En mai 2022, le discours de huit étudiants d’AgroParisTech lors de leur cérémonie de remise de diplôme invitant leurs camarades de promotion à « déserter » les emplois « destructeurs » a mis une nouvelle fois en lumière la défiance croissante des jeunes diplômés à l’égard des entreprises. Une défiance nouvelle incarnée également par le Manifeste étudiant pour un réveil écologique signé par plus de 30 000 étudiants. Ces interpellations, signaux faibles d’une crise du travail qui traverse notre société, soulèvent une question majeure : comment réellement transformer les entreprises pour préserver les conditions de vie sur terre ?
Si le discours des étudiants d’AgroParisTech a rencontré un écho important, c’est parce que la question écologique est indissociable de celle du travail. L’impératif écologique met aujourd’hui en lumière l’impasse d’un modèle de régulation du travail, hérité de la révolution industrielle, qui a évacué du champ de la négociation collective l’objet et la finalité du travail. C’est sur cet effacement de la finalité du travail, du seul ressort de l’employeur, que s’est construite la société salariale à la fin du XIXe siècle, réduisant le progrès social à des termes quantitatifs liés à la rémunération, au temps et aux conditions de travail. Ce modèle de régulation, aveugle à l’empreinte du travail sur notre environnement, nécessite désormais d’être repensé à l’aune de l’impératif écologique.
Alors que l’urgence climatique s’est installée au cœur du débat public depuis quelques années, la transition écologique n’est appréhendée qu’à travers le prisme de l’État et de la « planification écologique » incarné par la création en 2022 du Secrétariat général pour la planification écologique (SGPE). La question de la transformation écologique des entreprises apparaît encore délaissée alors qu’elle constitue un levier d’action décisif. Or la transformation de l’appareil productif ne peut se décréter simplement par des lois mais implique de nouer, par la négociation collective, de nouveaux équilibres économiques et sociaux adaptés aux spécificités de chaque secteur d’activité.
Face à l’impératif écologique, les relations collectives de travail qui se sont construites autour de l’objectif de sécurité économique et matérielle, doivent désormais intégrer l’enjeu de responsabilité environnementale. Conçu pour prendre en charge la révolution industrielle, le droit du travail peut constituer demain un formidable levier d’action pour réussir la transition écologique. Si une initiative telle que la Convention des entreprises pour le climat[1] témoigne d’un engagement réel des directions d’entreprises, faire de la question écologique un sujet de dialogue social est la seule garantie que ces transformations ne s’effectuent pas au détriment des salariés.
À cet égard, une dynamique nouvelle semble à l’œuvre. À l’échelle nationale d’abord, la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 a, pour la première fois, conféré des prérogatives écologiques aux représentants des salariés en entreprises. Par ailleurs, les organisations professionnelles tentent de s’emparer des questions écologiques. Un premier accord de branche sur la transition écologique a ainsi été conclu le 17 octobre 2023[2] dans le secteur pharmaceutique. Signé par les syndicats représentatifs (CFDT, FO, CFTC, UNSA) et le syndicat de l’industrie pharmaceutique (LEEM), cet accord impose des obligations nouvelles en matière écologique aux entreprises du secteur.
L’intégration des questions écologiques dans le dialogue social à tous les niveaux apparaît comme une nécessité pour réussir la transformation écologique des entreprises. Pour ce faire, cette note formule des propositions fortes, dans le prolongement de la loi « Climat et résilience », pour faire de l’impératif écologique un sujet de dialogue social à part entière. Père fondateur du dialogue social en entreprise, l’ancien ministre du Travail de François Mitterrand, Jean Auroux, affirmait que « l’entreprise ne peut plus être le lieu du bruit et du silence des hommes ». Face à l’urgence écologique, l’entreprise ne peut désormais plus être le lieu de la destruction du vivant et du silence des hommes. C’est le sens de l’ensemble des propositions qui sont ici formulées pour faire de l’urgence écologique un véritable sujet de dialogue social.
