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Vers un retour des irrédentismes en Europe ?

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    Vers un retour des irrédentismes en Europe ?

    Auteurs

    Dans le Caucase méridional, l’Europe vient de vivre un rappel brutal à la réalité des contestations frontalières. Au Haut-Karabagh (4 400 km2 environ), de septembre à novembre, ce sont plus de 4 000 personnes qui sont mortes au combat, sans compter les civils, pour le contrôle d’un territoire grand comme un département français, déchiré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. À l’heure de l’Espace Schengen et du cyberespace, ces guerres de conquête territoriale, ces re-délimitations de frontières nationales pourraient, pour un observateur peu attentif, sembler incongrues, voire anachroniques dans l’espace européen. Plus de 100 et 75 ans après les deux dernières guerres mondiales, déclenchées pour des litiges territoriaux, en Europe, et presque 30 ans après le démantèlement de l’URSS et de la Yougoslavie, la matérialité des frontières, le contrôle souverain de l’espace, se sont à nouveau réaffirmés dans une guerre conventionnelle.

    Pourtant, sans couverture médiatique, c’est à bas bruit, que les insatisfactions liées au redécoupage historique des frontières nationales ont progressivement gagné en intensité ces dernières années. Au-delà des velléités sécessionnistes et indépendantistes de certaines régions européennes telles l’Écosse, la Flandre, la Catalogne et même l’Italie du Nord (“Padanie”), qui font régulièrement l’actualité, c’est le spectre de l’irrédentisme, aux conséquences plus profondes, qui ressurgit. 

    L’irrédentisme, désignant initialement dès la fin du XIXe siècle l’idéologie de rattachement des terres irrédentes “non délivrées” à l’Italie nouvellement unifiée, se définit désormais comme toute volonté politique de rattachement à un État national des territoires qui lui seraient historiquement, culturellement et linguistiquement liés. Il est par ailleurs souvent question d’une ou de plusieurs minorités dans un État voisin dont on prétexte défendre les droits pour justifier l’irrédentisme. Contrairement aux indépendantismes où un territoire souhaite se détacher d’un État prédécesseur, l’irrédentisme implique un conflit international, entre deux États dont l’un souhaite s’approprier une ou des zones relevant du territoire souverain de l’autre. L’irrédentisme implique donc mécaniquement un conflit entre deux armées étatiques, deux systèmes et peuples organisés. Pour des portions limitées de territoire, pouvant même être une ville ou une zone inhabitée, ce peut donc être des moyens militaires disproportionnés qui sont engagés, avec les conséquences gravissimes qui en résultent : nombre élevés de victimes civiles et militaires, déstabilisation des États, risque d’embrasement des pays voisins.

    On pourrait croire que ces velléités appartiennent au romantisme et aux livres d’histoire en Europe. L’importance de cette question n’y est en effet pas nouvelle. On pourrait même dire que l’idée d’une protection des droits des minorités par la communauté internationale en est née ! En effet, la Première Guerre mondiale, mettant aux prises des nationalismes avides d’annexions territoriales, a eu pour suite et résolution temporaire plus de dix traités (parmi lesquels les fameux traités du Trianon pour la Hongrie, et de Sèvres pour la Turquie) contenant des stipulations spécifiques aux minorités de ces pays d’Europe centrale et orientale, ce pour protéger leurs droits et libertés, en particulier les libertés civiles, politiques et religieuses. Ces traités prévoyaient explicitement que la protection des minorités relevait d’une “obligation d’intérêt international”, dont le respect était placé sous la garantie de la Société des Nations, prémisse de la future Organisation des Nations unies (ONU). Les années 1920 et 1930 ont ainsi donné lieu à une activité de pétitions auprès du Conseil de la Société et même de saisine de la Cour permanente de justice (respectivement précurseurs du Conseil de sécurité de l’ONU et de la Cour internationale de Justice), et cela sans succès majeur (à l’exception notable de la résolution du conflit des îles Åland en 1921, archipel à population de culture suédoise sous souveraineté finlandaise). Toutefois, malgré cette première tentative de résolution par le droit en Europe, c’est une nouvelle fois une volonté d’expansion territoriale, l’Allemagne revendiquant un “espace vital”, qui a embrasé la deuxième guerre mondiale. 

