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Une maîtrise démocratique de l’urgence

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Sommaire

    Une maîtrise démocratique de l’urgenceComment respecter les libertés publiques en temps de crise ?

    La réponse des gouvernements français et mondiaux à l’épidémie de Covid-19 a été marquée par une restriction des libertés individuelles sans équivalent en temps de paix, que ce soit en ampleur ou en durée. Cette restriction s’est faite sur la base légale de l’urgence sanitaire, d’un droit d’exception destiné à protéger les droits humains des citoyens, au rang desquels le « droit à la santé » ou « droit à la vie ». Dans cette crise, comme jamais auparavant, l’équilibre a été rompu entre ces droits humains et l’exigence de préservation des libertés publiques des citoyens, parmi lesquelles la liberté d’aller et venir et la liberté de réunion. Faute de pouvoir se procurer tests massifs et masques en nombre suffisant pour mener une stratégie alternative, l’État français a fait reposer tout le poids de la crise sur les libertés publiques des citoyens. Cette rupture d’équilibre, souvent aux marges du contrôle démocratique, est cependant une tendance lourde des politiques publiques dans le monde occidental depuis la société d’exception issue du Patriot Act américain jusqu’à la transposition de l’état d’urgence français qui a suivi les attentats de 2015 dans le droit commun deux années plus tard. Cette note se propose de montrer comment concilier la nécessaire protection des droits humains avec une défense robuste des libertés publiques et un contrôle démocratique réel de l’urgence, qu’elle soit sanitaire ou de tout autre nature.

     

    Introduction

     

    Le décret du 23 mars 2020, quel que soit le nombre des vies épargnées, restera dans l’histoire française comme un des plus attentatoires aux libertés publiques en temps de paix. Il ne pourrait être dépassé en cela que par le décret du 17 mars 2020, qui s’arroge le pouvoir de restreindre la liberté d’aller et venir de 67 millions de personnes sur le fondement d’un article équivoque du code de la santé publique (Article L3131-1)[1]. Durant cette crise sanitaire, l’État a affirmé et affermi son pouvoir sur la société : en dernier recours, il est prêt à faire usage de son monopole de la violence légitime pour faire appliquer les consignes de santé publique édictées en coopération avec les experts et les scientifiques. Puisant dans la logique historique de l’état d’exception, il s’autorise à suspendre le cours normal des événements et, dans une moindre mesure, les normes admises de la délibération démocratique. Partant, des voix se sont exprimées pour décrire la gravité et contester la disproportion des moyens employés pour contenir la progression de l’épidémie[2].

    Face à ce déploiement de mesures restrictives, le Conseil d’État s’en est tenu à sa théorie des « circonstances exceptionnelles » formulée depuis l’arrêt Heyriès (1918). Cette jurisprudence est par ailleurs en accord avec les cinq principes de Syracuse sur la légitimité de l’atteinte aux droits fondamentaux en cas de crise sanitaire[3] formulés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Mais ici comme ailleurs, c’est la notion de proportion qui est souveraine, depuis Aristote jusqu’à l’arrêt Kreuzberg en passant par les fondements du droit moderne. La justice n’est souvent que la conciliation d’objectifs contraires entre lesquels il s’agit de trouver un équilibre. Pourtant, mettez tout le poids d’un seul côté et c’est l’édifice qui se renverse. Atteindre l’équilibre suppose d’attribuer un poids à chaque droit et liberté : le droit à la santé vaut-il autant que, pris ensemble, la liberté d’aller et venir, liberté du domicile, liberté de l’intimité, liberté d’association, de réunion, de manifestation, mais aussi le droit à l’éducation ? Les moyens mis en œuvre ont-ils été proportionnés à l’objectif poursuivi et la construction d’un régime d’exception aux marges du contrôle démocratique a-t-elle été justifiée ?

    En montrant que l’État a dévalué de manière abusive les libertés publiques des citoyens par rapport aux fins qu’il recherchait, la présente note propose de rejeter la poursuite des violations observées en remettant des droits humains vitaux au cœur d’une architecture repensée de la responsabilité individuelle face au bien commun. Elle conseille de maîtriser les régimes d’exception en construisant des structures démocratiques de contrôle résilientes et en instituant une véritable reddition des comptes ex post.

     

    I. Évaluer la rupture d’équilibre entre droits humains et libertés publiques en France pendant la crise du Covid-19

     

    1. L’efficacité de la stratégie française en question ?

     

    La réponse de l’État français à la crise du Covid-19 a été, pour qui s’intéresse aux réponses mondiales à la pandémie, une des plus restrictives en matière de libertés publiques. Elle s’est matérialisée par l’imposition de périmètres et de temps de sortie, l’interdiction de contacts extra-familiaux et l’application de ces mesures par une force de police importante ayant procédé à 19 millions de contrôles et à plus d’un million de verbalisations[4]. À l’intérieur de l’Europe, la méthode française ressemble aux méthodes italienne, espagnole et grecque, et consiste à user de l’amende pour faire respecter les mesures de confinement. Cette approche est plus restrictive que celle de pays tels que l’Allemagne, la Suisse ou les Pays-Bas, où des mesures de restrictions des contacts ont été adoptées sans jamais confiner la population. Elle est aux antipodes de la méthode suédoise qui a permis le maintien d’une vie sociale importante en édictant des recommandations.

    Quelle est l’efficacité du confinement général de la population face au confinement des seules personnes fragiles ? Quelle est l’efficacité des contrôles policiers par rapport à une responsabilisation active des citoyens ? L’objet de l’évaluation comparative n’est pas de se demander si certains pays ont fait mieux mais si une stratégie moins dommageable pour les libertés publiques a provoqué des effets négatifs si délétères qu’ils ne sont pas compensés par les bénéfices apportés par le maintien de la vie sociale. Or, force est de constater que, dans les pays précédemment cités, les systèmes de santé ne se sont pas effondrés et que le taux de mortalité par habitant y est resté comparable ou même inférieur à celui de la France. En d’autres termes, le confinement est un médicament qui marche, mais marche-t-il mieux, dans tous les cas, que les stratégies alternatives comme le « smart lockdown », le confinement « doux », ou la publication de recommandations sanitaires ? Cela reste encore à démontrer[5].

    Par exemple, dans la mesure où la France a pu, grâce au travail remarquable des autorités et des soignants augmenter sa capacité de soins critiques à 10 500 lits, il faut remarquer que le maximum atteint de 7 148 patients en réanimation s’est situé entre 10 et 30 % en dessous de la capacité au-delà de laquelle des choix entre patients se seraient imposés[6]. Pour être justifié, le confinement strict ne doit pas montrer à quel point il est efficace par rapport à l’absence totale de mesures, mais à quel point il est efficace par rapport aux autres approches considérées. A-t-il diminué le nombre de patients en réanimation de 30 à 50% et maintenu à lui seul le nombre de patients en réanimation pour Covid-19 en dessous de 10 500 ? La comparaison avec les autres pays, sans donner de réponse définitive, permet d’en douter, d’autant plus qu’il est difficile de se fier aux modèles évaluant l’utilité du confinement uniquement face à une alternative sans mesures barrières ni changement comportemental[7]. Ainsi, si les bénéfices sont limités par rapport aux conséquences négatives en termes de libertés publiques, de santé mentale ou même d’économie, alors il se pourrait que le confinement strict tel qu’il a été appliqué en France ait été disproportionné par rapport aux fins poursuivies et doive être rejeté comme réponse sanitaire préférentielle à l’avenir, dans le cas d’une deuxième vague ou d’une nouvelle épidémie.

     

    2. Les facteurs conduisant à l’absence d’un compromis raisonnable

     

    Toutefois, dans la mesure où c’est le choix qui a été fait, il convient d’analyser de manière raisonnée les facteurs ayant conduit à sa mise en place. Au premier rang de ceux-ci, il faut constater l’absence de stratégie et son corollaire, l’imitation stratégique. Il n’est en soi pas critiquable que les responsables de la santé publique en France aient souhaité imposer un confinement strict à la population dans un contexte d’information limitée : au 17 mars, la Chine, l’Italie et l’Espagne avaient pris la décision d’imposer des confinements stricts. N’ayant pas l’habitude ni le désir de responsabiliser les citoyens français, le gouvernement français a considéré que des recommandations fermes mais librement consenties ne seraient pas suffisantes. À l’opposé d’une tradition d’originalité, la France a choisi d’être suiviste sur le plan stratégique et de rompre de manière résolue l’équilibre entre droit à la santé et libertés publiques.

    Le choix français est d’ailleurs clairement le fruit d’un manque de moyens, lui interdisant une stratégie de tests massifs autant qu’une stratégie de barrage par le biais des masques. Il est compréhensible que les masques aient été réservés aux catégories de la population les plus exposées et que l’on ait concentré les tests sur les soignants et les personnes fragiles, mais d’autres pays moins restrictifs en matière de libertés publiques ont aussi été confrontés à au moins une des pénuries. Plus de huit semaines après le début du confinement, la France était toujours un des plus mauvais élèves de l’OCDE en termes de tests[8] et n’a commencé qu’après deux mois à résoudre, péniblement, le sujet des masques[9]. L’alternative peut donc se poser sous la forme suivante : soit le confinement strict aurait été nécessaire en dépit de stocks de masques et d’une politique de tests massifs, ce qui doit être démontré, soit les restrictions sans précédent des libertés publiques sont uniquement le résultat d’un manque de matériel et de réactivité face à ce manque d’équipement, auquel cas les citoyens sont en droit d’exiger des sanctions vis-à-vis de ceux qui ont failli à protéger ces libertés publiques par leur manque d’anticipation.

