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Un système de couverture santé qui organise dans les faits une inégalité financière d’accès aux soins

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Un système de couverture santé qui organise dans les faits une inégalité financière d’accès aux soins

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Un système de couverture santé qui organise dans les faits une inégalité financière d’accès aux soins

Le préambule de la Constitution, partie intégrante du bloc constitutionnel, pose le principe d’une « protection de la santé » garantie pour tous. L’Assurance Maladie confère à l’égalité d’accès aux soins la valeur de « principe fondateur » et considère qu’il s’agit de la « première de ses missions au quotidien ». Enfin le Code de la santé publique rappelle dans son article L1110-1-1 que « l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé » doit être « garanti ». On peut en inférer l’idée que l’accès aux soins est reconnu par notre société comme un droit fondamental.

Pourtant l’inégalité d’accès aux soins est une réalité en France. Elle recouvre plusieurs phénomènes dont les effets s’additionnent le plus souvent avec des conséquences importantes en matière de niveau de santé et d’espérance de vie. Celle d’un ouvrier est inférieure de plus de 6 ans à celle d’un cadre. L’évolution de la démographie médicale et l’organisation territoriale de l’offre de soins sont deux facteurs explicatifs assez bien identifiés, dont les médias commencent à s’emparer, contribuant pour une large part à la multiplication des « déserts médicaux » phénomène qui ne se limite pas aux seules zones rurales mais touche aussi les zones péri-urbaines.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le département de la Seine-Saint-Denis compte en moyenne 50 praticiens pour 100000 habitants (unité retenue pour la mesure de la densité médicale) contre 119 pour les Alpes-Maritimes[1]. Le nombre de généralistes en « activité régulière » a baissé de l’ordre de 10 % depuis 2010 (20 % pour les territoires les moins favorisés), évolution qui devrait, à court terme, s’accélérer, de nombreux praticiens arrivant à l’âge de la retraite[2]. Selon l’Assurance Maladie, plus de 6 millions de Français n’auraient pas de médecin traitant. Près de 1 médecin traitant sur 2 refuse de nouveaux patients[3].

Notre système de santé se caractérise par une liberté d’installation pour les professionnels de santé et par le libre choix pour le patient de son médecin avec comme conséquence une inégale répartition de l’offre de soins sur le territoire. 30 % de la population résident aujourd’hui dans une zone sous-dotée contre seulement 8 % en 2012[4].

La suppression du numerus clausus, la création de communautés professionnelles territoriales de santé et le recrutement d’assistants médicaux, mesures reprises par le projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, adopté en dernière lecture par le Sénat en juillet 2019 constituent des éléments de réponse positifs mais très partiels au regard de l’ampleur du sujet qui exige une réponse systémique et globale et non au coup par coup.

L’inégalité d’accès aux soins relève aussi de déterminants socio-économiques et en particulier financiers dont le périmètre et les effets sont, quant à eux, assez mal appréhendés, souvent sous-estimés voire méconnus. À la différence des facteurs démographiques et territoriaux qui touchent l’ensemble d’une population donnée, les causes de nature financière ciblent les plus démunis. On rétorquera que de nombreux dispositifs visent à la généralisation de la protection maladie. Mais, nous verrons que, dans les faits, ils ne corrigent qu’imparfaitement l’inégalité analysée sous l’angle de l’effort financier en proportion du revenu. Citons la Protection Universelle Maladie (PUMA) qui élargit l’ouverture de droits à tous les résidents réguliers ou stables, la généralisation de la couverture complémentaire santé d’entreprises au bénéfice des salariés du privé, la réforme dite du 100 % santé pour les prothèses dentaires, l’optique et les audioprothèses, enfin la Complémentaire Santé Solidaire (ex-CMU-C et ACS fusionnés en 2019), conditionnée à un plafond de ressources. Ils constituent autant de matériaux d’un édifice d’ensemble qui ne peut être que très protecteur pour tous les Français.

Or, le coût cumulé d’une couverture complémentaire et du reste à charge pour les ménages les plus démunis pèse lourdement. Le renoncement aux soins pour des raisons financières concerne, selon l’enquête « Statistiques sur les ressources et conditions de vie » de l’Insee réalisée en 2017, plus de 1,6 million de personnes[5]. Si cette enquête mériterait sans doute d’être actualisée notamment pour tenir compte de l’effet des dernières mesures prises comme le 100 % santé qui vise en particulier des domaines concernés par le renoncement aux soins, ce dernier continue, pour des raisons d’ordre financier, d’être une réalité en France .

Le choix a été fait de ne pas traiter l’ensemble des facteurs explicatifs de l’inégalité d’accès aux soins mais de se concentrer sur les seuls déterminants socio-économiques et plus précisément financiers, en particulier ceux liés :

  • au modèle des complémentaires santé qui se distingue fortement de celui de l’assurance maladie obligatoire, modèle porté par des acteurs de marché appartenant de moins en moins à l’économie sociale et solidaire et répondant de plus en plus aux règles du monde de l’assurance,
  • à l’existence d’un taux de reste à charge, en proportion des revenus, plus élevé pour les ménages les plus modestes et en particulier ceux appartenant au premier décile.

Structurer un système fondé sur une privatisation progressive de la couverture complémentaire santé, assurant la prise en charge de plus de 37 milliards d’euros de dépenses, et sur un reste à charge de l’ordre de 20 milliards d’euros laissé aux assurés, est un choix de société et non une fatalité, avec pour conséquence une rupture dans l’égalité d’accès aux soins au détriment des ménages les plus modestes.

L’évolution du financement et de la structure des recettes de la branche maladie sera aussi abordée dans le sens où elle rend compte d’une transformation dans la nature même des prélèvements sociaux au profit d’une imposition au profil de plus en plus dégressif.

La première partie sera essentiellement consacrée à une présentation synthétique des données chiffrées les plus récentes pour une meilleure compréhension des grands types de mécanismes de prise en charge des dépenses de santé, de la place et du rôle des différents acteurs, notamment en termes de contribution à la couverture des dépenses de santé. Ensuite, un regard sera porté sur les évolutions de notre propre système, leurs sous-jacents politiques, en insistant sur les mesures et les tendances les plus récentes. Nous mettrons en évidence la dynamique de privatisation partielle du système de santé, qui s’est renforcée dans la période récente.

La seconde partie analysera les conséquences de ces choix en matière d’égalité d’accès aux soins, supposée assurée, du double point de vue du taux d’effort financier, très pénalisant pour les ménages les plus modestes et du renoncement aux soins.

Dans une dernière séquence, nous énoncerons quelques principes d’un socle social repensé autour du scénario d’une « grande sécurité sociale » mais dont l’ambition ne se limiterait pas à l’optimisation des frais de gestion mais viserait un droit à la santé réaffirmé garanti à vie, la gratuité des soins et le financement des dépenses de santé par un impôt progressif.

1 Les trois grands systèmes de santé existants dans les pays occidentaux rendent compte d’un modèle de priorités et d’arbitrage assez discriminants

De façon très synthétique, il est possible de distinguer trois grands systèmes de santé. Le premier, en place aux États-Unis notamment, se caractérise par une offre de soins pour l’essentiel privée aux tarifs très élevés, une assistance médicale gratuite pour les personnes les plus démunies et le recours pour les autres à un système d’assurance privée, financé ou non par l’employeur. À titre d’illustration, le coût moyen d’une mutuelle américaine s’élèverait, selon la Fondation Henry Kaiser, à 17 500 dollars pour une famille de 4 personnes à comparer à un salaire médian de l’ordre de 65 000 dollars. Le deuxième, développé en particulier dans les pays scandinaves se fonde sur une offre de soins largement publique, gratuite et financée par l’impôt. Le troisième, et notamment en France, se détermine par une offre de soins composite associant un large secteur public, en particulier dans le domaine hospitalier, à un secteur privé pour l’ambulatoire et les cliniques, un régime d’assurance maladie obligatoire financé initialement par des cotisations sociales, aujourd’hui majoritairement par l’impôt, des complémentaires santé dont les primes sont prises en charge par les employeurs pour les salariés du privé ou souscrites à titre individuel pour les autres.

Le choix de l’un ou l’autre de ces trois modèles rend compte d’un système de priorités et d’arbitrage entre plusieurs objectifs : la viabilité financière des systèmes, mais aussi l’égal accès aux soins, la qualité des prestations délivrées et enfin la liberté d’installation des professionnels de santé et le libre choix des patients.

1.1 En France, les dépenses de santé représentent 11,3 % du PIB, pourcentage comparable à celui des aux autres pays occidentaux, avec un poids du régime obligatoire encore largement prédominant

En France, la part des Dépenses courantes de santé (DCS), agrégat qui intègre principalement la consommation de soins et de biens médicaux, les soins de longue durée et les indemnités journalières versées, exprimée en pourcentage du PIB est comparable à celles des autres pays développés à l’exception des États-Unis. Elle s’établit en 2018 à 11,3 % du PIB contre 11,2 % pour l’Allemagne, 11 % pour la Suède et 9,6 % pour le Royaume-Uni. Elle est de 17,1 % pour les États-Unis et de 10,9 % pour le Japon. La comparaison à partir de la dépense moyenne annuelle par habitant, de l’ordre de 4300 euros pour une DCS de 276 milliards, est un peu moins favorable pour la France[6].

En France, la structure de prise en charge des dépenses de santé est assez stable sur les 15 dernières années. En 2018, la part de la Sécurité sociale était de 78,1 %, celle des complémentaires santé de 13,4% et le reste à charge pour les ménages de 7 %. L’aide médicale de l’État et la CMU-C représentaient 1,5 %. Le rôle de la Sécurité sociale reste donc encore prédominant, avec des situations toutefois contrastées. La prise en charge des frais hospitaliers est très nettement supérieure (91,3 % en 2015)[7] à celle des soins de ville (55 %)[8]. Les conditions de prise en charge des dépenses de santé par le régime d’assurance maladie obligatoire (AMO) induisent donc un reste à charge significatif variant selon certains critères comme la pathologie et le lieu de délivrance du soin (hôpital, soins de ville). Ce reste à charge est partiellement couvert par des complémentaires santé dans des proportions variables dépendant notamment du niveau de garantie offert par l’Organisme complémentaire d’assurance maladie (OCAM).

