Dans une tribune au « Monde », la chercheuse Ophélie Coelho défend l’idée d’une stratégie industrielle européenne pour le numérique capable de mieux organiser la résistance aux géants du secteur comme Facebook ou Google, qui cherchent à maintenir nos entreprises en situation de dépendance.
En juillet 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé que l’accord autorisant le transfert de données personnelles européennes aux Etats-Unis, dit Privacy Shield, était caduc, car les Européens n’avaient aucun moyen efficace de contester la surveillance du gouvernement américain. En réaction, la Commission irlandaise de protection des données a formulé un ordre préliminaire à Facebook afin de suspendre les transferts de données de l’Union européenne vers les Etats-Unis. Pourtant, en décembre 2021, Meta (nouveau nom du groupe Facebook) a estimé être en droit de poursuivre les transferts, faisant fi des décisions européennes et démontrant une nouvelle fois que les géants du numérique n’entendent pas se plier aux injonctions des Etats.
Car, si sa décision relevait du bon sens, la CJUE ne dispose pas des moyens de pression nécessaires pour la faire respecter. Il serait temps de le comprendre pour de bon : sans la maîtrise des technologies qu’elle tente de réguler, l’Europe est dans la position d’un client dépendant d’une entreprise monopolistique, dont les missives au service après-vente finiraient dans la corbeille à papier.
Et cette situation, qui concerne autant Facebook que l’ensemble des Big Tech, ne se borne pas au seul sujet des données numériques : si les Big Tech dominent les usages sur le Web, elles prennent également possession des infrastructures de l’Internet, telles que les câbles sous-marins de télécommunication par lesquels passent 98 % de notre activité en ligne, et deviennent le pilier numérique de la 5G et du New Space [l’utilisation commerciale de l’espace par des acteurs privés]. Finalement, la non-maîtrise des technologies affaiblit nos capacités de négociation avec ces acteurs comme avec les grands Etats qui les supportent, à commencer par la Chine et les Etats-Unis.
Garantir le respect du droit
Une stratégie industrielle reposant sur le développement technologique apparaît donc nécessaire pour rééquilibrer cette relation et pour pouvoir garantir le respect du droit. Celle-ci doit d’abord cibler les secteurs-clés de la santé ou de la sécurité intérieure, afin de sortir des dépendances actuelles vis-à-vis de ces entreprises, telles que Microsoft – qui héberge le Health Data Hub, plate-forme de centralisation des données de santé des Français –, ou Palantir – entreprise créée avec le soutien de la CIA, sous contrat avec la direction générale de la sécurité intérieure.
Un plan de remplacement progressif des outils et services des Big Tech par des solutions européennes est nécessaire, en commençant par la commande publique, qui pourrait être explicitement tournée vers des outils nationaux et européens. Cela suppose aussi de remettre en cause le label français « Cloud de confiance », car celui-ci favorise – et accélère même – l’adoption des technologies issues des Big Tech sans proposer en parallèle une stratégie alternative pour s’en défaire.