    Sur le plan de l’organisation sociétale, la France dispose d’une colonne vertébrale forte et massive qui l’entraîne prioritairement vers des solutions rigides reposant peu sur l’apport individuel des citoyens, perçus comme les récipiendaires passifs des politiques publiques. La crise du Covid-19 montre l’incapacité de l’État français à concevoir des stratégies flexibles autrement que dans le domaine de l’urgence médicale et de la gestion de crise une fois l’événement survenu[10]. Il est possible que la fin du confinement le 11 mai soit une tentative de sortir de ce chemin emprunté le 17 mars, en prenant acte des dommages importants infligés à la société française mais aussi de l’impossibilité de réduire le nombre de nouvelles contaminations à zéro. Dès lors, au-delà de la communication politique destinée à présenter la stratégie suivie précédemment comme impérativement nécessaire et efficace, la France tente, sans le dire, un virage stratégique vers le modèle allemand, voire suédois. Les problèmes posés par ce virage posent à nouveau des questions d’imitation stratégique et invitent donc à repenser tant nos réponses à l’épidémie que la hiérarchie des valeurs sous-jacente à l’action publique, toujours dans l’optique de concilier les droits humains et les libertés publiques.

     

    II. Repenser la réponse à l’épidémie et la hiérarchie des valeurs

     

    1. L’insuffisance et les dangers de l’approche technologique

     

    Pour faire face au déconfinement, un ensemble de mesures a été proposé, allant de l’équipement généralisé en masques « grand public » à l’augmentation de la capacité de tests au niveau de 700 000 par semaine. Toutefois, c’est bien l’extension de l’état d’urgence sanitaire pour deux mois supplémentaires jusqu’au 10 juillet 2020 ainsi que la constitution de deux fichiers de traçage, « Contactcovid » et le système d’information national de dépistage populationnel (SIDEP) en sus de la poursuite du développement d’une application numérique qui attirent l’attention en termes de libertés publiques. Toutefois, qu’en est-il des fichiers de traçage ? Nous pensons, dans la lignée des inquiétudes exprimées par le Défenseur des Droits, par la CNIL et par le Sénat que ces fichiers présentent des dangers substantiels pour le maintien d’un juste équilibre entre action de l’État et protection de la vie privée. L’inscription d’un individu et de ses coordonnées sur un fichier informatique sans son consentement et sur une simple suspicion de contact avec une personne positive n’est pas acceptable. Il faut donc :

    Proposition 1. Subordonner l’inscription sur un fichier informatique à visée sanitaire au consentement explicite des individus et limiter la présence sur tout fichier à la durée de l’état d’urgence ou, si cette durée est plus courte, à la durée moyenne d’incubation et de contagiosité (soit, dans le cas d’espèce, entre 20 et 35 jours au total).

    Proposition 2. Purger les systèmes d’information à l’issue de l’état d’urgence sanitaire, sous la responsabilité conjointe de la CNIL, du Défenseur des Droits et des commissions parlementaires compétentes à l’Assemblée et au Sénat.

    Pourtant, ainsi que le Défenseur des Droits l’a soulevé, il est possible qu’émergent progressivement des pressions à l’usage. En effet, « à supposer qu’on ait le droit de refuser d’être sur ce fichier, quelle en sera la conséquence ? »[11]. Ce qui est vrai pour un fichier est vrai pour l’application numérique que le gouvernement se refuse encore à abandonner définitivement. Sur la base d’un volontariat biaisé, le choix pourrait se faire entre le refus d’installer un outil de surveillance dans son téléphone et l’accès aux communs. Dans les transports, pourrait-on voir des horaires réservés aux personnes ayant installé l’application de traçage ? Dans les lieux publics fréquentés, pourrait-on refuser le service à un individu ne pouvant justifier, a minima, d’une application de traçage ? S’agit-il d’une fiction ? Peut-être, mais qui condamnera un commerçant pour avoir protégé ses clients ?

    Après tout, le Premier ministre n’a-t-il pas déclaré qu’il serait légal d’interdire l’accès à un magasin à un individu non porteur d’un masque ? Qu’en sera-t-il de la pression sociale exercée sur les « réfractaires » de la santé publique ? À rebours de l’approche défensive adoptée ces dernières années face aux violations des libertés publiques, il faut donc passer à l’offensive pour en assurer la protection, tant de la lettre que de l’esprit et ainsi :

    Proposition 3. Proscrire explicitement dans la loi toute distinction entre individus en termes de droits fondamentaux sur la base d’un statut clinique ou immunologique, de l’acceptation d’inscription dans un fichier ou la participation aux outils numériques de traçage des contacts.

    Reste alors la question des systèmes d’information et de la technologie comme agents indispensables du rétablissement de la confiance. Face à des individus supposément incapables de se contrôler et de se faire confiance, le suivi et le traçage des citoyens serait le seul moyen d’assurer l’extinction de l’urgence. Il est entendu que le grand problème de nos sociétés est le recul de la confiance interpersonnelle[12]. Mais la confiance, comme toute faculté humaine, ne se développe que par son exercice régulier. Le risque étant consubstantiel à la confiance, son élimination conduit inévitablement au dépérissement de la confiance comme pratique quotidienne. Ce qui est vrai pour un état d’urgence sanitaire est vrai pour l’état d’urgence sécuritaire. Toute solution technique qui prétend éliminer le risque en se substituant au civisme des citoyens et à la confiance qu’ils se doivent, ne peut qu’affaiblir, à long terme, la République. Le rejet de toute application numérique a donc un double fondement : celui de l’impossibilité structurelle de garantir la préservation de la vie privée mais aussi de son caractère néfaste pour l’architecture de la confiance dans notre société. Dès lors et comme déjà évoqué plus haut, il faut donc a minima :

    Proposition 4. Abandonner le développement du projet StopCovid ou de toute plateforme comparable ne permettant pas de combiner gestion de crise collective, sécurité des données massives et libertés individuelles.

     

    2. Le nécessaire rééquilibrage des droits et libertés sur le plan éthique

     

    Par ailleurs, la crise du Covid-19 a plus encore mis en lumière le faible poids des libertés publiques en France, par rapport à l’impératif de sécurité et de santé[13]. Le même phénomène s’était produit après les attentats de 2015 et avait conduit, deux ans plus tard, à l’inscription de nombreuses dispositions contraires aux libertés fondamentales dans la loi ordinaire[14]. Il est plus que jamais difficile, dans un contexte d’inquiétudes généralisées et légitimes, de se faire le défenseur de libertés publiques réelles et vigoureuses. En effet, une telle défense implique d’aller contre l’instinct naturel d’un humanisme de bienveillance et de santé, un humanisme de la bonté et du soin (du « care »), vers un humanisme politique, presque tragique, du citoyen doué de libertés inaliénables dont la valeur est, sans doute, supérieure à la vie elle-même. La pente est forte car, comme le remarque justement Giorgio Agamben, il est possible « que notre société ne croie plus en rien d’autre qu’à la vie nue »[15]. Le fait que des milliards d’individus aient renoncé pendant des semaines, voire des mois, au contact humain, à la vie sociale et à tant d’autres éléments de la vie normale n’est pas un fait anodin. Cependant, la peur n’étant pas toujours bonne conseillère, il est permis de remettre en cause la hiérarchie ainsi dessinée.

    En effet, abandonner une grande partie de ses libertés au bénéfice de la santé ou de la sécurité n’avance pas, en soi, l’avènement d’une société fondée sur le bien commun. Plaider pour les libertés publiques face à la santé n’est d’ailleurs ni libertarien, ni même en soi utilitariste[16]. Il n’est pas nécessaire d’effectuer des calculs savants d’années de vie préservées[17] pour savoir que la vie sous l’état d’exception n’est pas une vraie vie, quels que soient les mécanismes de compensation mis en place par l’esprit pour rationaliser l’inacceptable. De même, les conséquences attendues et démontrées de longues périodes de confinement seront sévères, par exemple en termes de santé mentale, de violences conjugales ou même de maltraitance[18]. Il ne fait par ailleurs aucun doute que l’éducation des enfants, en particulier au plus jeune âge, aura été perturbée d’une manière négative et difficilement quantifiable par son ampleur. Face à la primauté donnée à la santé et la sécurité, il faut défendre une hiérarchie qui fait des libertés publiques exercées avec responsabilité et souci du bien commun la pierre angulaire de nos systèmes démocratiques.

