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Rousseau, l’imagination au pouvoir ?

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Rousseau, l’imagination au pouvoir ?

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Rousseau, l’imagination au pouvoir ?

On se souvient des mots célèbres de Sartre adressés à Daniel Cohn-Bendit en mai 1968 : « Ce qu’il y a d’intéressant, dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde, mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Nous, nous avons été faits de telle sorte que nous avons une idée précise de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. […] Vous, vous avez une imagination beaucoup plus riche, et les formules qu’on lit sur les murs de la Sorbonne le prouvent. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas ». Plus encore que la défiance à l’égard de la « démocratie représentative » et la réticence à considérer que le peuple puisse déléguer sa volonté, c’est peut-être ce rôle accordé à l’imagination entendue comme instrument d’une extension du champ des possibles qui, au-delà des slogans de mai 68, relie la pensée de Rousseau à notre présent.

Il faut pourtant commencer par souligner le paradoxe : si l’imagination joue un rôle central dans l’œuvre et la pensée de Rousseau, elle n’a rien de naturel au sein de son « système ». À l’état de nature, l’homme ne saurait en effet être défini comme un animal imaginant puisque son existence se réduit d’abord aux seules sensations physiques : « son imagination ne lui peint rien ; son cœur ne lui demande rien » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Heureuse situation, à bien des égards, que cette inactivité originelle de la faculté imageante. À l’état civil, l’homme se caractérise, à l’inverse, par un inassouvissement perpétuel que suscite l’écart qui sépare nos désirs de ce qui est à notre portée ou en notre pouvoir. Procédant d’un développement funeste de la perfectibilité, l’imagination joue un rôle central dans les pathologies sociales qui caractérisent « l’homme de l’homme ». Aussi importe-t-il de préserver Émile, au moins en un premier temps, de toute ouverture au registre sans repère de l’imaginaire : l’enfant est ainsi soigneusement tenu à l’écart des livres et des miroirs, comme de tout objet qui pourrait se substituer à une connaissance immédiate de la réalité et éveiller prématurément ses désirs.

Pour autant, chez Rousseau, l’imagination n’est pas, par elle-même, opératrice de dénaturation. Bien au contraire, elle est au principe de la pitié, seule passion naturelle avec l’amour de soi. Faculté de transport et d’identification, elle suppose l’aptitude au moins virtuelle à se mettre à la place d’autrui. Nul hasard si c’est à Rousseau que l’on doit l’usage du verbe identifier sous une forme pronominale qui implique que le sujet puisse se confondre en pensée ou en fait avec un être réel ou une figure fictive. Nul hasard non plus si Rousseau fait un usage remarquable d’une autre tournure pronominale : se figurer. Mais alors que la langue classique associait ce tour à une puissance illusoire (« Peut-on se figurer de si folles chimères ? » écrivait ainsi Boileau), Rousseau lui donne le plus souvent une valeur éminemment positive. On a souvent souligné, en particulier, la vertu consolatrice d’une imagination qui, chez Rousseau, permet d’édifier des fictions compensatrices face aux blessures ou aux frustrations qu’inflige le monde social. En témoignent de multiples pages des premiers livres des Confessions où la naïveté de Jean-Jacques et ses châteaux en Espagne apparaissent certes comme ce qui l’expose à tous les dangers (conformément au modèle picaresque) mais aussi et surtout comme ce qui le préserve de tous les maux de la société.

Loin d’être seulement une propension coupable, l’abandon aux chimères possède aussi une vocation dynamique et créatrice dont le récit de la genèse de La Nouvelle Héloïse, relatée au livre IX des Confessions, offre le modèle exemplaire. La fiction romanesque y apparaît, en effet, tout entière dérivée de la puissance de l’imaginaire et de la force obsédante de certaines visions : ce sont bien des figures rêvées, des images ravissantes, des tableaux voluptueux qui auraient hanté Rousseau tout au long du processus de création de la Julie : « Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré. […] Je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature ». La seule source de l’imagination romanesque étant supposée être un moi se repaissant de chimères pour compenser les frustrations du réel, l’écriture de Julie est tout d’abord donnée comme étrangère à tout projet littéraire et à toute inspiration livresque. Elle ne serait que le prolongement d’une forme de transe qui dépossède le sujet écrivant de toute maîtrise et de toute autorité littéraire. Mais cette dépossession est en réalité aussi l’affirmation d’une créativité proprement démiurgique et souverainement autarcique, le sujet écrivant tirant de lui-même toute la substance de son œuvre. La fonction fabulatrice qui se serait ainsi épanchée souverainement sans répondre à une quelconque intention littéraire semble le fruit d’une subjectivité à la fois productrice et consommatrice de ses propres fictions. Ce récit génétique permet de mesurer à quel point, chez l’auteur de La Nouvelle Héloïse, la création artistique n’est plus indexée sur la ressemblance avec une nature qui existerait à l’extérieur du sujet, mais procède d’une expérience vécue, tout à la fois réelle et imaginaire, en tout cas purement intérieure (d’où l’hommage insistant que lui a rendu Wilhelm Dilthey dans sa théorie de l’imagination).

