La crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui soulève rétrospectivement trois niveaux de questions, à court, moyen et long terme. Sur le long terme, la question est d’ordre civilisationnel. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » écrivait Paul Valéry. À l’heure de l’anthropocène, notre modèle de développement économique est-il viable ? Sur le moyen terme, le problème est celui de la préparation de notre société et de l’État devant cette pandémie et, plus globalement, la capacité de l’État moderne à protéger ses citoyens. Sur le court terme, enfin, la question est celle de la gestion de la crise par le Gouvernement et son efficacité.
Évidemment, toutes ces questions sont éminemment politiques et devraient être discutées dans le lieu d’expression par excellence du débat démocratique, à savoir le Parlement. La démocratie peut en effet s’accommoder de régimes d’exception. Ceux-ci sont même nécessaires, lorsque la bonne marche des institutions n’est plus possible aux vues de l’état du pays. Ce fut le cas en l’espèce. On peut, certes, contester l’opportunité et le contenu de la loi relative à l’état d’urgence sanitaire, pas la nécessité de déroger à certaines dispositions du droit commun pour tenter de répondre efficacement à la crise. Toutefois, pour être légitime, tout régime d’exception doit comporter des garde-fous. Les écarts constatés doivent être strictement proportionnés. Mais qui apprécie cette nécessité et cette proportionnalité ? En démocratie, ce travail de contrôle ne peut être que celui du juge et surtout, du Parlement.
Or, ce dernier a été en partie absent des événements lorsque ceux-ci se sont accélérés. Aujourd’hui, son fonctionnement est ralenti et entravé. En effet, l’Assemblée nationale a assez rapidement été identifiée comme un foyer de contamination, de nombreux députés, collaborateurs et fonctionnaires étant atteints par la maladie. Cela a conduit à prendre des mesures de précaution qui ont, par un heureux hasard, coïncidé avec la suspension des travaux parlementaires prévue de longue date en raison de la campagne des municipales. Mais cette suspension a aussi eu pour conséquence de rendre invisible le Parlement au moment où des décisions fondamentales ont été prises : maintien du 1er tour des municipales, fermeture des bars et restaurants, mise en place du confinement… Aucune de ces décisions n’a donné lieu à une quelconque discussion avec les élus de la Nation.
Organiser des débats parlementaires aurait pourtant été tout à fait possible puisque, lorsque des dispositions législatives sont apparues nécessaires, le Parlement s’est réuni pour examiner le premier projet de loi de finances rectificative et le projet de loi d’urgence sanitaire. À l’échange et à la délibération collective, il a manifestement été préféré la décision individuelle du président/monarque tout puissant : en témoignent le nombre de « je » prononcés par ce dernier lors de sa première allocution…
Mais l’on constate que cet exercice solitaire du pouvoir n’a pu perdurer face aux demandes de transparence et d’association du Parlement : pour le plan de déconfinement, il a ainsi été prévu de recourir à un débat suivi d’un vote en application de l’article 50-1 de la Constitution. Il s’agit là d’une amélioration que l’on peut saluer, même si le calendrier et les conditions du vote peuvent être critiqués. On notera que l’article 50-1, issu de la révision de 2008 et alors fort critiqué par les thuriféraires de la Vème République, est particulièrement adapté à ces situations où le Gouvernement souhaite recueillir la position du Parlement sans avoir de projet de loi précis à présenter et sans, surtout, avoir à engager sa responsabilité.
Depuis 2015, il semble que les états d’exception soient devenus, si ce n’est la règle, au moins une habitude. Nos sociétés plus complexes et plus fragiles doivent faire face à ces menaces plus diffuses qu’hier. Pourtant, le dernier baromètre de la confiance politique réalisé pour le CEVIPOF montre que cette crise n’a pas ébranlé la foi de l’opinion en la démocratie[1]. Comment maintenir le contrôle parlementaire en temps de crise, même quand les chambres peinent à se réunir ? Comment rendre celui-ci effectif malgré le fait majoritaire ? De la réponse que nous donnerons à ces questions dépend en grande partie la résilience de nos démocraties devant les crises.
I. Maintenir la fonction législative
Après une première phase d’éclipse, le Parlement a repris son activité, mais de manière extrêmement contrainte et limitée : les travaux législatifs sont réduits (l’examen de nombreux textes est ainsi reporté) et la quasi-totalité des activités de contrôle est suspendue. La mise entre parenthèses de l’activité législative du Parlement pose par ailleurs un problème au regard de l’article 48 de la Constitution relatif à l’ordre du jour. Si la non-utilisation du temps de séance dévolu au Gouvernement ou à la majorité parlementaire ne soulève pas de problème de principe, la question du non-respect des séances d’initiative parlementaire des groupes minoritaires et d’opposition ne peut être évacuée d’un revers de la main. En mars, avril et mai, ce sont ainsi les « niches » des groupes La France insoumise, GDR et Les Républicains qui auront été un temps supprimées : le dernier calendrier de la session parlementaire les a reportées au mois de juin qui comprend désormais quatre (!) journées d’initiative parlementaire…
La mise en place d’un débat de qualité implique à la fois la présence des parlementaires, et que le temps qui leur est accordé pour travailler les textes soit suffisant. Dans ce contexte, deux écueils sont à éviter : une procédure parlementaire expéditive et un recours excessif aux ordonnances.
1. Les conditions de la procédure parlementaire
Le premier problème est celui de la participation des élus aux débats. Comme le rappelle très justement Elina Lemaire[2], le Parlement est avant tout un pouvoir délibérant : l’élaboration de la loi passe par une confrontation des points de vue et des positions. Selon Jean-Jacques Rousseau, « pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient toutes unanimes, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion rompt la généralité. »[3]. Ce qui vaut pour la volonté directement exprimée par le Peuple vaut également dans le cadre d’un régime représentatif selon Hans Kelsen[4]. Le Peuple demeure représenté dès lors que chacun de ses représentants peut faire entendre sa voix lors de la détermination de la volonté générale.
Or, la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé d’une organisation particulière de la discussion en séance publique qui restreint ce pouvoir délibératif en limitant le nombre de députés susceptibles de participer au débat. Mais cette limitation a suscité les critiques d’un certain nombre de députés, de la majorité et de l’opposition, qui ont regretté de ne pouvoir exprimer leurs positions, pas forcément identiques à celle de leur groupe, et exercer leur droit de vote individuel. Cette organisation a évolué à la mi-avril pour permettre à plus de députés de participer à la séance publique, mais toujours avec la volonté de respecter le plafond des réunions de 100 personnes : on peut tout de même s’interroger sur cette nouvelle hiérarchie des normes qui place un décret du Gouvernement au-dessus de la Constitution. A partir du 11 mai, il est prévu que 150 députés puissent désormais participer à la séance publique.
C’est là un problème que nombre de parlements étrangers ont réglé de manières très différentes. Le Parlement britannique, depuis le 22 avril, autorise ainsi le vote en ligne de manière transitoire jusqu’au 12 mai, ce vers quoi s’achemine aussi le Parlement italien. Le vote par courriel est également autorisé au Parlement européen. Si les dispositifs de dématérialisation posent des questions quant à la qualité du débat, il est néanmoins possible d’organiser à la fois un tour de parole et d’assurer la sincérité du scrutin. Les problèmes de falsifiabilité posés par le vote électronique sont minimes dès lors que le scrutin est public.
Le second problème est celui du temps de débat préalable au vote du texte. Comme le note Paul Cassia[5], l’adoption du texte relatif à l’état d’urgence sanitaire a fait l’objet d’une dérogation acceptée par le Conseil constitutionnel aux délais d’examen, et donc de réflexion, prévus par l’article 46 de la Constitution. La qualité du travail parlementaire ne peut être assurée si les députés et sénateurs ne disposent pas du temps nécessaire. Il faut dès lors se garder d’une procédure parlementaire expéditive, au prétexte d’une situation indéniablement exceptionnelle. Si le recours à la procédure accélérée est évidemment indispensable pour les projets de loi à examiner, on aurait pu craindre une forte pression pour que les débats parlementaires soient réduits au strict minimum, voire que le Gouvernement demande avec insistance à ce que la deuxième chambre saisie procède à un vote conforme.