     

    3. La promotion d’une nouvelle architecture de la responsabilité individuelle

     

    Or, le fait le plus troublant dans la construction de la réponse mondiale est l’oubli du sujet et de son agency ou capacité d’action, voire de son discernement. En effet, si certains veulent voir dans l’acceptation du confinement un élan collectif permettant de penser les communs, il serait mal avisé de faire l’impasse sur le concept de responsabilité individuelle. Si Elinor Ostrom démontre que « la tragédie des communs » de Hardin n’est pas une fatalité, c’est bien parce que les individus sont capables, sans coercition excessive, d’organiser des systèmes communs de ressources[19]. En toute hypothèse, il en est de même pour la santé et la réponse sanitaire face au Covid-19. Notons également que l’élaboration d’un système de communs durable repose sur la cohérence de la loi, qui semble faire défaut dans le cas d’espèce français[20]. Le confinement strict et sous la contrainte est une marque de défiance radicale face à la capacité des citoyens à agir, de manière responsable, par eux-mêmes. Il est une affirmation que le citoyen doit être contrôlé et discipliné, par peur d’une « tragédie des communs » que représenterait une épidémie galopante qui finirait par submerger le système de santé. Il est plutôt une des manifestations évidentes du « biopouvoir » foucaldien et contribue à créer une servitude volontaire, par l’épuisement de l’exercice de la responsabilité et donc du pouvoir. C’est donc son exact contraire qu’il faut promouvoir.

    Prenons l’exemple de l’allongement de la liste « des personnes habilitées à constater les infractions aux règles de l’état d’urgence sanitaire ». La logique qui consiste à étendre la capacité de sanction de manière toujours plus granulaire, en étendant le périmètre de la surveillance à l’ensemble de la vie quotidienne, depuis la voie publique jusqu’aux magasins et aux services de transports, n’est pas souhaitable. À quels abus de pouvoir expose-t-on les citoyens ? Avec quelles garanties ? Comment seront jugées les infractions et lesquelles ? L’extension de ces capacités sera-t-elle limitée à la période de l’état d’urgence ou sera-t-elle un nouveau confort et un nouvel outil du contrôle des citoyens par l’État ? C’est la philosophie d’ensemble de ces mesures qui corsettent encore pour plusieurs mois les libertés publiques des citoyens, faute de leur faire confiance et de pouvoir les dépister massivement, en dépit de vœux répétés en ce sens. Dans le cadre de cet état d’urgence sanitaire comme le cadre d’autres états d’urgence, il faut refuser l’extension constante du pouvoir de constater des infractions à des personnels dont ce n’est pas la mission première.

    À l’opposé de cette démarche, la conciliation entre droits humains et libertés publiques suppose en effet la confiance envers le citoyen et en sa capacité à servir le commun de son propre chef. Cette démarche passe par l’explication, la conviction et l’engagement, seules à mêmes d’aboutir à une bonne mise en œuvre des politiques publiques. Le cas de la Suède, comme d’autres pays plus matures sur le plan démocratique, est à ce titre exemplaire. Le gouvernement a pu se contenter de formuler des recommandations vis-à-vis de ses citoyens, qui les respectent parce qu’elles sont raisonnables, mesurées et durables. En traitant ses citoyens comme des adultes responsables capables de réduire par eux-mêmes leurs contacts et ce faisant la propagation de l’épidémie, la Suède a montré un chemin intéressant pour concilier droits humains et libertés publiques. Bien sûr, la France n’est pas la Suède et n’a pas vocation à le devenir, mais elle peut s’inspirer de ses pratiques démocratiques et de sa propension à privilégier le civisme et la responsabilité individuelle par rapport à la menace et à la sanction qui ne sont pas des outils d’apprentissage efficaces. Apprendre ensemble à mieux répondre aux épidémies tout en préservant les libertés publiques suppose donc de :

    Proposition 5. Promouvoir les initiatives démocratiques, notamment dans le domaine de la santé, pour accroître l’engagement et la compréhension par les citoyens des politiques publiques.

     

    III. Construire une vitalité démocratique face à la logique de l’urgence

     

    1. L’inévitable transparence et la responsabilité des gouvernants devant le peuple

     

    Le dernier volet de la recherche d’un équilibre entre droits humains et libertés publiques repose sur la maîtrise démocratique de l’urgence. En matière de privations des libertés, le premier axe de contrôle repose sur la transparence inévitable de la décision publique. À ce titre, les points d’informations quotidiens du directeur général de la santé étaient nécessaires et en ligne avec les pratiques de la majorité des États européens et occidentaux. De la même manière, les interventions répétées des membres du gouvernement ou de membres des équipes scientifiques chargées de la réponse sanitaire sont souhaitables. Cependant, elles ne sont pas suffisantes dans la mesure où elles ne permettent ni une réelle publicité de la décision, ni la confrontation des idées et stratégies, notamment en ce qui concerne leurs conséquences en termes de libertés publiques. L’avantage d’assurer la publicité des débats au sein des instances de décision ainsi que d’y faciliter le débat avec les citoyens doit permettre une meilleure appropriation des mesures de santé publique par la population. Elle est une meilleure garantie contre des décisions arbitraires prises dans des cercles fermés et uniformes n’ayant qu’une perspective médicale. Il faut donc en cas de pandémie :

    Proposition 6. Rendre publiques et accessibles en direct les délibérations du Comité analyse recherche et expertise et du Conseil Scientifique

    Proposition 7. Faire participer le Défenseur des Droits au Comité analyse recherche et expertise et au Conseil Scientifique.

    Le second principe fondamental repose sur la nécessaire responsabilité des gouvernants devant le peuple. Depuis l’Athènes du Ve siècle, le principe de la reddition des comptes veut que les dépositaires de l’autorité publique viennent expliquer leurs décisions à la fin de leur charge et permet, par une délibération publique et non-partisane, d’obtenir des explications sur les mesures choisies et d’informer la société sur les politiques publiques. Dans les démocraties matures, l’évaluation régulière permet d’éviter les abus. Pour qui pense que les restrictions de libertés ont été disproportionnées par rapport à la finalité recherchée, la reconstruction de notre société doit faire de la protection des libertés publiques un impératif contraignant dans l’élaboration des lois et décrets dans le cadre de tout état d’urgence, qu’il soit sanitaire ou autre. En tout état de cause, l’exécutif devrait être en mesure de justifier ses décisions, leur application et donc la proportionnalité de la contrainte par rapport à l’objectif recherché de réduction du danger face à d’autres mesures moins contraignantes et d’effet similaire.

    Proposition 8. Créer un comité citoyen tiré au sort, présidé par le Défenseur des Droits et chargé d’émettre un avis conforme sur les mesures de restrictions des libertés en période d’état d’urgence.

    Pourtant, dans l’hypothèse où notre société ne choisirait pas ce chemin d’une protection prophylactique des libertés publiques, il est possible d’imaginer, comme le fait la note de l’Institut Rousseau sur le Parlement en temps de crise[21], de déclencher automatiquement une commission d’enquête parlementaire après chaque état d’urgence. Il est également possible d’envisager une réforme profonde de la Cour de Justice de la République pour en diminuer le caractère oligarchique et partisan : cette réforme consisterait en un rééquilibrage de sa composition vers une part plus importante de magistrats professionnels et, dans la mesure du possible, la participation de citoyens tirés au sort.

     

    2. Le consensus vital de la représentation politique

     

    Toutefois, un des moyens les plus immédiats pour faire échec à l’état d’exception est d’en conditionner l’émergence à un large consensus politique. Il est anormal que le fonctionnement régulier de la loi puisse être interrompu par une majorité simple. Les critiques soulevées par l’état d’urgence installé en 2015 et passé dans la loi normale en 2017 restent pleinement valables : même sans les confondre, l’état d’urgence sanitaire n’est aucunement plus vertueux que l’état d’urgence terroriste. Toutefois, il faut reconnaître qu’il est impossible d’interdire l’état d’urgence comme fait politique et juridique[22]. La théorie démocratique, dans ces cas limites, recommande donc la précaution : plutôt que d’interdire, il faut contenir les excès et miser sur la coopération entre les différents acteurs du système. Pour des raisons pratiques de rapidité, un pis-aller peut être un large consensus politique au sein des Assemblées délibératives. Une autre recommandation de la théorie démocratique s’intéresse à la prolongation des mesures d’urgence : un relèvement progressif du seuil nécessaire pour la reconduction de l’état d’urgence permet d’éviter la formation d’un bloc hégémonique insuffisamment majoritaire. Dès lors, afin d’assurer un consensus vital et un semblant de caractère démocratique de l’état d’urgence, on peut imaginer :

    Proposition 9. Conditionner l’état d’urgence à la majorité des deux tiers dans les deux chambres et sa reconduction à une majorité des 4/5ème.