Enfin, le poids cumulé de la CMU et de l’aide médicale de l’État (AME) est faible en proportion du total des dépenses de santé, de l’ordre de 0,6 %. Ce niveau très résiduel de l’AME, de l’ordre d’un milliard d’euros, dispositif ciblant les étrangers en situation irrégulière, contredit certains discours entendus ad nauseam sur la charge que représenteraient les sans-papiers.

Ces premiers éléments factuels soulignent déjà bien le caractère hybride et assez complexe du système.

1.2 Les politiques se sont orientées au départ vers une généralisation continue de la couverture santé puis vers une régulation des dépenses de santé et une ouverture à des opérateurs privés

Dans un contexte de croissance économique quasi continue, les différentes politiques conduites jusque dans les années 1980 ont visé l’extension de la couverture sociale sans pour autant prétendre à l’universalité. Elles se sont traduites par une hausse continue des dépenses de santé. En 1960, elles représentaient 4 % du PIB.

À la fin des années 80, marquées par le tournant néolibéral, la priorité change au profit de la « gestion » de la crise financière, la réduction des déficits sociaux. Les plans se caractérisent donc par une nouvelle tendance, l’augmentation de la charge laissée à l’usager : hausse des tickets modérateurs, création d’un ticket modérateur « d’ordre public » non remboursable par les complémentaires, forfaits journaliers régulièrement augmentés, déremboursements de certains médicaments, même si, en effet, pour certains d’entre eux leur efficacité était contestée, et dépassements d’honoraires (part allant au-delà des tarifs conventionnels fixés par l’assurance maladie).

Ce changement de priorités s’accompagne d’une volonté de dépolitiser le débat sur le système de santé pour désarmer la critique. Un virage sémantique s’opère : on parle de charges et non plus de dépenses, considérées comme autant d’obstacles à la compétitivité des entreprises. Le nouveau leitmotiv : convaincre les citoyens qu’il s’agit avant tout d’un problème technique et non d’un choix de société, étape politique préalable à celle qui consiste à dire que les choix faits sont incontournables, qu’il n’y a pas d’autres options et que tout cela bien évidemment ne poursuit qu’un objectif : sauver le système !

Par un phénomène de « vases communicants », au rythme du désengagement de l’assurance maladie obligatoire (AMO), le marché des complémentaires s’est développé pour répondre à ce report de charge sur l’usager, en contrepartie de primes dont le montant varie selon le niveau de couverture offert, l’âge et non de la situation financière de l’usager. Aussi, plus qu’un simple transfert, il s’agit d’un changement profond dans la conception même du système, engagé dans un processus de privatisation progressive et faisant une large place à des agents relevant du secteur privé et d’une logique de rentabilité avec, comme nous le verrons dans la seconde partie, des conséquences fortes sur l’égalité d’accès aux soins pour les plus démunis.

Pour couvrir les exclus du système ou ceux insuffisamment couverts, des dispositifs spécifiques sont mis en place dont le plus emblématique est la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), dispositif ouvert à tous les résidents stables en situation de pauvreté. Une aide à l’acquisition d’une mutuelle (ACS) est associée à ce dispositif. La complémentaire santé solidaire (CSS) regroupe depuis 2019 la CMU-C et l’ACS. Le plafond de ressources pris en considération varie selon le nombre de personnes appartenant au foyer. Pour une personne seule, le plafond annuel de ressources est de 9041 euros. Ces dispositifs font l’objet d’un non-recours important du fait d’un sentiment de stigmatisation ressenti par les bénéficiaires et du labyrinthe administratif[9]. Selon une étude de la Drees, entre 6,6 et 7,9 millions de personnes seraient éligibles à la CMU-C et entre 2,9 et 4,2 millions pour l’ACS avec des taux de recours respectivement de 56 % à 68 % et de 33 % à 47 %[10].

L’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, pour sa part, instaure à compter de 2016 la généralisation de la couverture complémentaire santé d’entreprises. Selon l’enquête sur la protection sociale complémentaire d’entreprise de 2017 (PSCE), 84 % des établissements regroupant 96 % des salariés (du privé) offrent une couverture complémentaire santé contre la moitié avant l’ANI[11]. Il est à noter que ce dispositif ne s’applique pas encore aux fonctionnaires. Son extension aux agents de la fonction publique serait prévue en 2027.

Une étape supplémentaire est franchie en 2019 avec la réforme dite du « 100 % santé » applicable aux prothèses dentaires, à l’optique et aux prothèses audio et assurant un remboursement intégral d’un « panier de biens et prestations » pour un prix limite de vente (PLV). Il faut savoir que seuls ceux disposant d’une complémentaire santé responsable ou d’une complémentaire santé solidaire peuvent bénéficier de cette réforme. Ce qui exclut de facto ceux qui n’en ont pas, soit précisément ceux qui pourraient en avoir le plus besoin. Trois types de paniers sont proposés avec des niveaux de remboursement différents : le panier 100 % Santé, le Panier Maîtrisé (remboursement partiel) et enfin le Panier Libre (remboursement selon le niveau de garantie du patient). Ce dispositif, conjointement pris en charge par la Sécurité sociale et par les complémentaires santé, pose la question du contenu de ce panier, c’est-à-dire des prestations de soins et des équipements tels que les lunettes, les prothèses dentaires et auditives intégrés dans le 100 % Santé. Chacun d’entre nous est susceptible de poser un regard bien différent sur le caractère satisfaisant ou non des prestations incluses dans ce panier : certains considéreront que les besoins essentiels sont couverts, d’autres que cette réforme ne suffit pas et, qu’en l’état, elle contribue au renforcement d’un système dual. D’autres appellent à une « délibération démocratique » sur le contenu du panier de soins[12]. Le caractère récent de la réforme ne permet pas de conclure encore sur son impact, en particulier sur le taux de renoncement aux soins, ce qui doit constituer la priorité de toute politique publique de santé, mais aussi sur les effets induits comme l’augmentation des tarifs des complémentaires santé à compter notamment de 2022, année suivant le déploiement complet de la réforme.

En synthèse, ces différentes évolutions ne sont pas sans conséquences sur la nature et le modèle même de notre système de santé. Si la part de l’assurance maladie obligatoire dans notre système de remboursement reste centrale avec un taux de remboursement moyen de plus de 78 %, le marché des complémentaires santé s’est développé et surtout très largement concentré pour faire une plus large place à des organismes appartenant de moins en moins à la sphère sociale et solidaire et gérés selon des règles propres à la logique de marché. En 2001, 1702 OCAM, dont 1528 mutuelles, se partageaient un marché de 17,5 milliards d’euros. Aujourd’hui, le nombre d’acteurs s’est très fortement réduit et compte désormais 439 organismes dont 103 sociétés d’assurances pour un total de cotisations perçues qui a plus que doublé pour atteindre 38 milliards d’euros. Les 20 plus grands organismes détiennent 50 % de ce marché, dont 9 sociétés d’assurance[13].

Il faut comprendre que le recours à une complémentaire santé place l’assuré dans une dépendance à l’égard d’organismes dont le modèle, rappelons-le, est très différent de celui de l’assurance maladie obligatoire. Celle-ci rembourse de la même façon tous les assurés indépendamment du montant des cotisations payées sur la base de ce qu’on a coutume d’appeler le « tarif sécu ». Le niveau de prise en charge de la complémentaire santé varie lui directement en fonction du montant de la prime versée dont le coût représente un effort financier plus important pour les ménages les plus modestes et en particulier pour les personnes exclues temporairement ou définitivement du monde du travail (chômeurs, retraités…) ou en situation d’emploi précaire.

2. Le modèle des complémentaires santé se distingue fortement de celui de l’assurance maladie. Il répond de plus en plus à une logique de marché qui introduit une rupture dans l’égalité d’accès aux soins au détriment des ménages les plus modestes

Les mutuelles inscrivaient au départ leur activité dans un cadre de référence relevant de l’économie sociale et solidaire, proche de celui de la Sécurité sociale. Au fur et à mesure des concentrations qui se sont opérées, la logique sociale a pour l’essentiel disparu pour faire place à celle de l’assurance privée. Là où les mutuelles pouvaient être appréhendées comme une forme de prolongation de la Sécurité sociale, elles s’en distinguent fortement maintenant avec une véritable rupture de modèle.

Cette privatisation partielle de la protection sociale dont rien ne laisse entendre qu’elle se stabiliserait à ce niveau a d’ores et déjà atteint des proportions dont on peut considérer qu’elles remettent en cause les fondamentaux de notre système de santé et notamment le principe d’égalité d’accès aux soins.

 

  1. Une large couverture complémentaire qui recouvre une réalité contrastée et accroît dans les faits les inégalités

Une comparaison de nature macro-économique avec les autres pays de l’OCDE placerait la France, depuis l’ANI, en tête des pays dont le reste à charge serait le plus bas en moyenne. L’ANI a indéniablement permis une extension des complémentaires collectives pour les salariés du privé, en situation d’emploi, avec probablement un effet de substitution avec des contrats individuels auparavant souscrits par ces mêmes bénéficiaires. En y regardant de plus près, et toujours selon l’enquête PSCE de 2017, la situation des bénéficiaires de complémentaires collectives est contrastée. Le niveau de couverture et de garantie apporté est variable notamment selon la taille des entreprises, les plus importantes d’entre elles proposant des complémentaires plus avantageuses le plus souvent assorties d’options, voire des surcomplémentaires, avec une prise en charge par l’employeur plus importante, mais aussi variable selon le statut du salarié, cadres ou non-cadres, et le niveau du salaire. Les entreprises qui ne proposaient pas à leurs salariés de complémentaires santé avant la loi leur offrent dorénavant, toujours selon cette étude, le minimum défini par la loi[14].

Le rapport du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM) de janvier 2021 permet d’aller plus en profondeur dans l’analyse en dépassant ce sentiment premier d’un taux de couverture qui serait « très protecteur » pour reprendre le qualificatif retenu par la Cour des comptes dans le titre de son rapport sur les complémentaires santé en France[15]. Une analyse par quintile (découpage en cinq tranches de 20 % par rapport aux revenus) fait état d’un taux de couverture qui n’est plus que de « 88 % pour les 20 % des ménages les plus modestes » sachant que « la proportion de salariés à qui l’entreprise n’a pas proposé de contrat est bien plus importante dans les secteurs d’activité recourant de manière importante aux contrats précaires, et parmi les bas salaires ou les ouvriers non qualifiés » et que « la moitié des personnes non couvertes ont des revenus inférieurs à 970 euros par unité de consommation et sont donc en situation de pauvreté ». Enfin, les personnes hors de l’emploi (les retraités par exemple) sont dans « l’obligation de souscrire des assurances individuelles qui ne bénéficient d’aucune aide, directe ou indirecte »[16].

