Avec plus d’une vingtaine de leaders d’opinion européens du numérique, je [Luc Bretones] lançais il y a près d’un an le club IT50+ (www.IT50plus.com). Les signataires ont décidé de dire stop à la mort de l’écosystème IT innovant en Europe par le monopole des approvisionnements IT des entreprises et institutions européennes auprès de quelques géants non européens.
Engageons les investissements numériques issus de nos impôts à plus de 50% vers des acteurs innovants français et européens
Nous proposons un engagement simple : “Afin de permettre l’innovation technologique européenne et de développer une vraie diversité numérique tant au niveau de l’infrastructure que des plateformes logicielles, je m’engage, en tant qu’organisation ou dirigeant, à investir plus de 50 % de tout nouveau budget IT (périmètre logiciel, service, cloud et télécom) d’investissement ou de fonctionnement auprès d’acteurs français ou européens et ce, à échéance des engagements en cours et au plus tard dans les 3 ans”.
Le secteur privé est en droit de demander a minima un engagement équivalent par le secteur public qui devrait être exemplaire en la matière.
Mais comment en est-on arrivé à un tel désert d’innovation numérique en Europe ?
Quand les GAFAM interrogent l’administration américaine elle-même
Joe Biden vient de nommer Lina Khan, auteure de l’étude Amazon’s Antitrust Paradox, à la tête de la Federal Trade Commission et Tim Wu, spécialiste des questions de neutralité du réseau, au Conseil économique national pour les questions de politique antitrust. Comme le remarque Ophélie Coelho, membre à l’Institut Rousseau du conseil scientifique sur les questions relatives à la géopolitique du numérique, dans son dossier “Les Etats-Unis, les big techs et le reste du monde..”, le ton est donné ! Et ce, dans la continuité “d’un rapport important de la sous-commission antitrust de la Chambre des représentants d’octobre 2020, qui portait sur l’abus de position dominante des entreprises Amazon, Apple, Facebook et Google. Ce document dresse un portrait sévère de l’action de la FTC et du ministère de la Justice, administrations clés de la politique antitrust, en les accusant d’avoir laissé les géants Amazon, Apple, Facebook et Google réaliser plus de 500 acquisitions d’entreprises depuis 1998”.
Le pentagone lui-même s’inquiète plus récemment d’une dépendance trop forte vis à vis d’un des ces acteurs de l’oligopole numérique mondial. Il vient en effet de remettre en question le contrat historique de 10 milliards de dollars qu’il avait décidé de confier à Microsoft pour gérer l’ensemble de ses données dans une structure cloud.
Ce contrat initialement nommé JEDI pour “Joint Enterprise Defense Infrastructure” a été rebaptisé JWCC pour “Joint Warfighter Cloud Capability” et prévoit désormais l’intervention de différents fournisseurs au lieu d’un seul. Il faut comprendre au moins deux – probablement deux – intégrant Amazon – AWS – l’autre “usual suspect”, grand concurrent de Microsoft sur le marché des infrastructures cloud. Ce scénario répartit la dépendance non plus sur un acteur de l’oligopole mais deux, Amazon ayant connu les foudres de l’administration Trump, cible des analyses politiques du Washington Post, propriété de Jeff Bezos.
La collusion entre l’administration américaine et l’oligopole GAFAM s’est considérablement renforcée sur les dix dernières années, la première infrastructure numérique d’intelligence économique mondiale étant désormais portée par les économies d’échelle planétaires de ces acteurs. Le résultat d’une performance symbiotique où la Défense américaine – DOD, Department of Defense – a remarquablement œuvré pour faire émerger ses géants nationaux – comprendre continentaux – de l’internet. Une fois la sélection par la compétition privée opérée, les meilleures de ces licornes sont devenues des titans alliant capacité de recherche incomparable (de l’ordre de 10% ou plus du CA contre moins de 5% pour les leaders IT européens) et obsession de rachat des principaux succès émergents dans leur domaine de marché. Les barrières à l’entrée de la compétition se sont dressées à grande vitesse alors que l’Union Européenne ouvrait largement son marché à des acteurs aux coûts marginaux devenus très bas. L’obsession consumériste de l’Europe a largement participé à un marché asymétrique propice aux parts de marchés staliniennes des GAFAM sur le vieux continent mais aussi aux rachats massifs des fleurons de l’innovation locale par les géants américains dans un premier temps puis également chinois dans un second. Des acquisitions qui viennent soit compléter un spectre de compétences ou de technologies, soit éteindre une concurrence encombrante. Cette concentration d’expertise a permis à son tour le développement d’écosystèmes uniques dans le monde, notamment dans la Silicon valley.