     

    3. La construction de contre-pouvoirs réels face à l’état d’urgence

     

    « L’urgence des libertés », à laquelle appelle un collectif de juristes et d’universitaires[23], fait écho à une série d’analyses éclairantes sur la transposition des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. Pour reprendre le mot du professeur de droit Dominique Rousseau, « lorsqu’on diminue les libertés pour avoir plus de sécurité, on est sûr d’avoir moins de libertés, mais on n’est jamais certain d’avoir plus de sécurité »[24]. Dans ce domaine, pourtant, la jurisprudence du Conseil d’État ainsi que les avis du Conseil Constitutionnel ont montré que les juges se refusaient à entraver l’action du pouvoir politique. Dès lors, de la même manière que les quelques garanties apportées ne paraissent pas devoir être des garde-fous efficaces et incontestables, la faiblesse du contrôle constitutionnel face à l’évidence supposée de la nécessité amène à poser la question de l’existence d’anticorps démocratiques protégeant les libertés publiques face à la contagion croissante de l’urgence dans le droit commun. Il faut souhaiter que l’état d’urgence sanitaire prenne fin du propre fait des députés et qu’aucune disposition dérogatoire ne subsiste dans le droit commun, tant dans le domaine des libertés publiques que dans le domaines des droits sociaux. Mais qui peut aujourd’hui le garantir, sinon le peuple souverain ? Et si l’état d’urgence sanitaire n’est que la deuxième vague d’une épidémie juridique qui s’attaque aux libertés publiques, alors la crise doit permettre de penser et de sortir de la logique des états d’urgence à répétition. C’est pourquoi, il faudrait, à l’avenir :

    Proposition 10. Conditionner la transposition des dispositions de l’état d’urgence sanitaire dans le droit ordinaire à l’organisation d’un référendum.

     

    Conclusion

     

    L’épidémie de Covid-19 s’impose donc – de manière contre-intuitive – avant tout comme une occasion manquée sur le plan de l’apprentissage collectif, de la responsabilité individuelle et du développement de la confiance dans les institutions. Par son impréparation sur le plan matériel, le gouvernement a fait peser tout le poids de la crise sur les libertés publiques des Français par un confinement strict et contraint. Elle a été l’occasion d’une nouvelle mise entre parenthèses du droit commun pour faire valoir l’exception d’un état d’urgence, pas encore terminé et déjà prolongé pour six semaines supplémentaires. La France a augmenté ses capacités en matière de respect d’un confinement contraint, une capacité inutile en soi parce que le confinement n’est ni durable, ni soutenable. Il est même probable que le confinement ne se reproduise jamais en tant que tel, malgré les menaces répétées de reconfinement. Quoi qu’il en soit, les Français devront apprendre, durant ce déconfinement, à fonctionner de manière mobile et à cohabiter avec une maladie infectieuse[25]. La cohabitation avec un virus suppose de grandes capacités d’adaptation et une aptitude à suivre des consignes précises au quotidien. Or, il est probable que ces capacités et aptitudes soient moins efficacement adoptées par la contrainte que par la compréhension, l’adhésion, l’appropriation.

    Un monde d’après fait de confinements épisodiques, de tests omniprésents, d’applications de traçage ou d’états d’exception n’a en fait rien d’une fatalité. Il faut promouvoir une nouvelle articulation entre responsabilité individuelle et bien commun. Revenant dans le lointain passé et plus précisément aux enseignements de thique à Nicomaque, il nous faut penser le citoyen comme profondément libre, mais faisant usage de sa liberté pour se mettre au service du bien commun de la cité. La sortie par le haut d’une telle crise repose donc sur l’extension du domaine de la confiance et sur le refus de l’urgence comme mode de gouvernement. Le poids de l’État ne doit pas reculer ; il doit même augmenter, mais seulement dans la mesure où il est approprié par des processus démocratiques de délibération et de reddition des comptes. Mais cela ne peut se faire que par l’engagement accru de chacun et l’abandon par le pouvoir politique de sa tutelle abusive sur la société : nos libertés publiques, notre démocratie et le développement des biens communs en dépendent.

     

     

     

     

    [1] Ces deux décrets, ainsi que la loi sur l’état d’urgence sanitaire sont les lointains descendants de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 qui prévoyait, déjà, l’état d’urgence en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou en cas de calamité publique.

    [2] Ci-après une liste (non exhaustive) des tribunes ou articles s’intéressant au sujet : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/12/le-conseil-d-etat-se-devitalise-alors-qu-il-devrait-etre-l-ultime-bastion-des-libertes_6036386_3232.html, https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/17/l-etat-d-urgence-sanitaire-ne-justifie-pas-une-telle-disproportion-dans-l-atteinte-a-certains-droits_6036962_3224.html, https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/KEMPF/61747

    [3] https://www.who.int/tb/features_archive/involuntary_treatment/fr/ : 1) la restriction est décidée et appliquée conformément à la loi ; 2) la restriction est conforme à un objectif légitime d’intérêt général ; 3) la restriction est strictement nécessaire dans une société démocratique pour atteindre l’objectif ; 4) il n’existe pas d’autres moyens moins interventionnistes et moins restrictifs pour atteindre le même objectif et 5) la restriction se fonde sur des faits scientifiques et n’est pas rédigée ou imposée arbitrairement, c’est-à-dire de manière déraisonnable et discriminatoire.

    [4] Chiffres donnés par le ministre de l’Intérieur au 3 mai 2020.

    [5] En l’état, il n’existe pas d’étude démontrant de manière univoque et définitive l’efficacité des mesures de confinement strict par rapport à un régime de confinement modéré et strictement volontaire.

    [6] La variation de l’écart tient au nombre incompressible de patients en réanimation à tout instant t. En France, il a pu varier entre 1 000 et 2 000 patients. Toutefois, le chiffre de 10 500 comportait également une marge de progression avérée à 14 500 lits.

    [7] Le « modèle » le plus récent de l’École des Hautes Etudes en Santé Publique disponible en ligne depuis le 22 avril (https://www.ea-reperes.com/wp-content/uploads/2020/04/ImpactConfinement-EHESP-20200322v1.pdf) est un modèle du genre, avec des hypothèses contestables et fondées explicitement sur l’absence d’un scénario modéré (« We did not model what impact could have had moderate mitigation measures compared to the lockdown. »).

    [8]https://www.oecd.org/coronavirus/policy-responses/testing-for-covid-19-a-way-to-lift-confinement-restrictions/

    [9] https://www.liberation.fr/france/2020/04/27/masques-un-fiasco-et-des-mensonges_1786636

    [10] L’objet de cette note n’est en effet pas de brocarder la supposée faiblesse de la technostructure française, mais de critiquer son incapacité à travailler en bonne intelligence avec les citoyens qui lui interdit de mener des politiques de prévention efficaces et de remettre en question des dogmes établis. Pour aller plus loin sur la question de l’innovation dans les organisations humaines, voir March, James. Exploration and Exploitation in Organizational Learning, Organization Science, Vol. 2, No. 1 (1991).

    [11]https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/il-ne-faut-pas-faire-de-traitement-automatique-par-l-intelligence-artificielle-d-un-fichier-des-malades-du-coronavirus-alerte-le-defenseur-des-droits_3947865.html

    [12] Yann Algan et alia (2019), Les Origines du populisme. Editions du Seuil.

    [13] La récente intervention de Me Sureau à l’initiative du collectif Nouveaux dissidents – nouveaux résistants propose un panorama historique rapide et intéressant de l’état des libertés publiques en France : https://www.youtube.com/watch?v=P_DQQ4m6Iuk

    [14] Champeil-Desplats Véronique, « Histoire de lumières françaises : l’état d’urgence ou comment l’exception se fond dans le droit commun sans révision constitutionnelle », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2017/2 (Volume 79), p. 205-227. DOI : 10.3917/riej.079.0205. URL : https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-2017-2-page-205.htm

    [15] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/giorgio-agamben-l-epidemie-montre-clairement-que-l-etat-d-exception-est-devenu-la-condition-normale_6034245_3232.html

    [16] Pour un résumé utile et intéressant des différentes doctrines philosophiques face à la crise, voir https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2020-03-29/coronavirus-pandemic-puts-moral-philosophy-to-the-test

    [17] Pour un débat à jour sur ces questions, voir l’échange de points de vue dans The Critic entre Toby Young et Sam Bowman (https://thecritic.co.uk/a-response-on-the-cost-of-the-coronavirus-shutdown/), ou encore https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/03/coronavirus-la-suede-va-perdre-environ-460-000-annees-de-vie_6035431_3232.html.

    [18] Sur l’analyse scientifique des conséquences du confinement, voir https://www.thelancet.com/journals/lanchi/article/PIIS2352-4642(20)30096-1/fulltext ou encore https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30460-8/fulltext

    [19] Les huit conditions énoncées dans Governing the Commnons mentionnent bien un système gradué de sanctions, mais l’esprit du système ne repose jamais sur la suppression des libertés individuelles aux fins du bien commun.

    [20] Le cas français est l’exemple type d’une mauvaise réglementation : il permet des situations objectivement dangereuses tout en limitant abusivement des situations dont rien ne permet de démontrer qu’elles participeraient en elles-mêmes à la diffusion de l’épidémie. Ainsi de la liberté d’avoir pu se rendre à son travail mais d‘avoir été, une fois rentré, limité à un périmètre d’un kilomètre autour de chez soi.

    [21] https://institut-rousseau.fr/un-parlement-confine/

    [22] Sur la question de l’évidente nécessité, voir Saint-Bonnet, François, L’état d’exception et la qualification juridique. Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux6 (2007), pp. 29-38.

    [23] https://www.liberation.fr/debats/2020/04/13/l-urgence-des-libertes_1785013

    [24] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/21/un-projet-de-revision-constitutionnelle-recevable-mais-qui-doit-etre-reecrit_4835966_3232.html

    [25] C’est d’ailleurs, de l’aveu même du Premier ministre, la nouvelle stratégie officielle depuis la conférence du 19 avril 2020.