    Par la suite, sous l’Europe post-Yalta, engoncée dans le pardessus de la guerre froide, ces sujets ont été relégués à un rang second, ne ressurgissant qu’avec la dislocation du bloc socialiste (URSS, Yougoslavie) à travers la question des “nationalités” et de leurs droits, et par extension, celui des minorités nationales dans des pays tiers. A ainsi été ravivé, en Europe centrale et orientale, l’intense débat au sujet des “nationalités” qui avait déjà vu s’affronter dans les années 1920 Lénine et Staline (alors commissaire du peuple aux nationalités). On notera que c’est de ces indépendances et découpages territoriaux non concertés que sont issus les principaux derniers “conflits gelés” en Europe (Haut-Karabagh, Transnistrie en Moldavie, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, et dernièrement Donbass Louhansk et Crimée en Ukraine).

    De cet héritage en Europe issu de deux guerres mondiales et de l’effondrement d’États plurinationaux, les questions irrédentistes restent nombreuses, mais souvent en sourdine. Toutefois nombre d’entre elles paraissent même relever de l’anecdote. Par exemple, il n’existe actuellement pas de mouvement organisé en France pour ré-annexer les îles anglo-normandes dont Jersey et Guernesey (ce que pourrait par ailleurs regretter tout ministre du Budget français), les contentieux relatifs aux autres îles ayant en outre été tranchés par la Cour internationale de justice en 1953. D’autres mouvements irrédentistes sont aujourd’hui moins actifs, tels ceux du Sud-Tyrol, zone avec un PIB/habitant relativement élevé, demandant son rattachement à l’Autriche, ou ceux outre-Rhin remettant en cause la ligne Oder-Neisse (et le rattachement à l’Allemagne de la Poméranie orientale et de la Haute-Silésie, notamment). Le risque de réactivation du conflit nord-irlandais dans le contexte du Brexit est en revanche une préoccupation.

    Mais surtout, des risques réels et nouveaux se sont toutefois constitués, notamment en Europe centrale et orientale. La politique dite “néo-magyare” ou “de Grande Hongrie » poursuivie par les autorités hongroises depuis les années 2000 en est l’exemple le plus abouti. Celle-ci vise à renforcer les liens entre l’État hongrois et les populations de culture, voire d’identité hongroise, “magyare”, présentes dans des Etats voisins (principalement en Roumanie, Slovaquie, Serbie, Ukraine). L’importance, notamment numérique de ces populations s’explique par le fait que le Traité du Trianon de 1920 avait démantelé l’Empire austro-hongrois en plaçant plus d’un tiers des populations magyares dans des États successeurs où elles étaient minoritaires.

    Désormais, un siècle plus tard, la Hongrie subventionne, dans ces pays voisins, le développement et l’enseignement de la culture hongroise pour ces populations, facilitant en 2010 leur naturalisation – leur délivrant des passeports hongrois -, et ayant même permis dès 2014 à ces “magyars d’outre-frontière” de voter par correspondance aux élections hongroises. Ces populations, possiblement instrumentalisées, peuvent désormais être utilisées comme levier de pression diplomatique, et même comme élément d’ingérence dans la politique intérieure des autres États (il existe par exemple un parti de la minorité hongroise en Serbie). Mais surtout, cette politique ultra-nationaliste peut clairement mener à moyen-terme à ce que ces populations demandent le rattachement à l’État national pour constituer la “Grande Hongrie”, avec le risque de conflit inter-étatique et régional que ceci impliquerait mécaniquement.

    On ne peut que constater avec inquiétude que d’autres États de la région ont adopté des politiques du même ordre, brouillant les frontières entre les populations nationales et celles présentes dans d’autres Etats voisins. Ainsi, en 2009, sous l’impulsion du président roumain Traian Basescu, ce sont plusieurs centaines de milliers de passeports qui ont été délivrés à des ressortissants moldaves roumanophones, alors qu’il existe un réel mouvement dit “unioniste” qui aspire à réintégrer la Moldavie, territorialement rattachée à l’URSS de 1940 à son indépendance en 1989, dans une “Grande Roumanie”.

