan Protéines végétales pour la France »[7] auquel a succédé un second plan annoncé fin 2019. L’objectif de ce second plan est d’atteindre 100 % d’autosuffisance en protéines pour l’alimentation humaine et 62 % pour l’alimentation animale. Mais reconquérir une souveraineté perdue n’est pas simple, en particulier lorsque les politiques en place refusent d’en remettre en question le fondement-même : le libre-échange.
III. Pour reconquérir notre souveraineté : protéger, partager, installer
Il est aujourd’hui frappant de constater que nombre d’exploitations qui cultivent de la luzerne (une plante protéagineuse) en vue de la déshydrater pour l’alimentation animale se tournent vers l’export (à destination du Moyen-Orient et de l’Asie principalement[8]), car leur produit est trop cher pour le marché français par rapport au prix du soja importé d’Amérique. Sortir du cercle vicieux des importations à bas prix qui empêchent la relocalisation et entretiennent la dépendance ne peut se faire que par une porte : celle du protectionnisme.
Proposition 1 : Instaurer des prix minimaux d’entrée sur le marché français afin de réduire la distorsion de concurrence avec les pays qui pratiquent le dumping social et environnemental.
Rebâtir les fermes fruitières et maraîchères qui ont disparues ces dernières décennies, c’est très concrètement replanter des milliers d’hectares de vergers, remettre en cultures légumières des milliers d’hectares. Il n’est évidemment pas question de prendre ces hectares sur des terres naturelles ou semi-naturelles. En revanche, il est possible de mieux répartir les terres agricoles et de mettre un terme à la dynamique d’agrandissement et de concentration qui est trop souvent la règle. Par ailleurs, le « zéro artificialisation » doit devenir la règle en matière d’urbanisme. Plus aucune terre agricole ne doit être sacrifiée. La rénovation du bâti existant et vacant doit remplacer la construction de nouveau bâti et la densification des centres urbains doit être le remède à l’étalement urbain.
Proposition 2 : Lors de la vente ou de la transmission d’exploitations de plus de 200 hectares, inciter les Safer à en allouer une petite partie à des projets de maraîchage.
Proposition 3 : Préserver les terres agricoles de l’artificialisation, notamment autour des villages et villes moyennes existantes. Lorsqu’elles appartiennent aux communes, leur redonner une vocation maraîchère ou fruitière à destination du marché local.
La relance de la production fruitière demande des investissements importants, car il faut plusieurs années pour qu’un verger nouvellement planté ne commence à produire des récoltes. Il est donc indispensable d’aider financièrement la création de nouveaux vergers, par exemple en rendant ces projets prioritaires pour l’accès aux aides du volet agricole du Grand plan d’investissement lancé en 2018 et des plans d’investissement et de relance qui pourraient être mis en place.
Proposition 4 : Aider financièrement la reconstitution ou la remise en état de vergers en leur réservant une part substantielle des plans de relance.
IV. Une alimentation relocalisée … mais à quel prix ?
C’est l’un des résultats épidémiologiques marquants de la crise sanitaire que nous traversons, et pourtant, personne ne semble en avoir pris la mesure : le Covid-19 fait des ravages parmi les personnes en surpoids. D’après les données remontées des services de réanimation aux quatre coins du pays, le surpoids est la cause principale de survenue de forme grave chez les personnes de moins de 75 ans. Or, on le sait, l’obésité et le surpoids ne sont pas également réparties dans la société. Ils concernent davantage les catégories sociales défavorisées, dont l’accès à une nourriture saine n’est pas garanti : accès aux « bons » produits, accès financier, temps disponible pour la préparation des repas mais aussi moyens logistiques (absence d’électricité ou de gaz pour la cuisine, pas de cuisine en hôtel social). Or on ne peut ignorer les effets qu’aurait une relocalisation de la production sur l’accès à l’alimentation des citoyens les plus modestes, notamment par le biais du prix. C’est pourquoi elle doit s’accompagner d’une refonte de la politique alimentaire.
Les prix bas des pays importés ont permis de maintenir les salaires et les minimas sociaux à un niveau bien inférieur à ce qu’ils devraient être pour permettre à tous de se nourrir sainement avec des produits de qualité. Dans la perspective d’une production relocalisée en France et donc d’une inévitable hausse des prix de ces produits, il est impératif de mettre en place des mesures d’accès à ces produits : différentes stratégies sont possibles et peuvent être combinées. Une allocation différente des aides de la Politique agricole commune (PAC) permettrait aux producteurs cultivant en agriculture paysanne[9] de pouvoir vendre leur production moins chère. En particulier, il conviendrait de ne plus verser les aides en fonction de la surface des exploitations, mais de prendre en compte le nombre d’emplois. Ainsi les fermes de taille modeste mais pourvoyeuses d’emplois cesseraient d’être financièrement pénalisées.
Proposition 5 : Dans le cadre de la PAC post-2020, remplacer les aides à la surface par des aides fondées sur la qualité de la production et le nombre d’emplois.