    Publié le 19 mai 2020

    Une maîtrise démocratique de l’urgence
    Comment respecter les libertés publiques en temps de crise ?

    Auteurs

    Matthieu Abgrall
    Docteur en histoire ancienne, diplômé de l'Université de Stanford.

    La réponse des gouvernements français et mondiaux à l’épidémie de Covid-19 a été marquée par une restriction des libertés individuelles sans équivalent en temps de paix, que ce soit en ampleur ou en durée. Cette restriction s’est faite sur la base légale de l’urgence sanitaire, d’un droit d’exception destiné à protéger les droits humains des citoyens, au rang desquels le « droit à la santé » ou « droit à la vie ». Dans cette crise, comme jamais auparavant, l’équilibre a été rompu entre ces droits humains et l’exigence de préservation des libertés publiques des citoyens, parmi lesquelles la liberté d’aller et venir et la liberté de réunion. Faute de pouvoir se procurer tests massifs et masques en nombre suffisant pour mener une stratégie alternative, l’État français a fait reposer tout le poids de la crise sur les libertés publiques des citoyens. Cette rupture d’équilibre, souvent aux marges du contrôle démocratique, est cependant une tendance lourde des politiques publiques dans le monde occidental depuis la société d’exception issue du Patriot Act américain jusqu’à la transposition de l’état d’urgence français qui a suivi les attentats de 2015 dans le droit commun deux années plus tard. Cette note se propose de montrer comment concilier la nécessaire protection des droits humains avec une défense robuste des libertés publiques et un contrôle démocratique réel de l’urgence, qu’elle soit sanitaire ou de tout autre nature.

     

    Introduction

     

    Le décret du 23 mars 2020, quel que soit le nombre des vies épargnées, restera dans l’histoire française comme un des plus attentatoires aux libertés publiques en temps de paix. Il ne pourrait être dépassé en cela que par le décret du 17 mars 2020, qui s’arroge le pouvoir de restreindre la liberté d’aller et venir de 67 millions de personnes sur le fondement d’un article équivoque du code de la santé publique (Article L3131-1)[1]. Durant cette crise sanitaire, l’État a affirmé et affermi son pouvoir sur la société : en dernier recours, il est prêt à faire usage de son monopole de la violence légitime pour faire appliquer les consignes de santé publique édictées en coopération avec les experts et les scientifiques. Puisant dans la logique historique de l’état d’exception, il s’autorise à suspendre le cours normal des événements et, dans une moindre mesure, les normes admises de la délibération démocratique. Partant, des voix se sont exprimées pour décrire la gravité et contester la disproportion des moyens employés pour contenir la progression de l’épidémie[2].

    Face à ce déploiement de mesures restrictives, le Conseil d’État s’en est tenu à sa théorie des « circonstances exceptionnelles » formulée depuis l’arrêt Heyriès (1918). Cette jurisprudence est par ailleurs en accord avec les cinq principes de Syracuse sur la légitimité de l’atteinte aux droits fondamentaux en cas de crise sanitaire[3] formulés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Mais ici comme ailleurs, c’est la notion de proportion qui est souveraine, depuis Aristote jusqu’à l’arrêt Kreuzberg en passant par les fondements du droit moderne. La justice n’est souvent que la conciliation d’objectifs contraires entre lesquels il s’agit de trouver un équilibre. Pourtant, mettez tout le poids d’un seul côté et c’est l’édifice qui se renverse. Atteindre l’équilibre suppose d’attribuer un poids à chaque droit et liberté : le droit à la santé vaut-il autant que, pris ensemble, la liberté d’aller et venir, liberté du domicile, liberté de l’intimité, liberté d’association, de réunion, de manifestation, mais aussi le droit à l’éducation ? Les moyens mis en œuvre ont-ils été proportionnés à l’objectif poursuivi et la construction d’un régime d’exception aux marges du contrôle démocratique a-t-elle été justifiée ?

    En montrant que l’État a dévalué de manière abusive les libertés publiques des citoyens par rapport aux fins qu’il recherchait, la présente note propose de rejeter la poursuite des violations observées en remettant des droits humains vitaux au cœur d’une architecture repensée de la responsabilité individuelle face au bien commun. Elle conseille de maîtriser les régimes d’exception en construisant des structures démocratiques de contrôle résilientes et en instituant une véritable reddition des comptes ex post.

     

    I. Évaluer la rupture d’équilibre entre droits humains et libertés publiques en France pendant la crise du Covid-19

     

    1. L’efficacité de la stratégie française en question ?

     

    La réponse de l’État français à la crise du Covid-19 a été, pour qui s’intéresse aux réponses mondiales à la pandémie, une des plus restrictives en matière de libertés publiques. Elle s’est matérialisée par l’imposition de périmètres et de temps de sortie, l’interdiction de contacts extra-familiaux et l’application de ces mesures par une force de police importante ayant procédé à 19 millions de contrôles et à plus d’un million de verbalisations[4]. À l’intérieur de l’Europe, la méthode française ressemble aux méthodes italienne, espagnole et grecque, et consiste à user de l’amende pour faire respecter les mesures de confinement. Cette approche est plus restrictive que celle de pays tels que l’Allemagne, la Suisse ou les Pays-Bas, où des mesures de restrictions des contacts ont été adoptées sans jamais confiner la population. Elle est aux antipodes de la méthode suédoise qui a permis le maintien d’une vie sociale importante en édictant des recommandations.

    Quelle est l’efficacité du confinement général de la population face au confinement des seules personnes fragiles ? Quelle est l’efficacité des contrôles policiers par rapport à une responsabilisation active des citoyens ? L’objet de l’évaluation comparative n’est pas de se demander si certains pays ont fait mieux mais si une stratégie moins dommageable pour les libertés publiques a provoqué des effets négatifs si délétères qu’ils ne sont pas compensés par les bénéfices apportés par le maintien de la vie sociale. Or, force est de constater que, dans les pays précédemment cités, les systèmes de santé ne se sont pas effondrés et que le taux de mortalité par habitant y est resté comparable ou même inférieur à celui de la France. En d’autres termes, le confinement est un médicament qui marche, mais marche-t-il mieux, dans tous les cas, que les stratégies alternatives comme le « smart lockdown », le confinement « doux », ou la publication de recommandations sanitaires ? Cela reste encore à démontrer[5].

    Par exemple, dans la mesure où la France a pu, grâce au travail remarquable des autorités et des soignants augmenter sa capacité de soins critiques à 10 500 lits, il faut remarquer que le maximum atteint de 7 148 patients en réanimation s’est situé entre 10 et 30 % en dessous de la capacité au-delà de laquelle des choix entre patients se seraient imposés[6]. Pour être justifié, le confinement strict ne doit pas montrer à quel point il est efficace par rapport à l’absence totale de mesures, mais à quel point il est efficace par rapport aux autres approches considérées. A-t-il diminué le nombre de patients en réanimation de 30 à 50% et maintenu à lui seul le nombre de patients en réanimation pour Covid-19 en dessous de 10 500 ? La comparaison avec les autres pays, sans donner de réponse définitive, permet d’en douter, d’autant plus qu’il est difficile de se fier aux modèles évaluant l’utilité du confinement uniquement face à une alternative sans mesures barrières ni changement comportemental[7]. Ainsi, si les bénéfices sont limités par rapport aux conséquences négatives en termes de libertés publiques, de santé mentale ou même d’économie, alors il se pourrait que le confinement strict tel qu’il a été appliqué en France ait été disproportionné par rapport aux fins poursuivies et doive être rejeté comme réponse sanitaire préférentielle à l’avenir, dans le cas d’une deuxième vague ou d’une nouvelle épidémie.

     

    2. Les facteurs conduisant à l’absence d’un compromis raisonnable

     

    Toutefois, dans la mesure où c’est le choix qui a été fait, il convient d’analyser de manière raisonnée les facteurs ayant conduit à sa mise en place. Au premier rang de ceux-ci, il faut constater l’absence de stratégie et son corollaire, l’imitation stratégique. Il n’est en soi pas critiquable que les responsables de la santé publique en France aient souhaité imposer un confinement strict à la population dans un contexte d’information limitée : au 17 mars, la Chine, l’Italie et l’Espagne avaient pris la décision d’imposer des confinements stricts. N’ayant pas l’habitude ni le désir de responsabiliser les citoyens français, le gouvernement français a considéré que des recommandations fermes mais librement consenties ne seraient pas suffisantes. À l’opposé d’une tradition d’originalité, la France a choisi d’être suiviste sur le plan stratégique et de rompre de manière résolue l’équilibre entre droit à la santé et libertés publiques.

    Le choix français est d’ailleurs clairement le fruit d’un manque de moyens, lui interdisant une stratégie de tests massifs autant qu’une stratégie de barrage par le biais des masques. Il est compréhensible que les masques aient été réservés aux catégories de la population les plus exposées et que l’on ait concentré les tests sur les soignants et les personnes fragiles, mais d’autres pays moins restrictifs en matière de libertés publiques ont aussi été confrontés à au moins une des pénuries. Plus de huit semaines après le début du confinement, la France était toujours un des plus mauvais élèves de l’OCDE en termes de tests[8] et n’a commencé qu’après deux mois à résoudre, péniblement, le sujet des masques[9]. L’alternative peut donc se poser sous la forme suivante : soit le confinement strict aurait été nécessaire en dépit de stocks de masques et d’une politique de tests massifs, ce qui doit être démontré, soit les restrictions sans précédent des libertés publiques sont uniquement le résultat d’un manque de matériel et de réactivité face à ce manque d’équipement, auquel cas les citoyens sont en droit d’exiger des sanctions vis-à-vis de ceux qui ont failli à protéger ces libertés publiques par leur manque d’anticipation.