  1. Le profil dégressif des primes se traduit par un taux d’effort financier plus important pour le premier quintile

Les primes versées ont fortement augmenté au cours des dernières années (47 % de 2006 à 2017, chiffre cité par Attac selon UFC Que Choisir)[17] Ces évolutions s’expliqueraient par une hausse sensible des frais de gestion, répercutés sur le montant de la prime mais aussi par les « marges des organismes assureurs ». S’il est interdit aux organismes complémentaires d’assurance maladie de tenir compte de l’état de santé de l’assuré pour le calcul de la prime, elles l’intègrent via la tranche d’âge au regard des statistiques de dépenses de santé observées par tranche d’âge. Selon le rapport du HCAAM, le montant des primes est de 830 euros en moyenne pour les 25-45 ans et atteint 1490 euros pour les 66-75 ans et plus[18].

Si les primes augmentent avec le risque, appréhendé indirectement au travers de l’âge de l’assuré, les montants s’inscrivent toutefois dans une fourchette présentant un « profil dégressif » par rapport aux revenus : « la prime payée serait en moyenne de 950 euros par an pour les ménages du premier décile et de 1 095 euros pour les ménages du dernier décile »[19]. Il en résulte un taux d’effort financier sensiblement défavorable aux ménages les plus modestes.

  1. Un reste à charge qui, en proportion du revenu, pèse plus lourd pour les ménages les plus modestes

Selon le niveau de vie en 2010, référence un peu ancienne mais qui reste pertinente dans les enseignements pouvant en être tirés, le montant du reste à charge avant le remboursement par les complémentaires dont on sait qu’il dépend du niveau de garantie, lui-même fonction du montant de la prime versée, s’établit pour le premier quintile, c’est-à-dire les 20 % les plus défavorisés, respectivement à 374 euros et 275 euros pour l’ambulatoire et pour l’hôpital dont 218 euros et 128 euros au titre du ticket modérateur. Il est respectivement de 530 euros et de 309 euros pour le 5ème quintile. Du strict point de vue financier, certaines composantes du reste à charge, qu’il soit hospitalier ou ambulatoire, sont relativement constantes par rapport au revenu, sans effet correcteur en termes d’inégalités. La décomposition du reste à charge est d’ailleurs assez éclairante pour mieux comprendre cet effet de plafonnement. Parmi les principales composantes du reste à charge, le ticket modérateur, les franchises médicales et le forfait journalier sont relativement constants quel que soit le quintile considéré. Seuls les dépassements d’honoraires varient sensiblement. Ils expliquent à eux seuls le différentiel du reste à charge entre les deux quintiles, ce qui s’interprète aisément. Les personnes appartenant au 5ème quintile n’hésitent pas à recourir à des professionnels de santé, notamment des spécialistes, pratiquant des dépassements d’honoraires ou, dans le cas de l’hospitalier, à choisir des établissements privés pratiquant des tarifs plus élevés que ceux du secteur public[20].

  1. Plus de 1,6 million de personnes seraient ainsi touchées par le phénomène de renoncement aux soins

Cette situation implique deux conséquences majeures : comme nous venons de le voir, une inégalité financière liée à un taux d’effort financier très défavorable aux plus démunis en proportion des revenus, tant du point de vue des primes payées pour acquérir une complémentaire santé que du reste à charge ; une inégalité en matière d’accès aux soins dont la traduction la plus insupportable est le renoncement aux soins.

Selon l’enquête « Statistiques sur les ressources et conditions de vie » de l’Insee réalisée en 2017, 3,8 % des personnes interrogées ayant eu un besoin de soins ont déclaré avoir renoncé à au moins l’un d’eux, soit 1,6 million de personnes de plus de 16 ans vivant en France métropolitaine. Dans 56 % des cas, le manque de moyens financiers est évoqué comme principale raison expliquant le renoncement pour les personnes définies comme « pauvres en conditions de vie »[21]. Ces chiffres mériteraient d’être actualisés, ne serait-ce que pour mesurer l’impact du 100 % Santé sur le renoncement aux soins dont on sait que pour partie il concernait les domaines visés par cette réforme (dentaire, optique et audio). De plus, ces chiffres cachent parfois une réalité plus complexe, la problématique financière mise en avant se combinant parfois avec d’autres causes non déclarées en première intention, comme par exemple la difficulté à comprendre et à s’orienter dans le système de protection maladie et à aller jusqu’au bout de la démarche, la méconnaissance des droits mais aussi et surtout les inégalités territoriales de santé[22]. Dans tous les cas, ils rendent compte d’une situation inacceptable qui touche d’abord les plus précaires.

La CSS (Complémentaire santé solidaire), dispositif qui résulte de la fusion de la CMU-C et de l’ACS, « ne suffit pas à corriger cette dégressivité pour les plus pauvres : le taux d’effort (primes + reste à charge) est de 10 % des revenus pour les ménages du premier décile, soit le taux le plus élevé »[23].

De plus, les projections en matière de dépenses de santé pour les ménages posent de façon forte la question de la « soutenabilité du système » en particulier pour les ménages les plus défavorisés. Toujours selon ce rapport « pour les 20 % de ménages de retraités les plus pauvres, le taux d’effort [passerait] de 11 % aujourd’hui à 13,3 % en 2030 et 16 % en 2040 »[24].

3. Repenser le cadre de référence de notre système de santé sur un socle et des bases sociales affirmés

Le Haut Comité pour l’Avenir de la Sécurité Sociale vient de remettre son rapport au ministre de la Santé. Chargé d’étudier différents scénarii d’évolution possibles de notre système de couverture santé, le rapport recommande une meilleure articulation entre l’assurance maladie et les complémentaires santé et privilégie le scénario de la « grande Sécurité sociale ». Dans l’hypothèse où ce scénario ne serait pas retenu, il préconise la mise en place d’un « bouclier contre les restes à charge les plus catastrophiques ». On en revient toujours à cette logique fondée sur des dispositifs additionnels visant à corriger les dégâts les plus criants inhérents à un système plutôt que de le changer.

Un choix politique, c’est-à-dire de société, et non technique, s’offre à nous. Dans un cadre de référence repensé, plusieurs scenarii sont envisageables, comme autant de trajectoires possibles de progrès ou de paliers de réformes dont le scénario d’une « grande Sécurité sociale » fait effectivement partie et devrait être privilégié.

  1. Le scénario d’une « grande Sécurité sociale » doit afficher une autre ambition que l’optimisation des coûts et viser comme objectif refondateur à terme l’universalité du système de santé et la gratuité des soins

Si plusieurs scénarii sont envisageables, tous doivent impérativement respecter deux principes refondateurs d’une société plus juste. Le premier, c’est que la santé est un droit fondamental, et qu’en application de ce principe, le système doit garantir un accès aux soins selon les besoins et non pas les moyens. Le renoncement aux soins ne peut plus être toléré. La seconde, qui découle directement de la première, c’est que le système doit apporter une forme de « garantie à vie »[25] en matière de couverture santé à la différence d’un système qui distingue, comme aujourd’hui, les « intégrés », ceux qui sont dans l’emploi par exemple, et les « exclus » traités à part dans une logique de solidarité/charité inacceptable du point de vue de la dignité des individus, trop souvent présentés comme des assistés. Cette vision se fonde sur un sous-jacent non exprimé mais bien présent, celui d’une forme de « droit associé au mérite ». Cette solidarité-là ne vise pas à changer le système mais bien à accompagner les dégâts causés par un système inégalitaire avec comme simple objectif de maintenir les exclus « la tête hors de l’eau ».

Dans cette logique, la notion d’assurance complémentaire aurait vocation à disparaître à terme ou à conserver une part très résiduelle réduite aux remboursements de prestations non essentielles, notion, il est vrai, qui n’a pas d’existence médicale aujourd’hui et est donc sujette à interprétation. Un premier travail de recensement pourrait être confié à un groupe d’experts médicaux indépendants.

Ce scénario aurait l’avantage de réduire la dépendance des citoyens à l’égard d’acteurs de marché. Mais répond-il pleinement au second principe de « garantie à vie », qui constitue notre cadre de référence ? Cette garantie conduit naturellement à promouvoir un système de santé fondé sur la gratuité des soins pour une offre de soins élargie et qui exclut toute logique de prestations différenciées ou de système dual comme le 100 % santé en matière d’optique et de soins dentaires. Cette gratuité pourrait, à terme, être étendue à tous les soins.

Faut-il craindre une inflation des dépenses de santé, argument mis en avant par tous les opposants à la gratuité des soins ? Les pays ayant fait ce choix présentent des niveaux de dépenses comparables aux nôtres au regard de leur PIB. Le taux de dépenses le plus élevé au monde, rappelons-le, est celui des États-Unis. Rien ne démontre objectivement un risque d’inflation des dépenses lié à la gratuité des soins. L’appel à la « responsabilisation » et à la « sensibilisation » des personnes face à l’augmentation des dépenses de santé qui justifierait les tickets modérateurs et les forfaits, relève d’un discours dont on comprend qu’il ne vise qu’à habiller les dispositifs de régulation des dépenses. Les chiffres et les statistiques n’apportent aucune réalité à ce discours.

Confier 100 % de la gestion de notre système de santé à un organisme public serait-il moins efficace comme l’avancent les tenants du marché ? Les chiffres disponibles aujourd’hui attestent du contraire. Dans notre système, les caisses nationales, dont la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM), sont des établissements publics et les caisses locales des établissements de droit privé assurant un service public. Le rapport de la Cour des comptes souligne l’importance des frais de gestion des OCAM très nettement supérieurs à ceux de l’AMO. En revanche se pose la question légitime du devenir du personnel travaillant pour le compte de ces organismes complémentaires. La directrice de la Fédération française de l’assurance a récemment déclaré que 100 000 emplois directs et indirects seraient menacés par ce projet de grande Sécurité sociale. Ce chiffre est très certainement à prendre avec réserve et mériterait d’être « audité » quand on le compare aux 77 050 salariés de la branche maladie qui gèrent près de 260 milliards de prestations (chiffres issus des comptes combinés de la branche maladie pour l’exercice 2020) contre 30,3 milliards pour l’ensemble des organismes complémentaires, mutuelles, instituts de prévoyances et compagnies d’assurances. Quelles que soient les mesures envisagées, comme par exemple le reclassement au sein d’autres activités exercées par ces mêmes organismes, la reprise de tout ou partie des salariés par la branche maladie, voire pour certains qui le souhaiteraient, des départs à la retraite anticipés, il est évident qu’un engagement d’accompagnement et de reconversion à l’égard de ce personnel doit être pris en particulier pour les personnes dont le niveau de qualification peut être considéré comme faible.