Un encadrement des pratiques de la grande distribution, comme l’encadrement des marges pratiquées sur les produits frais cultivés en France, permettrait également de rendre ces produits plus abordables.
Proposition 6 : Encadrer les marges de la grande distribution sur les produits frais, et a fortiori issus de l’agriculture biologique, français.
Conclusion
Nous ne prônons nullement un nationalisme agricole ou alimentaire. En agriculture comme dans d’autres secteurs, nous, français, sommes capables du pire comme du meilleur. Mais produire ici plutôt qu’ailleurs est une première étape dans la reprise en main du « comment », dans la démocratisation de notre système alimentaire. La première étape qui rend possible toutes les autres. Reconquérir notre souveraineté alimentaire n’est pas non plus un repli sur nous-même. C’est au contraire reconnaître aux agriculteurs et aux ouvriers agricoles du monde entier le droit de ne pas demeurer nos « serviteurs » et de transformer les échanges de matières premières agricoles en réels échanges agri-culturels, aux deux sens du terme. Pour cela, la voie à suivre est claire : protéger nos producteurs, partager nos terres et installer des paysannes et des paysans nombreux.
[1] D’après la définition proposée par la Via Campesina, la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs États ou unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans détruire celle des pays tiers.
[2] Les protéagineux sont des plantes légumineuses riches en protéines, très utilisées en alimentation animale. Traditionnellement très variées (vesce, luzerne, sainfoin, mélilot, trèfle, lupin, féverole, pois…), ces plantes ont été largement remplacées par le tourteau de soja produit en Amérique du Sud (Brésil) ou du Nord.
[3] Source : Comtrade, 2017
[4] https://www.liberation.fr/debats/2020/05/12/la-souverainete-alimentaire-sera-paysanne-ou-ne-sera-pas_1788037
[5] AGRESTE Les Dossiers N° 16 – JUIN 2013 – http://46.29.123.56/IMG/pdf/dossier16_chapitre1.pdf
[6] Agreste primeur 2016 : http://37.235.92.116/IMG/pdf/primeur350.pdf
[7] Disponible ici : planproteine-veget_cle8d1c72.pdf
[8] https://www.lafranceagricole.fr/actualites/cultures/luzerne-des-opportunites-pour-developper-la-production-1,1,460592197.html
[9] C’est-à-dire aux paysans travaillant sur des fermes à taille humaine, de manière autonome et économe
À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique
À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique
Sommaire
Léa Lugassy
Léa Lugassy est agroécologue et docteur en écologie. Elle a été chargée de recherche au Museum National d'Histoire Naturelle, à l'INRA, ainsi qu'à la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité. Ses recherches se situent à l'interface entre agriculture, biodiversité et santé.
À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique
La crise sanitaire due au Covid-19 a mis en lumière l’importance de l’autonomie, sacrifiée sur l’autel du marché. Nos dirigeants ont appris à leurs (et à nos) dépens qu’il ne suffisait pas de passer commande pour obtenir le produit désiré et qu’être en mesure de produire soi-même peut faire la différence entre subir une crise et la surmonter. À cette règle, l’agriculture ne fait pas exception. En perturbant les rouages de l’économie agricole mondialisée dont nous dépendons pour notre alimentation, la pandémie que nous traversons semble avoir engendré une prise de conscience quant à l’importance de retrouver notre souveraineté alimentaire[1].
Introduction
Depuis le mois de mars, de nombreux pays ont ralenti leurs exportations en raison d’une diminution de la production, de difficultés dans la logistique de transport et de vente ou encore d’une volonté de sécuriser les approvisionnements nationaux. C’est notamment le cas de l’Italie et de l’Espagne, principaux producteurs de fruits et légumes européens, qui ont tous deux été durement touchés par le Covid-19. Les effets de la crise sanitaire (confinement, difficultés logistiques pour la récolte et l’acheminement) ont entraîné des baisses de récolte en Italie. En Espagne, où ils ont fait suite à un hiver trop doux et à des tempêtes de grêle printanières, on estime que la production fruitière a chuté d’environ 35 % à 40 %. Or, la France dépend largement de ces deux pays pour son approvisionnement en fruits et légumes.
D’ores et déjà, les prix des fruits et légumes ont augmenté de 10 % en moyenne depuis le début du confinement et, au vu des productions en baisse chez nous comme chez nos voisins, il paraît inévitable qu’il y ait dans les prochaines semaines et les prochains mois des tensions dans l’approvisionnement. Les prix devraient continuer d’augmenter, compliquant l’accès à ces aliments, pourtant essentiels à la santé, pour une partie de la population dont la situation économique s’aggrave.
Alors que des voix s’élèvent pour s’émouvoir de cette perte de souveraineté alimentaire, y compris parmi ceux qui en portent directement la responsabilité (politiques libéraux et fleurons de la grande distribution en tête), il paraît important de rappeler les choix politiques qui ont eu raison de cette souveraineté dans les dernières décennies. Car si la relocalisation des productions abandonnées par la politique agricole française est évidemment la voie d’avenir, elle ne pourra avoir lieu sans remettre en question la logique de compétition internationale, de libre-échange et de marché unique.