Les pouvoirs de l’imagination, chez Rousseau, sont donc loin d’avoir une vertu seulement consolatrice, et ils sont loin aussi de ne s’épanouir que dans le versant supposé « littéraire » de son œuvre. De la fécondité critique et théorique des chimères témoignent de multiples formules provocantes que Rousseau égrène au fil de ses textes, y compris les plus « systématiques » : « Lecteur, j’aurai beau faire […] vous direz : ce rêveur toujours sa chimère » lit-on dans Émile. En réalité, l’accusation doit se renverser : « Depuis longtemps [les lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois toujours dans le pays des préjugés ». Ces « gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique » ne révèlent que l’étroitesse de leur propre esprit. Que ce soit sur le plan esthétique, sur le plan amoureux ou sur le plan philosophique, l’imagination peut être entendu chez Rousseau comme « ce qui étend pour nous la mesure des possibles » (Émile). L’imagination se place à l’intermédiaire du présent de la sensation et du possible des idées, ouvrant des possibilités au-delà de l’ordre actuel des choses. Tel est le mécanisme qui constitue proprement l’expérience esthétique. La fin du livre II de l’Émile, sur la contemplation d’une « belle enfance », en offre une illustration exemplaire : de même que le spectacle du printemps est plus agréable que celui de l’automne en ce qu’il incite l’imagination à « joindre celui des saisons qui doivent suivre », de même le charme qu’on trouve à contempler une belle enfance « préférablement à la perfection de l’âge mûr » est-il lié à ces promesses que l’enfant porte en lui. Tel est aussi le principe qui conduit Rousseau à accorder sa préférence à la musique plutôt qu’à la peinture, en vertu de son aptitude à susciter chez l’auditeur des images mentales d’une bien plus grande variété que ne peut le faire la peinture, vouée à la représentation et à la monstration de ce qui se voit : la musique, elle, a non seulement le don singulier d’offrir une image de toutes les choses visibles, mais elle a celui, bien plus extraordinaire encore, de permettre à l’auditeur de se figurer tout ce qui ne se voit pas. Les reconfigurations que l’imagination opèrent sur la réalité sont ce qui rend l’expérience de la vie irréductible aux seules sensations physiques. A contrario, la réalité présente, la jouissance, la possession, la vision font obstacle au travail de l’imagination. C’est sans doute sous la plume de Julie que ce principe esthétique s’énonce sous sa forme la plus radicale et la plus dense : « on ne se figure point ce qu’on voit ». Autrement dit, la perception visuelle inhibe l’imagination. Celle-ci agit en figurant, parant, et embellissant les objets du désir. Elle les modifie au gré de la passion durant le temps de leur absence. C’est elle qui, en nous faisant voir ce que l’on ne voit pas, « ajoute un charme aux objets qui frappent nos sens ».