Cela conduirait-il à terme à une remise en cause de la médecine libérale, de plus en plus questionnée, et dont on voit mal, à moyen terme comment elle pourrait échapper à toute réforme. Notre système de santé en France se caractérise en effet par une liberté d’installation pour les professionnels de santé, dont le principe remonte à 1927, et le libre choix de son médecin pour le patient. La réponse à cette question, qui dépasse très largement le cadre de cet article, n’est pas triviale. À ce stade, la réponse pourrait être « pas nécessairement » car la solvabilité de la patientèle est déjà largement garantie aujourd’hui par le régime général. Dans tous les cas, le dispositif de tiers payant qui en résulterait ne doit pas pénaliser les médecins en matière de trésorerie, ce qui suppose des modalités de rémunération ad hoc permettant un remboursement sans délai par la Sécurité sociale.

  1. Le financement doit être assuré par une fiscalité et un système de prélèvements sociaux progressif

La structure[26] des recettes de la branche maladie s’est sensiblement modifiée au cours des dernières années. Elle s’est traduite notamment par une baisse significative de la part des cotisations sociales qui s’établit en 2019 à 35,6 % contre 46,7 % en 2017. Elle était encore d’un peu plus de 80 % en 1981. Cette profonde évolution est le résultat des différentes mesures prises en faveur de la compétitivité des entreprises. Les prélèvements sociaux, dorénavant perçus comme une charge insupportable, viendraient compromettre les chances des entreprises françaises dans la vaste compétition internationale. Cette diminution très sensible sur la période est compensée par l’augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG), créée en 1990 sous le gouvernement Rocard. Elle s’est progressivement substituée aux cotisations salariales. Cette dernière contribue aujourd’hui à près de 34 % des recettes de l’assurance maladie. La part de la TVA affectée à la branche maladie est passée de 5,1 % en 2017 à 18,9 %. Comme le souligne le rapport du HCFiPS (Haut Conseil du financement de la protection sociale) de mai 2018, cette structure de financement hybride n’est pas sans manquer de « cohérence entre le maintien d’un cadre d’indemnisation essentiellement contributif et d’un mode de financement (faisant) une large place aux impositions de toute nature ».[27]

Au-delà de la seule problématique de la cohérence soulignée par ce rapport, les récentes évolutions ont surtout sensiblement transformé la nature même des prélèvements sociaux au profit d’une imposition au profil de plus en plus dégressif. La CSG est un impôt qui présente une assiette peu sociale, puisqu’elle concerne aussi les chômeurs, les retraités, les pensions d’invalidité, et dont la logique proportionnelle a été récemment neutralisée depuis la création du Prélèvement Forfaitaire Unique (PFU) ou Flat Tax. Ce dispositif, introduit par la loi de finance 2018, plafonne à 17,2 % les prélèvements sociaux perçus sur les revenus mobiliers. La TVA de son côté, qui représente près de 20 % des recettes, est un impôt indirect qui touche indifféremment tous les consommateurs, égaux devant l’achat, et donc plus pénalisant pour les ménages les plus modestes. D’une logique de contribution proportionnelle, nous sommes passés en quelques années à celle d’imposition moins sociale, plus inégalitaire et, sous bien des aspects, dégressive.

Le sujet du financement des dépenses de santé n’est pas de nature technique mais relève là encore d’un choix politique et donc d’un choix de société. Le choix de la cotisation ou de l’impôt comme source de financement de la Sécurité sociale est un vrai sujet. Il comporte une dimension symbolique forte résultant de la nature contributive et proportionnelle du système. Dans ce cadre, la cotisation présente une légitimité apparente forte avec un lien perçu comme direct entre les cotisations versées et les prestations reçues en contrepartie. Ce lien est moins fort avec l’impôt. Il s’inscrit dans un cadre différent, celui d’une contribution à l’effort général de solidarité. Il présente une dimension redistributive plus forte. Une autre forme de légitimité s’invite dans le débat mais cette fois dans le domaine de la gestion de la Sécurité sociale. Les cotisations, calculées sur les salaires versés, appelleraient une gestion par les partenaires sociaux, l’impôt par l’État. La légitimité de la gestion nous paraît devoir être dissociée du mode de financement du système et plutôt répondre à l’intérêt des citoyens.

Un débat plus central paraît nécessaire. Celui de la place des prélèvements sociaux en France, sujet totalement « écrasé » par ce nouvel impératif de compétitivité de nos entreprises et ce soi-disant « ras-le-bol » fiscal, régulièrement mis en avant pour justifier une politique de dumping fiscal. Alors à ce stade, mettons en avant la nécessité d’ajouter un troisième principe à notre cadre de référence repensé, celui de la progressivité en matière de fiscalité et de prélèvements sociaux.

En synthèse, trois principes directeurs d’un nouveau cadre de référence de notre système de santé sont formulés et doivent être considérés comme autant de sujets d’un grand débat citoyen.

Principe 1 : Associer à la personne une « garantie à vie » en matière de couverture santé : le système de couverture santé doit apporter une réponse complète et efficace contre les inégalités sociales de santé. Le renoncement aux soins ne peut plus être toléré. Cette « garantie à vie » est un droit attaché à la personne. L’inscrire comme tel dans la Constitution serait sans doute légitime.

Principe 2 : Promouvoir la gratuité des soins pour une offre de soins élargie qui exclut toute logique de prestation low-cost ou duale et de mesures relevant d’un cadre de solidarité/charité ciblant les « exclus » du système, souvent présentés comme des « assistés » ou des profiteurs. Cette gratuité pourrait, à terme, être étendue à tous les soins.

Principe 3 : Assurer le financement des dépenses de santé au moyen d’un impôt progressif dont l’efficacité suppose un barème de taux progressif par tranche mais aussi une assiette fiscale représentative non réduite au gré de mesures ne visant qu’à échapper à l’impôt : niches fiscales, exonérations multiples par exemple.

Pour terminer, une dernière proposition qui ne relève pas à proprement parler d’un principe en tant que tel : confier la gestion d’ensemble à la Sécurité sociale dont l’efficacité en la matière est attestée.

Comme évoqué en introduction, d’autres facteurs, non traités dans cette note, sont aussi à considérer en matière d’inégalités d’accès aux soins. Le premier concerne la répartition de l’offre de soins sur le territoire. Une réflexion globale et systémique est à engager d’urgence autour d’un écosystème de santé au sein des territoires, urbains, péri-urbains ou ruraux, de nature à garantir une offre de soins mieux répartie et plus accessible.

Le second porte sur le financement de la dépendance dans une société où les plus de 65 ans représentent plus de 20 % de la population. 1,3 million de personnes serait en situation de dépendance. Parmi elles, 59 % vivent à domicile ou en résidences autonomie, les autres en EHPAD. C’est aussi un sujet à part entière avec une problématique de reste à charge pour les familles qui se pose déjà en des termes inédits. Selon une étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé, le reste à charge pour les personnes à domicile serait de l’ordre de 1850 euros par mois.[28]

[1] Sources données 2020 cartasante.atlasante.fr reprises dans Ventelou B., Casseville L., Sohl L., Basiuk A., « Les déserts médicaux », Dialogues économiques du 2 février 2022.

[2] Site du Conseil national de l’ordre des médecins, « La démographie médicale et projet de loi « Ma Santé 2022 », 4 décembre 2018.

[3] Stamane A.-S., Et les déserts avancent…, UFC-Que Choisir, dossier du mois, n° 612, avril 2022.

[4] Stamane A.-S., Et les déserts avancent…, UFC-Que Choisir, dossier du mois, n° 612, avril 2022.

[5] « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres », Études et Résultats, Drees, n° 1200, juillet 2021.

[6] Palier B. Gouverner la sécurité sociale, PUF, 2005 ; La réforme des systèmes de santé, Que sais-je, 2017.

[7] Batifoulier P., Da Silva N., Domin J.-P., Economie de la santé, Armand Colin, 2018.

[8] Barbier J.-C., Zemmour M., Théret B., Le Système français de protection sociale, La Découverte, 2021.

[9] Batifoulier P., Da Silva N., Domin J.-P., Economie de la santé, Armand Colin, 2018.

[10] sources Drees 2018 repris sur le site Ameli pour les médecins.

[11] Lapinte A., Perronnin M., « 96 % des salariés ont accès à une assurance complémentaire santé d’entreprise en 2017 », Questions d’économie de la Santé, n° 236, juillet/août 2018.

[12] Batifoulier P., Da Silva N., Domin J.-P., Economie de la santé, Armand Colin, 2018.

[13] La Voix du Nord,16/11/2021

[14] « La couverture complémentaire collective : des modalités de mise en œuvre variables selon les entreprises, Résultats de l’enquête Protection sociale complémentaire d’entreprise 2017 », Question d’économie de la Santé, n° 251, novembre 2020.

[15] « Les complémentaires santé : un système très protecteur mais peu efficient », Cour des comptes, communication à la commission des affaires sociales de l’assemblée nationale, juin 2021.

[16] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[17] Attac, Impôts idées fausses et vraies injustices manuel de désintox, LLL les liens qui libèrent, 2021.

[18] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[19] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[20] Perronnin M., « Restes à charge publics en ville et à l’hôpital : des taux d’effort inégalement répartis », Question d’économie de la Santé, n° 218, mai 2016.

[21] « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres », Études et Résultats, Drees, n° 1200, juillet 2021.

[22] Revil H., « Identifier les facteurs explicatifs du renoncement aux soins pour appréhender les différentes dimensions de l’accessibilité sanitaire », Regards, n° 53, 2018.

[23] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[24] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[25] Inspiré par la notion de garantie à vie des salaires développé par Friot B., Vaincre Macron, La Dispute, 2017.

[26] Piketty T., Le Capital au XXIe siècle, Point, 2013 ; Une brève histoire de l’égalité, Le Seuil, 2021.

[27] « Évolution de la structure des recettes finançant la protection sociale », Haut conseil du financement de la protection Sociale, note de février 2021.

[28] Suhard V., « Le financement de la dépendance des personnes âgées en France », Biographie thématique, mise à jour novembre 2020.