1. L’impératif écologique, grand absent du dialogue social
Si la loi « Climat et résilience » a pour la première fois étendu le champ de compétence des comités sociaux et économiques (CSE) aux questions écologiques, force est de constater que ce cadre reste insuffisant pour faire émerger un véritable dialogue social en matière écologique. C’est d’ailleurs ce que souligne une enquête réalisée par Syndex auprès de représentants du personnel en 2023[3] : si 79 % des représentants du personnel ont connaissance des prérogatives environnementales des CSE, 83 % d’entre eux estiment qu’il n’existe peu ou pas de dialogue social sur les questions écologiques dans leur entreprise. Seuls 15 % estiment aujourd’hui qu’il y en a suffisamment.
Cette absence de dialogue social sur les questions écologiques tient à la limite des prérogatives des CSE en la matière, et plus largement à l’absence d’espace de discussion comme de moyens spécifiques dédiés aux questions écologiques. Si les représentants du personnel disposent désormais de compétences réelles en matière écologique, ces derniers souffrent d’un manque de temps comme de moyens dédiés pour s’emparer véritablement de ces sujets.
a. Le dialogue social, une conquête politique récente
Alors que plus de 88 000 accords collectifs en entreprise ont été conclus en 2022, le dialogue social en entreprise est un acquis récent. Jusqu’en 1982 et l’adoption des « lois Auroux », le dialogue social n’avait lieu que lorsque les entreprises étaient confrontées à des conflits sociaux. Aspirant à faire des salariés des « citoyens à part entière dans l’entreprise », le ministre du Travail Jean Auroux engage alors une réforme profonde du droit du travail qui oblige, pour la première fois, les entreprises à négocier chaque année avec les représentants du personnel sur l’évolution des salaires, du temps de travail et des conditions de travail ; sans obligation toutefois de devoir conclure un accord. La loi du 13 novembre 1982 marque ainsi un changement de paradigme : alors que les négociations en entreprise avaient auparavant principalement vocation à mettre fin à des conflits sociaux pouvant prendre la forme de grèves, l’instauration des négociations obligatoires à partir de 1982 contraint soudain les employeurs et les représentants des salariés à dialoguer « à froid » et négocier des accords collectifs.
L’absence de dialogue social en matière écologique, comme hier avant les « lois Auroux », est aujourd’hui doublement préjudiciable. D’abord car l’urgence écologique donne lieu à de nouvelles formes de conflictualités auxquelles les entreprises polluantes et leurs salariés s’exposent de plus en plus régulièrement. En décembre 2023, des militants activistes du mouvement Les soulèvements de la terre s’introduisaient ainsi dans la cimenterie Holcim dans la ville d’Altkirch (Haut-Rhin), dénonçant dans un communiqué la fourniture de béton « à l’origine de 8 % des émissions carbone de la France ». Ensuite car à l’inverse, l’engagement des entreprises en matière écologique et plus largement au titre des politiques « RSE » (responsabilité sociétale des entreprises) reste souvent uniquement du ressort des directions générales sans que les représentants des salariés n’en soient réellement parties prenantes.
À cette aune, l’intégration des questions écologiques dans le champ du dialogue social pourrait contribuer à réconcilier les impératifs sociaux et écologiques en partant des réalités du travail et faire de la transformation écologique des entreprises un sujet collectif, une préoccupation de tous les salariés. À l’instar des lois Auroux, le temps est sans doute venu de réformer le droit du travail pour faire émerger un véritable dialogue social en matière écologique dans le prolongement des premières avancées permises par la loi « Climat et Résilience ».
b. La reconnaissance aux CSE de prérogatives écologiques depuis la loi « Climat et résilience »
Les sujets environnementaux ne sont pas véritablement nouveaux pour les salariés car ces derniers sont intimement liés à leur santé au travail. Ainsi, tout salarié et représentant du personnel a le droit, depuis la loi du 16 avril 2013 d’alerter son employeur s’il estime de bonne foi que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser un danger grave sur la santé publique ou l’environnement. Néanmoins, au-delà de ce droit d’alerte, les questions écologiques étaient globalement absentes du champ du dialogue social en entreprise.