    Et, plus récemment, la décision, à l’été dernier du dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan, de délivrer des passeports aux Libanais d’origine turque qui le souhaitent, indique que sa politique “néo-ottomane” n’est pas dénuée de toute volonté de revenir sur le démantèlement de l’Empire ottoman par le Traité de Sèvres en 1920. Et ce type d’ingérence peut tout à fait être un prélude à un futur irrédentisme. Le ministre des affaires étrangères turc avait par ailleurs à ce titre, à l’occasion de la présentation de ce dispositif, évoqué la présence de populations turques au Liban depuis le XIe siècle… On pourrait aussi évoquer la réactivation du conflit gelé de Chypre du Nord avec la réouverture du littoral de la ville de Varosha en octobre dernier.

    À ceci, il faut ajouter qu’en Europe, la Russie apparaît comme encline à continuer d’user d’un droit de regard et d’influence sur les populations slaves ou russophones dans ses États voisins. La guerre du Donbass et l’annexion-rattachement de la Crimée en 2014 montrent que l’irrédentisme peut toujours être un objectif politique ou à tout le moins un levier de négociation diplomatique. C’est en ce sens qu’il faut analyser la vigilance de plusieurs pays baltes quant à leurs minorités russes ou russophones, ainsi que celle de la Norvège quant aux populations permanentes russophones basées sur l’archipel arctique du Svalbard – contesté depuis le traité de Paris de 1920, négocié et signé alors que la Russie était en pleine guerre civile -.

    La résurgence des irrédentismes, qui mène à des conflits inter-étatiques ouverts en Europe, en particulier centrale et orientale, est un danger réel. Or, ce risque particulier est un risque identifié : ces velléités irrédentistes ne sont que la résultante de conflits historiques non sérieusement résolus. Ces contentieux territoriaux, culturels et populationnels n’ont jamais été tranchés par une négociation d’État souverain à État souverain, mais par un rapport de force, et souvent par une sujétion militaire. C’est par là même qu’il convient donc d’envisager un règlement pacifique et pérenne de ces poudrières latentes en Europe, ce par deux volets.

    Le premier volet, le plus politique et le plus fondamental, concerne l’organisation d’une conférence en Europe, sous l’égide par exemple de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, incluant donc aussi les grandes puissances parties directement ou indirectement aux intérêts de la zone : États-Unis, Union européenne, Russie), pour négocier et trancher les litiges existants, ou ceux qui pourraient survenir. Jusqu’ici, les grandes instances de résolution frontalières, telles les conférences de Paix, que ce soit Paris en 1919, Yalta en 1945, les dislocations rapides de l’URSS et de la Yougoslavie, n’avaient pas permis de négociation exhaustive et prolongée sur ces questions, étant principalement des choix imposés pour de nombreux États. Dans cette nouvelle Conférence, il serait question de négociations “à froid”, d’État souverain à État souverain, avec l’appui ou le cadrage d’États tiers, sous le patronage des grandes puissances de l’OSCE. De telles négociations en temps de paix ont pu ainsi régler des dossiers épineux et anciens. Par exemple, dernièrement en Asie, un accord de 2015 entre l’Inde et le Bangladesh a mis fin à plus de soixante ans de contentieux de par des échanges de territoires et des redélimitations de frontière terrestre. En Europe même, la résolution du contentieux entre la Grèce et la Macédoine du Nord au sujet du nom officiel de celle-ci montre que des questions relevant apparemment d’oppositions nationalistes irréconciliables peuvent faire l’objet de négociations réussies.