    Sur le plan de l’organisation sociétale, la France dispose d’une colonne vertébrale forte et massive qui l’entraîne prioritairement vers des solutions rigides reposant peu sur l’apport individuel des citoyens, perçus comme les récipiendaires passifs des politiques publiques. La crise du Covid-19 montre l’incapacité de l’État français à concevoir des stratégies flexibles autrement que dans le domaine de l’urgence médicale et de la gestion de crise une fois l’événement survenu[10]. Il est possible que la fin du confinement le 11 mai soit une tentative de sortir de ce chemin emprunté le 17 mars, en prenant acte des dommages importants infligés à la société française mais aussi de l’impossibilité de réduire le nombre de nouvelles contaminations à zéro. Dès lors, au-delà de la communication politique destinée à présenter la stratégie suivie précédemment comme impérativement nécessaire et efficace, la France tente, sans le dire, un virage stratégique vers le modèle allemand, voire suédois. Les problèmes posés par ce virage posent à nouveau des questions d’imitation stratégique et invitent donc à repenser tant nos réponses à l’épidémie que la hiérarchie des valeurs sous-jacente à l’action publique, toujours dans l’optique de concilier les droits humains et les libertés publiques.

     

    II. Repenser la réponse à l’épidémie et la hiérarchie des valeurs

     

    1. L’insuffisance et les dangers de l’approche technologique

     

    Pour faire face au déconfinement, un ensemble de mesures a été proposé, allant de l’équipement généralisé en masques « grand public » à l’augmentation de la capacité de tests au niveau de 700 000 par semaine. Toutefois, c’est bien l’extension de l’état d’urgence sanitaire pour deux mois supplémentaires jusqu’au 10 juillet 2020 ainsi que la constitution de deux fichiers de traçage, « Contactcovid » et le système d’information national de dépistage populationnel (SIDEP) en sus de la poursuite du développement d’une application numérique qui attirent l’attention en termes de libertés publiques. Toutefois, qu’en est-il des fichiers de traçage ? Nous pensons, dans la lignée des inquiétudes exprimées par le Défenseur des Droits, par la CNIL et par le Sénat que ces fichiers présentent des dangers substantiels pour le maintien d’un juste équilibre entre action de l’État et protection de la vie privée. L’inscription d’un individu et de ses coordonnées sur un fichier informatique sans son consentement et sur une simple suspicion de contact avec une personne positive n’est pas acceptable. Il faut donc :

    Proposition 1. Subordonner l’inscription sur un fichier informatique à visée sanitaire au consentement explicite des individus et limiter la présence sur tout fichier à la durée de l’état d’urgence ou, si cette durée est plus courte, à la durée moyenne d’incubation et de contagiosité (soit, dans le cas d’espèce, entre 20 et 35 jours au total).

    Proposition 2. Purger les systèmes d’information à l’issue de l’état d’urgence sanitaire, sous la responsabilité conjointe de la CNIL, du Défenseur des Droits et des commissions parlementaires compétentes à l’Assemblée et au Sénat.

    Pourtant, ainsi que le Défenseur des Droits l’a soulevé, il est possible qu’émergent progressivement des pressions à l’usage. En effet, « à supposer qu’on ait le droit de refuser d’être sur ce fichier, quelle en sera la conséquence ? »[11]. Ce qui est vrai pour un fichier est vrai pour l’application numérique que le gouvernement se refuse encore à abandonner définitivement. Sur la base d’un volontariat biaisé, le choix pourrait se faire entre le refus d’installer un outil de surveillance dans son téléphone et l’accès aux communs. Dans les transports, pourrait-on voir des horaires réservés aux personnes ayant installé l’application de traçage ? Dans les lieux publics fréquentés, pourrait-on refuser le service à un individu ne pouvant justifier, a minima, d’une application de traçage ? S’agit-il d’une fiction ? Peut-être, mais qui condamnera un commerçant pour avoir protégé ses clients ?

    Après tout, le Premier ministre n’a-t-il pas déclaré qu’il serait légal d’interdire l’accès à un magasin à un individu non porteur d’un masque ? Qu’en sera-t-il de la pression sociale exercée sur les « réfractaires » de la santé publique ? À rebours de l’approche défensive adoptée ces dernières années face aux violations des libertés publiques, il faut donc passer à l’offensive pour en assurer la protection, tant de la lettre que de l’esprit et ainsi :

    Proposition 3. Proscrire explicitement dans la loi toute distinction entre individus en termes de droits fondamentaux sur la base d’un statut clinique ou immunologique, de l’acceptation d’inscription dans un fichier ou la participation aux outils numériques de traçage des contacts.

    Reste alors la question des systèmes d’information et de la technologie comme agents indispensables du rétablissement de la confiance. Face à des individus supposément incapables de se contrôler et de se faire confiance, le suivi et le traçage des citoyens serait le seul moyen d’assurer l’extinction de l’urgence. Il est entendu que le grand problème de nos sociétés est le recul de la confiance interpersonnelle[12]. Mais la confiance, comme toute faculté humaine, ne se développe que par son exercice régulier. Le risque étant consubstantiel à la confiance, son élimination conduit inévitablement au dépérissement de la confiance comme pratique quotidienne. Ce qui est vrai pour un état d’urgence sanitaire est vrai pour l’état d’urgence sécuritaire. Toute solution technique qui prétend éliminer le risque en se substituant au civisme des citoyens et à la confiance qu’ils se doivent, ne peut qu’affaiblir, à long terme, la République. Le rejet de toute application numérique a donc un double fondement : celui de l’impossibilité structurelle de garantir la préservation de la vie privée mais aussi de son caractère néfaste pour l’architecture de la confiance dans notre société. Dès lors et comme déjà évoqué plus haut, il faut donc a minima :

    Proposition 4. Abandonner le développement du projet StopCovid ou de toute plateforme comparable ne permettant pas de combiner gestion de crise collective, sécurité des données massives et libertés individuelles.

     

    2. Le nécessaire rééquilibrage des droits et libertés sur le plan éthique

     

    Par ailleurs, la crise du Covid-19 a plus encore mis en lumière le faible poids des libertés publiques en France, par rapport à l’impératif de sécurité et de santé[13]. Le même phénomène s’était produit après les attentats de 2015 et avait conduit, deux ans plus tard, à l’inscription de nombreuses dispositions contraires aux libertés fondamentales dans la loi ordinaire[14]. Il est plus que jamais difficile, dans un contexte d’inquiétudes généralisées et légitimes, de se faire le défenseur de libertés publiques réelles et vigoureuses. En effet, une telle défense implique d’aller contre l’instinct naturel d’un humanisme de bienveillance et de santé, un humanisme de la bonté et du soin (du « care »), vers un humanisme politique, presque tragique, du citoyen doué de libertés inaliénables dont la valeur est, sans doute, supérieure à la vie elle-même. La pente est forte car, comme le remarque justement Giorgio Agamben, il est possible « que notre société ne croie plus en rien d’autre qu’à la vie nue »[15]. Le fait que des milliards d’individus aient renoncé pendant des semaines, voire des mois, au contact humain, à la vie sociale et à tant d’autres éléments de la vie normale n’est pas un fait anodin. Cependant, la peur n’étant pas toujours bonne conseillère, il est permis de remettre en cause la hiérarchie ainsi dessinée.

    En effet, abandonner une grande partie de ses libertés au bénéfice de la santé ou de la sécurité n’avance pas, en soi, l’avènement d’une société fondée sur le bien commun. Plaider pour les libertés publiques face à la santé n’est d’ailleurs ni libertarien, ni même en soi utilitariste[16]. Il n’est pas nécessaire d’effectuer des calculs savants d’années de vie préservées[17] pour savoir que la vie sous l’état d’exception n’est pas une vraie vie, quels que soient les mécanismes de compensation mis en place par l’esprit pour rationaliser l’inacceptable. De même, les conséquences attendues et démontrées de longues périodes de confinement seront sévères, par exemple en termes de santé mentale, de violences conjugales ou même de maltraitance[18]. Il ne fait par ailleurs aucun doute que l’éducation des enfants, en particulier au plus jeune âge, aura été perturbée d’une manière négative et difficilement quantifiable par son ampleur. Face à la primauté donnée à la santé et la sécurité, il faut défendre une hiérarchie qui fait des libertés publiques exercées avec responsabilité et souci du bien commun la pierre angulaire de nos systèmes démocratiques.