Il n’en a heureusement rien été et les parlementaires ont pu exercer leur droit d’amendement et débattre en détail des dispositions des projets de loi. Pour le projet de loi d’urgence sanitaire, une commission mixte paritaire a été convoquée et a abouti, permettant la promulgation du texte moins d’une semaine après son adoption en Conseil des ministres. Et les récents débats sur le deuxième PLFR ont suivi le même chemin.
À texte constant, il n’est possible d’organiser l’état de crise au Parlement qu’à coup de compromis bancals, validés sous couvert de « circonstances exceptionnelles » par le Conseil constitutionnel. Le Bundestag a de son côté voté un dispositif spécifique valable jusqu’au 20 septembre prochain. Une proposition de loi constitutionnelle a été déposée le 30 mars dernier par Stefano Ceccanti et d’autres membres de la Camera dei deputati en vue d’insérer des articles 55 bis et ter dans la Constitution de 1947 pour, d’une part, organiser la procédure de la déclaration de l’état d’urgence dans la norme suprême et, d’autre part, prévoir la mise en place d’une commission parlementaire spéciale en de telles circonstances. L’idée qu’il pourrait exister un dispositif propre permettant d’assurer le fonctionnement du Parlement en cas de crise de manière pérenne doit donc être envisagée. On pourrait également envisager d’étendre le temps de débat en commission en généralisant durant la crise la procédure du vote en commission à l’ensemble des textes, sauf à ce qu’un président de groupe ne s’y oppose.
Proposition 1 :
À court terme, prévoir des modalités de vote électronique à distance pour l’ensemble des votes.
À moyen terme, faire du Parlement une zone de déconfinement prioritaire afin de permettre le retour à un fonctionnement normal des institutions
À long terme, modifier la Constitution à dessein d’y inclure des garanties propres en cas de crise :
– Assurer notamment un délai minimum entre la transmission au Parlement du texte et son débat en séance.
– Modifier par voie organique et réglementaire les conditions du vote en commission et en séance pour permettre le vote à distance dans le cadre d’un état de crise.
– Faire de la procédure de vote en commission la règle quand le Parlement est déclaré en crise, sauf en cas d’opposition d’un président de groupe.
2. La limitation du champ de l’état d’exception
Si l’état d’exception peut impliquer une procédure simplifiée dans certains domaines, il ne saurait représenter pour le Gouvernement un blanc-seing pour agir discrétionnairement en toute matière. Le deuxième écueil tient donc dans le recours excessif aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution. On peut comprendre que cet outil dérogatoire ait été privilégié dans un premier temps (l’article 11 de la loi d’urgence sanitaire habilite le Gouvernement à prendre des ordonnances dans de très nombreux domaines et selon des limites floues dont témoignent l’itération de la formule « afin de faire face aux conséquences »). Toutefois, il est à craindre que l’exécutif ne souhaite persister dans cette démarche au prétexte d’une plus grande efficacité. De fait, le projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19 adopté en Conseil des ministres le 7 mai dernier prévoit-il, de nouveau, plus d’une trentaine d’habilitations à légiférer par ordonnances.
Il s’agit là d’un grand danger : d’une part, cette efficacité alléguée est très discutable et, surtout, elle se paie d’une absence totale de transparence dans les modalités d’élaboration de la norme. À la différence du pouvoir législatif, le pouvoir réglementaire s’exerce dans la pénombre.
Or la lumière est d’autant plus indispensable que ces mesures seront nécessairement exceptionnelles, dérogatoires au droit commun et, parfois, attentatoires aux libertés publiques. Le Parlement ne peut ici abdiquer son pouvoir. Et cette abdication ne saurait être compensée par un contrôle parlementaire supposément « renforcé » : intervenir a posteriori dans ces domaines, c’est intervenir trop tard. La situation des personnes assignées à résidence pendant de longs mois sur le fondement de notes blanches des services de renseignement n’a été que faiblement améliorée par le contrôle parlementaire « arraché » lors de la modification de la loi de 1955…
Sur ce point l’état d’urgence sanitaire offre bien moins de garanties. D’abord, l’autorisation du Parlement n’est nécessaire qu’au bout d’un mois, et non de 12 jours. Ensuite, les mesures prises, notamment dans le titre II de la loi, ne font l’objet d’aucun contrôle renforcé selon les modalités que nous verrons. La sanction d’une incompétence négative par le Conseil constitutionnel, quand bien même il fut saisi, n’aurait été que peu probable au regard des « circonstances particulières de l’espèce », nouvelle théorie constitutionnelle qu’il n’a même pas explicitée. Il est donc nécessaire d’encadrer un tel usage aux domaines matériellement nécessaires au salut de la nation.
Proposition 2 :
À court terme, limiter au maximum le recours aux habilitations à légiférer par ordonnance.
À long terme, prévoir dans la Constitution que tout recours aux ordonnances en temps de mise en œuvre de l’état d’exception (qu’il s’agisse de l’état d’urgence ou de l’état d’urgence sanitaire) implique une saisine obligatoire du Conseil constitutionnel par le Premier ministre.
II. Qui contrôle le contrôle ?
L’enjeu du contrôle parlementaire sur l’action gouvernementale est essentiel en temps de crise. Il doit néanmoins être concilié avec la nécessité de ne pas solliciter l’exécutif à l’excès au risque d’entraver son action. De fait, l’ensemble des activités de contrôle qui avaient été mises en place (missions d’information, commissions d’enquête…) ont été mises entre parenthèses au profit du seul sujet important, la crise sanitaire.
Par ailleurs, la Conférence des présidents a mis en place une mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus — Covid 19 en France. Cette mission est présidée et, dans un premier temps, rapportée par le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand. Cette structure originale regroupe en particulier l’ensemble des présidents de commission permanente qui sont co-rapporteurs de la mission.
La création de cette mission répond à plusieurs objectifs :
– montrer l’importance de la crise en créant une structure ad hoc pilotée par le président de l’Assemblée lui-même ;
– centraliser le contrôle pour éviter que ne se multiplient les initiatives de contrôle diverses et variées ;
– enfin, ne soyons pas naïfs, empêcher qu’un groupe d’opposition n’utilise son droit de tirage pour évaluer la gestion gouvernementale de la crise (cela n’a pas empêché le groupe GDR de demander la création d’une commission d’enquête lors de la Conférence des présidents du 14 avril dernier…).
Les travaux de la mission ont rapidement commencé par l’audition du Premier ministre et du ministre de la Santé. Les auditions, riches et approfondies, se sont poursuivies depuis. Les questions soulevées par cet outil sont néanmoins nombreuses.
1. Renforcer le rôle des commissions permanentes dans la gestion de crise
À court terme, la question de l’articulation de ses travaux avec ceux des commissions permanentes se pose chaque jour. On note que l’idée initiale d’une mise entre parenthèses des travaux des commissions ne fonctionne pas et que celles-ci, chacune dans leur domaine de compétence, souhaitent travailler, en auditionnant les ministres et les responsables administratifs. Ce travail de contrôle est nécessaire et peut même représenter une solution aux difficultés techniques posées par le parlementarisme en temps de crise. Encore faut-il que les commissions disposent des moyens effectifs d’un tel contrôle. En matière sanitaire, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, créé en 1983, a produit rapidement des rapports de qualités sur les différents aspects de la crise. Le renforcement de l’expertise parlementaire, notamment lorsque le sujet est nouveau, ne peut s’entendre sans un renforcement de ses moyens matériels. Le Congrès américain et le Bundestag allemand disposent chacun d’un tel organe parlementaire à leur service exclusif. Plus de 700 personnes travaillent pour le Congressional Research Service.