    Le second volet, complémentaire, concerne les droits des peuples minoritaires en Europe dans ces zones contestées. En l’état actuel du droit international, il n’existe pas de corpus juridique unifié quant aux droits ou à la définition même des peuples minoritaires. Par exemple, l’article 27 du du pacte onusien relatif au droits civils et politiques de 1966 évoque les droits des minorités “ethniques, religieuses ou linguistiques” et reste une trame trop générale et imprécise. En Europe la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’est pour sa part pas ratifiée par tous les pays du Continent et ne concerne qu’un volet de ces droits des peuples. Plutôt que d’envisager un travail fastidieux et probablement non conclusif au niveau de l’ONU, il serait plus réaliste qu’au sein du Conseil de l’Europe ou de l’OSCE soit négociée une convention-cadre spécifique pour ces zones contestées, quant aux droits des minorités nationales, sur les garanties devant s’appliquer (droit à l’enseignement dans une certaine langue, non-discrimination, etc) et les mécanismes de recours (médiation, arbitrage, etc.). Un écueil à éviter, serait des conventions ad hoc propres à chaque conflit. Par exemple, l’accord de Minsk de 2014 concernant la crise ukrainienne qui prévoit une décentralisation des pouvoirs et une autonomie particulière pour les zones contestées va au-delà de la seule protection des droits des minorités. Ainsi, des accords différenciés pourraient mener à ce que certaines minorités se sentent mieux traitées que d’autres et entraîner une résurgence de tensions. Au contraire, une convention-cadre unique spécifique à tous ces conflits d’Europe centrale et orientale permettrait un traitement uniforme et apaisé de ces questions. Le Conseil de l’Europe, géographiquement limité à 47 membres, serait à privilégier pour le traitement strict des droits des peuples minoritaires en Europe centrale et orientale, alors que recourir à l’OSCE qui inclut des États membres d’Amérique du Nord et asiatiques, impliquerait d’élargir cette question à l’Asie centrale (et donc d’y intégrer par exemple le droit de la minorité ouzbèque au Kirghizstan voire ceux des “pieds rouges” russes dans tous les pays de la zone).

    C’est avec ce traitement dual pour base que l’on peut raisonnablement prévenir toute résurgence des irrédentismes qui ont déjà tant déchiré l’Europe, œuvrer à contrôler ces poudrières assoupies ou en gestation, et y semer les graines d’une paix durable aux frontières. 

    Publié le 30 novembre 2020

    Vers un retour des irrédentismes en Europe ?

    Auteurs

    Arnaud Iss
    Diplômé de Sciences Po, de l’INALCO et de l’ENA, Arnaud Iss est haut-fonctionnaire et magistrat. Il est aussi enseignant à Sciences Po et à l’IRIS sur la civilisation, les questions de sécurité et de défense asiatiques. Il est membre du Conseil d'administration et du Conseil scientifique de l'Institut Rousseau

    Dans le Caucase méridional, l’Europe vient de vivre un rappel brutal à la réalité des contestations frontalières. Au Haut-Karabagh (4 400 km2 environ), de septembre à novembre, ce sont plus de 4 000 personnes qui sont mortes au combat, sans compter les civils, pour le contrôle d’un territoire grand comme un département français, déchiré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. À l’heure de l’Espace Schengen et du cyberespace, ces guerres de conquête territoriale, ces re-délimitations de frontières nationales pourraient, pour un observateur peu attentif, sembler incongrues, voire anachroniques dans l’espace européen. Plus de 100 et 75 ans après les deux dernières guerres mondiales, déclenchées pour des litiges territoriaux, en Europe, et presque 30 ans après le démantèlement de l’URSS et de la Yougoslavie, la matérialité des frontières, le contrôle souverain de l’espace, se sont à nouveau réaffirmés dans une guerre conventionnelle.

    Pourtant, sans couverture médiatique, c’est à bas bruit, que les insatisfactions liées au redécoupage historique des frontières nationales ont progressivement gagné en intensité ces dernières années. Au-delà des velléités sécessionnistes et indépendantistes de certaines régions européennes telles l’Écosse, la Flandre, la Catalogne et même l’Italie du Nord (“Padanie”), qui font régulièrement l’actualité, c’est le spectre de l’irrédentisme, aux conséquences plus profondes, qui ressurgit. 