Cette conception, qui place en somme la modalité de l’absence au cœur de l’expérience existentielle du sujet suppose que ce que l’imagination se figure n’est pas un objet généralement et directement connaissable : il est le fruit d’une invention ou plutôt d’une réinvention rendue légitime par sa nature. La distinction que Rousseau opère entre nature originelle et nature actuelle de l’homme, ou entre réalité actuelle et réalité naturelle, implique, en effet, d’inventer les moyens à la fois fictionnels et conceptuels de laisser entrevoir cette réalité originelle qui se loge derrière une dénaturation qui est aussi et avant toute une défiguration. Une dimension essentielle de la pensée de Rousseau est sans doute d’avoir voulu voir le monde non seulement dans son actualité, mais sub specie possibilitatis, autrement dit de le regarder en le comparant explicitement ou implicitement à ce qui a pu se passer, à ce qui aurait pu se passer, mais aussi à ce qui pourrait se passer. Telle est la force et la richesse du regard modal que Rousseau porte sur le monde : de là procède une grande partie de la puissance de son œuvre (puissance de retentissement et puissance de bouleversement ; l’œuvre de Rousseau possède une effectivité rare : elle a produit de multiples effets dans le réel). Le refus chez Rousseau de confondre le possible et l’existant est principiel. Mais entre l’utopisme naïf, valorisant un possible purement abstrait, fondé sur l’oubli ou l’ignorance du monde existant, et le redoublement « réaliste » du monde actuel par la pensée, avalisant l’idée qu’aucune possibilité différente n’a de chance d’advenir, Rousseau s’emploie à ouvrir une troisième voie. La pensée de Rousseau invite à exploiter les ressources de l’imagination et de la possibilisation non comme un jeu de l’esprit permettant de déployer ce que peut la nature dans l’infini du temps, comme c’était exemplairement le cas dans l’argument matérialiste traditionnel du jet de dés : argument dont Rousseau reconnaît la force théorique mais qu’il récuse comme une possibilité purement formelle qui ne saurait susciter l’adhésion du sentiment intérieur. Il s’agit de réintroduire dans la réalité actuelle du monde des possibles que le présent oblitère ou qu’il inhibe. Dans cette opération philosophique, l’imagination joue un rôle crucial puisqu’elle est ce qui permet de laisser discerner des possibilités enfouies (celles de l’état de nature, mais aussi celles dont témoignent les historiens de l’antiquité ou encore les relations de voyage) ou à venir (celles que s’emploient à construire non seulement Émile, mais aussi, sur un autre plan, Du contrat social). Aussi Rousseau ne cesse-t-il de lester ses fictions théoriques de tout le poids de l’histoire et de toutes les attentes du devenir.

Publié le 19 septembre 2025

Rousseau, l’imagination au pouvoir ?

Auteurs

Christophe Martin
Christophe Martin est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à Sorbonne Université. Spécialiste de Rousseau, de Marivaux, de Montesquieu, de Fontenelle et de Diderot, il est Président de la Société Française dix-huitième Siècle (SFEDS).

On se souvient des mots célèbres de Sartre adressés à Daniel Cohn-Bendit en mai 1968 : « Ce qu’il y a d’intéressant, dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde, mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Nous, nous avons été faits de telle sorte que nous avons une idée précise de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. […] Vous, vous avez une imagination beaucoup plus riche, et les formules qu’on lit sur les murs de la Sorbonne le prouvent. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas ». Plus encore que la défiance à l’égard de la « démocratie représentative » et la réticence à considérer que le peuple puisse déléguer sa volonté, c’est peut-être ce rôle accordé à l’imagination entendue comme instrument d’une extension du champ des possibles qui, au-delà des slogans de mai 68, relie la pensée de Rousseau à notre présent.

Il faut pourtant commencer par souligner le paradoxe : si l’imagination joue un rôle central dans l’œuvre et la pensée de Rousseau, elle n’a rien de naturel au sein de son « système ». À l’état de nature, l’homme ne saurait en effet être défini comme un animal imaginant puisque son existence se réduit d’abord aux seules sensations physiques : « son imagination ne lui peint rien ; son cœur ne lui demande rien » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Heureuse situation, à bien des égards, que cette inactivité originelle de la faculté imageante. À l’état civil, l’homme se caractérise, à l’inverse, par un inassouvissement perpétuel que suscite l’écart qui sépare nos désirs de ce qui est à notre portée ou en notre pouvoir. Procédant d’un développement funeste de la perfectibilité, l’imagination joue un rôle central dans les pathologies sociales qui caractérisent « l’homme de l’homme ». Aussi importe-t-il de préserver Émile, au moins en un premier temps, de toute ouverture au registre sans repère de l’imaginaire : l’enfant est ainsi soigneusement tenu à l’écart des livres et des miroirs, comme de tout objet qui pourrait se substituer à une connaissance immédiate de la réalité et éveiller prématurément ses désirs.