     

    3. La promotion d’une nouvelle architecture de la responsabilité individuelle

     

    Or, le fait le plus troublant dans la construction de la réponse mondiale est l’oubli du sujet et de son agency ou capacité d’action, voire de son discernement. En effet, si certains veulent voir dans l’acceptation du confinement un élan collectif permettant de penser les communs, il serait mal avisé de faire l’impasse sur le concept de responsabilité individuelle. Si Elinor Ostrom démontre que « la tragédie des communs » de Hardin n’est pas une fatalité, c’est bien parce que les individus sont capables, sans coercition excessive, d’organiser des systèmes communs de ressources[19]. En toute hypothèse, il en est de même pour la santé et la réponse sanitaire face au Covid-19. Notons également que l’élaboration d’un système de communs durable repose sur la cohérence de la loi, qui semble faire défaut dans le cas d’espèce français[20]. Le confinement strict et sous la contrainte est une marque de défiance radicale face à la capacité des citoyens à agir, de manière responsable, par eux-mêmes. Il est une affirmation que le citoyen doit être contrôlé et discipliné, par peur d’une « tragédie des communs » que représenterait une épidémie galopante qui finirait par submerger le système de santé. Il est plutôt une des manifestations évidentes du « biopouvoir » foucaldien et contribue à créer une servitude volontaire, par l’épuisement de l’exercice de la responsabilité et donc du pouvoir. C’est donc son exact contraire qu’il faut promouvoir.

    Prenons l’exemple de l’allongement de la liste « des personnes habilitées à constater les infractions aux règles de l’état d’urgence sanitaire ». La logique qui consiste à étendre la capacité de sanction de manière toujours plus granulaire, en étendant le périmètre de la surveillance à l’ensemble de la vie quotidienne, depuis la voie publique jusqu’aux magasins et aux services de transports, n’est pas souhaitable. À quels abus de pouvoir expose-t-on les citoyens ? Avec quelles garanties ? Comment seront jugées les infractions et lesquelles ? L’extension de ces capacités sera-t-elle limitée à la période de l’état d’urgence ou sera-t-elle un nouveau confort et un nouvel outil du contrôle des citoyens par l’État ? C’est la philosophie d’ensemble de ces mesures qui corsettent encore pour plusieurs mois les libertés publiques des citoyens, faute de leur faire confiance et de pouvoir les dépister massivement, en dépit de vœux répétés en ce sens. Dans le cadre de cet état d’urgence sanitaire comme le cadre d’autres états d’urgence, il faut refuser l’extension constante du pouvoir de constater des infractions à des personnels dont ce n’est pas la mission première.

    À l’opposé de cette démarche, la conciliation entre droits humains et libertés publiques suppose en effet la confiance envers le citoyen et en sa capacité à servir le commun de son propre chef. Cette démarche passe par l’explication, la conviction et l’engagement, seules à mêmes d’aboutir à une bonne mise en œuvre des politiques publiques. Le cas de la Suède, comme d’autres pays plus matures sur le plan démocratique, est à ce titre exemplaire. Le gouvernement a pu se contenter de formuler des recommandations vis-à-vis de ses citoyens, qui les respectent parce qu’elles sont raisonnables, mesurées et durables. En traitant ses citoyens comme des adultes responsables capables de réduire par eux-mêmes leurs contacts et ce faisant la propagation de l’épidémie, la Suède a montré un chemin intéressant pour concilier droits humains et libertés publiques. Bien sûr, la France n’est pas la Suède et n’a pas vocation à le devenir, mais elle peut s’inspirer de ses pratiques démocratiques et de sa propension à privilégier le civisme et la responsabilité individuelle par rapport à la menace et à la sanction qui ne sont pas des outils d’apprentissage efficaces. Apprendre ensemble à mieux répondre aux épidémies tout en préservant les libertés publiques suppose donc de :

    Proposition 5. Promouvoir les initiatives démocratiques, notamment dans le domaine de la santé, pour accroître l’engagement et la compréhension par les citoyens des politiques publiques.

     

    III. Construire une vitalité démocratique face à la logique de l’urgence

     

    1. L’inévitable transparence et la responsabilité des gouvernants devant le peuple

     

    Le dernier volet de la recherche d’un équilibre entre droits humains et libertés publiques repose sur la maîtrise démocratique de l’urgence. En matière de privations des libertés, le premier axe de contrôle repose sur la transparence inévitable de la décision publique. À ce titre, les points d’informations quotidiens du directeur général de la santé étaient nécessaires et en ligne avec les pratiques de la majorité des États européens et occidentaux. De la même manière, les interventions répétées des membres du gouvernement ou de membres des équipes scientifiques chargées de la réponse sanitaire sont souhaitables. Cependant, elles ne sont pas suffisantes dans la mesure où elles ne permettent ni une réelle publicité de la décision, ni la confrontation des idées et stratégies, notamment en ce qui concerne leurs conséquences en termes de libertés publiques. L’avantage d’assurer la publicité des débats au sein des instances de décision ainsi que d’y faciliter le débat avec les citoyens doit permettre une meilleure appropriation des mesures de santé publique par la population. Elle est une meilleure garantie contre des décisions arbitraires prises dans des cercles fermés et uniformes n’ayant qu’une perspective médicale. Il faut donc en cas de pandémie :

    Proposition 6. Rendre publiques et accessibles en direct les délibérations du Comité analyse recherche et expertise et du Conseil Scientifique

    Proposition 7. Faire participer le Défenseur des Droits au Comité analyse recherche et expertise et au Conseil Scientifique.

    Le second principe fondamental repose sur la nécessaire responsabilité des gouvernants devant le peuple. Depuis l’Athènes du Ve siècle, le principe de la reddition des comptes veut que les dépositaires de l’autorité publique viennent expliquer leurs décisions à la fin de leur charge et permet, par une délibération publique et non-partisane, d’obtenir des explications sur les mesures choisies et d’informer la société sur les politiques publiques. Dans les démocraties matures, l’évaluation régulière permet d’éviter les abus. Pour qui pense que les restrictions de libertés ont été disproportionnées par rapport à la finalité recherchée, la reconstruction de notre société doit faire de la protection des libertés publiques un impératif contraignant dans l’élaboration des lois et décrets dans le cadre de tout état d’urgence, qu’il soit sanitaire ou autre. En tout état de cause, l’exécutif devrait être en mesure de justifier ses décisions, leur application et donc la proportionnalité de la contrainte par rapport à l’objectif recherché de réduction du danger face à d’autres mesures moins contraignantes et d’effet similaire.

    Proposition 8. Créer un comité citoyen tiré au sort, présidé par le Défenseur des Droits et chargé d’émettre un avis conforme sur les mesures de restrictions des libertés en période d’état d’urgence.

    Pourtant, dans l’hypothèse où notre société ne choisirait pas ce chemin d’une protection prophylactique des libertés publiques, il est possible d’imaginer, comme le fait la note de l’Institut Rousseau sur le Parlement en temps de crise[21], de déclencher automatiquement une commission d’enquête parlementaire après chaque état d’urgence. Il est également possible d’envisager une réforme profonde de la Cour de Justice de la République pour en diminuer le caractère oligarchique et partisan : cette réforme consisterait en un rééquilibrage de sa composition vers une part plus importante de magistrats professionnels et, dans la mesure du possible, la participation de citoyens tirés au sort.

     

    2. Le consensus vital de la représentation politique

     

    Toutefois, un des moyens les plus immédiats pour faire échec à l’état d’exception est d’en conditionner l’émergence à un large consensus politique. Il est anormal que le fonctionnement régulier de la loi puisse être interrompu par une majorité simple. Les critiques soulevées par l’état d’urgence installé en 2015 et passé dans la loi normale en 2017 restent pleinement valables : même sans les confondre, l’état d’urgence sanitaire n’est aucunement plus vertueux que l’état d’urgence terroriste. Toutefois, il faut reconnaître qu’il est impossible d’interdire l’état d’urgence comme fait politique et juridique[22]. La théorie démocratique, dans ces cas limites, recommande donc la précaution : plutôt que d’interdire, il faut contenir les excès et miser sur la coopération entre les différents acteurs du système. Pour des raisons pratiques de rapidité, un pis-aller peut être un large consensus politique au sein des Assemblées délibératives. Une autre recommandation de la théorie démocratique s’intéresse à la prolongation des mesures d’urgence : un relèvement progressif du seuil nécessaire pour la reconduction de l’état d’urgence permet d’éviter la formation d’un bloc hégémonique insuffisamment majoritaire. Dès lors, afin d’assurer un consensus vital et un semblant de caractère démocratique de l’état d’urgence, on peut imaginer :

    Proposition 9. Conditionner l’état d’urgence à la majorité des deux tiers dans les deux chambres et sa reconduction à une majorité des 4/5ème.