Dans le cadre du projet de loi relatif à l’état d’urgence sanitaire, le contrôle des commissions est borné, plus que ce que prévoient les dispositions de la loi de 1955 relatif à l’état d’urgence[6]. Le Sénat proposait en effet que les chambres « à leur demande » puissent se faire communiquer « toute mesure prise ou mise en œuvre en application de la présente loi ». Cela a été rejeté par le Gouvernement et l’Assemblée, la majorité ayant voulu protéger le Parlement de lui-même… Or, en matière de contrôle de l’état d’urgence, la capacité de contrôler les actes d’application des mesures prises par le Gouvernement s’est avérée utile, y compris pour faire évoluer la loi[7], ce qui témoigne d’ailleurs de l’étroite imbrication des fonctions législatives et de contrôle.
Proposition 4 :
– À court terme, prévoir que dans le cadre des mesures prises en vertu de l’état d’exception, les chambres « à leur demande » puissent se faire communiquer « toute mesure prise ou mise en œuvre en application de la présente loi »
– À moyen terme, renforcer les moyens de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
2. Renforcer le contrôle par les commissions d’enquête
À moyen terme, la mission d’information est censée demander à bénéficier des prérogatives d’une commission d’enquête. Cette perspective interroge : on voit en effet mal sur quel fondement textuel une telle attribution serait possible. L’article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires précise que seules les commissions permanentes peuvent formuler une telle demande. Une mission d’information est, par définition, une structure non permanente disposant d’un simple rôle d’information et qui ne semble donc pas pouvoir bénéficier des pouvoirs d’une commission d’enquête.
Si cette difficulté (certes juridique, mais on voit bien les enjeux politiques derrière) était levée, on peut aussi s’interroger sur les modalités de travail de cette mission/commission d’enquête. Jusqu’où pourra-t-elle mener à bien ses investigations ? Pourra-t-elle disposer des comptes-rendus des réunions interministérielles consacrées à la question ? Et, surtout, pourra-t-elle exercer sur contrôle sur l’action de l’ensemble de l’exécutif, Gouvernement et présidence de la République ? On l’a encore vu lors de l’affaire Benalla (mais la question est ancienne), l’Élysée a tendance à considérer qu’elle est perméable à tout contrôle parlementaire, y compris celui des commissions d’enquête, au nom d’une conception impropre de la distinction des pouvoirs. Il s’agit là d’une illustration supplémentaire de l’hypocrisie de la Vème République qui veut que le véritable détenteur du pouvoir exécutif n’ait aucun compte à rendre à la représentation nationale.
Une question politique est par ailleurs posée. Dans une démocratie moderne selon Maurice Duverger[8], c’est d’abord la capacité de l’opposition à contrôler les majorités qui fait l’effectivité du contrôle. Comment exercer un contrôle effectif quand le fait majoritaire tend à limiter le sens critique des députés ? La mission d’information est à ce titre probante. La majorité a ainsi joué sur la formulation de l’alinéa 4 de l’article 145 du règlement de l’Assemblée nationale pour permettre à Richard Ferrand d’être à la fois président et rapporteur de la mission. Les co-rapporteurs étant les présidents de commission, sept sur huit sont donc également issus de la majorité. Or, les rapporteurs sont les pivots des enquêtes parlementaires. Au Sénat, la mission de contrôle sur les mesures liées à l’épidémie de Covid-19 apparaît exercer un contrôle plus efficace. Outre le fait qu’elle soit tenue, au sein de la commission des lois, par l’opposition, sa composition est pluraliste. Déjà expérimenté lors de l’état d’urgence entre 2015 et 2017, ce comité était composé de six membres appartenant à chacun des groupes. Durant cette période, l’Assemblée avait également su jouer un peu plus le jeu du pluralisme en nommant trois co-rapporteurs, dont d’entre eux était issu du plus grand groupe de l’opposition.
Proposition 4 :
Modifier l’ordonnance de 1959 à dessein qu’une commission d’enquête soit immédiatement créée dans chaque chambre lorsque l’état d’exception est déclaré. Ladite commission siège de plein droit durant toute la durée de l’état d’exception et jusqu’à six mois après son extinction.
La commission d’enquête est présidée par le président de la chambre et doit comporter un co-rapporteur par groupe politique.
[1] Sondage opinion Way pour le CEVIPOF, baromètre de la confiance politique, vague 11bis, avril 2020.
[2] Elina Lemaire, « Le Parlement face à la crise du Covid-19 », blog jus politicum, 2 et 13 avril 2020.
[3] Jean-Jacques Rosuseau, du Contrat social, 1 ; II, chapitre 2.
[4] Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat, Paris-Bruxelles, LGDJ-Brylant, 1997, p.336-337
[5] Paul Cassia, «Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution», Blog de Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/270320/le-conseil-constitutionnel-dechire-la-constitution.
[6] Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences. À propos du contrôle parlementaire en état d’urgence sanitaire », La Revue des droits de l’homme, n° 18, 2020, p. 2.
[7] Par exemple, concernant la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice relativement à l’encadrement des délais d’introduction et d’examen des recours pour excès de pouvoir contre les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance.
[8] Maurice Duverger, « Le rôle de l’opposition dans un Parlement actif », Le Monde, 3 avril 1973.
Un Parlement confiné ?
Un Parlement confiné ?
Sommaire
Benjamin Morel
Benjamin Morel est maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas et docteur en science politique à l'École Normale Supérieure de Paris-Saclay. Ses travaux portent sur les institutions politiques, le droit constitutionnel, le Parlement et les collectivités territoriales. Il a notamment publié Les bases du droit constitutionnel (Belin, coll. « Major », 2020) et Le Sénat et sa légitimité, l’institution interprète d’un rôle constitutionnel (Dalloz, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et parlementaire », 2018). Il est responsable des études institutionnelles au sein de l'institut.
Marc Marienval
Haut fonctionnaire.
Un Parlement confiné ?
La crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui soulève rétrospectivement trois niveaux de questions, à court, moyen et long terme. Sur le long terme, la question est d’ordre civilisationnel. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » écrivait Paul Valéry. À l’heure de l’anthropocène, notre modèle de développement économique est-il viable ? Sur le moyen terme, le problème est celui de la préparation de notre société et de l’État devant cette pandémie et, plus globalement, la capacité de l’État moderne à protéger ses citoyens. Sur le court terme, enfin, la question est celle de la gestion de la crise par le Gouvernement et son efficacité.
Évidemment, toutes ces questions sont éminemment politiques et devraient être discutées dans le lieu d’expression par excellence du débat démocratique, à savoir le Parlement. La démocratie peut en effet s’accommoder de régimes d’exception. Ceux-ci sont même nécessaires, lorsque la bonne marche des institutions n’est plus possible aux vues de l’état du pays. Ce fut le cas en l’espèce. On peut, certes, contester l’opportunité et le contenu de la loi relative à l’état d’urgence sanitaire, pas la nécessité de déroger à certaines dispositions du droit commun pour tenter de répondre efficacement à la crise. Toutefois, pour être légitime, tout régime d’exception doit comporter des garde-fous. Les écarts constatés doivent être strictement proportionnés. Mais qui apprécie cette nécessité et cette proportionnalité ? En démocratie, ce travail de contrôle ne peut être que celui du juge et surtout, du Parlement.
Or, ce dernier a été en partie absent des événements lorsque ceux-ci se sont accélérés. Aujourd’hui, son fonctionnement est ralenti et entravé. En effet, l’Assemblée nationale a assez rapidement été identifiée comme un foyer de contamination, de nombreux députés, collaborateurs et fonctionnaires étant atteints par la maladie. Cela a conduit à prendre des mesures de précaution qui ont, par un heureux hasard, coïncidé avec la suspension des travaux parlementaires prévue de longue date en raison de la campagne des municipales. Mais cette suspension a aussi eu pour conséquence de rendre invisible le Parlement au moment où des décisions fondamentales ont été prises : maintien du 1er tour des municipales, fermeture des bars et restaurants, mise en place du confinement… Aucune de ces décisions n’a donné lieu à une quelconque discussion avec les élus de la Nation.