Promulguée le 22 août 2021, la loi « Climat et résilience » a posé un cadre nouveau en conférant pour la première fois des prérogatives aux CSE en matière écologique :
- D’abord en étendant le champ de compétence des CSE en matière d’information et de consultations sur les questions environnementales. Le CSE exprime, d’une part, dans le cadre des consultations ponctuelles, un avis sur l’impact environnemental des décisions de l’employeur ayant un effet sur la marche générale de l’entreprise. Le CSE est informé, d’autre part, des conséquences environnementales de l’activité de l’entreprise dans le cadre de trois consultations obligatoires (orientations stratégiques, situation économique et financière et politique sociale, conditions de travail et emploi). Dans le cadre de ces consultations ponctuelles ou récurrentes, le CSE n’émet qu’un avis consultatif sur les décisions de la direction générale de l’entreprise.
- Ensuite, en renforçant les moyens juridiques des CSE en matière environnementale. D’une part, pour aider les CSE à appréhender l’impact écologique de l’activité de l’entreprise, la base de données économique sociale et environnementale (BDESE) – qui garantit une mise à disposition d’informations permettant au CSE d’avoir une vision claire de l’activité de l’entreprise – a été enrichie d’une rubrique consacrée aux informations relatives à l’environnement. D’autre part, pour permettre aux CSE de se saisir davantage des questions écologiques, la formation des représentants des salariés a été étendue aux questions environnementales. Le « stage de formation économique », dispositif de formation obligatoire pour les nouveaux élus au CSE d’une durée maximale de 5 jours dans les entreprises d’au moins 50 salariés, peut désormais porter sur les « conséquences environnementales de l’activité des entreprises » (article L2315-63).
- Enfin en étendant les missions de l’expert-comptable, auquel peuvent avoir recours les membres du CSE dans les entreprises d’au moins 50 salariés, aux questions environnementales pour les aider à exercer leurs nouvelles compétences.
- Par ailleurs, les CSE ont désormais la possibilité de créer une « commission environnement » pour offrir aux salariés un espace de débat et de propositions dédié aux questions écologiques et identifier le cas échéant des élus référents sur ce sujet. Dans les faits, si les « commissions environnement » permettent de nourrir un dialogue sur les sujets écologiques et créer des dynamiques collectives, peu de CSE ont pris l’initiative d’en créer.
Si toutes ces prérogatives constituent de réelles avancées sur le plan juridique, en pratique, ce cadre nouveau peine à donner lieu à un véritable dialogue social en matière écologique à même d’associer les salariés à la transformation de leur entreprise. L’impératif écologique demeure ainsi bien souvent absent du dialogue social du fait de l’absence d’un espace de dialogue spécifique dédié aux sujets écologiques comme de l’insuffisance de moyens matériels des CSE pour s’emparer dans les faits de ces sujets.
c. L’absence d’un espace spécifique dédié au dialogue écologique
L’absence de dialogue social en matière écologique tient d’abord à l’absence d’espace de dialogue dédié aux questions écologiques.
Si les CSE ont désormais la compétence d’apprécier les conséquences environnementales de l’activité de l’entreprise et peuvent alerter en ce sens à titre défensif, aucun cadre ne contraint aujourd’hui les entreprises à discuter avec les représentants des salariés de la réduction de l’empreinte de leurs activités sur le climat et l’environnement. De fait, les questions écologiques sont quasiment absentes du champ des négociations annuelles obligatoires (NAO) qui obligent par exemple les entreprises à engager chaque année une négociation sur les salaires.
Il existe néanmoins quelques exceptions. C’est le cas par exemple du sujet de la prise en charge des mobilités durables qui, depuis la loi d’orientation des mobilités (« LOM ») du 24 décembre 2019, doit être abordé chaque année dans le cadre des négociations annuelles sur la qualité de vie et les conditions de travail dans les entreprises de plus de 50 salariés. Cette disposition de la loi « LOM » nous montre que l’intégration des questions écologiques dans le champ de la négociation collective en entreprise offre un levier efficace pour accélérer leur transformation écologique. De fait, les accords liés au forfait mobilité durable constituent aujourd’hui la principale porte d’entrée des questions écologiques en entreprise.