Publié le 14 avril 2022

Un système de couverture santé qui organise dans les faits une inégalité financière d’accès aux soins

Auteurs

Philippe Moutenet
Ancien associé d'un cabinet d'audit et de conseil. Philippe Moutenet dirige les études autour des affaires sociales à l'institut.

Le préambule de la Constitution, partie intégrante du bloc constitutionnel, pose le principe d’une « protection de la santé » garantie pour tous. L’Assurance Maladie confère à l’égalité d’accès aux soins la valeur de « principe fondateur » et considère qu’il s’agit de la « première de ses missions au quotidien ». Enfin le Code de la santé publique rappelle dans son article L1110-1-1 que « l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé » doit être « garanti ». On peut en inférer l’idée que l’accès aux soins est reconnu par notre société comme un droit fondamental.

Pourtant l’inégalité d’accès aux soins est une réalité en France. Elle recouvre plusieurs phénomènes dont les effets s’additionnent le plus souvent avec des conséquences importantes en matière de niveau de santé et d’espérance de vie. Celle d’un ouvrier est inférieure de plus de 6 ans à celle d’un cadre. L’évolution de la démographie médicale et l’organisation territoriale de l’offre de soins sont deux facteurs explicatifs assez bien identifiés, dont les médias commencent à s’emparer, contribuant pour une large part à la multiplication des « déserts médicaux » phénomène qui ne se limite pas aux seules zones rurales mais touche aussi les zones péri-urbaines.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le département de la Seine-Saint-Denis compte en moyenne 50 praticiens pour 100000 habitants (unité retenue pour la mesure de la densité médicale) contre 119 pour les Alpes-Maritimes[1]. Le nombre de généralistes en « activité régulière » a baissé de l’ordre de 10 % depuis 2010 (20 % pour les territoires les moins favorisés), évolution qui devrait, à court terme, s’accélérer, de nombreux praticiens arrivant à l’âge de la retraite[2]. Selon l’Assurance Maladie, plus de 6 millions de Français n’auraient pas de médecin traitant. Près de 1 médecin traitant sur 2 refuse de nouveaux patients[3].

Notre système de santé se caractérise par une liberté d’installation pour les professionnels de santé et par le libre choix pour le patient de son médecin avec comme conséquence une inégale répartition de l’offre de soins sur le territoire. 30 % de la population résident aujourd’hui dans une zone sous-dotée contre seulement 8 % en 2012[4].

La suppression du numerus clausus, la création de communautés professionnelles territoriales de santé et le recrutement d’assistants médicaux, mesures reprises par le projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, adopté en dernière lecture par le Sénat en juillet 2019 constituent des éléments de réponse positifs mais très partiels au regard de l’ampleur du sujet qui exige une réponse systémique et globale et non au coup par coup.

L’inégalité d’accès aux soins relève aussi de déterminants socio-économiques et en particulier financiers dont le périmètre et les effets sont, quant à eux, assez mal appréhendés, souvent sous-estimés voire méconnus. À la différence des facteurs démographiques et territoriaux qui touchent l’ensemble d’une population donnée, les causes de nature financière ciblent les plus démunis. On rétorquera que de nombreux dispositifs visent à la généralisation de la protection maladie. Mais, nous verrons que, dans les faits, ils ne corrigent qu’imparfaitement l’inégalité analysée sous l’angle de l’effort financier en proportion du revenu. Citons la Protection Universelle Maladie (PUMA) qui élargit l’ouverture de droits à tous les résidents réguliers ou stables, la généralisation de la couverture complémentaire santé d’entreprises au bénéfice des salariés du privé, la réforme dite du 100 % santé pour les prothèses dentaires, l’optique et les audioprothèses, enfin la Complémentaire Santé Solidaire (ex-CMU-C et ACS fusionnés en 2019), conditionnée à un plafond de ressources. Ils constituent autant de matériaux d’un édifice d’ensemble qui ne peut être que très protecteur pour tous les Français.

Or, le coût cumulé d’une couverture complémentaire et du reste à charge pour les ménages les plus démunis pèse lourdement. Le renoncement aux soins pour des raisons financières concerne, selon l’enquête « Statistiques sur les ressources et conditions de vie » de l’Insee réalisée en 2017, plus de 1,6 million de personnes[5]. Si cette enquête mériterait sans doute d’être actualisée notamment pour tenir compte de l’effet des dernières mesures prises comme le 100 % santé qui vise en particulier des domaines concernés par le renoncement aux soins, ce dernier continue, pour des raisons d’ordre financier, d’être une réalité en France .

Le choix a été fait de ne pas traiter l’ensemble des facteurs explicatifs de l’inégalité d’accès aux soins mais de se concentrer sur les seuls déterminants socio-économiques et plus précisément financiers, en particulier ceux liés :

  • au modèle des complémentaires santé qui se distingue fortement de celui de l’assurance maladie obligatoire, modèle porté par des acteurs de marché appartenant de moins en moins à l’économie sociale et solidaire et répondant de plus en plus aux règles du monde de l’assurance,
  • à l’existence d’un taux de reste à charge, en proportion des revenus, plus élevé pour les ménages les plus modestes et en particulier ceux appartenant au premier décile.

Structurer un système fondé sur une privatisation progressive de la couverture complémentaire santé, assurant la prise en charge de plus de 37 milliards d’euros de dépenses, et sur un reste à charge de l’ordre de 20 milliards d’euros laissé aux assurés, est un choix de société et non une fatalité, avec pour conséquence une rupture dans l’égalité d’accès aux soins au détriment des ménages les plus modestes.

L’évolution du financement et de la structure des recettes de la branche maladie sera aussi abordée dans le sens où elle rend compte d’une transformation dans la nature même des prélèvements sociaux au profit d’une imposition au profil de plus en plus dégressif.

La première partie sera essentiellement consacrée à une présentation synthétique des données chiffrées les plus récentes pour une meilleure compréhension des grands types de mécanismes de prise en charge des dépenses de santé, de la place et du rôle des différents acteurs, notamment en termes de contribution à la couverture des dépenses de santé. Ensuite, un regard sera porté sur les évolutions de notre propre système, leurs sous-jacents politiques, en insistant sur les mesures et les tendances les plus récentes. Nous mettrons en évidence la dynamique de privatisation partielle du système de santé, qui s’est renforcée dans la période récente.

La seconde partie analysera les conséquences de ces choix en matière d’égalité d’accès aux soins, supposée assurée, du double point de vue du taux d’effort financier, très pénalisant pour les ménages les plus modestes et du renoncement aux soins.

Dans une dernière séquence, nous énoncerons quelques principes d’un socle social repensé autour du scénario d’une « grande sécurité sociale » mais dont l’ambition ne se limiterait pas à l’optimisation des frais de gestion mais viserait un droit à la santé réaffirmé garanti à vie, la gratuité des soins et le financement des dépenses de santé par un impôt progressif.

1 Les trois grands systèmes de santé existants dans les pays occidentaux rendent compte d’un modèle de priorités et d’arbitrage assez discriminants

De façon très synthétique, il est possible de distinguer trois grands systèmes de santé. Le premier, en place aux États-Unis notamment, se caractérise par une offre de soins pour l’essentiel privée aux tarifs très élevés, une assistance médicale gratuite pour les personnes les plus démunies et le recours pour les autres à un système d’assurance privée, financé ou non par l’employeur. À titre d’illustration, le coût moyen d’une mutuelle américaine s’élèverait, selon la Fondation Henry Kaiser, à 17 500 dollars pour une famille de 4 personnes à comparer à un salaire médian de l’ordre de 65 000 dollars. Le deuxième, développé en particulier dans les pays scandinaves se fonde sur une offre de soins largement publique, gratuite et financée par l’impôt. Le troisième, et notamment en France, se détermine par une offre de soins composite associant un large secteur public, en particulier dans le domaine hospitalier, à un secteur privé pour l’ambulatoire et les cliniques, un régime d’assurance maladie obligatoire financé initialement par des cotisations sociales, aujourd’hui majoritairement par l’impôt, des complémentaires santé dont les primes sont prises en charge par les employeurs pour les salariés du privé ou souscrites à titre individuel pour les autres.

Le choix de l’un ou l’autre de ces trois modèles rend compte d’un système de priorités et d’arbitrage entre plusieurs objectifs : la viabilité financière des systèmes, mais aussi l’égal accès aux soins, la qualité des prestations délivrées et enfin la liberté d’installation des professionnels de santé et le libre choix des patients.

1.1 En France, les dépenses de santé représentent 11,3 % du PIB, pourcentage comparable à celui des aux autres pays occidentaux, avec un poids du régime obligatoire encore largement prédominant

En France, la part des Dépenses courantes de santé (DCS), agrégat qui intègre principalement la consommation de soins et de biens médicaux, les soins de longue durée et les indemnités journalières versées, exprimée en pourcentage du PIB est comparable à celles des autres pays développés à l’exception des États-Unis. Elle s’établit en 2018 à 11,3 % du PIB contre 11,2 % pour l’Allemagne, 11 % pour la Suède et 9,6 % pour le Royaume-Uni. Elle est de 17,1 % pour les États-Unis et de 10,9 % pour le Japon. La comparaison à partir de la dépense moyenne annuelle par habitant, de l’ordre de 4300 euros pour une DCS de 276 milliards, est un peu moins favorable pour la France[6].

En France, la structure de prise en charge des dépenses de santé est assez stable sur les 15 dernières années. En 2018, la part de la Sécurité sociale était de 78,1 %, celle des complémentaires santé de 13,4% et le reste à charge pour les ménages de 7 %. L’aide médicale de l’État et la CMU-C représentaient 1,5 %. Le rôle de la Sécurité sociale reste donc encore prédominant, avec des situations toutefois contrastées. La prise en charge des frais hospitaliers est très nettement supérieure (91,3 % en 2015)[7] à celle des soins de ville (55 %)[8]. Les conditions de prise en charge des dépenses de santé par le régime d’assurance maladie obligatoire (AMO) induisent donc un reste à charge significatif variant selon certains critères comme la pathologie et le lieu de délivrance du soin (hôpital, soins de ville). Ce reste à charge est partiellement couvert par des complémentaires santé dans des proportions variables dépendant notamment du niveau de garantie offert par l’Organisme complémentaire d’assurance maladie (OCAM).

Enfin, le poids cumulé de la CMU et de l’aide médicale de l’État (AME) est faible en proportion du total des dépenses de santé, de l’ordre de 0,6 %. Ce niveau très résiduel de l’AME, de l’ordre d’un milliard d’euros, dispositif ciblant les étrangers en situation irrégulière, contredit certains discours entendus ad nauseam sur la charge que représenteraient les sans-papiers.