I. Relocaliser pour reprendre le contrôle de nos modes de production
Au cours des dernières décennies, plusieurs productions pourtant indispensables à notre alimentation ou à celle de nos animaux d’élevage ont été délaissées. C’est en particulier le cas des fruits, des légumes et des protéagineux[2] pour la culture desquels les producteurs français sont jugés non-compétitifs sur le marché international, face notamment aux fruits et légumes d’Europe du Sud et au soja sud- et nord-américain. Ces produits doivent donc aujourd’hui être massivement importés pour répondre à nos besoins. Or la délocalisation de ces productions n’est pas seulement un fardeau pour notre bilan écologique : au transport polluant nécessaire à l’acheminement de ces produits (souvent du Sud de l’Europe pour les fruits et légumes, ducontinent américain pour les protéagineux) s’ajoute le fait que nous n’en maîtrisons ni les conditions sociales ni les conditions environnementales de production.
Pourtant, parce que nous, consommateurs français, en sommes les destinataires finaux, leur impact social et environnemental est le nôtre : notre déforestation pour la culture du soja en Amazonie, nos cultures de soja OGM en Amérique du Nord, nos travailleurs étrangers sans-papiers exploités pour les cultures intensives de légumes. C’est là le grand paradoxe de notre économie mondialisée : nous décidons plus ou moins démocratiquement des règles de fonctionnement de notre société et fermons les yeux lorsque ces règles sont bafouées pour remplir nos assiettes. Le cas des plantes génétiquement modifiées est sur ce point emblématique : alors que leur culture est aujourd’hui interdite sur le territoire français et que les citoyens y sont massivement opposés, la France en importe 3,5 millions de tonnes par an afin d’approvisionner les élevages de volailles, porcs, bovins et poissons[3].
C’est notamment pour répondre à ce paradoxe que de nombreuses organisations de paysans, de citoyens et de consommateurs appellent aujourd’hui à reconquérir notre souveraineté – et pas simplement notre autosuffisance – alimentaire[4]. En effet, contrairement à la notion d’autosuffisance qui n’implique qu’un objectif quantitatif de production, celle de souveraineté sous-entend un processus démocratique quant aux modes de production, de transformation et de consommation. Mais pour que le souhait de souveraineté, qui implique de relocaliser ces productions sur notre territoire, ne soit pas qu’un vœu pieux, il est impératif de rappeler les causes de cette perte de souveraineté. Et d’agir dessus.
II. Aux racines de notre perte de souveraineté alimentaire
Nous importons aujourd’hui plus de 50 % des fruits et 35 % des légumes que nous consommons. Nous sommes passés d’une situation d’autosuffisance à une situation de dépendance en à peine 30 ans. On estime avoir perdu la moitié de nos exploitations fruitières ou légumières depuis 30 ans[5]. Si pour le maraîchage, le déclin s’est ralenti ces dernières années (grâce ou à cause de la mécanisation qui a permis de réduire les coûts de main d’œuvre), il s’est au contraire accru pour l’arboriculture : 30 % des exploitations fruitières qui existaient en 2010 avaient disparu six ans plus tard.
Cela correspond à une disparition de 3 000 hectares de vergers par an en moyenne. Or d’après les calculs de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF), l’abandon de deux hectares fait disparaître un emploi équivalent temps-plein (ETP) dans les vergers, ce qui entraîne la suppression d’un autre ETP dans la filière. Ce sont donc autour de 30 000 ETP qui auraient été supprimés en production fruitière dans les seules 10 dernières années. Partout en France, des coopératives et des ateliers de transformation ont fermé leurs portes.
Ces centaines de milliers d’arbres arrachés, ces dizaines de milliers de salariés licenciés, ces milliers de fermes détruites et d’outils de production abandonnés sont le résultat d’une politique agricole néo-libérale délibérée. Non seulement cette politique a renforcé la spécialisation des territoires dans les productions pour lesquels ils sont les plus compétitifs, mais la course au moins-disant social a été érigée en véritable politique agricole. Cela est particulièrement marqué pour les fruits et légumes, pour lesquels le coût de la main d’œuvre représente une part très importante des coûts de production (de 50 % à 70 % d’après la FNPF). Les horticulteurs-maraîchers mobilisent le plus d’actifs avec 4 ETP en moyenne par exploitation contre 1,6 pour l’ensemble des exploitations agricoles. Les exploitations spécialisées en fruits mobilisent 2 ETP en moyenne[6], mais ces emplois sont très inégalement répartis sur l’année, avec des pics de travail importants à certaines périodes (taille, récolte). Ainsi, un salaire minimum bas ou inexistant, un droit du travail peu protecteur ou peu appliqué, l’accès à une main d’œuvre « abondante et bon marché » (car constituée de travailleurs migrants pauvres et dans le besoin) a permis à certains pays européens de se tailler la part du lion dans les productions de fruits et légumes, en abaissant considérablement les coûts de production.