    L’irrédentisme, désignant initialement dès la fin du XIXe siècle l’idéologie de rattachement des terres irrédentes “non délivrées” à l’Italie nouvellement unifiée, se définit désormais comme toute volonté politique de rattachement à un État national des territoires qui lui seraient historiquement, culturellement et linguistiquement liés. Il est par ailleurs souvent question d’une ou de plusieurs minorités dans un État voisin dont on prétexte défendre les droits pour justifier l’irrédentisme. Contrairement aux indépendantismes où un territoire souhaite se détacher d’un État prédécesseur, l’irrédentisme implique un conflit international, entre deux États dont l’un souhaite s’approprier une ou des zones relevant du territoire souverain de l’autre. L’irrédentisme implique donc mécaniquement un conflit entre deux armées étatiques, deux systèmes et peuples organisés. Pour des portions limitées de territoire, pouvant même être une ville ou une zone inhabitée, ce peut donc être des moyens militaires disproportionnés qui sont engagés, avec les conséquences gravissimes qui en résultent : nombre élevés de victimes civiles et militaires, déstabilisation des États, risque d’embrasement des pays voisins.

    On pourrait croire que ces velléités appartiennent au romantisme et aux livres d’histoire en Europe. L’importance de cette question n’y est en effet pas nouvelle. On pourrait même dire que l’idée d’une protection des droits des minorités par la communauté internationale en est née ! En effet, la Première Guerre mondiale, mettant aux prises des nationalismes avides d’annexions territoriales, a eu pour suite et résolution temporaire plus de dix traités (parmi lesquels les fameux traités du Trianon pour la Hongrie, et de Sèvres pour la Turquie) contenant des stipulations spécifiques aux minorités de ces pays d’Europe centrale et orientale, ce pour protéger leurs droits et libertés, en particulier les libertés civiles, politiques et religieuses. Ces traités prévoyaient explicitement que la protection des minorités relevait d’une “obligation d’intérêt international”, dont le respect était placé sous la garantie de la Société des Nations, prémisse de la future Organisation des Nations unies (ONU). Les années 1920 et 1930 ont ainsi donné lieu à une activité de pétitions auprès du Conseil de la Société et même de saisine de la Cour permanente de justice (respectivement précurseurs du Conseil de sécurité de l’ONU et de la Cour internationale de Justice), et cela sans succès majeur (à l’exception notable de la résolution du conflit des îles Åland en 1921, archipel à population de culture suédoise sous souveraineté finlandaise). Toutefois, malgré cette première tentative de résolution par le droit en Europe, c’est une nouvelle fois une volonté d’expansion territoriale, l’Allemagne revendiquant un “espace vital”, qui a embrasé la deuxième guerre mondiale. 

    Par la suite, sous l’Europe post-Yalta, engoncée dans le pardessus de la guerre froide, ces sujets ont été relégués à un rang second, ne ressurgissant qu’avec la dislocation du bloc socialiste (URSS, Yougoslavie) à travers la question des “nationalités” et de leurs droits, et par extension, celui des minorités nationales dans des pays tiers. A ainsi été ravivé, en Europe centrale et orientale, l’intense débat au sujet des “nationalités” qui avait déjà vu s’affronter dans les années 1920 Lénine et Staline (alors commissaire du peuple aux nationalités). On notera que c’est de ces indépendances et découpages territoriaux non concertés que sont issus les principaux derniers “conflits gelés” en Europe (Haut-Karabagh, Transnistrie en Moldavie, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, et dernièrement Donbass Louhansk et Crimée en Ukraine).

    De cet héritage en Europe issu de deux guerres mondiales et de l’effondrement d’États plurinationaux, les questions irrédentistes restent nombreuses, mais souvent en sourdine. Toutefois nombre d’entre elles paraissent même relever de l’anecdote. Par exemple, il n’existe actuellement pas de mouvement organisé en France pour ré-annexer les îles anglo-normandes dont Jersey et Guernesey (ce que pourrait par ailleurs regretter tout ministre du Budget français), les contentieux relatifs aux autres îles ayant en outre été tranchés par la Cour internationale de justice en 1953. D’autres mouvements irrédentistes sont aujourd’hui moins actifs, tels ceux du Sud-Tyrol, zone avec un PIB/habitant relativement élevé, demandant son rattachement à l’Autriche, ou ceux outre-Rhin remettant en cause la ligne Oder-Neisse (et le rattachement à l’Allemagne de la Poméranie orientale et de la Haute-Silésie, notamment). Le risque de réactivation du conflit nord-irlandais dans le contexte du Brexit est en revanche une préoccupation.