Ces premiers éléments factuels soulignent déjà bien le caractère hybride et assez complexe du système.

1.2 Les politiques se sont orientées au départ vers une généralisation continue de la couverture santé puis vers une régulation des dépenses de santé et une ouverture à des opérateurs privés

Dans un contexte de croissance économique quasi continue, les différentes politiques conduites jusque dans les années 1980 ont visé l’extension de la couverture sociale sans pour autant prétendre à l’universalité. Elles se sont traduites par une hausse continue des dépenses de santé. En 1960, elles représentaient 4 % du PIB.

À la fin des années 80, marquées par le tournant néolibéral, la priorité change au profit de la « gestion » de la crise financière, la réduction des déficits sociaux. Les plans se caractérisent donc par une nouvelle tendance, l’augmentation de la charge laissée à l’usager : hausse des tickets modérateurs, création d’un ticket modérateur « d’ordre public » non remboursable par les complémentaires, forfaits journaliers régulièrement augmentés, déremboursements de certains médicaments, même si, en effet, pour certains d’entre eux leur efficacité était contestée, et dépassements d’honoraires (part allant au-delà des tarifs conventionnels fixés par l’assurance maladie).

Ce changement de priorités s’accompagne d’une volonté de dépolitiser le débat sur le système de santé pour désarmer la critique. Un virage sémantique s’opère : on parle de charges et non plus de dépenses, considérées comme autant d’obstacles à la compétitivité des entreprises. Le nouveau leitmotiv : convaincre les citoyens qu’il s’agit avant tout d’un problème technique et non d’un choix de société, étape politique préalable à celle qui consiste à dire que les choix faits sont incontournables, qu’il n’y a pas d’autres options et que tout cela bien évidemment ne poursuit qu’un objectif : sauver le système !

Par un phénomène de « vases communicants », au rythme du désengagement de l’assurance maladie obligatoire (AMO), le marché des complémentaires s’est développé pour répondre à ce report de charge sur l’usager, en contrepartie de primes dont le montant varie selon le niveau de couverture offert, l’âge et non de la situation financière de l’usager. Aussi, plus qu’un simple transfert, il s’agit d’un changement profond dans la conception même du système, engagé dans un processus de privatisation progressive et faisant une large place à des agents relevant du secteur privé et d’une logique de rentabilité avec, comme nous le verrons dans la seconde partie, des conséquences fortes sur l’égalité d’accès aux soins pour les plus démunis.

Pour couvrir les exclus du système ou ceux insuffisamment couverts, des dispositifs spécifiques sont mis en place dont le plus emblématique est la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), dispositif ouvert à tous les résidents stables en situation de pauvreté. Une aide à l’acquisition d’une mutuelle (ACS) est associée à ce dispositif. La complémentaire santé solidaire (CSS) regroupe depuis 2019 la CMU-C et l’ACS. Le plafond de ressources pris en considération varie selon le nombre de personnes appartenant au foyer. Pour une personne seule, le plafond annuel de ressources est de 9041 euros. Ces dispositifs font l’objet d’un non-recours important du fait d’un sentiment de stigmatisation ressenti par les bénéficiaires et du labyrinthe administratif[9]. Selon une étude de la Drees, entre 6,6 et 7,9 millions de personnes seraient éligibles à la CMU-C et entre 2,9 et 4,2 millions pour l’ACS avec des taux de recours respectivement de 56 % à 68 % et de 33 % à 47 %[10].

L’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, pour sa part, instaure à compter de 2016 la généralisation de la couverture complémentaire santé d’entreprises. Selon l’enquête sur la protection sociale complémentaire d’entreprise de 2017 (PSCE), 84 % des établissements regroupant 96 % des salariés (du privé) offrent une couverture complémentaire santé contre la moitié avant l’ANI[11]. Il est à noter que ce dispositif ne s’applique pas encore aux fonctionnaires. Son extension aux agents de la fonction publique serait prévue en 2027.

Une étape supplémentaire est franchie en 2019 avec la réforme dite du « 100 % santé » applicable aux prothèses dentaires, à l’optique et aux prothèses audio et assurant un remboursement intégral d’un « panier de biens et prestations » pour un prix limite de vente (PLV). Il faut savoir que seuls ceux disposant d’une complémentaire santé responsable ou d’une complémentaire santé solidaire peuvent bénéficier de cette réforme. Ce qui exclut de facto ceux qui n’en ont pas, soit précisément ceux qui pourraient en avoir le plus besoin. Trois types de paniers sont proposés avec des niveaux de remboursement différents : le panier 100 % Santé, le Panier Maîtrisé (remboursement partiel) et enfin le Panier Libre (remboursement selon le niveau de garantie du patient). Ce dispositif, conjointement pris en charge par la Sécurité sociale et par les complémentaires santé, pose la question du contenu de ce panier, c’est-à-dire des prestations de soins et des équipements tels que les lunettes, les prothèses dentaires et auditives intégrés dans le 100 % Santé. Chacun d’entre nous est susceptible de poser un regard bien différent sur le caractère satisfaisant ou non des prestations incluses dans ce panier : certains considéreront que les besoins essentiels sont couverts, d’autres que cette réforme ne suffit pas et, qu’en l’état, elle contribue au renforcement d’un système dual. D’autres appellent à une « délibération démocratique » sur le contenu du panier de soins[12]. Le caractère récent de la réforme ne permet pas de conclure encore sur son impact, en particulier sur le taux de renoncement aux soins, ce qui doit constituer la priorité de toute politique publique de santé, mais aussi sur les effets induits comme l’augmentation des tarifs des complémentaires santé à compter notamment de 2022, année suivant le déploiement complet de la réforme.

En synthèse, ces différentes évolutions ne sont pas sans conséquences sur la nature et le modèle même de notre système de santé. Si la part de l’assurance maladie obligatoire dans notre système de remboursement reste centrale avec un taux de remboursement moyen de plus de 78 %, le marché des complémentaires santé s’est développé et surtout très largement concentré pour faire une plus large place à des organismes appartenant de moins en moins à la sphère sociale et solidaire et gérés selon des règles propres à la logique de marché. En 2001, 1702 OCAM, dont 1528 mutuelles, se partageaient un marché de 17,5 milliards d’euros. Aujourd’hui, le nombre d’acteurs s’est très fortement réduit et compte désormais 439 organismes dont 103 sociétés d’assurances pour un total de cotisations perçues qui a plus que doublé pour atteindre 38 milliards d’euros. Les 20 plus grands organismes détiennent 50 % de ce marché, dont 9 sociétés d’assurance[13].

Il faut comprendre que le recours à une complémentaire santé place l’assuré dans une dépendance à l’égard d’organismes dont le modèle, rappelons-le, est très différent de celui de l’assurance maladie obligatoire. Celle-ci rembourse de la même façon tous les assurés indépendamment du montant des cotisations payées sur la base de ce qu’on a coutume d’appeler le « tarif sécu ». Le niveau de prise en charge de la complémentaire santé varie lui directement en fonction du montant de la prime versée dont le coût représente un effort financier plus important pour les ménages les plus modestes et en particulier pour les personnes exclues temporairement ou définitivement du monde du travail (chômeurs, retraités…) ou en situation d’emploi précaire.

2. Le modèle des complémentaires santé se distingue fortement de celui de l’assurance maladie. Il répond de plus en plus à une logique de marché qui introduit une rupture dans l’égalité d’accès aux soins au détriment des ménages les plus modestes

Les mutuelles inscrivaient au départ leur activité dans un cadre de référence relevant de l’économie sociale et solidaire, proche de celui de la Sécurité sociale. Au fur et à mesure des concentrations qui se sont opérées, la logique sociale a pour l’essentiel disparu pour faire place à celle de l’assurance privée. Là où les mutuelles pouvaient être appréhendées comme une forme de prolongation de la Sécurité sociale, elles s’en distinguent fortement maintenant avec une véritable rupture de modèle.

Cette privatisation partielle de la protection sociale dont rien ne laisse entendre qu’elle se stabiliserait à ce niveau a d’ores et déjà atteint des proportions dont on peut considérer qu’elles remettent en cause les fondamentaux de notre système de santé et notamment le principe d’égalité d’accès aux soins.

 

  1. Une large couverture complémentaire qui recouvre une réalité contrastée et accroît dans les faits les inégalités

Une comparaison de nature macro-économique avec les autres pays de l’OCDE placerait la France, depuis l’ANI, en tête des pays dont le reste à charge serait le plus bas en moyenne. L’ANI a indéniablement permis une extension des complémentaires collectives pour les salariés du privé, en situation d’emploi, avec probablement un effet de substitution avec des contrats individuels auparavant souscrits par ces mêmes bénéficiaires. En y regardant de plus près, et toujours selon l’enquête PSCE de 2017, la situation des bénéficiaires de complémentaires collectives est contrastée. Le niveau de couverture et de garantie apporté est variable notamment selon la taille des entreprises, les plus importantes d’entre elles proposant des complémentaires plus avantageuses le plus souvent assorties d’options, voire des surcomplémentaires, avec une prise en charge par l’employeur plus importante, mais aussi variable selon le statut du salarié, cadres ou non-cadres, et le niveau du salaire. Les entreprises qui ne proposaient pas à leurs salariés de complémentaires santé avant la loi leur offrent dorénavant, toujours selon cette étude, le minimum défini par la loi[14].

Le rapport du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM) de janvier 2021 permet d’aller plus en profondeur dans l’analyse en dépassant ce sentiment premier d’un taux de couverture qui serait « très protecteur » pour reprendre le qualificatif retenu par la Cour des comptes dans le titre de son rapport sur les complémentaires santé en France[15]. Une analyse par quintile (découpage en cinq tranches de 20 % par rapport aux revenus) fait état d’un taux de couverture qui n’est plus que de « 88 % pour les 20 % des ménages les plus modestes » sachant que « la proportion de salariés à qui l’entreprise n’a pas proposé de contrat est bien plus importante dans les secteurs d’activité recourant de manière importante aux contrats précaires, et parmi les bas salaires ou les ouvriers non qualifiés » et que « la moitié des personnes non couvertes ont des revenus inférieurs à 970 euros par unité de consommation et sont donc en situation de pauvreté ». Enfin, les personnes hors de l’emploi (les retraités par exemple) sont dans « l’obligation de souscrire des assurances individuelles qui ne bénéficient d’aucune aide, directe ou indirecte »[16].