Du côté des protéagineux, notre perte d’autonomie ne date pas d’hier. Elle a débuté dans les années 1960, après qu’un accord commercial ait été négocié au sein du GATT. Cet accord attribuait la production des protéagineux au continent américain, tandis que l’Europe devait se spécialiser sur les céréales. Cet accord a instauré la primauté de la logique politique et commerciale sur la logique agronomique. La disparition des protéagineux – qui ont la capacité de fixer l’azote atmosphérique et donc de nourrir le sol – des rotations a encore aujourd’hui des conséquences environnementales délétères. Elle a rendu les agriculteurs dépendants des engrais de synthèse pour apporter l’azote que les protéagineux apportaient naturellement jusqu’alors. L’accord de Blair House de 1992 a renforcé notre dépendance en fixant une limite à la surface d’oléo-protéagineux cultivés en Europe. Aujourd’hui, ces accords sont généralement considérés comme dépassés et les pays européens affichent un certain volontarisme pour reconquérir une relative indépendance sur le plan protéique. En 2014, le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll lançait un premier « Plan Protéines végétales pour la France »[7] auquel a succédé un second plan annoncé fin 2019. L’objectif de ce second plan est d’atteindre 100 % d’autosuffisance en protéines pour l’alimentation humaine et 62 % pour l’alimentation animale. Mais reconquérir une souveraineté perdue n’est pas simple, en particulier lorsque les politiques en place refusent d’en remettre en question le fondement-même : le libre-échange.
III. Pour reconquérir notre souveraineté : protéger, partager, installer
Il est aujourd’hui frappant de constater que nombre d’exploitations qui cultivent de la luzerne (une plante protéagineuse) en vue de la déshydrater pour l’alimentation animale se tournent vers l’export (à destination du Moyen-Orient et de l’Asie principalement[8]), car leur produit est trop cher pour le marché français par rapport au prix du soja importé d’Amérique. Sortir du cercle vicieux des importations à bas prix qui empêchent la relocalisation et entretiennent la dépendance ne peut se faire que par une porte : celle du protectionnisme.
Proposition 1 : Instaurer des prix minimaux d’entrée sur le marché français afin de réduire la distorsion de concurrence avec les pays qui pratiquent le dumping social et environnemental.
Rebâtir les fermes fruitières et maraîchères qui ont disparues ces dernières décennies, c’est très concrètement replanter des milliers d’hectares de vergers, remettre en cultures légumières des milliers d’hectares. Il n’est évidemment pas question de prendre ces hectares sur des terres naturelles ou semi-naturelles. En revanche, il est possible de mieux répartir les terres agricoles et de mettre un terme à la dynamique d’agrandissement et de concentration qui est trop souvent la règle. Par ailleurs, le « zéro artificialisation » doit devenir la règle en matière d’urbanisme. Plus aucune terre agricole ne doit être sacrifiée. La rénovation du bâti existant et vacant doit remplacer la construction de nouveau bâti et la densification des centres urbains doit être le remède à l’étalement urbain.
Proposition 2 : Lors de la vente ou de la transmission d’exploitations de plus de 200 hectares, inciter les Safer à en allouer une petite partie à des projets de maraîchage.
Proposition 3 : Préserver les terres agricoles de l’artificialisation, notamment autour des villages et villes moyennes existantes. Lorsqu’elles appartiennent aux communes, leur redonner une vocation maraîchère ou fruitière à destination du marché local.
La relance de la production fruitière demande des investissements importants, car il faut plusieurs années pour qu’un verger nouvellement planté ne commence à produire des récoltes. Il est donc indispensable d’aider financièrement la création de nouveaux vergers, par exemple en rendant ces projets prioritaires pour l’accès aux aides du volet agricole du Grand plan d’investissement lancé en 2018 et des plans d’investissement et de relance qui pourraient être mis en place.
Proposition 4 : Aider financièrement la reconstitution ou la remise en état de vergers en leur réservant une part substantielle des plans de relance.
IV. Une alimentation relocalisée … mais à quel prix ?
C’est l’un des résultats épidémiologiques marquants de la crise sanitaire que nous traversons, et pourtant, personne ne semble en avoir pris la mesure : le Covid-19 fait des ravages parmi les personnes en surpoids. D’après les données remontées des services de réanimation aux quatre coins du pays, le surpoids est la cause principale de survenue de forme grave chez les personnes de moins de 75 ans. Or, on le sait, l’obésité et le surpoids ne sont pas également réparties dans la société. Ils concernent davantage les catégories sociales défavorisées, dont l’accès à une nourriture saine n’est pas garanti : accès aux « bons » produits, accès financier, temps disponible pour la préparation des repas mais aussi moyens logistiques (absence d’électricité ou de gaz pour la cuisine, pas de cuisine en hôtel social). Or on ne peut ignorer les effets qu’aurait une relocalisation de la production sur l’accès à l’alimentation des citoyens les plus modestes, notamment par le biais du prix. C’est pourquoi elle doit s’accompagner d’une refonte de la politique alimentaire.