Pour autant, chez Rousseau, l’imagination n’est pas, par elle-même, opératrice de dénaturation. Bien au contraire, elle est au principe de la pitié, seule passion naturelle avec l’amour de soi. Faculté de transport et d’identification, elle suppose l’aptitude au moins virtuelle à se mettre à la place d’autrui. Nul hasard si c’est à Rousseau que l’on doit l’usage du verbe identifier sous une forme pronominale qui implique que le sujet puisse se confondre en pensée ou en fait avec un être réel ou une figure fictive. Nul hasard non plus si Rousseau fait un usage remarquable d’une autre tournure pronominale : se figurer. Mais alors que la langue classique associait ce tour à une puissance illusoire (« Peut-on se figurer de si folles chimères ? » écrivait ainsi Boileau), Rousseau lui donne le plus souvent une valeur éminemment positive. On a souvent souligné, en particulier, la vertu consolatrice d’une imagination qui, chez Rousseau, permet d’édifier des fictions compensatrices face aux blessures ou aux frustrations qu’inflige le monde social. En témoignent de multiples pages des premiers livres des Confessions où la naïveté de Jean-Jacques et ses châteaux en Espagne apparaissent certes comme ce qui l’expose à tous les dangers (conformément au modèle picaresque) mais aussi et surtout comme ce qui le préserve de tous les maux de la société.

Loin d’être seulement une propension coupable, l’abandon aux chimères possède aussi une vocation dynamique et créatrice dont le récit de la genèse de La Nouvelle Héloïse, relatée au livre IX des Confessions, offre le modèle exemplaire. La fiction romanesque y apparaît, en effet, tout entière dérivée de la puissance de l’imaginaire et de la force obsédante de certaines visions : ce sont bien des figures rêvées, des images ravissantes, des tableaux voluptueux qui auraient hanté Rousseau tout au long du processus de création de la Julie : « Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré. […] Je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature ». La seule source de l’imagination romanesque étant supposée être un moi se repaissant de chimères pour compenser les frustrations du réel, l’écriture de Julie est tout d’abord donnée comme étrangère à tout projet littéraire et à toute inspiration livresque. Elle ne serait que le prolongement d’une forme de transe qui dépossède le sujet écrivant de toute maîtrise et de toute autorité littéraire. Mais cette dépossession est en réalité aussi l’affirmation d’une créativité proprement démiurgique et souverainement autarcique, le sujet écrivant tirant de lui-même toute la substance de son œuvre. La fonction fabulatrice qui se serait ainsi épanchée souverainement sans répondre à une quelconque intention littéraire semble le fruit d’une subjectivité à la fois productrice et consommatrice de ses propres fictions. Ce récit génétique permet de mesurer à quel point, chez l’auteur de La Nouvelle Héloïse, la création artistique n’est plus indexée sur la ressemblance avec une nature qui existerait à l’extérieur du sujet, mais procède d’une expérience vécue, tout à la fois réelle et imaginaire, en tout cas purement intérieure (d’où l’hommage insistant que lui a rendu Wilhelm Dilthey dans sa théorie de l’imagination).