Au-delà du seul sujet des mobilités durables, la création d’un espace de dialogue spécifique et l’instauration de négociations climatiques obligatoires permettrait de faire émerger un véritable dialogue social sur les sujets écologiques dans les entreprises.
d. L’insuffisance de moyens matériels dédiés aux CSE pour traiter des questions écologiques
L’absence de dialogue social en matière écologique tient ensuite à l’absence de moyens nécessaires pour permettre aux représentants des salariés de s’emparer réellement de ces sujets.
Ainsi, si la loi « Climat et Résilience » a offert aux élus du CSE la possibilité de se former et d’avoir recours à des cabinets d’expertise sur les questions écologiques, aucun moyen financier supplémentaire n’a en revanche été accordé. De même si le champ de compétence des élus CSE a été étendu en matière d’information et de consultations sur les questions environnementales, aucunes heures de délégation dédiées n’ont été prévue par la loi « Climat et Résilience ».
Cette absence de moyens est particulièrement préjudiciable en matière de formation. Une étude réalisée par le cabinet Syndex[4] en 2023 a révélé que deux tiers des représentants du personnel ne se sentaient pas suffisamment compétents sur les questions écologiques et que seuls 15 % d’entre eux avaient pu bénéficier d’une formation aux sujets environnementaux. La montée en compétences sur ces sujets constitue ainsi un véritable levier pour réussir la transformation écologique des entreprises.
Pour résumer, si la loi « Climat et Résilience » a élargi sur le plan juridique le champ de compétences des élus CSE aux questions écologiques, force est de constater qu’aucuns moyens significatifs n’ont été conférés à ces derniers pour leur permettre de s’emparer de la transformation écologique de leur entreprise.
2. Placer l’impératif écologique au cœur du dialogue social en entreprise et dans les branches professionnelles
Face à l’urgence écologique, il apparaît désormais nécessaire d’inscrire de manière systématique les sujets environnementaux au cœur du dialogue social à tous les niveaux. Pour ce faire, le temps est sans doute venu d’imaginer un cadre nouveau, dans l’esprit des réformes portées par le ministre du Travail Jean Auroux en 1982, qui ont posé les fondations du dialogue social tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Plusieurs leviers peuvent être mobilisés en ce sens. Garantir d’abord l’existence d’un espace de dialogue social dédié aux questions écologiques dans les entreprises (a). Obliger ensuite les entreprises et les branches professionnelles à discuter des questions écologiques avec leurs salariés à travers l’instauration de négociations climatiques obligatoires (b). Par ailleurs, il convient de donner au CSE les moyens matériels, qui font aujourd’hui défaut, pour s’emparer réellement des enjeux écologiques, en conférant des heures de délégation dédiées aux questions écologiques en entreprise (c) et en introduisant un dispositif dédié à la formation des élus du CSE aux questions écologiques (d). Enfin, pour faire de l’écologie un sujet de dialogue social à l’échelle nationale, des concertations obligatoires pourraient être instaurées en amont de tout projet de loi ayant trait aux questions écologiques (e).
a. Garantir un espace de dialogue dédié aux questions écologiques
Pour permettre l’émergence d’un véritable dialogue social en matière écologique, un espace de discussion, dédié aux questions écologiques, pourrait d’abord être garanti dans chaque grande entreprise.
Si la loi « Climat et résilience » permet, à titre facultatif, la création de « commissions environnement », aucun espace de discussion en entreprise dédié aux sujets écologiques n’est aujourd’hui garanti par la loi. Par contraste, la constitution de commissions thématiques sur d’autres sujets spécifiques est obligatoire dans les CSE des entreprises de plus de 300 salariés. C’est le cas par exemple de la « commission santé, sécurité et conditions de travail », de la « commission de la formation » ou encore de la « commission à l’égalité professionnelle ». À l’instar de ces commissions thématiques obligatoires, la constitution d’une commission environnement pourrait être obligatoire dans les grandes entreprises afin de garantir un espace dédié au dialogue social en matière écologique.