Les prix bas des pays importés ont permis de maintenir les salaires et les minimas sociaux à un niveau bien inférieur à ce qu’ils devraient être pour permettre à tous de se nourrir sainement avec des produits de qualité. Dans la perspective d’une production relocalisée en France et donc d’une inévitable hausse des prix de ces produits, il est impératif de mettre en place des mesures d’accès à ces produits : différentes stratégies sont possibles et peuvent être combinées. Une allocation différente des aides de la Politique agricole commune (PAC) permettrait aux producteurs cultivant en agriculture paysanne[9] de pouvoir vendre leur production moins chère. En particulier, il conviendrait de ne plus verser les aides en fonction de la surface des exploitations, mais de prendre en compte le nombre d’emplois. Ainsi les fermes de taille modeste mais pourvoyeuses d’emplois cesseraient d’être financièrement pénalisées.
Proposition 5 : Dans le cadre de la PAC post-2020, remplacer les aides à la surface par des aides fondées sur la qualité de la production et le nombre d’emplois.
Un encadrement des pratiques de la grande distribution, comme l’encadrement des marges pratiquées sur les produits frais cultivés en France, permettrait également de rendre ces produits plus abordables.
Proposition 6 : Encadrer les marges de la grande distribution sur les produits frais, et a fortiori issus de l’agriculture biologique, français.
Conclusion
Nous ne prônons nullement un nationalisme agricole ou alimentaire. En agriculture comme dans d’autres secteurs, nous, français, sommes capables du pire comme du meilleur. Mais produire ici plutôt qu’ailleurs est une première étape dans la reprise en main du « comment », dans la démocratisation de notre système alimentaire. La première étape qui rend possible toutes les autres. Reconquérir notre souveraineté alimentaire n’est pas non plus un repli sur nous-même. C’est au contraire reconnaître aux agriculteurs et aux ouvriers agricoles du monde entier le droit de ne pas demeurer nos « serviteurs » et de transformer les échanges de matières premières agricoles en réels échanges agri-culturels, aux deux sens du terme. Pour cela, la voie à suivre est claire : protéger nos producteurs, partager nos terres et installer des paysannes et des paysans nombreux.
[1] D’après la définition proposée par la Via Campesina, la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs États ou unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans détruire celle des pays tiers.
[2] Les protéagineux sont des plantes légumineuses riches en protéines, très utilisées en alimentation animale. Traditionnellement très variées (vesce, luzerne, sainfoin, mélilot, trèfle, lupin, féverole, pois…), ces plantes ont été largement remplacées par le tourteau de soja produit en Amérique du Sud (Brésil) ou du Nord.
[3] Source : Comtrade, 2017
[4] https://www.liberation.fr/debats/2020/05/12/la-souverainete-alimentaire-sera-paysanne-ou-ne-sera-pas_1788037
[5] AGRESTE Les Dossiers N° 16 – JUIN 2013 – http://46.29.123.56/IMG/pdf/dossier16_chapitre1.pdf
[6] Agreste primeur 2016 : http://37.235.92.116/IMG/pdf/primeur350.pdf
[7] Disponible ici : planproteine-veget_cle8d1c72.pdf
[8] https://www.lafranceagricole.fr/actualites/cultures/luzerne-des-opportunites-pour-developper-la-production-1,1,460592197.html
[9] C’est-à-dire aux paysans travaillant sur des fermes à taille humaine, de manière autonome et économe
Publié le 12 juin 2020
À la reconquête d’une souveraineté alimentaire paysanne et démocratique
Auteurs
Léa Lugassy
Léa Lugassy est agroécologue et docteur en écologie. Elle a été chargée de recherche au Museum National d'Histoire Naturelle, à l'INRA, ainsi qu'à la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité. Ses recherches se situent à l'interface entre agriculture, biodiversité et santé.
La crise sanitaire due au Covid-19 a mis en lumière l’importance de l’autonomie, sacrifiée sur l’autel du marché. Nos dirigeants ont appris à leurs (et à nos) dépens qu’il ne suffisait pas de passer commande pour obtenir le produit désiré et qu’être en mesure de produire soi-même peut faire la différence entre subir une crise et la surmonter. À cette règle, l’agriculture ne fait pas exception. En perturbant les rouages de l’économie agricole mondialisée dont nous dépendons pour notre alimentation, la pandémie que nous traversons semble avoir engendré une prise de conscience quant à l’importance de retrouver notre souveraineté alimentaire[1].