     

    3. La construction de contre-pouvoirs réels face à l’état d’urgence

     

    « L’urgence des libertés », à laquelle appelle un collectif de juristes et d’universitaires[23], fait écho à une série d’analyses éclairantes sur la transposition des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. Pour reprendre le mot du professeur de droit Dominique Rousseau, « lorsqu’on diminue les libertés pour avoir plus de sécurité, on est sûr d’avoir moins de libertés, mais on n’est jamais certain d’avoir plus de sécurité »[24]. Dans ce domaine, pourtant, la jurisprudence du Conseil d’État ainsi que les avis du Conseil Constitutionnel ont montré que les juges se refusaient à entraver l’action du pouvoir politique. Dès lors, de la même manière que les quelques garanties apportées ne paraissent pas devoir être des garde-fous efficaces et incontestables, la faiblesse du contrôle constitutionnel face à l’évidence supposée de la nécessité amène à poser la question de l’existence d’anticorps démocratiques protégeant les libertés publiques face à la contagion croissante de l’urgence dans le droit commun. Il faut souhaiter que l’état d’urgence sanitaire prenne fin du propre fait des députés et qu’aucune disposition dérogatoire ne subsiste dans le droit commun, tant dans le domaine des libertés publiques que dans le domaines des droits sociaux. Mais qui peut aujourd’hui le garantir, sinon le peuple souverain ? Et si l’état d’urgence sanitaire n’est que la deuxième vague d’une épidémie juridique qui s’attaque aux libertés publiques, alors la crise doit permettre de penser et de sortir de la logique des états d’urgence à répétition. C’est pourquoi, il faudrait, à l’avenir :

    Proposition 10. Conditionner la transposition des dispositions de l’état d’urgence sanitaire dans le droit ordinaire à l’organisation d’un référendum.

     

    Conclusion

     

    L’épidémie de Covid-19 s’impose donc – de manière contre-intuitive – avant tout comme une occasion manquée sur le plan de l’apprentissage collectif, de la responsabilité individuelle et du développement de la confiance dans les institutions. Par son impréparation sur le plan matériel, le gouvernement a fait peser tout le poids de la crise sur les libertés publiques des Français par un confinement strict et contraint. Elle a été l’occasion d’une nouvelle mise entre parenthèses du droit commun pour faire valoir l’exception d’un état d’urgence, pas encore terminé et déjà prolongé pour six semaines supplémentaires. La France a augmenté ses capacités en matière de respect d’un confinement contraint, une capacité inutile en soi parce que le confinement n’est ni durable, ni soutenable. Il est même probable que le confinement ne se reproduise jamais en tant que tel, malgré les menaces répétées de reconfinement. Quoi qu’il en soit, les Français devront apprendre, durant ce déconfinement, à fonctionner de manière mobile et à cohabiter avec une maladie infectieuse[25]. La cohabitation avec un virus suppose de grandes capacités d’adaptation et une aptitude à suivre des consignes précises au quotidien. Or, il est probable que ces capacités et aptitudes soient moins efficacement adoptées par la contrainte que par la compréhension, l’adhésion, l’appropriation.

    Un monde d’après fait de confinements épisodiques, de tests omniprésents, d’applications de traçage ou d’états d’exception n’a en fait rien d’une fatalité. Il faut promouvoir une nouvelle articulation entre responsabilité individuelle et bien commun. Revenant dans le lointain passé et plus précisément aux enseignements de thique à Nicomaque, il nous faut penser le citoyen comme profondément libre, mais faisant usage de sa liberté pour se mettre au service du bien commun de la cité. La sortie par le haut d’une telle crise repose donc sur l’extension du domaine de la confiance et sur le refus de l’urgence comme mode de gouvernement. Le poids de l’État ne doit pas reculer ; il doit même augmenter, mais seulement dans la mesure où il est approprié par des processus démocratiques de délibération et de reddition des comptes. Mais cela ne peut se faire que par l’engagement accru de chacun et l’abandon par le pouvoir politique de sa tutelle abusive sur la société : nos libertés publiques, notre démocratie et le développement des biens communs en dépendent.

     

     

     

     

    [1] Ces deux décrets, ainsi que la loi sur l’état d’urgence sanitaire sont les lointains descendants de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 qui prévoyait, déjà, l’état d’urgence en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou en cas de calamité publique.

    [2] Ci-après une liste (non exhaustive) des tribunes ou articles s’intéressant au sujet : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/12/le-conseil-d-etat-se-devitalise-alors-qu-il-devrait-etre-l-ultime-bastion-des-libertes_6036386_3232.html, https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/17/l-etat-d-urgence-sanitaire-ne-justifie-pas-une-telle-disproportion-dans-l-atteinte-a-certains-droits_6036962_3224.html, https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/KEMPF/61747

    [3] https://www.who.int/tb/features_archive/involuntary_treatment/fr/ : 1) la restriction est décidée et appliquée conformément à la loi ; 2) la restriction est conforme à un objectif légitime d’intérêt général ; 3) la restriction est strictement nécessaire dans une société démocratique pour atteindre l’objectif ; 4) il n’existe pas d’autres moyens moins interventionnistes et moins restrictifs pour atteindre le même objectif et 5) la restriction se fonde sur des faits scientifiques et n’est pas rédigée ou imposée arbitrairement, c’est-à-dire de manière déraisonnable et discriminatoire.

    [4] Chiffres donnés par le ministre de l’Intérieur au 3 mai 2020.

    [5] En l’état, il n’existe pas d’étude démontrant de manière univoque et définitive l’efficacité des mesures de confinement strict par rapport à un régime de confinement modéré et strictement volontaire.

    [6] La variation de l’écart tient au nombre incompressible de patients en réanimation à tout instant t. En France, il a pu varier entre 1 000 et 2 000 patients. Toutefois, le chiffre de 10 500 comportait également une marge de progression avérée à 14 500 lits.

    [7] Le « modèle » le plus récent de l’École des Hautes Etudes en Santé Publique disponible en ligne depuis le 22 avril (https://www.ea-reperes.com/wp-content/uploads/2020/04/ImpactConfinement-EHESP-20200322v1.pdf) est un modèle du genre, avec des hypothèses contestables et fondées explicitement sur l’absence d’un scénario modéré (« We did not model what impact could have had moderate mitigation measures compared to the lockdown. »).

    [8]https://www.oecd.org/coronavirus/policy-responses/testing-for-covid-19-a-way-to-lift-confinement-restrictions/

    [9] https://www.liberation.fr/france/2020/04/27/masques-un-fiasco-et-des-mensonges_1786636

    [10] L’objet de cette note n’est en effet pas de brocarder la supposée faiblesse de la technostructure française, mais de critiquer son incapacité à travailler en bonne intelligence avec les citoyens qui lui interdit de mener des politiques de prévention efficaces et de remettre en question des dogmes établis. Pour aller plus loin sur la question de l’innovation dans les organisations humaines, voir March, James. Exploration and Exploitation in Organizational Learning, Organization Science, Vol. 2, No. 1 (1991).

    [11]https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/il-ne-faut-pas-faire-de-traitement-automatique-par-l-intelligence-artificielle-d-un-fichier-des-malades-du-coronavirus-alerte-le-defenseur-des-droits_3947865.html

    [12] Yann Algan et alia (2019), Les Origines du populisme. Editions du Seuil.

    [13] La récente intervention de Me Sureau à l’initiative du collectif Nouveaux dissidents – nouveaux résistants propose un panorama historique rapide et intéressant de l’état des libertés publiques en France : https://www.youtube.com/watch?v=P_DQQ4m6Iuk

    [14] Champeil-Desplats Véronique, « Histoire de lumières françaises : l’état d’urgence ou comment l’exception se fond dans le droit commun sans révision constitutionnelle », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2017/2 (Volume 79), p. 205-227. DOI : 10.3917/riej.079.0205. URL : https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-2017-2-page-205.htm

    [15] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/giorgio-agamben-l-epidemie-montre-clairement-que-l-etat-d-exception-est-devenu-la-condition-normale_6034245_3232.html

    [16] Pour un résumé utile et intéressant des différentes doctrines philosophiques face à la crise, voir https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2020-03-29/coronavirus-pandemic-puts-moral-philosophy-to-the-test

    [17] Pour un débat à jour sur ces questions, voir l’échange de points de vue dans The Critic entre Toby Young et Sam Bowman (https://thecritic.co.uk/a-response-on-the-cost-of-the-coronavirus-shutdown/), ou encore https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/03/coronavirus-la-suede-va-perdre-environ-460-000-annees-de-vie_6035431_3232.html.

    [18] Sur l’analyse scientifique des conséquences du confinement, voir https://www.thelancet.com/journals/lanchi/article/PIIS2352-4642(20)30096-1/fulltext ou encore https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30460-8/fulltext

    [19] Les huit conditions énoncées dans Governing the Commnons mentionnent bien un système gradué de sanctions, mais l’esprit du système ne repose jamais sur la suppression des libertés individuelles aux fins du bien commun.

    [20] Le cas français est l’exemple type d’une mauvaise réglementation : il permet des situations objectivement dangereuses tout en limitant abusivement des situations dont rien ne permet de démontrer qu’elles participeraient en elles-mêmes à la diffusion de l’épidémie. Ainsi de la liberté d’avoir pu se rendre à son travail mais d‘avoir été, une fois rentré, limité à un périmètre d’un kilomètre autour de chez soi.

    [21] https://institut-rousseau.fr/un-parlement-confine/

    [22] Sur la question de l’évidente nécessité, voir Saint-Bonnet, François, L’état d’exception et la qualification juridique. Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux6 (2007), pp. 29-38.

    [23] https://www.liberation.fr/debats/2020/04/13/l-urgence-des-libertes_1785013

    [24] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/21/un-projet-de-revision-constitutionnelle-recevable-mais-qui-doit-etre-reecrit_4835966_3232.html

    [25] C’est d’ailleurs, de l’aveu même du Premier ministre, la nouvelle stratégie officielle depuis la conférence du 19 avril 2020.

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