À cet égard, l’accord collectif relatif à la transition écologique dans la branche professionnelle de l’industrie pharmaceutique signé le 17 octobre 2023[5] par le syndicat professionnel des entreprises du médicament et les syndicats de salariés représentatifs (CFDT, FO, CFTC, UNSA) a rendu en ce sens la création d’une « commission environnement » obligatoire pour les entreprises de plus de 300 salariés du secteur. Ces commissions ont vocation selon cet accord à « étudier l’impact environnemental des décisions stratégiques de l’entreprise ou sa stratégie environnementale ». Cette obligation pourrait demain être étendue à l’ensemble des branches professionnelles pour concerner un large ensemble d’entreprises. Ce seuil de 300 salariés pourrait être légèrement abaissé pour renforcer la cohérence avec les directives européennes en matière de reporting climatique des entreprises.
Parce que les questions écologiques constituent un sujet de dialogue social spécifique, l’instauration de négociations climatiques en entreprise appelle une réflexion plus large sur le cadre de discussion et la nature des parties prenantes.
Le fonctionnement des sociétés à mission, dont le statut a été créé par la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi « PACTE », offre ici un référentiel intéressant à travers l’organe du comité de mission. Chargé d’apprécier à titre consultatif l’exécution de la mission de l’entreprise, le comité de mission permet en effet d’intégrer une ou plusieurs parties prenantes externes à l’entreprise (chercheurs, experts, clients etc.). C’est le choix que font aujourd’hui 79 % des comités de mission[6]. Dans cette logique, les CSE pourraient intégrer aux « commissions environnements » des parties prenantes externes à l’entreprise qui auraient vocation, par leur expertise, à nourrir les réflexions et qui n’auraient qu’un rôle consultatif. Cette configuration nouvelle permettrait aux salariés de bénéficier d’un regard extérieur sur les pratiques des entreprises en matière écologique.
b. Instaurer des négociations climatiques obligatoires en entreprise et au sein des branches professionnelles
Pour mettre les questions écologiques au cœur du dialogue social en entreprise, des négociations récurrentes obligatoires pourraient être instaurées sur les sujets écologiques pour obliger les employeurs à en discuter avec leurs salariés à intervalle régulier, à l’instar des négociations obligatoires qui existent aujourd’hui en entreprise.
Depuis la loi du 13 novembre 1982 dite « Loi Auroux », l’employeur engage en principe chaque année, sans obligation toutefois de conclure un accord, une négociation sur la rémunération, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée ainsi qu’une négociation sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail. Dans les entreprises d’au moins 300 salariés, une négociation obligatoire porte par ailleurs, tous les trois ans, sur la gestion des emplois et des parcours professionnels. Structurant aujourd’hui le dialogue social, ces négociations obligatoires en entreprise pourraient être étendues au champ écologique, dans les entreprises de plus de 250 salariés, concernées par les obligations européennes de reporting extra-financier. Cela permettrait potentiellement à la moitié des salariés français d’être couverts par un accord d’entreprise sur ce sujet.
L’intégration des questions écologiques dans le champ des négociations collectives obligatoires contraindrait ainsi les employeurs à négocier, à intervalle régulier, un accord d’entreprise avec les représentants des salariés portant sur la stratégie environnementale de l’entreprise pour les quatre prochaines années. Cet accord pourrait identifier des leviers d’action prioritaires (épargne salariale, politique de formation, temps de travail etc.), définir une méthode de mise en œuvre et des critères d’atteinte des résultats pour les dirigeants sur lesquels leurs rémunérations pourraient par exemple être indexées. À travers cette négociation obligatoire, l’objectif serait de pouvoir associer davantage les salariés à la transformation écologique de leur entreprise afin de faire en sorte que celle-ci ne s’effectue pas au détriment de leurs intérêts.