Introduction
Depuis le mois de mars, de nombreux pays ont ralenti leurs exportations en raison d’une diminution de la production, de difficultés dans la logistique de transport et de vente ou encore d’une volonté de sécuriser les approvisionnements nationaux. C’est notamment le cas de l’Italie et de l’Espagne, principaux producteurs de fruits et légumes européens, qui ont tous deux été durement touchés par le Covid-19. Les effets de la crise sanitaire (confinement, difficultés logistiques pour la récolte et l’acheminement) ont entraîné des baisses de récolte en Italie. En Espagne, où ils ont fait suite à un hiver trop doux et à des tempêtes de grêle printanières, on estime que la production fruitière a chuté d’environ 35 % à 40 %. Or, la France dépend largement de ces deux pays pour son approvisionnement en fruits et légumes.
D’ores et déjà, les prix des fruits et légumes ont augmenté de 10 % en moyenne depuis le début du confinement et, au vu des productions en baisse chez nous comme chez nos voisins, il paraît inévitable qu’il y ait dans les prochaines semaines et les prochains mois des tensions dans l’approvisionnement. Les prix devraient continuer d’augmenter, compliquant l’accès à ces aliments, pourtant essentiels à la santé, pour une partie de la population dont la situation économique s’aggrave.
Alors que des voix s’élèvent pour s’émouvoir de cette perte de souveraineté alimentaire, y compris parmi ceux qui en portent directement la responsabilité (politiques libéraux et fleurons de la grande distribution en tête), il paraît important de rappeler les choix politiques qui ont eu raison de cette souveraineté dans les dernières décennies. Car si la relocalisation des productions abandonnées par la politique agricole française est évidemment la voie d’avenir, elle ne pourra avoir lieu sans remettre en question la logique de compétition internationale, de libre-échange et de marché unique.
I. Relocaliser pour reprendre le contrôle de nos modes de production
Au cours des dernières décennies, plusieurs productions pourtant indispensables à notre alimentation ou à celle de nos animaux d’élevage ont été délaissées. C’est en particulier le cas des fruits, des légumes et des protéagineux[2] pour la culture desquels les producteurs français sont jugés non-compétitifs sur le marché international, face notamment aux fruits et légumes d’Europe du Sud et au soja sud- et nord-américain. Ces produits doivent donc aujourd’hui être massivement importés pour répondre à nos besoins. Or la délocalisation de ces productions n’est pas seulement un fardeau pour notre bilan écologique : au transport polluant nécessaire à l’acheminement de ces produits (souvent du Sud de l’Europe pour les fruits et légumes, ducontinent américain pour les protéagineux) s’ajoute le fait que nous n’en maîtrisons ni les conditions sociales ni les conditions environnementales de production.
Pourtant, parce que nous, consommateurs français, en sommes les destinataires finaux, leur impact social et environnemental est le nôtre : notre déforestation pour la culture du soja en Amazonie, nos cultures de soja OGM en Amérique du Nord, nos travailleurs étrangers sans-papiers exploités pour les cultures intensives de légumes. C’est là le grand paradoxe de notre économie mondialisée : nous décidons plus ou moins démocratiquement des règles de fonctionnement de notre société et fermons les yeux lorsque ces règles sont bafouées pour remplir nos assiettes. Le cas des plantes génétiquement modifiées est sur ce point emblématique : alors que leur culture est aujourd’hui interdite sur le territoire français et que les citoyens y sont massivement opposés, la France en importe 3,5 millions de tonnes par an afin d’approvisionner les élevages de volailles, porcs, bovins et poissons[3].
C’est notamment pour répondre à ce paradoxe que de nombreuses organisations de paysans, de citoyens et de consommateurs appellent aujourd’hui à reconquérir notre souveraineté – et pas simplement notre autosuffisance – alimentaire[4]. En effet, contrairement à la notion d’autosuffisance qui n’implique qu’un objectif quantitatif de production, celle de souveraineté sous-entend un processus démocratique quant aux modes de production, de transformation et de consommation. Mais pour que le souhait de souveraineté, qui implique de relocaliser ces productions sur notre territoire, ne soit pas qu’un vœu pieux, il est impératif de rappeler les causes de cette perte de souveraineté. Et d’agir dessus.
II. Aux racines de notre perte de souveraineté alimentaire
Nous importons aujourd’hui plus de 50 % des fruits et 35 % des légumes que nous consommons. Nous sommes passés d’une situation d’autosuffisance à une situation de dépendance en à peine 30 ans. On estime avoir perdu la moitié de nos exploitations fruitières ou légumières depuis 30 ans[5]. Si pour le maraîchage, le déclin s’est ralenti ces dernières années (grâce ou à cause de la mécanisation qui a permis de réduire les coûts de main d’œuvre), il s’est au contraire accru pour l’arboriculture : 30 % des exploitations fruitières qui existaient en 2010 avaient disparu six ans plus tard.
Cela correspond à une disparition de 3 000 hectares de vergers par an en moyenne. Or d’après les calculs de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF), l’abandon de deux hectares fait disparaître un emploi équivalent temps-plein (ETP) dans les vergers, ce qui entraîne la suppression d’un autre ETP dans la filière. Ce sont donc autour de 30 000 ETP qui auraient été supprimés en production fruitière dans les seules 10 dernières années. Partout en France, des coopératives et des ateliers de transformation ont fermé leurs portes.