    Mais surtout, des risques réels et nouveaux se sont toutefois constitués, notamment en Europe centrale et orientale. La politique dite “néo-magyare” ou “de Grande Hongrie » poursuivie par les autorités hongroises depuis les années 2000 en est l’exemple le plus abouti. Celle-ci vise à renforcer les liens entre l’État hongrois et les populations de culture, voire d’identité hongroise, “magyare”, présentes dans des Etats voisins (principalement en Roumanie, Slovaquie, Serbie, Ukraine). L’importance, notamment numérique de ces populations s’explique par le fait que le Traité du Trianon de 1920 avait démantelé l’Empire austro-hongrois en plaçant plus d’un tiers des populations magyares dans des États successeurs où elles étaient minoritaires.

    Désormais, un siècle plus tard, la Hongrie subventionne, dans ces pays voisins, le développement et l’enseignement de la culture hongroise pour ces populations, facilitant en 2010 leur naturalisation – leur délivrant des passeports hongrois -, et ayant même permis dès 2014 à ces “magyars d’outre-frontière” de voter par correspondance aux élections hongroises. Ces populations, possiblement instrumentalisées, peuvent désormais être utilisées comme levier de pression diplomatique, et même comme élément d’ingérence dans la politique intérieure des autres États (il existe par exemple un parti de la minorité hongroise en Serbie). Mais surtout, cette politique ultra-nationaliste peut clairement mener à moyen-terme à ce que ces populations demandent le rattachement à l’État national pour constituer la “Grande Hongrie”, avec le risque de conflit inter-étatique et régional que ceci impliquerait mécaniquement.

    On ne peut que constater avec inquiétude que d’autres États de la région ont adopté des politiques du même ordre, brouillant les frontières entre les populations nationales et celles présentes dans d’autres Etats voisins. Ainsi, en 2009, sous l’impulsion du président roumain Traian Basescu, ce sont plusieurs centaines de milliers de passeports qui ont été délivrés à des ressortissants moldaves roumanophones, alors qu’il existe un réel mouvement dit “unioniste” qui aspire à réintégrer la Moldavie, territorialement rattachée à l’URSS de 1940 à son indépendance en 1989, dans une “Grande Roumanie”.

    Et, plus récemment, la décision, à l’été dernier du dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan, de délivrer des passeports aux Libanais d’origine turque qui le souhaitent, indique que sa politique “néo-ottomane” n’est pas dénuée de toute volonté de revenir sur le démantèlement de l’Empire ottoman par le Traité de Sèvres en 1920. Et ce type d’ingérence peut tout à fait être un prélude à un futur irrédentisme. Le ministre des affaires étrangères turc avait par ailleurs à ce titre, à l’occasion de la présentation de ce dispositif, évoqué la présence de populations turques au Liban depuis le XIe siècle… On pourrait aussi évoquer la réactivation du conflit gelé de Chypre du Nord avec la réouverture du littoral de la ville de Varosha en octobre dernier.

    À ceci, il faut ajouter qu’en Europe, la Russie apparaît comme encline à continuer d’user d’un droit de regard et d’influence sur les populations slaves ou russophones dans ses États voisins. La guerre du Donbass et l’annexion-rattachement de la Crimée en 2014 montrent que l’irrédentisme peut toujours être un objectif politique ou à tout le moins un levier de négociation diplomatique. C’est en ce sens qu’il faut analyser la vigilance de plusieurs pays baltes quant à leurs minorités russes ou russophones, ainsi que celle de la Norvège quant aux populations permanentes russophones basées sur l’archipel arctique du Svalbard – contesté depuis le traité de Paris de 1920, négocié et signé alors que la Russie était en pleine guerre civile -.

    La résurgence des irrédentismes, qui mène à des conflits inter-étatiques ouverts en Europe, en particulier centrale et orientale, est un danger réel. Or, ce risque particulier est un risque identifié : ces velléités irrédentistes ne sont que la résultante de conflits historiques non sérieusement résolus. Ces contentieux territoriaux, culturels et populationnels n’ont jamais été tranchés par une négociation d’État souverain à État souverain, mais par un rapport de force, et souvent par une sujétion militaire. C’est par là même qu’il convient donc d’envisager un règlement pacifique et pérenne de ces poudrières latentes en Europe, ce par deux volets.