Depuis 2012, certaines entreprises sont tenues d’établir leur bilan de gaz à effet de serre (BEGES). D’abord limité aux scopes 1 et 2 (émissions directes de gaz à effet de serre, et émissions indirectes liées à l’énergie), le BEGES concerne maintenant également le scope 3, c’est-à-dire l’ensemble des émissions indirectes de l’entreprise. Depuis 2022, ce bilan est obligatoire pour les entreprises de plus de 500 salariés et doit être publié tous les quatre ans. Avec l’entrée en vigueur de la directive européenne CSRD visant à harmoniser le reporting extra-financier des entreprises européennes, il serait utile de revoir l’obligation de publication des BEGES. En effet, à compter du 1er janvier 2025, les entreprises de plus de 250 salariés seront concernées par les dispositions de la CSRD. Aussi, il serait cohérent d’abaisser à 250 salariés le seuil au-dessus duquel la publication d’un bilan de gaz à effet de serre est obligatoire, comme c’est actuellement le cas pour les entreprises situées dans les régions et départements d’Outre-mer.Afin d’engager pleinement les salariés dans la réduction de l’empreinte carbone de leurs entreprises, la loi pourrait prévoir que le CSE soit obligatoirement associé à l’élaboration de ce bilan de gaz à effet de serre, en s’appuyant en particulier sur la « commission environnement ».
Par ailleurs, il conviendrait d’intégrer la transition écologique à la liste des négociations obligatoires au sein des branches professionnelles. Ainsi, à l’instar des salaires, de l’égalité professionnelle ou de la formation professionnelle, la transition écologique pourrait être ajoutée aux treize thématiques de négociations relevant de l’ordre public, prévues à l’article L2253-1 du Code du Travail, devant être négociées tous les quatre ans par les branches, et dont les stipulations prévalent sur celles des accords d’entreprises. Cette négociation devra intégrer des objectifs et des actions de réduction des émissions de gaz à effet de serre au sein de la branche professionnelle, compatibles avec la loi française en la matière.
c. Garantir un socle d’heures de délégation dédié aux questions écologiques
Au-delà de la pérennisation d’un espace de dialogue en entreprise dédié aux questions écologique et de l’instauration de négociations récurrentes sur ces sujets, il convient de donner aux représentants des salariés les moyens matériels, qui font aujourd’hui défaut pour de s’emparer réellement des enjeux écologiques dans leur entreprise en conférant des heures de délégation dédiées aux questions écologiques en entreprise.
Alors que la loi « Climat et résilience » a étendu le champ de compétence des CSE en matière d’information et consultations aux questions environnementales, le volume d’heures de délégation dont bénéficient les membres titulaires du CSE pour exercer leur fonction n’a pas été étendu.
Pour y remédier, un socle d’heures de délégation complémentaire, dédié au traitement des questions écologiques en entreprise, pourrait être garanti. Ce volume d’heure de délégation dédié aux questions écologiques garantirait à la personne référente sur ces sujets au sein des CSE des entreprises de plus de 250 salariés, de bénéficier d’un temps pour exercer son mandat. D’une part en appréciant les conséquences écologiques des décisions de son entreprise dans le cadre des obligations d’information et consultation en vertu des compétences nouvelles accordées par la loi « Climat et résilience ». D’autre part en nourrissant les propositions au sein de la commission dédiée aux questions écologiques et en préparant les négociations obligatoires récurrentes dédiées à ces enjeux qui auraient été instaurées.
d. Introduire un dispositif de formation aux élus du CSE dédié aux questions écologiques
Au-delà du manque de temps auquel la garantie d’heures de délégation dédiées aux questions écologiques peut répondre, les CSE souffrent aujourd’hui d’un manque de compétences pour s’emparer des questions écologiques. Ainsi, la formation des représentants des salariés aux questions écologiques apparaît aujourd’hui comme un élément clé pour que le dialogue social en entreprise se saisisse de ces sujets.