Ces centaines de milliers d’arbres arrachés, ces dizaines de milliers de salariés licenciés, ces milliers de fermes détruites et d’outils de production abandonnés sont le résultat d’une politique agricole néo-libérale délibérée. Non seulement cette politique a renforcé la spécialisation des territoires dans les productions pour lesquels ils sont les plus compétitifs, mais la course au moins-disant social a été érigée en véritable politique agricole. Cela est particulièrement marqué pour les fruits et légumes, pour lesquels le coût de la main d’œuvre représente une part très importante des coûts de production (de 50 % à 70 % d’après la FNPF). Les horticulteurs-maraîchers mobilisent le plus d’actifs avec 4 ETP en moyenne par exploitation contre 1,6 pour l’ensemble des exploitations agricoles. Les exploitations spécialisées en fruits mobilisent 2 ETP en moyenne[6], mais ces emplois sont très inégalement répartis sur l’année, avec des pics de travail importants à certaines périodes (taille, récolte). Ainsi, un salaire minimum bas ou inexistant, un droit du travail peu protecteur ou peu appliqué, l’accès à une main d’œuvre « abondante et bon marché » (car constituée de travailleurs migrants pauvres et dans le besoin) a permis à certains pays européens de se tailler la part du lion dans les productions de fruits et légumes, en abaissant considérablement les coûts de production.
Du côté des protéagineux, notre perte d’autonomie ne date pas d’hier. Elle a débuté dans les années 1960, après qu’un accord commercial ait été négocié au sein du GATT. Cet accord attribuait la production des protéagineux au continent américain, tandis que l’Europe devait se spécialiser sur les céréales. Cet accord a instauré la primauté de la logique politique et commerciale sur la logique agronomique. La disparition des protéagineux – qui ont la capacité de fixer l’azote atmosphérique et donc de nourrir le sol – des rotations a encore aujourd’hui des conséquences environnementales délétères. Elle a rendu les agriculteurs dépendants des engrais de synthèse pour apporter l’azote que les protéagineux apportaient naturellement jusqu’alors. L’accord de Blair House de 1992 a renforcé notre dépendance en fixant une limite à la surface d’oléo-protéagineux cultivés en Europe. Aujourd’hui, ces accords sont généralement considérés comme dépassés et les pays européens affichent un certain volontarisme pour reconquérir une relative indépendance sur le plan protéique. En 2014, le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll lançait un premier « Plan Protéines végétales pour la France »[7] auquel a succédé un second plan annoncé fin 2019. L’objectif de ce second plan est d’atteindre 100 % d’autosuffisance en protéines pour l’alimentation humaine et 62 % pour l’alimentation animale. Mais reconquérir une souveraineté perdue n’est pas simple, en particulier lorsque les politiques en place refusent d’en remettre en question le fondement-même : le libre-échange.
III. Pour reconquérir notre souveraineté : protéger, partager, installer
Il est aujourd’hui frappant de constater que nombre d’exploitations qui cultivent de la luzerne (une plante protéagineuse) en vue de la déshydrater pour l’alimentation animale se tournent vers l’export (à destination du Moyen-Orient et de l’Asie principalement[8]), car leur produit est trop cher pour le marché français par rapport au prix du soja importé d’Amérique. Sortir du cercle vicieux des importations à bas prix qui empêchent la relocalisation et entretiennent la dépendance ne peut se faire que par une porte : celle du protectionnisme.
Proposition 1 : Instaurer des prix minimaux d’entrée sur le marché français afin de réduire la distorsion de concurrence avec les pays qui pratiquent le dumping social et environnemental.
Rebâtir les fermes fruitières et maraîchères qui ont disparues ces dernières décennies, c’est très concrètement replanter des milliers d’hectares de vergers, remettre en cultures légumières des milliers d’hectares. Il n’est évidemment pas question de prendre ces hectares sur des terres naturelles ou semi-naturelles. En revanche, il est possible de mieux répartir les terres agricoles et de mettre un terme à la dynamique d’agrandissement et de concentration qui est trop souvent la règle. Par ailleurs, le « zéro artificialisation » doit devenir la règle en matière d’urbanisme. Plus aucune terre agricole ne doit être sacrifiée. La rénovation du bâti existant et vacant doit remplacer la construction de nouveau bâti et la densification des centres urbains doit être le remède à l’étalement urbain.
Proposition 2 : Lors de la vente ou de la transmission d’exploitations de plus de 200 hectares, inciter les Safer à en allouer une petite partie à des projets de maraîchage.
Proposition 3 : Préserver les terres agricoles de l’artificialisation, notamment autour des villages et villes moyennes existantes. Lorsqu’elles appartiennent aux communes, leur redonner une vocation maraîchère ou fruitière à destination du marché local.