Organiser des débats parlementaires aurait pourtant été tout à fait possible puisque, lorsque des dispositions législatives sont apparues nécessaires, le Parlement s’est réuni pour examiner le premier projet de loi de finances rectificative et le projet de loi d’urgence sanitaire. À l’échange et à la délibération collective, il a manifestement été préféré la décision individuelle du président/monarque tout puissant : en témoignent le nombre de « je » prononcés par ce dernier lors de sa première allocution…
Mais l’on constate que cet exercice solitaire du pouvoir n’a pu perdurer face aux demandes de transparence et d’association du Parlement : pour le plan de déconfinement, il a ainsi été prévu de recourir à un débat suivi d’un vote en application de l’article 50-1 de la Constitution. Il s’agit là d’une amélioration que l’on peut saluer, même si le calendrier et les conditions du vote peuvent être critiqués. On notera que l’article 50-1, issu de la révision de 2008 et alors fort critiqué par les thuriféraires de la Vème République, est particulièrement adapté à ces situations où le Gouvernement souhaite recueillir la position du Parlement sans avoir de projet de loi précis à présenter et sans, surtout, avoir à engager sa responsabilité.
Depuis 2015, il semble que les états d’exception soient devenus, si ce n’est la règle, au moins une habitude. Nos sociétés plus complexes et plus fragiles doivent faire face à ces menaces plus diffuses qu’hier. Pourtant, le dernier baromètre de la confiance politique réalisé pour le CEVIPOF montre que cette crise n’a pas ébranlé la foi de l’opinion en la démocratie[1]. Comment maintenir le contrôle parlementaire en temps de crise, même quand les chambres peinent à se réunir ? Comment rendre celui-ci effectif malgré le fait majoritaire ? De la réponse que nous donnerons à ces questions dépend en grande partie la résilience de nos démocraties devant les crises.
I. Maintenir la fonction législative
Après une première phase d’éclipse, le Parlement a repris son activité, mais de manière extrêmement contrainte et limitée : les travaux législatifs sont réduits (l’examen de nombreux textes est ainsi reporté) et la quasi-totalité des activités de contrôle est suspendue. La mise entre parenthèses de l’activité législative du Parlement pose par ailleurs un problème au regard de l’article 48 de la Constitution relatif à l’ordre du jour. Si la non-utilisation du temps de séance dévolu au Gouvernement ou à la majorité parlementaire ne soulève pas de problème de principe, la question du non-respect des séances d’initiative parlementaire des groupes minoritaires et d’opposition ne peut être évacuée d’un revers de la main. En mars, avril et mai, ce sont ainsi les « niches » des groupes La France insoumise, GDR et Les Républicains qui auront été un temps supprimées : le dernier calendrier de la session parlementaire les a reportées au mois de juin qui comprend désormais quatre (!) journées d’initiative parlementaire…
La mise en place d’un débat de qualité implique à la fois la présence des parlementaires, et que le temps qui leur est accordé pour travailler les textes soit suffisant. Dans ce contexte, deux écueils sont à éviter : une procédure parlementaire expéditive et un recours excessif aux ordonnances.
1. Les conditions de la procédure parlementaire
Le premier problème est celui de la participation des élus aux débats. Comme le rappelle très justement Elina Lemaire[2], le Parlement est avant tout un pouvoir délibérant : l’élaboration de la loi passe par une confrontation des points de vue et des positions. Selon Jean-Jacques Rousseau, « pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient toutes unanimes, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion rompt la généralité. »[3]. Ce qui vaut pour la volonté directement exprimée par le Peuple vaut également dans le cadre d’un régime représentatif selon Hans Kelsen[4]. Le Peuple demeure représenté dès lors que chacun de ses représentants peut faire entendre sa voix lors de la détermination de la volonté générale.
Or, la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé d’une organisation particulière de la discussion en séance publique qui restreint ce pouvoir délibératif en limitant le nombre de députés susceptibles de participer au débat. Mais cette limitation a suscité les critiques d’un certain nombre de députés, de la majorité et de l’opposition, qui ont regretté de ne pouvoir exprimer leurs positions, pas forcément identiques à celle de leur groupe, et exercer leur droit de vote individuel. Cette organisation a évolué à la mi-avril pour permettre à plus de députés de participer à la séance publique, mais toujours avec la volonté de respecter le plafond des réunions de 100 personnes : on peut tout de même s’interroger sur cette nouvelle hiérarchie des normes qui place un décret du Gouvernement au-dessus de la Constitution. A partir du 11 mai, il est prévu que 150 députés puissent désormais participer à la séance publique.
C’est là un problème que nombre de parlements étrangers ont réglé de manières très différentes. Le Parlement britannique, depuis le 22 avril, autorise ainsi le vote en ligne de manière transitoire jusqu’au 12 mai, ce vers quoi s’achemine aussi le Parlement italien. Le vote par courriel est également autorisé au Parlement européen. Si les dispositifs de dématérialisation posent des questions quant à la qualité du débat, il est néanmoins possible d’organiser à la fois un tour de parole et d’assurer la sincérité du scrutin. Les problèmes de falsifiabilité posés par le vote électronique sont minimes dès lors que le scrutin est public.
Le second problème est celui du temps de débat préalable au vote du texte. Comme le note Paul Cassia[5], l’adoption du texte relatif à l’état d’urgence sanitaire a fait l’objet d’une dérogation acceptée par le Conseil constitutionnel aux délais d’examen, et donc de réflexion, prévus par l’article 46 de la Constitution. La qualité du travail parlementaire ne peut être assurée si les députés et sénateurs ne disposent pas du temps nécessaire. Il faut dès lors se garder d’une procédure parlementaire expéditive, au prétexte d’une situation indéniablement exceptionnelle. Si le recours à la procédure accélérée est évidemment indispensable pour les projets de loi à examiner, on aurait pu craindre une forte pression pour que les débats parlementaires soient réduits au strict minimum, voire que le Gouvernement demande avec insistance à ce que la deuxième chambre saisie procède à un vote conforme.
Il n’en a heureusement rien été et les parlementaires ont pu exercer leur droit d’amendement et débattre en détail des dispositions des projets de loi. Pour le projet de loi d’urgence sanitaire, une commission mixte paritaire a été convoquée et a abouti, permettant la promulgation du texte moins d’une semaine après son adoption en Conseil des ministres. Et les récents débats sur le deuxième PLFR ont suivi le même chemin.
À texte constant, il n’est possible d’organiser l’état de crise au Parlement qu’à coup de compromis bancals, validés sous couvert de « circonstances exceptionnelles » par le Conseil constitutionnel. Le Bundestag a de son côté voté un dispositif spécifique valable jusqu’au 20 septembre prochain. Une proposition de loi constitutionnelle a été déposée le 30 mars dernier par Stefano Ceccanti et d’autres membres de la Camera dei deputati en vue d’insérer des articles 55 bis et ter dans la Constitution de 1947 pour, d’une part, organiser la procédure de la déclaration de l’état d’urgence dans la norme suprême et, d’autre part, prévoir la mise en place d’une commission parlementaire spéciale en de telles circonstances. L’idée qu’il pourrait exister un dispositif propre permettant d’assurer le fonctionnement du Parlement en cas de crise de manière pérenne doit donc être envisagée. On pourrait également envisager d’étendre le temps de débat en commission en généralisant durant la crise la procédure du vote en commission à l’ensemble des textes, sauf à ce qu’un président de groupe ne s’y oppose.
Proposition 1 :
À court terme, prévoir des modalités de vote électronique à distance pour l’ensemble des votes.
À moyen terme, faire du Parlement une zone de déconfinement prioritaire afin de permettre le retour à un fonctionnement normal des institutions
À long terme, modifier la Constitution à dessein d’y inclure des garanties propres en cas de crise :
– Assurer notamment un délai minimum entre la transmission au Parlement du texte et son débat en séance.
– Modifier par voie organique et réglementaire les conditions du vote en commission et en séance pour permettre le vote à distance dans le cadre d’un état de crise.
– Faire de la procédure de vote en commission la règle quand le Parlement est déclaré en crise, sauf en cas d’opposition d’un président de groupe.