Si la loi « Climat et résilience » a étendu la formation des élus du CSE aux questions écologiques, seuls 15 % d’entre eux ont pu en réalité bénéficier d’une formation sur ces sujets écologiques selon une étude de Syntex[7] citée précédemment. Pour y remédier, un dispositif de formation, d’une durée par exemple de deux jours, dédié aux questions écologiques, pourrait être introduit. À l’instar du « stage de formation économique », ce « stage de formation écologique » serait obligatoire pour les nouveaux titulaires du CSE dans les entreprises de plus de 50 salariés.
e. Instaurer des concertations préalables obligatoires au niveau national pour tous les projets de loi dans le champ environnemental
Les réformes liées à la transition écologique ont jusqu’à présent souvent été à l’origine de conflits sociaux. Né d’une protestation contre la hausse de la taxe du prix des carburants, le mouvement des « gilets jaunes » a rappelé à cet égard combien l’absence de concertation préalable en matière écologique pouvait être préjudiciable.
Dans le champ social, les accords nationaux interprofessionnels (ANI) permettent aux organisations représentatives au niveau national de traiter des sujets d’intérêt commun. Véritables « négociations légiférantes », ces ANI sont souvent retranscrits par des lois leur assurant une application plus facile. C’est le cas récemment par exemple de l’ANI du 10 février 2023 sur le partage de la valeur dont le gouvernement a transposé les dispositions dans un projet de loi en novembre 2023[8]. Ces ANI offrent un outil efficace de fabrique du consensus dans la mesure où ils bénéficient d’une double légitimité sociale et politique. Une légitimité sociale d’abord dans la mesure où seules les organisations interprofessionnelles représentatives au niveau national sont habilitées à les négocier. Une légitimité politique ensuite puisque la loi du 31 janvier 2007 sur la modernisation du dialogue social dite « loi Larcher » a instauré une concertation préalable obligatoire à tout projet de loi dans le champ du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle.
En étendant le périmètre de la « loi Larcher », une concertation préalable obligatoire pourrait être instaurée en amont de tout projet de loi dans le champ écologique afin d’en renforcer l’acceptabilité sociale et faire émerger des consensus sociaux pouvant être traduits dans la loi. Une proposition avait d’ailleurs été formulée en ce sens par les députés Laurence Heydel et Antoine Vermorel à l’issue de la mission « flash » portant sur le respect par la France des accords de Paris en avril 2023[9]. Ces concertations préalables obligatoires, dans le champ écologique, réuniraient les partenaires sociaux : organisations syndicales et patronales représentatives.
Au-delà des concertations entre partenaires sociaux, la recherche de consensus sur la transition écologique appelle une mobilisation plus large de la société civile. L’engouement autour de la Convention citoyenne pour le climat a montré à cet égard le besoin d’associer la société civile aux choix liés à la transition écologique. Pour ce faire, des conférences sociales en amont des réformes liées à la transition écologique pourraient réunir un large ensemble de parties prenantes : organisations syndicales et patronales mais également acteurs de la société civile et ONG. Ces « conférences sociales de la transition écologique » s’effectueraient, à l’instar de la récente conférence sociale du 16 octobre 2023, sous l’égide du Conseil économique social et environnemental (CESE). Ces concertations pourraient également avoir lieu au niveau régional, en s’appuyant sur les organisations membres des Conseils économiques sociaux et environnementaux régionaux (CESER), sous l’égide du Préfet et du Conseil régional, comme cela a déjà été expérimenté avec succès en Pays de la Loire ou en Nouvelle-Aquitaine pendant la crise du COVID-19.
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/conv_coll/id/KALITEXT000048953805/?idConteneur=KALICONT000005635184
[3] Enquête du 21 septembre 2023 : les questions environnementales se sont-elles invitées à la table du dialogue social ?
[4] Enquête du 21 septembre 2023 : les questions environnementales se sont-elles invitées à la table du dialogue social ?
[5] https://www.legifrance.gouv.fr/conv_coll/id/KALITEXT000048953805/?idConteneur=KALICONT000005635184
[6] Chiffres issus du 3e baromètre de l’observatoire des sociétés à mission
[7] Enquête du 21 septembre 2023 : les questions environnementales se sont-elles invitées à la table du dialogue social ?
[8] loi n° 2023-1107 du 29 novembre 2023
[9] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/commissions-permanentes/developpement-durable/missions-de-la-commission/engagements-france-cop