La relance de la production fruitière demande des investissements importants, car il faut plusieurs années pour qu’un verger nouvellement planté ne commence à produire des récoltes. Il est donc indispensable d’aider financièrement la création de nouveaux vergers, par exemple en rendant ces projets prioritaires pour l’accès aux aides du volet agricole du Grand plan d’investissement lancé en 2018 et des plans d’investissement et de relance qui pourraient être mis en place.
Proposition 4 : Aider financièrement la reconstitution ou la remise en état de vergers en leur réservant une part substantielle des plans de relance.
IV. Une alimentation relocalisée … mais à quel prix ?
C’est l’un des résultats épidémiologiques marquants de la crise sanitaire que nous traversons, et pourtant, personne ne semble en avoir pris la mesure : le Covid-19 fait des ravages parmi les personnes en surpoids. D’après les données remontées des services de réanimation aux quatre coins du pays, le surpoids est la cause principale de survenue de forme grave chez les personnes de moins de 75 ans. Or, on le sait, l’obésité et le surpoids ne sont pas également réparties dans la société. Ils concernent davantage les catégories sociales défavorisées, dont l’accès à une nourriture saine n’est pas garanti : accès aux « bons » produits, accès financier, temps disponible pour la préparation des repas mais aussi moyens logistiques (absence d’électricité ou de gaz pour la cuisine, pas de cuisine en hôtel social). Or on ne peut ignorer les effets qu’aurait une relocalisation de la production sur l’accès à l’alimentation des citoyens les plus modestes, notamment par le biais du prix. C’est pourquoi elle doit s’accompagner d’une refonte de la politique alimentaire.
Les prix bas des pays importés ont permis de maintenir les salaires et les minimas sociaux à un niveau bien inférieur à ce qu’ils devraient être pour permettre à tous de se nourrir sainement avec des produits de qualité. Dans la perspective d’une production relocalisée en France et donc d’une inévitable hausse des prix de ces produits, il est impératif de mettre en place des mesures d’accès à ces produits : différentes stratégies sont possibles et peuvent être combinées. Une allocation différente des aides de la Politique agricole commune (PAC) permettrait aux producteurs cultivant en agriculture paysanne[9] de pouvoir vendre leur production moins chère. En particulier, il conviendrait de ne plus verser les aides en fonction de la surface des exploitations, mais de prendre en compte le nombre d’emplois. Ainsi les fermes de taille modeste mais pourvoyeuses d’emplois cesseraient d’être financièrement pénalisées.
Proposition 5 : Dans le cadre de la PAC post-2020, remplacer les aides à la surface par des aides fondées sur la qualité de la production et le nombre d’emplois.
Un encadrement des pratiques de la grande distribution, comme l’encadrement des marges pratiquées sur les produits frais cultivés en France, permettrait également de rendre ces produits plus abordables.
Proposition 6 : Encadrer les marges de la grande distribution sur les produits frais, et a fortiori issus de l’agriculture biologique, français.
Conclusion
Nous ne prônons nullement un nationalisme agricole ou alimentaire. En agriculture comme dans d’autres secteurs, nous, français, sommes capables du pire comme du meilleur. Mais produire ici plutôt qu’ailleurs est une première étape dans la reprise en main du « comment », dans la démocratisation de notre système alimentaire. La première étape qui rend possible toutes les autres. Reconquérir notre souveraineté alimentaire n’est pas non plus un repli sur nous-même. C’est au contraire reconnaître aux agriculteurs et aux ouvriers agricoles du monde entier le droit de ne pas demeurer nos « serviteurs » et de transformer les échanges de matières premières agricoles en réels échanges agri-culturels, aux deux sens du terme. Pour cela, la voie à suivre est claire : protéger nos producteurs, partager nos terres et installer des paysannes et des paysans nombreux.
[1] D’après la définition proposée par la Via Campesina, la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs États ou unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans détruire celle des pays tiers.
[2] Les protéagineux sont des plantes légumineuses riches en protéines, très utilisées en alimentation animale. Traditionnellement très variées (vesce, luzerne, sainfoin, mélilot, trèfle, lupin, féverole, pois…), ces plantes ont été largement remplacées par le tourteau de soja produit en Amérique du Sud (Brésil) ou du Nord.
[3] Source : Comtrade, 2017
[4] https://www.liberation.fr/debats/2020/05/12/la-souverainete-alimentaire-sera-paysanne-ou-ne-sera-pas_1788037
[5] AGRESTE Les Dossiers N° 16 – JUIN 2013 – http://46.29.123.56/IMG/pdf/dossier16_chapitre1.pdf
[6] Agreste primeur 2016 : http://37.235.92.116/IMG/pdf/primeur350.pdf
[7] Disponible ici : planproteine-veget_cle8d1c72.pdf
[8] https://www.lafranceagricole.fr/actualites/cultures/luzerne-des-opportunites-pour-developper-la-production-1,1,460592197.html
[9] C’est-à-dire aux paysans travaillant sur des fermes à taille humaine, de manière autonome et économe