  1. Le profil dégressif des primes se traduit par un taux d’effort financier plus important pour le premier quintile

Les primes versées ont fortement augmenté au cours des dernières années (47 % de 2006 à 2017, chiffre cité par Attac selon UFC Que Choisir)[17] Ces évolutions s’expliqueraient par une hausse sensible des frais de gestion, répercutés sur le montant de la prime mais aussi par les « marges des organismes assureurs ». S’il est interdit aux organismes complémentaires d’assurance maladie de tenir compte de l’état de santé de l’assuré pour le calcul de la prime, elles l’intègrent via la tranche d’âge au regard des statistiques de dépenses de santé observées par tranche d’âge. Selon le rapport du HCAAM, le montant des primes est de 830 euros en moyenne pour les 25-45 ans et atteint 1490 euros pour les 66-75 ans et plus[18].

Si les primes augmentent avec le risque, appréhendé indirectement au travers de l’âge de l’assuré, les montants s’inscrivent toutefois dans une fourchette présentant un « profil dégressif » par rapport aux revenus : « la prime payée serait en moyenne de 950 euros par an pour les ménages du premier décile et de 1 095 euros pour les ménages du dernier décile »[19]. Il en résulte un taux d’effort financier sensiblement défavorable aux ménages les plus modestes.

  1. Un reste à charge qui, en proportion du revenu, pèse plus lourd pour les ménages les plus modestes

Selon le niveau de vie en 2010, référence un peu ancienne mais qui reste pertinente dans les enseignements pouvant en être tirés, le montant du reste à charge avant le remboursement par les complémentaires dont on sait qu’il dépend du niveau de garantie, lui-même fonction du montant de la prime versée, s’établit pour le premier quintile, c’est-à-dire les 20 % les plus défavorisés, respectivement à 374 euros et 275 euros pour l’ambulatoire et pour l’hôpital dont 218 euros et 128 euros au titre du ticket modérateur. Il est respectivement de 530 euros et de 309 euros pour le 5ème quintile. Du strict point de vue financier, certaines composantes du reste à charge, qu’il soit hospitalier ou ambulatoire, sont relativement constantes par rapport au revenu, sans effet correcteur en termes d’inégalités. La décomposition du reste à charge est d’ailleurs assez éclairante pour mieux comprendre cet effet de plafonnement. Parmi les principales composantes du reste à charge, le ticket modérateur, les franchises médicales et le forfait journalier sont relativement constants quel que soit le quintile considéré. Seuls les dépassements d’honoraires varient sensiblement. Ils expliquent à eux seuls le différentiel du reste à charge entre les deux quintiles, ce qui s’interprète aisément. Les personnes appartenant au 5ème quintile n’hésitent pas à recourir à des professionnels de santé, notamment des spécialistes, pratiquant des dépassements d’honoraires ou, dans le cas de l’hospitalier, à choisir des établissements privés pratiquant des tarifs plus élevés que ceux du secteur public[20].

  1. Plus de 1,6 million de personnes seraient ainsi touchées par le phénomène de renoncement aux soins

Cette situation implique deux conséquences majeures : comme nous venons de le voir, une inégalité financière liée à un taux d’effort financier très défavorable aux plus démunis en proportion des revenus, tant du point de vue des primes payées pour acquérir une complémentaire santé que du reste à charge ; une inégalité en matière d’accès aux soins dont la traduction la plus insupportable est le renoncement aux soins.

Selon l’enquête « Statistiques sur les ressources et conditions de vie » de l’Insee réalisée en 2017, 3,8 % des personnes interrogées ayant eu un besoin de soins ont déclaré avoir renoncé à au moins l’un d’eux, soit 1,6 million de personnes de plus de 16 ans vivant en France métropolitaine. Dans 56 % des cas, le manque de moyens financiers est évoqué comme principale raison expliquant le renoncement pour les personnes définies comme « pauvres en conditions de vie »[21]. Ces chiffres mériteraient d’être actualisés, ne serait-ce que pour mesurer l’impact du 100 % Santé sur le renoncement aux soins dont on sait que pour partie il concernait les domaines visés par cette réforme (dentaire, optique et audio). De plus, ces chiffres cachent parfois une réalité plus complexe, la problématique financière mise en avant se combinant parfois avec d’autres causes non déclarées en première intention, comme par exemple la difficulté à comprendre et à s’orienter dans le système de protection maladie et à aller jusqu’au bout de la démarche, la méconnaissance des droits mais aussi et surtout les inégalités territoriales de santé[22]. Dans tous les cas, ils rendent compte d’une situation inacceptable qui touche d’abord les plus précaires.

La CSS (Complémentaire santé solidaire), dispositif qui résulte de la fusion de la CMU-C et de l’ACS, « ne suffit pas à corriger cette dégressivité pour les plus pauvres : le taux d’effort (primes + reste à charge) est de 10 % des revenus pour les ménages du premier décile, soit le taux le plus élevé »[23].

De plus, les projections en matière de dépenses de santé pour les ménages posent de façon forte la question de la « soutenabilité du système » en particulier pour les ménages les plus défavorisés. Toujours selon ce rapport « pour les 20 % de ménages de retraités les plus pauvres, le taux d’effort [passerait] de 11 % aujourd’hui à 13,3 % en 2030 et 16 % en 2040 »[24].

3. Repenser le cadre de référence de notre système de santé sur un socle et des bases sociales affirmés

Le Haut Comité pour l’Avenir de la Sécurité Sociale vient de remettre son rapport au ministre de la Santé. Chargé d’étudier différents scénarii d’évolution possibles de notre système de couverture santé, le rapport recommande une meilleure articulation entre l’assurance maladie et les complémentaires santé et privilégie le scénario de la « grande Sécurité sociale ». Dans l’hypothèse où ce scénario ne serait pas retenu, il préconise la mise en place d’un « bouclier contre les restes à charge les plus catastrophiques ». On en revient toujours à cette logique fondée sur des dispositifs additionnels visant à corriger les dégâts les plus criants inhérents à un système plutôt que de le changer.

Un choix politique, c’est-à-dire de société, et non technique, s’offre à nous. Dans un cadre de référence repensé, plusieurs scenarii sont envisageables, comme autant de trajectoires possibles de progrès ou de paliers de réformes dont le scénario d’une « grande Sécurité sociale » fait effectivement partie et devrait être privilégié.

  1. Le scénario d’une « grande Sécurité sociale » doit afficher une autre ambition que l’optimisation des coûts et viser comme objectif refondateur à terme l’universalité du système de santé et la gratuité des soins

Si plusieurs scénarii sont envisageables, tous doivent impérativement respecter deux principes refondateurs d’une société plus juste. Le premier, c’est que la santé est un droit fondamental, et qu’en application de ce principe, le système doit garantir un accès aux soins selon les besoins et non pas les moyens. Le renoncement aux soins ne peut plus être toléré. La seconde, qui découle directement de la première, c’est que le système doit apporter une forme de « garantie à vie »[25] en matière de couverture santé à la différence d’un système qui distingue, comme aujourd’hui, les « intégrés », ceux qui sont dans l’emploi par exemple, et les « exclus » traités à part dans une logique de solidarité/charité inacceptable du point de vue de la dignité des individus, trop souvent présentés comme des assistés. Cette vision se fonde sur un sous-jacent non exprimé mais bien présent, celui d’une forme de « droit associé au mérite ». Cette solidarité-là ne vise pas à changer le système mais bien à accompagner les dégâts causés par un système inégalitaire avec comme simple objectif de maintenir les exclus « la tête hors de l’eau ».

Dans cette logique, la notion d’assurance complémentaire aurait vocation à disparaître à terme ou à conserver une part très résiduelle réduite aux remboursements de prestations non essentielles, notion, il est vrai, qui n’a pas d’existence médicale aujourd’hui et est donc sujette à interprétation. Un premier travail de recensement pourrait être confié à un groupe d’experts médicaux indépendants.

Ce scénario aurait l’avantage de réduire la dépendance des citoyens à l’égard d’acteurs de marché. Mais répond-il pleinement au second principe de « garantie à vie », qui constitue notre cadre de référence ? Cette garantie conduit naturellement à promouvoir un système de santé fondé sur la gratuité des soins pour une offre de soins élargie et qui exclut toute logique de prestations différenciées ou de système dual comme le 100 % santé en matière d’optique et de soins dentaires. Cette gratuité pourrait, à terme, être étendue à tous les soins.

Faut-il craindre une inflation des dépenses de santé, argument mis en avant par tous les opposants à la gratuité des soins ? Les pays ayant fait ce choix présentent des niveaux de dépenses comparables aux nôtres au regard de leur PIB. Le taux de dépenses le plus élevé au monde, rappelons-le, est celui des États-Unis. Rien ne démontre objectivement un risque d’inflation des dépenses lié à la gratuité des soins. L’appel à la « responsabilisation » et à la « sensibilisation » des personnes face à l’augmentation des dépenses de santé qui justifierait les tickets modérateurs et les forfaits, relève d’un discours dont on comprend qu’il ne vise qu’à habiller les dispositifs de régulation des dépenses. Les chiffres et les statistiques n’apportent aucune réalité à ce discours.

Confier 100 % de la gestion de notre système de santé à un organisme public serait-il moins efficace comme l’avancent les tenants du marché ? Les chiffres disponibles aujourd’hui attestent du contraire. Dans notre système, les caisses nationales, dont la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM), sont des établissements publics et les caisses locales des établissements de droit privé assurant un service public. Le rapport de la Cour des comptes souligne l’importance des frais de gestion des OCAM très nettement supérieurs à ceux de l’AMO. En revanche se pose la question légitime du devenir du personnel travaillant pour le compte de ces organismes complémentaires. La directrice de la Fédération française de l’assurance a récemment déclaré que 100 000 emplois directs et indirects seraient menacés par ce projet de grande Sécurité sociale. Ce chiffre est très certainement à prendre avec réserve et mériterait d’être « audité » quand on le compare aux 77 050 salariés de la branche maladie qui gèrent près de 260 milliards de prestations (chiffres issus des comptes combinés de la branche maladie pour l’exercice 2020) contre 30,3 milliards pour l’ensemble des organismes complémentaires, mutuelles, instituts de prévoyances et compagnies d’assurances. Quelles que soient les mesures envisagées, comme par exemple le reclassement au sein d’autres activités exercées par ces mêmes organismes, la reprise de tout ou partie des salariés par la branche maladie, voire pour certains qui le souhaiteraient, des départs à la retraite anticipés, il est évident qu’un engagement d’accompagnement et de reconversion à l’égard de ce personnel doit être pris en particulier pour les personnes dont le niveau de qualification peut être considéré comme faible.