2. La limitation du champ de l’état d’exception
Si l’état d’exception peut impliquer une procédure simplifiée dans certains domaines, il ne saurait représenter pour le Gouvernement un blanc-seing pour agir discrétionnairement en toute matière. Le deuxième écueil tient donc dans le recours excessif aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution. On peut comprendre que cet outil dérogatoire ait été privilégié dans un premier temps (l’article 11 de la loi d’urgence sanitaire habilite le Gouvernement à prendre des ordonnances dans de très nombreux domaines et selon des limites floues dont témoignent l’itération de la formule « afin de faire face aux conséquences »). Toutefois, il est à craindre que l’exécutif ne souhaite persister dans cette démarche au prétexte d’une plus grande efficacité. De fait, le projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19 adopté en Conseil des ministres le 7 mai dernier prévoit-il, de nouveau, plus d’une trentaine d’habilitations à légiférer par ordonnances.
Il s’agit là d’un grand danger : d’une part, cette efficacité alléguée est très discutable et, surtout, elle se paie d’une absence totale de transparence dans les modalités d’élaboration de la norme. À la différence du pouvoir législatif, le pouvoir réglementaire s’exerce dans la pénombre.
Or la lumière est d’autant plus indispensable que ces mesures seront nécessairement exceptionnelles, dérogatoires au droit commun et, parfois, attentatoires aux libertés publiques. Le Parlement ne peut ici abdiquer son pouvoir. Et cette abdication ne saurait être compensée par un contrôle parlementaire supposément « renforcé » : intervenir a posteriori dans ces domaines, c’est intervenir trop tard. La situation des personnes assignées à résidence pendant de longs mois sur le fondement de notes blanches des services de renseignement n’a été que faiblement améliorée par le contrôle parlementaire « arraché » lors de la modification de la loi de 1955…
Sur ce point l’état d’urgence sanitaire offre bien moins de garanties. D’abord, l’autorisation du Parlement n’est nécessaire qu’au bout d’un mois, et non de 12 jours. Ensuite, les mesures prises, notamment dans le titre II de la loi, ne font l’objet d’aucun contrôle renforcé selon les modalités que nous verrons. La sanction d’une incompétence négative par le Conseil constitutionnel, quand bien même il fut saisi, n’aurait été que peu probable au regard des « circonstances particulières de l’espèce », nouvelle théorie constitutionnelle qu’il n’a même pas explicitée. Il est donc nécessaire d’encadrer un tel usage aux domaines matériellement nécessaires au salut de la nation.
Proposition 2 :
À court terme, limiter au maximum le recours aux habilitations à légiférer par ordonnance.
À long terme, prévoir dans la Constitution que tout recours aux ordonnances en temps de mise en œuvre de l’état d’exception (qu’il s’agisse de l’état d’urgence ou de l’état d’urgence sanitaire) implique une saisine obligatoire du Conseil constitutionnel par le Premier ministre.
II. Qui contrôle le contrôle ?
L’enjeu du contrôle parlementaire sur l’action gouvernementale est essentiel en temps de crise. Il doit néanmoins être concilié avec la nécessité de ne pas solliciter l’exécutif à l’excès au risque d’entraver son action. De fait, l’ensemble des activités de contrôle qui avaient été mises en place (missions d’information, commissions d’enquête…) ont été mises entre parenthèses au profit du seul sujet important, la crise sanitaire.
Par ailleurs, la Conférence des présidents a mis en place une mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus — Covid 19 en France. Cette mission est présidée et, dans un premier temps, rapportée par le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand. Cette structure originale regroupe en particulier l’ensemble des présidents de commission permanente qui sont co-rapporteurs de la mission.
La création de cette mission répond à plusieurs objectifs :
– montrer l’importance de la crise en créant une structure ad hoc pilotée par le président de l’Assemblée lui-même ;
– centraliser le contrôle pour éviter que ne se multiplient les initiatives de contrôle diverses et variées ;
– enfin, ne soyons pas naïfs, empêcher qu’un groupe d’opposition n’utilise son droit de tirage pour évaluer la gestion gouvernementale de la crise (cela n’a pas empêché le groupe GDR de demander la création d’une commission d’enquête lors de la Conférence des présidents du 14 avril dernier…).
Les travaux de la mission ont rapidement commencé par l’audition du Premier ministre et du ministre de la Santé. Les auditions, riches et approfondies, se sont poursuivies depuis. Les questions soulevées par cet outil sont néanmoins nombreuses.
1. Renforcer le rôle des commissions permanentes dans la gestion de crise
À court terme, la question de l’articulation de ses travaux avec ceux des commissions permanentes se pose chaque jour. On note que l’idée initiale d’une mise entre parenthèses des travaux des commissions ne fonctionne pas et que celles-ci, chacune dans leur domaine de compétence, souhaitent travailler, en auditionnant les ministres et les responsables administratifs. Ce travail de contrôle est nécessaire et peut même représenter une solution aux difficultés techniques posées par le parlementarisme en temps de crise. Encore faut-il que les commissions disposent des moyens effectifs d’un tel contrôle. En matière sanitaire, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, créé en 1983, a produit rapidement des rapports de qualités sur les différents aspects de la crise. Le renforcement de l’expertise parlementaire, notamment lorsque le sujet est nouveau, ne peut s’entendre sans un renforcement de ses moyens matériels. Le Congrès américain et le Bundestag allemand disposent chacun d’un tel organe parlementaire à leur service exclusif. Plus de 700 personnes travaillent pour le Congressional Research Service.
Dans le cadre du projet de loi relatif à l’état d’urgence sanitaire, le contrôle des commissions est borné, plus que ce que prévoient les dispositions de la loi de 1955 relatif à l’état d’urgence[6]. Le Sénat proposait en effet que les chambres « à leur demande » puissent se faire communiquer « toute mesure prise ou mise en œuvre en application de la présente loi ». Cela a été rejeté par le Gouvernement et l’Assemblée, la majorité ayant voulu protéger le Parlement de lui-même… Or, en matière de contrôle de l’état d’urgence, la capacité de contrôler les actes d’application des mesures prises par le Gouvernement s’est avérée utile, y compris pour faire évoluer la loi[7], ce qui témoigne d’ailleurs de l’étroite imbrication des fonctions législatives et de contrôle.
Proposition 4 :
– À court terme, prévoir que dans le cadre des mesures prises en vertu de l’état d’exception, les chambres « à leur demande » puissent se faire communiquer « toute mesure prise ou mise en œuvre en application de la présente loi »
– À moyen terme, renforcer les moyens de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
2. Renforcer le contrôle par les commissions d’enquête
À moyen terme, la mission d’information est censée demander à bénéficier des prérogatives d’une commission d’enquête. Cette perspective interroge : on voit en effet mal sur quel fondement textuel une telle attribution serait possible. L’article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires précise que seules les commissions permanentes peuvent formuler une telle demande. Une mission d’information est, par définition, une structure non permanente disposant d’un simple rôle d’information et qui ne semble donc pas pouvoir bénéficier des pouvoirs d’une commission d’enquête.
Si cette difficulté (certes juridique, mais on voit bien les enjeux politiques derrière) était levée, on peut aussi s’interroger sur les modalités de travail de cette mission/commission d’enquête. Jusqu’où pourra-t-elle mener à bien ses investigations ? Pourra-t-elle disposer des comptes-rendus des réunions interministérielles consacrées à la question ? Et, surtout, pourra-t-elle exercer sur contrôle sur l’action de l’ensemble de l’exécutif, Gouvernement et présidence de la République ? On l’a encore vu lors de l’affaire Benalla (mais la question est ancienne), l’Élysée a tendance à considérer qu’elle est perméable à tout contrôle parlementaire, y compris celui des commissions d’enquête, au nom d’une conception impropre de la distinction des pouvoirs. Il s’agit là d’une illustration supplémentaire de l’hypocrisie de la Vème République qui veut que le véritable détenteur du pouvoir exécutif n’ait aucun compte à rendre à la représentation nationale.