Les pouvoirs de l’imagination, chez Rousseau, sont donc loin d’avoir une vertu seulement consolatrice, et ils sont loin aussi de ne s’épanouir que dans le versant supposé « littéraire » de son œuvre. De la fécondité critique et théorique des chimères témoignent de multiples formules provocantes que Rousseau égrène au fil de ses textes, y compris les plus « systématiques » : « Lecteur, j’aurai beau faire […] vous direz : ce rêveur toujours sa chimère » lit-on dans Émile. En réalité, l’accusation doit se renverser : « Depuis longtemps [les lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois toujours dans le pays des préjugés ». Ces « gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique » ne révèlent que l’étroitesse de leur propre esprit. Que ce soit sur le plan esthétique, sur le plan amoureux ou sur le plan philosophique, l’imagination peut être entendu chez Rousseau comme « ce qui étend pour nous la mesure des possibles » (Émile). L’imagination se place à l’intermédiaire du présent de la sensation et du possible des idées, ouvrant des possibilités au-delà de l’ordre actuel des choses. Tel est le mécanisme qui constitue proprement l’expérience esthétique. La fin du livre II de l’Émile, sur la contemplation d’une « belle enfance », en offre une illustration exemplaire : de même que le spectacle du printemps est plus agréable que celui de l’automne en ce qu’il incite l’imagination à « joindre celui des saisons qui doivent suivre », de même le charme qu’on trouve à contempler une belle enfance « préférablement à la perfection de l’âge mûr » est-il lié à ces promesses que l’enfant porte en lui. Tel est aussi le principe qui conduit Rousseau à accorder sa préférence à la musique plutôt qu’à la peinture, en vertu de son aptitude à susciter chez l’auditeur des images mentales d’une bien plus grande variété que ne peut le faire la peinture, vouée à la représentation et à la monstration de ce qui se voit : la musique, elle, a non seulement le don singulier d’offrir une image de toutes les choses visibles, mais elle a celui, bien plus extraordinaire encore, de permettre à l’auditeur de se figurer tout ce qui ne se voit pas. Les reconfigurations que l’imagination opèrent sur la réalité sont ce qui rend l’expérience de la vie irréductible aux seules sensations physiques. A contrario, la réalité présente, la jouissance, la possession, la vision font obstacle au travail de l’imagination. C’est sans doute sous la plume de Julie que ce principe esthétique s’énonce sous sa forme la plus radicale et la plus dense : « on ne se figure point ce qu’on voit ». Autrement dit, la perception visuelle inhibe l’imagination. Celle-ci agit en figurant, parant, et embellissant les objets du désir. Elle les modifie au gré de la passion durant le temps de leur absence. C’est elle qui, en nous faisant voir ce que l’on ne voit pas, « ajoute un charme aux objets qui frappent nos sens ».

Cette conception, qui place en somme la modalité de l’absence au cœur de l’expérience existentielle du sujet suppose que ce que l’imagination se figure n’est pas un objet généralement et directement connaissable : il est le fruit d’une invention ou plutôt d’une réinvention rendue légitime par sa nature. La distinction que Rousseau opère entre nature originelle et nature actuelle de l’homme, ou entre réalité actuelle et réalité naturelle, implique, en effet, d’inventer les moyens à la fois fictionnels et conceptuels de laisser entrevoir cette réalité originelle qui se loge derrière une dénaturation qui est aussi et avant toute une défiguration. Une dimension essentielle de la pensée de Rousseau est sans doute d’avoir voulu voir le monde non seulement dans son actualité, mais sub specie possibilitatis, autrement dit de le regarder en le comparant explicitement ou implicitement à ce qui a pu se passer, à ce qui aurait pu se passer, mais aussi à ce qui pourrait se passer. Telle est la force et la richesse du regard modal que Rousseau porte sur le monde : de là procède une grande partie de la puissance de son œuvre (puissance de retentissement et puissance de bouleversement ; l’œuvre de Rousseau possède une effectivité rare : elle a produit de multiples effets dans le réel). Le refus chez Rousseau de confondre le possible et l’existant est principiel. Mais entre l’utopisme naïf, valorisant un possible purement abstrait, fondé sur l’oubli ou l’ignorance du monde existant, et le redoublement « réaliste » du monde actuel par la pensée, avalisant l’idée qu’aucune possibilité différente n’a de chance d’advenir, Rousseau s’emploie à ouvrir une troisième voie. La pensée de Rousseau invite à exploiter les ressources de l’imagination et de la possibilisation non comme un jeu de l’esprit permettant de déployer ce que peut la nature dans l’infini du temps, comme c’était exemplairement le cas dans l’argument matérialiste traditionnel du jet de dés : argument dont Rousseau reconnaît la force théorique mais qu’il récuse comme une possibilité purement formelle qui ne saurait susciter l’adhésion du sentiment intérieur. Il s’agit de réintroduire dans la réalité actuelle du monde des possibles que le présent oblitère ou qu’il inhibe. Dans cette opération philosophique, l’imagination joue un rôle crucial puisqu’elle est ce qui permet de laisser discerner des possibilités enfouies (celles de l’état de nature, mais aussi celles dont témoignent les historiens de l’antiquité ou encore les relations de voyage) ou à venir (celles que s’emploient à construire non seulement Émile, mais aussi, sur un autre plan, Du contrat social). Aussi Rousseau ne cesse-t-il de lester ses fictions théoriques de tout le poids de l’histoire et de toutes les attentes du devenir.

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