Cela conduirait-il à terme à une remise en cause de la médecine libérale, de plus en plus questionnée, et dont on voit mal, à moyen terme comment elle pourrait échapper à toute réforme. Notre système de santé en France se caractérise en effet par une liberté d’installation pour les professionnels de santé, dont le principe remonte à 1927, et le libre choix de son médecin pour le patient. La réponse à cette question, qui dépasse très largement le cadre de cet article, n’est pas triviale. À ce stade, la réponse pourrait être « pas nécessairement » car la solvabilité de la patientèle est déjà largement garantie aujourd’hui par le régime général. Dans tous les cas, le dispositif de tiers payant qui en résulterait ne doit pas pénaliser les médecins en matière de trésorerie, ce qui suppose des modalités de rémunération ad hoc permettant un remboursement sans délai par la Sécurité sociale.

  1. Le financement doit être assuré par une fiscalité et un système de prélèvements sociaux progressif

La structure[26] des recettes de la branche maladie s’est sensiblement modifiée au cours des dernières années. Elle s’est traduite notamment par une baisse significative de la part des cotisations sociales qui s’établit en 2019 à 35,6 % contre 46,7 % en 2017. Elle était encore d’un peu plus de 80 % en 1981. Cette profonde évolution est le résultat des différentes mesures prises en faveur de la compétitivité des entreprises. Les prélèvements sociaux, dorénavant perçus comme une charge insupportable, viendraient compromettre les chances des entreprises françaises dans la vaste compétition internationale. Cette diminution très sensible sur la période est compensée par l’augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG), créée en 1990 sous le gouvernement Rocard. Elle s’est progressivement substituée aux cotisations salariales. Cette dernière contribue aujourd’hui à près de 34 % des recettes de l’assurance maladie. La part de la TVA affectée à la branche maladie est passée de 5,1 % en 2017 à 18,9 %. Comme le souligne le rapport du HCFiPS (Haut Conseil du financement de la protection sociale) de mai 2018, cette structure de financement hybride n’est pas sans manquer de « cohérence entre le maintien d’un cadre d’indemnisation essentiellement contributif et d’un mode de financement (faisant) une large place aux impositions de toute nature ».[27]

Au-delà de la seule problématique de la cohérence soulignée par ce rapport, les récentes évolutions ont surtout sensiblement transformé la nature même des prélèvements sociaux au profit d’une imposition au profil de plus en plus dégressif. La CSG est un impôt qui présente une assiette peu sociale, puisqu’elle concerne aussi les chômeurs, les retraités, les pensions d’invalidité, et dont la logique proportionnelle a été récemment neutralisée depuis la création du Prélèvement Forfaitaire Unique (PFU) ou Flat Tax. Ce dispositif, introduit par la loi de finance 2018, plafonne à 17,2 % les prélèvements sociaux perçus sur les revenus mobiliers. La TVA de son côté, qui représente près de 20 % des recettes, est un impôt indirect qui touche indifféremment tous les consommateurs, égaux devant l’achat, et donc plus pénalisant pour les ménages les plus modestes. D’une logique de contribution proportionnelle, nous sommes passés en quelques années à celle d’imposition moins sociale, plus inégalitaire et, sous bien des aspects, dégressive.

Le sujet du financement des dépenses de santé n’est pas de nature technique mais relève là encore d’un choix politique et donc d’un choix de société. Le choix de la cotisation ou de l’impôt comme source de financement de la Sécurité sociale est un vrai sujet. Il comporte une dimension symbolique forte résultant de la nature contributive et proportionnelle du système. Dans ce cadre, la cotisation présente une légitimité apparente forte avec un lien perçu comme direct entre les cotisations versées et les prestations reçues en contrepartie. Ce lien est moins fort avec l’impôt. Il s’inscrit dans un cadre différent, celui d’une contribution à l’effort général de solidarité. Il présente une dimension redistributive plus forte. Une autre forme de légitimité s’invite dans le débat mais cette fois dans le domaine de la gestion de la Sécurité sociale. Les cotisations, calculées sur les salaires versés, appelleraient une gestion par les partenaires sociaux, l’impôt par l’État. La légitimité de la gestion nous paraît devoir être dissociée du mode de financement du système et plutôt répondre à l’intérêt des citoyens.

Un débat plus central paraît nécessaire. Celui de la place des prélèvements sociaux en France, sujet totalement « écrasé » par ce nouvel impératif de compétitivité de nos entreprises et ce soi-disant « ras-le-bol » fiscal, régulièrement mis en avant pour justifier une politique de dumping fiscal. Alors à ce stade, mettons en avant la nécessité d’ajouter un troisième principe à notre cadre de référence repensé, celui de la progressivité en matière de fiscalité et de prélèvements sociaux.

En synthèse, trois principes directeurs d’un nouveau cadre de référence de notre système de santé sont formulés et doivent être considérés comme autant de sujets d’un grand débat citoyen.

Principe 1 : Associer à la personne une « garantie à vie » en matière de couverture santé : le système de couverture santé doit apporter une réponse complète et efficace contre les inégalités sociales de santé. Le renoncement aux soins ne peut plus être toléré. Cette « garantie à vie » est un droit attaché à la personne. L’inscrire comme tel dans la Constitution serait sans doute légitime.

Principe 2 : Promouvoir la gratuité des soins pour une offre de soins élargie qui exclut toute logique de prestation low-cost ou duale et de mesures relevant d’un cadre de solidarité/charité ciblant les « exclus » du système, souvent présentés comme des « assistés » ou des profiteurs. Cette gratuité pourrait, à terme, être étendue à tous les soins.

Principe 3 : Assurer le financement des dépenses de santé au moyen d’un impôt progressif dont l’efficacité suppose un barème de taux progressif par tranche mais aussi une assiette fiscale représentative non réduite au gré de mesures ne visant qu’à échapper à l’impôt : niches fiscales, exonérations multiples par exemple.

Pour terminer, une dernière proposition qui ne relève pas à proprement parler d’un principe en tant que tel : confier la gestion d’ensemble à la Sécurité sociale dont l’efficacité en la matière est attestée.

Comme évoqué en introduction, d’autres facteurs, non traités dans cette note, sont aussi à considérer en matière d’inégalités d’accès aux soins. Le premier concerne la répartition de l’offre de soins sur le territoire. Une réflexion globale et systémique est à engager d’urgence autour d’un écosystème de santé au sein des territoires, urbains, péri-urbains ou ruraux, de nature à garantir une offre de soins mieux répartie et plus accessible.

Le second porte sur le financement de la dépendance dans une société où les plus de 65 ans représentent plus de 20 % de la population. 1,3 million de personnes serait en situation de dépendance. Parmi elles, 59 % vivent à domicile ou en résidences autonomie, les autres en EHPAD. C’est aussi un sujet à part entière avec une problématique de reste à charge pour les familles qui se pose déjà en des termes inédits. Selon une étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé, le reste à charge pour les personnes à domicile serait de l’ordre de 1850 euros par mois.[28]

[1] Sources données 2020 cartasante.atlasante.fr reprises dans Ventelou B., Casseville L., Sohl L., Basiuk A., « Les déserts médicaux », Dialogues économiques du 2 février 2022.

[2] Site du Conseil national de l’ordre des médecins, « La démographie médicale et projet de loi « Ma Santé 2022 », 4 décembre 2018.

[3] Stamane A.-S., Et les déserts avancent…, UFC-Que Choisir, dossier du mois, n° 612, avril 2022.

[4] Stamane A.-S., Et les déserts avancent…, UFC-Que Choisir, dossier du mois, n° 612, avril 2022.

[5] « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres », Études et Résultats, Drees, n° 1200, juillet 2021.

[6] Palier B. Gouverner la sécurité sociale, PUF, 2005 ; La réforme des systèmes de santé, Que sais-je, 2017.

[7] Batifoulier P., Da Silva N., Domin J.-P., Economie de la santé, Armand Colin, 2018.

[8] Barbier J.-C., Zemmour M., Théret B., Le Système français de protection sociale, La Découverte, 2021.

[9] Batifoulier P., Da Silva N., Domin J.-P., Economie de la santé, Armand Colin, 2018.

[10] sources Drees 2018 repris sur le site Ameli pour les médecins.

[11] Lapinte A., Perronnin M., « 96 % des salariés ont accès à une assurance complémentaire santé d’entreprise en 2017 », Questions d’économie de la Santé, n° 236, juillet/août 2018.

[12] Batifoulier P., Da Silva N., Domin J.-P., Economie de la santé, Armand Colin, 2018.

[13] La Voix du Nord,16/11/2021

[14] « La couverture complémentaire collective : des modalités de mise en œuvre variables selon les entreprises, Résultats de l’enquête Protection sociale complémentaire d’entreprise 2017 », Question d’économie de la Santé, n° 251, novembre 2020.

[15] « Les complémentaires santé : un système très protecteur mais peu efficient », Cour des comptes, communication à la commission des affaires sociales de l’assemblée nationale, juin 2021.

[16] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[17] Attac, Impôts idées fausses et vraies injustices manuel de désintox, LLL les liens qui libèrent, 2021.

[18] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[19] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[20] Perronnin M., « Restes à charge publics en ville et à l’hôpital : des taux d’effort inégalement répartis », Question d’économie de la Santé, n° 218, mai 2016.

[21] « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres », Études et Résultats, Drees, n° 1200, juillet 2021.

[22] Revil H., « Identifier les facteurs explicatifs du renoncement aux soins pour appréhender les différentes dimensions de l’accessibilité sanitaire », Regards, n° 53, 2018.

[23] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[24] « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie, Document de travail de janvier 2021.

[25] Inspiré par la notion de garantie à vie des salaires développé par Friot B., Vaincre Macron, La Dispute, 2017.

[26] Piketty T., Le Capital au XXIe siècle, Point, 2013 ; Une brève histoire de l’égalité, Le Seuil, 2021.

[27] « Évolution de la structure des recettes finançant la protection sociale », Haut conseil du financement de la protection Sociale, note de février 2021.

[28] Suhard V., « Le financement de la dépendance des personnes âgées en France », Biographie thématique, mise à jour novembre 2020.

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