Une question politique est par ailleurs posée. Dans une démocratie moderne selon Maurice Duverger[8], c’est d’abord la capacité de l’opposition à contrôler les majorités qui fait l’effectivité du contrôle. Comment exercer un contrôle effectif quand le fait majoritaire tend à limiter le sens critique des députés ? La mission d’information est à ce titre probante. La majorité a ainsi joué sur la formulation de l’alinéa 4 de l’article 145 du règlement de l’Assemblée nationale pour permettre à Richard Ferrand d’être à la fois président et rapporteur de la mission. Les co-rapporteurs étant les présidents de commission, sept sur huit sont donc également issus de la majorité. Or, les rapporteurs sont les pivots des enquêtes parlementaires. Au Sénat, la mission de contrôle sur les mesures liées à l’épidémie de Covid-19 apparaît exercer un contrôle plus efficace. Outre le fait qu’elle soit tenue, au sein de la commission des lois, par l’opposition, sa composition est pluraliste. Déjà expérimenté lors de l’état d’urgence entre 2015 et 2017, ce comité était composé de six membres appartenant à chacun des groupes. Durant cette période, l’Assemblée avait également su jouer un peu plus le jeu du pluralisme en nommant trois co-rapporteurs, dont d’entre eux était issu du plus grand groupe de l’opposition.
Proposition 4 :
Modifier l’ordonnance de 1959 à dessein qu’une commission d’enquête soit immédiatement créée dans chaque chambre lorsque l’état d’exception est déclaré. Ladite commission siège de plein droit durant toute la durée de l’état d’exception et jusqu’à six mois après son extinction.
La commission d’enquête est présidée par le président de la chambre et doit comporter un co-rapporteur par groupe politique.
[1] Sondage opinion Way pour le CEVIPOF, baromètre de la confiance politique, vague 11bis, avril 2020.
[2] Elina Lemaire, « Le Parlement face à la crise du Covid-19 », blog jus politicum, 2 et 13 avril 2020.
[3] Jean-Jacques Rosuseau, du Contrat social, 1 ; II, chapitre 2.
[4] Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat, Paris-Bruxelles, LGDJ-Brylant, 1997, p.336-337
[5] Paul Cassia, «Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution», Blog de Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/270320/le-conseil-constitutionnel-dechire-la-constitution.
[6] Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences. À propos du contrôle parlementaire en état d’urgence sanitaire », La Revue des droits de l’homme, n° 18, 2020, p. 2.
[7] Par exemple, concernant la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice relativement à l’encadrement des délais d’introduction et d’examen des recours pour excès de pouvoir contre les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance.
[8] Maurice Duverger, « Le rôle de l’opposition dans un Parlement actif », Le Monde, 3 avril 1973.
Publié le 14 mai 2020
Un Parlement confiné ?
Auteurs
Benjamin Morel
Benjamin Morel est maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas et docteur en science politique à l'École Normale Supérieure de Paris-Saclay. Ses travaux portent sur les institutions politiques, le droit constitutionnel, le Parlement et les collectivités territoriales. Il a notamment publié Les bases du droit constitutionnel (Belin, coll. « Major », 2020) et Le Sénat et sa légitimité, l’institution interprète d’un rôle constitutionnel (Dalloz, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et parlementaire », 2018). Il est responsable des études institutionnelles au sein de l'institut.
Marc Marienval
Haut fonctionnaire.
La crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui soulève rétrospectivement trois niveaux de questions, à court, moyen et long terme. Sur le long terme, la question est d’ordre civilisationnel. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » écrivait Paul Valéry. À l’heure de l’anthropocène, notre modèle de développement économique est-il viable ? Sur le moyen terme, le problème est celui de la préparation de notre société et de l’État devant cette pandémie et, plus globalement, la capacité de l’État moderne à protéger ses citoyens. Sur le court terme, enfin, la question est celle de la gestion de la crise par le Gouvernement et son efficacité.
Évidemment, toutes ces questions sont éminemment politiques et devraient être discutées dans le lieu d’expression par excellence du débat démocratique, à savoir le Parlement. La démocratie peut en effet s’accommoder de régimes d’exception. Ceux-ci sont même nécessaires, lorsque la bonne marche des institutions n’est plus possible aux vues de l’état du pays. Ce fut le cas en l’espèce. On peut, certes, contester l’opportunité et le contenu de la loi relative à l’état d’urgence sanitaire, pas la nécessité de déroger à certaines dispositions du droit commun pour tenter de répondre efficacement à la crise. Toutefois, pour être légitime, tout régime d’exception doit comporter des garde-fous. Les écarts constatés doivent être strictement proportionnés. Mais qui apprécie cette nécessité et cette proportionnalité ? En démocratie, ce travail de contrôle ne peut être que celui du juge et surtout, du Parlement.
Or, ce dernier a été en partie absent des événements lorsque ceux-ci se sont accélérés. Aujourd’hui, son fonctionnement est ralenti et entravé. En effet, l’Assemblée nationale a assez rapidement été identifiée comme un foyer de contamination, de nombreux députés, collaborateurs et fonctionnaires étant atteints par la maladie. Cela a conduit à prendre des mesures de précaution qui ont, par un heureux hasard, coïncidé avec la suspension des travaux parlementaires prévue de longue date en raison de la campagne des municipales. Mais cette suspension a aussi eu pour conséquence de rendre invisible le Parlement au moment où des décisions fondamentales ont été prises : maintien du 1er tour des municipales, fermeture des bars et restaurants, mise en place du confinement… Aucune de ces décisions n’a donné lieu à une quelconque discussion avec les élus de la Nation.
Organiser des débats parlementaires aurait pourtant été tout à fait possible puisque, lorsque des dispositions législatives sont apparues nécessaires, le Parlement s’est réuni pour examiner le premier projet de loi de finances rectificative et le projet de loi d’urgence sanitaire. À l’échange et à la délibération collective, il a manifestement été préféré la décision individuelle du président/monarque tout puissant : en témoignent le nombre de « je » prononcés par ce dernier lors de sa première allocution…
Mais l’on constate que cet exercice solitaire du pouvoir n’a pu perdurer face aux demandes de transparence et d’association du Parlement : pour le plan de déconfinement, il a ainsi été prévu de recourir à un débat suivi d’un vote en application de l’article 50-1 de la Constitution. Il s’agit là d’une amélioration que l’on peut saluer, même si le calendrier et les conditions du vote peuvent être critiqués. On notera que l’article 50-1, issu de la révision de 2008 et alors fort critiqué par les thuriféraires de la Vème République, est particulièrement adapté à ces situations où le Gouvernement souhaite recueillir la position du Parlement sans avoir de projet de loi précis à présenter et sans, surtout, avoir à engager sa responsabilité.
Depuis 2015, il semble que les états d’exception soient devenus, si ce n’est la règle, au moins une habitude. Nos sociétés plus complexes et plus fragiles doivent faire face à ces menaces plus diffuses qu’hier. Pourtant, le dernier baromètre de la confiance politique réalisé pour le CEVIPOF montre que cette crise n’a pas ébranlé la foi de l’opinion en la démocratie[1]. Comment maintenir le contrôle parlementaire en temps de crise, même quand les chambres peinent à se réunir ? Comment rendre celui-ci effectif malgré le fait majoritaire ? De la réponse que nous donnerons à ces questions dépend en grande partie la résilience de nos démocraties devant les crises.
I. Maintenir la fonction législative
Après une première phase d’éclipse, le Parlement a repris son activité, mais de manière extrêmement contrainte et limitée : les travaux législatifs sont réduits (l’examen de nombreux textes est ainsi reporté) et la quasi-totalité des activités de contrôle est suspendue. La mise entre parenthèses de l’activité législative du Parlement pose par ailleurs un problème au regard de l’article 48 de la Constitution relatif à l’ordre du jour. Si la non-utilisation du temps de séance dévolu au Gouvernement ou à la majorité parlementaire ne soulève pas de problème de principe, la question du non-respect des séances d’initiative parlementaire des groupes minoritaires et d’opposition ne peut être évacuée d’un revers de la main. En mars, avril et mai, ce sont ainsi les « niches » des groupes La France insoumise, GDR et Les Républicains qui auront été un temps supprimées : le dernier calendrier de la session parlementaire les a reportées au mois de juin qui comprend désormais quatre (!) journées d’initiative parlementaire…
La mise en place d’un débat de qualité implique à la fois la présence des parlementaires, et que le temps qui leur est accordé pour travailler les textes soit suffisant. Dans ce contexte, deux écueils sont à éviter : une procédure parlementaire expéditive et un recours excessif aux ordonnances.