    Le premier volet, le plus politique et le plus fondamental, concerne l’organisation d’une conférence en Europe, sous l’égide par exemple de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, incluant donc aussi les grandes puissances parties directement ou indirectement aux intérêts de la zone : États-Unis, Union européenne, Russie), pour négocier et trancher les litiges existants, ou ceux qui pourraient survenir. Jusqu’ici, les grandes instances de résolution frontalières, telles les conférences de Paix, que ce soit Paris en 1919, Yalta en 1945, les dislocations rapides de l’URSS et de la Yougoslavie, n’avaient pas permis de négociation exhaustive et prolongée sur ces questions, étant principalement des choix imposés pour de nombreux États. Dans cette nouvelle Conférence, il serait question de négociations “à froid”, d’État souverain à État souverain, avec l’appui ou le cadrage d’États tiers, sous le patronage des grandes puissances de l’OSCE. De telles négociations en temps de paix ont pu ainsi régler des dossiers épineux et anciens. Par exemple, dernièrement en Asie, un accord de 2015 entre l’Inde et le Bangladesh a mis fin à plus de soixante ans de contentieux de par des échanges de territoires et des redélimitations de frontière terrestre. En Europe même, la résolution du contentieux entre la Grèce et la Macédoine du Nord au sujet du nom officiel de celle-ci montre que des questions relevant apparemment d’oppositions nationalistes irréconciliables peuvent faire l’objet de négociations réussies.

    Le second volet, complémentaire, concerne les droits des peuples minoritaires en Europe dans ces zones contestées. En l’état actuel du droit international, il n’existe pas de corpus juridique unifié quant aux droits ou à la définition même des peuples minoritaires. Par exemple, l’article 27 du du pacte onusien relatif au droits civils et politiques de 1966 évoque les droits des minorités “ethniques, religieuses ou linguistiques” et reste une trame trop générale et imprécise. En Europe la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’est pour sa part pas ratifiée par tous les pays du Continent et ne concerne qu’un volet de ces droits des peuples. Plutôt que d’envisager un travail fastidieux et probablement non conclusif au niveau de l’ONU, il serait plus réaliste qu’au sein du Conseil de l’Europe ou de l’OSCE soit négociée une convention-cadre spécifique pour ces zones contestées, quant aux droits des minorités nationales, sur les garanties devant s’appliquer (droit à l’enseignement dans une certaine langue, non-discrimination, etc) et les mécanismes de recours (médiation, arbitrage, etc.). Un écueil à éviter, serait des conventions ad hoc propres à chaque conflit. Par exemple, l’accord de Minsk de 2014 concernant la crise ukrainienne qui prévoit une décentralisation des pouvoirs et une autonomie particulière pour les zones contestées va au-delà de la seule protection des droits des minorités. Ainsi, des accords différenciés pourraient mener à ce que certaines minorités se sentent mieux traitées que d’autres et entraîner une résurgence de tensions. Au contraire, une convention-cadre unique spécifique à tous ces conflits d’Europe centrale et orientale permettrait un traitement uniforme et apaisé de ces questions. Le Conseil de l’Europe, géographiquement limité à 47 membres, serait à privilégier pour le traitement strict des droits des peuples minoritaires en Europe centrale et orientale, alors que recourir à l’OSCE qui inclut des États membres d’Amérique du Nord et asiatiques, impliquerait d’élargir cette question à l’Asie centrale (et donc d’y intégrer par exemple le droit de la minorité ouzbèque au Kirghizstan voire ceux des “pieds rouges” russes dans tous les pays de la zone).

    C’est avec ce traitement dual pour base que l’on peut raisonnablement prévenir toute résurgence des irrédentismes qui ont déjà tant déchiré l’Europe, œuvrer à contrôler ces poudrières assoupies ou en gestation, et y semer les graines d’une paix durable aux frontières. 

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