1. Les conditions de la procédure parlementaire
Le premier problème est celui de la participation des élus aux débats. Comme le rappelle très justement Elina Lemaire[2], le Parlement est avant tout un pouvoir délibérant : l’élaboration de la loi passe par une confrontation des points de vue et des positions. Selon Jean-Jacques Rousseau, « pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient toutes unanimes, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion rompt la généralité. »[3]. Ce qui vaut pour la volonté directement exprimée par le Peuple vaut également dans le cadre d’un régime représentatif selon Hans Kelsen[4]. Le Peuple demeure représenté dès lors que chacun de ses représentants peut faire entendre sa voix lors de la détermination de la volonté générale.
Or, la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé d’une organisation particulière de la discussion en séance publique qui restreint ce pouvoir délibératif en limitant le nombre de députés susceptibles de participer au débat. Mais cette limitation a suscité les critiques d’un certain nombre de députés, de la majorité et de l’opposition, qui ont regretté de ne pouvoir exprimer leurs positions, pas forcément identiques à celle de leur groupe, et exercer leur droit de vote individuel. Cette organisation a évolué à la mi-avril pour permettre à plus de députés de participer à la séance publique, mais toujours avec la volonté de respecter le plafond des réunions de 100 personnes : on peut tout de même s’interroger sur cette nouvelle hiérarchie des normes qui place un décret du Gouvernement au-dessus de la Constitution. A partir du 11 mai, il est prévu que 150 députés puissent désormais participer à la séance publique.
C’est là un problème que nombre de parlements étrangers ont réglé de manières très différentes. Le Parlement britannique, depuis le 22 avril, autorise ainsi le vote en ligne de manière transitoire jusqu’au 12 mai, ce vers quoi s’achemine aussi le Parlement italien. Le vote par courriel est également autorisé au Parlement européen. Si les dispositifs de dématérialisation posent des questions quant à la qualité du débat, il est néanmoins possible d’organiser à la fois un tour de parole et d’assurer la sincérité du scrutin. Les problèmes de falsifiabilité posés par le vote électronique sont minimes dès lors que le scrutin est public.
Le second problème est celui du temps de débat préalable au vote du texte. Comme le note Paul Cassia[5], l’adoption du texte relatif à l’état d’urgence sanitaire a fait l’objet d’une dérogation acceptée par le Conseil constitutionnel aux délais d’examen, et donc de réflexion, prévus par l’article 46 de la Constitution. La qualité du travail parlementaire ne peut être assurée si les députés et sénateurs ne disposent pas du temps nécessaire. Il faut dès lors se garder d’une procédure parlementaire expéditive, au prétexte d’une situation indéniablement exceptionnelle. Si le recours à la procédure accélérée est évidemment indispensable pour les projets de loi à examiner, on aurait pu craindre une forte pression pour que les débats parlementaires soient réduits au strict minimum, voire que le Gouvernement demande avec insistance à ce que la deuxième chambre saisie procède à un vote conforme.
Il n’en a heureusement rien été et les parlementaires ont pu exercer leur droit d’amendement et débattre en détail des dispositions des projets de loi. Pour le projet de loi d’urgence sanitaire, une commission mixte paritaire a été convoquée et a abouti, permettant la promulgation du texte moins d’une semaine après son adoption en Conseil des ministres. Et les récents débats sur le deuxième PLFR ont suivi le même chemin.
À texte constant, il n’est possible d’organiser l’état de crise au Parlement qu’à coup de compromis bancals, validés sous couvert de « circonstances exceptionnelles » par le Conseil constitutionnel. Le Bundestag a de son côté voté un dispositif spécifique valable jusqu’au 20 septembre prochain. Une proposition de loi constitutionnelle a été déposée le 30 mars dernier par Stefano Ceccanti et d’autres membres de la Camera dei deputati en vue d’insérer des articles 55 bis et ter dans la Constitution de 1947 pour, d’une part, organiser la procédure de la déclaration de l’état d’urgence dans la norme suprême et, d’autre part, prévoir la mise en place d’une commission parlementaire spéciale en de telles circonstances. L’idée qu’il pourrait exister un dispositif propre permettant d’assurer le fonctionnement du Parlement en cas de crise de manière pérenne doit donc être envisagée. On pourrait également envisager d’étendre le temps de débat en commission en généralisant durant la crise la procédure du vote en commission à l’ensemble des textes, sauf à ce qu’un président de groupe ne s’y oppose.
Proposition 1 :
À court terme, prévoir des modalités de vote électronique à distance pour l’ensemble des votes.
À moyen terme, faire du Parlement une zone de déconfinement prioritaire afin de permettre le retour à un fonctionnement normal des institutions
À long terme, modifier la Constitution à dessein d’y inclure des garanties propres en cas de crise :
– Assurer notamment un délai minimum entre la transmission au Parlement du texte et son débat en séance.
– Modifier par voie organique et réglementaire les conditions du vote en commission et en séance pour permettre le vote à distance dans le cadre d’un état de crise.
– Faire de la procédure de vote en commission la règle quand le Parlement est déclaré en crise, sauf en cas d’opposition d’un président de groupe.
2. La limitation du champ de l’état d’exception
Si l’état d’exception peut impliquer une procédure simplifiée dans certains domaines, il ne saurait représenter pour le Gouvernement un blanc-seing pour agir discrétionnairement en toute matière. Le deuxième écueil tient donc dans le recours excessif aux ordonnances de l’article 38 de la Constitution. On peut comprendre que cet outil dérogatoire ait été privilégié dans un premier temps (l’article 11 de la loi d’urgence sanitaire habilite le Gouvernement à prendre des ordonnances dans de très nombreux domaines et selon des limites floues dont témoignent l’itération de la formule « afin de faire face aux conséquences »). Toutefois, il est à craindre que l’exécutif ne souhaite persister dans cette démarche au prétexte d’une plus grande efficacité. De fait, le projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19 adopté en Conseil des ministres le 7 mai dernier prévoit-il, de nouveau, plus d’une trentaine d’habilitations à légiférer par ordonnances.
Il s’agit là d’un grand danger : d’une part, cette efficacité alléguée est très discutable et, surtout, elle se paie d’une absence totale de transparence dans les modalités d’élaboration de la norme. À la différence du pouvoir législatif, le pouvoir réglementaire s’exerce dans la pénombre.
Or la lumière est d’autant plus indispensable que ces mesures seront nécessairement exceptionnelles, dérogatoires au droit commun et, parfois, attentatoires aux libertés publiques. Le Parlement ne peut ici abdiquer son pouvoir. Et cette abdication ne saurait être compensée par un contrôle parlementaire supposément « renforcé » : intervenir a posteriori dans ces domaines, c’est intervenir trop tard. La situation des personnes assignées à résidence pendant de longs mois sur le fondement de notes blanches des services de renseignement n’a été que faiblement améliorée par le contrôle parlementaire « arraché » lors de la modification de la loi de 1955…
Sur ce point l’état d’urgence sanitaire offre bien moins de garanties. D’abord, l’autorisation du Parlement n’est nécessaire qu’au bout d’un mois, et non de 12 jours. Ensuite, les mesures prises, notamment dans le titre II de la loi, ne font l’objet d’aucun contrôle renforcé selon les modalités que nous verrons. La sanction d’une incompétence négative par le Conseil constitutionnel, quand bien même il fut saisi, n’aurait été que peu probable au regard des « circonstances particulières de l’espèce », nouvelle théorie constitutionnelle qu’il n’a même pas explicitée. Il est donc nécessaire d’encadrer un tel usage aux domaines matériellement nécessaires au salut de la nation.
Proposition 2 :
À court terme, limiter au maximum le recours aux habilitations à légiférer par ordonnance.
À long terme, prévoir dans la Constitution que tout recours aux ordonnances en temps de mise en œuvre de l’état d’exception (qu’il s’agisse de l’état d’urgence ou de l’état d’urgence sanitaire) implique une saisine obligatoire du Conseil constitutionnel par le Premier ministre.
II. Qui contrôle le contrôle ?
L’enjeu du contrôle parlementaire sur l’action gouvernementale est essentiel en temps de crise. Il doit néanmoins être concilié avec la nécessité de ne pas solliciter l’exécutif à l’excès au risque d’entraver son action. De fait, l’ensemble des activités de contrôle qui avaient été mises en place (missions d’information, commissions d’enquête…) ont été mises entre parenthèses au profit du seul sujet important, la crise sanitaire.
Par ailleurs, la Conférence des présidents a mis en place une mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus — Covid 19 en France. Cette mission est présidée et, dans un premier temps, rapportée par le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand. Cette structure originale regroupe en particulier l’ensemble des présidents de commission permanente qui sont co-rapporteurs de la mission.
La création de cette mission répond à plusieurs objectifs :
– montrer l’importance de la crise en créant une structure ad hoc pilotée par le président de l’Assemblée lui-même ;
– centraliser le contrôle pour éviter que ne se multiplient les initiatives de contrôle diverses et variées ;
– enfin, ne soyons pas naïfs, empêcher qu’un groupe d’opposition n’utilise son droit de tirage pour évaluer la gestion gouvernementale de la crise (cela n’a pas empêché le groupe GDR de demander la création d’une commission d’enquête lors de la Conférence des présidents du 14 avril dernier…).
Les travaux de la mission ont rapidement commencé par l’audition du Premier ministre et du ministre de la Santé. Les auditions, riches et approfondies, se sont poursuivies depuis. Les questions soulevées par cet outil sont néanmoins nombreuses.
1. Renforcer le rôle des commissions permanentes dans la gestion de crise
À court terme, la question de l’articulation de ses travaux avec ceux des commissions permanentes se pose chaque jour. On note que l’idée initiale d’une mise entre parenthèses des travaux des commissions ne fonctionne pas et que celles-ci, chacune dans leur domaine de compétence, souhaitent travailler, en auditionnant les ministres et les responsables administratifs. Ce travail de contrôle est nécessaire et peut même représenter une solution aux difficultés techniques posées par le parlementarisme en temps de crise. Encore faut-il que les commissions disposent des moyens effectifs d’un tel contrôle. En matière sanitaire, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, créé en 1983, a produit rapidement des rapports de qualités sur les différents aspects de la crise. Le renforcement de l’expertise parlementaire, notamment lorsque le sujet est nouveau, ne peut s’entendre sans un renforcement de ses moyens matériels. Le Congrès américain et le Bundestag allemand disposent chacun d’un tel organe parlementaire à leur service exclusif. Plus de 700 personnes travaillent pour le Congressional Research Service.
Dans le cadre du projet de loi relatif à l’état d’urgence sanitaire, le contrôle des commissions est borné, plus que ce que prévoient les dispositions de la loi de 1955 relatif à l’état d’urgence[6]. Le Sénat proposait en effet que les chambres « à leur demande » puissent se faire communiquer « toute mesure prise ou mise en œuvre en application de la présente loi ». Cela a été rejeté par le Gouvernement et l’Assemblée, la majorité ayant voulu protéger le Parlement de lui-même… Or, en matière de contrôle de l’état d’urgence, la capacité de contrôler les actes d’application des mesures prises par le Gouvernement s’est avérée utile, y compris pour faire évoluer la loi[7], ce qui témoigne d’ailleurs de l’étroite imbrication des fonctions législatives et de contrôle.
Proposition 4 :
– À court terme, prévoir que dans le cadre des mesures prises en vertu de l’état d’exception, les chambres « à leur demande » puissent se faire communiquer « toute mesure prise ou mise en œuvre en application de la présente loi »
– À moyen terme, renforcer les moyens de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
2. Renforcer le contrôle par les commissions d’enquête
À moyen terme, la mission d’information est censée demander à bénéficier des prérogatives d’une commission d’enquête. Cette perspective interroge : on voit en effet mal sur quel fondement textuel une telle attribution serait possible. L’article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires précise que seules les commissions permanentes peuvent formuler une telle demande. Une mission d’information est, par définition, une structure non permanente disposant d’un simple rôle d’information et qui ne semble donc pas pouvoir bénéficier des pouvoirs d’une commission d’enquête.
Si cette difficulté (certes juridique, mais on voit bien les enjeux politiques derrière) était levée, on peut aussi s’interroger sur les modalités de travail de cette mission/commission d’enquête. Jusqu’où pourra-t-elle mener à bien ses investigations ? Pourra-t-elle disposer des comptes-rendus des réunions interministérielles consacrées à la question ? Et, surtout, pourra-t-elle exercer sur contrôle sur l’action de l’ensemble de l’exécutif, Gouvernement et présidence de la République ? On l’a encore vu lors de l’affaire Benalla (mais la question est ancienne), l’Élysée a tendance à considérer qu’elle est perméable à tout contrôle parlementaire, y compris celui des commissions d’enquête, au nom d’une conception impropre de la distinction des pouvoirs. Il s’agit là d’une illustration supplémentaire de l’hypocrisie de la Vème République qui veut que le véritable détenteur du pouvoir exécutif n’ait aucun compte à rendre à la représentation nationale.
Une question politique est par ailleurs posée. Dans une démocratie moderne selon Maurice Duverger[8], c’est d’abord la capacité de l’opposition à contrôler les majorités qui fait l’effectivité du contrôle. Comment exercer un contrôle effectif quand le fait majoritaire tend à limiter le sens critique des députés ? La mission d’information est à ce titre probante. La majorité a ainsi joué sur la formulation de l’alinéa 4 de l’article 145 du règlement de l’Assemblée nationale pour permettre à Richard Ferrand d’être à la fois président et rapporteur de la mission. Les co-rapporteurs étant les présidents de commission, sept sur huit sont donc également issus de la majorité. Or, les rapporteurs sont les pivots des enquêtes parlementaires. Au Sénat, la mission de contrôle sur les mesures liées à l’épidémie de Covid-19 apparaît exercer un contrôle plus efficace. Outre le fait qu’elle soit tenue, au sein de la commission des lois, par l’opposition, sa composition est pluraliste. Déjà expérimenté lors de l’état d’urgence entre 2015 et 2017, ce comité était composé de six membres appartenant à chacun des groupes. Durant cette période, l’Assemblée avait également su jouer un peu plus le jeu du pluralisme en nommant trois co-rapporteurs, dont d’entre eux était issu du plus grand groupe de l’opposition.
Proposition 4 :
Modifier l’ordonnance de 1959 à dessein qu’une commission d’enquête soit immédiatement créée dans chaque chambre lorsque l’état d’exception est déclaré. Ladite commission siège de plein droit durant toute la durée de l’état d’exception et jusqu’à six mois après son extinction.
La commission d’enquête est présidée par le président de la chambre et doit comporter un co-rapporteur par groupe politique.
[1] Sondage opinion Way pour le CEVIPOF, baromètre de la confiance politique, vague 11bis, avril 2020.
[2] Elina Lemaire, « Le Parlement face à la crise du Covid-19 », blog jus politicum, 2 et 13 avril 2020.
[3] Jean-Jacques Rosuseau, du Contrat social, 1 ; II, chapitre 2.
[4] Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat, Paris-Bruxelles, LGDJ-Brylant, 1997, p.336-337
[5] Paul Cassia, «Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution», Blog de Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/270320/le-conseil-constitutionnel-dechire-la-constitution.
[6] Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences. À propos du contrôle parlementaire en état d’urgence sanitaire », La Revue des droits de l’homme, n° 18, 2020, p. 2.
[7] Par exemple, concernant la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice relativement à l’encadrement des délais d’introduction et d’examen des recours pour excès de pouvoir contre les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance.
[8] Maurice Duverger, « Le rôle de l’opposition dans un Parlement actif », Le Monde, 3 avril 1973.