Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

industrie & technologies

L’urgence d’une indépendance numérique révélée par l’urgence sanitaire

Dans la gestion de la crise actuelle, la place accordée aux technologies du numérique a été au cœur de nombreux débats. En particulier, la question de l’accès aux données personnelles est devenue centrale dans les échanges autour du traçage des contacts et du partage des données de santé. Mais la crise a également révélé des fragilités majeures dans notre politique de gestion de ces données, en questionnant notamment l’attribution de la plateforme des données de santé à l’entreprise Microsoft. En outre, la crise a accéléré le recueil et l’exploitation de ces données, sans prendre en compte les conséquences futures de cette captation. Il devient ainsi impératif de se poser la question des répercussions à long terme des décisions prises aujourd’hui. Il faut également nous interroger sur les grands enjeux qui se cachent derrière nos choix numériques afin de mieux lancer les chantiers de long terme que nous impose ou que devrait nous imposer aujourd’hui la géopolitique du numérique.   Introduction   Nos données numériques apportent quantité d’informations sur nous-mêmes, mais aussi sur l’état de notre société, sur ses atouts et ses fragilités. Derrière des applications anodines circulent en effet des données sur l’état de santé de la population, des indices sur sa réalité sociale, sur l’état de ses infrastructures routières ou encore des informations, parfois sensibles, sur ses activités économiques et politiques. Selon l’usage que l’on fait de ces informations, l’impact sur la société peut être bénéfique ou néfaste. La mathématicienne Cathy O’Neil nous alerte par exemple sur l’usage des données dans l’éducation, la justice en passant par le commerce ou la santé, les organismes sociaux ou les assurances[1]. Les données de santé sont par exemple un trésor pour les compagnies d’assurance qui, si elles y accèdent, peuvent définir des profils de clients à risque pour adapter leur proposition commerciale, accentuant ainsi certaines inégalités face à la santé. C’est pourquoi il ne faut pas prendre à la légère les enjeux qui se cachent derrière le numérique et la circulation des données. Par ailleurs, ces données sont aussi la matière première des technologies d’apprentissage automatique, souvent regroupées autour du terme « intelligence artificielle », et sur lesquelles reposent de nombreuses innovations technologiques telles que la reconnaissance faciale ou la voiture autonome. Les entreprises et les États trouvent un intérêt évident dans la course à ces données massives qu’ils peuvent utiliser pour développer des technologies de pointe dédiées à des secteurs variés, tels que le contrôle aux frontières, la sécurité, la santé, la justice ou le militaire. Dans le domaine de la santé, au cœur de cette note, les données sont nécessaires si l’on souhaite développer les technologies de machine learning qui permettent d’accompagner la recherche médicale et d’améliorer les outils des praticiens. À ce titre, elles sont déterminantes dans le développement de ce tissu industriel. Mais elles sont aussi éminemment stratégiques : la surveillance des données de santé à l’échelle d’un pays donne une carte d’identité précieuse qui révèle les fragilités d’un système de santé, celles des individus, et permet d’orienter des décisions économiques, politiques voire militaires. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) alertait d’ailleurs, dès 2018, sur l’acquisition par les entreprises américaines de plusieurs sociétés françaises expertes dans le traitement de ce type d’informations, et notamment la branche dédiée à la gestion des données clients et stratégiques de Cegedim, acquise par IMS Health en 2015. L’administration s’inquiétait alors de la captation, par « des entités tant publiques que privées », d’informations stratégiques et orientant la politique économique des États-Unis vis-à-vis des industries françaises[2]. Un an plus tard, Microsoft Azure fut désigné, sans passage par un appel d’offre, comme prestataire principal de la Plateforme des données de santé des Français, baptisée Health data hub[3]. Cet hébergeur, qui propose également des services d’analyse, accélère sa captation de données dans l’urgence de la crise sanitaire. En matière de géopolitique des données, la gestion de la crise actuelle agit ainsi comme un formidable révélateur de notre dépendance extérieure dans le domaine du numérique appliqué à la santé. Face aux enjeux d’indépendance numérique et de protection des données qui se posent, de grands et longs chantiers seront nécessaires. Cette note propose d’apporter quelques pistes de réponses sur la manière de les engager.   1. Penser le numérique relève d’une approche transversale qui s’applique à l’analyse de la gestion des données numériques en santé   Penser le numérique, notamment dans un secteur aussi essentiel et structurant que la santé, nécessite une approche transversale qui prenne en compte plusieurs couches de l’activité numérique. En 2016, la politologue Frédérick Douzet proposait trois « couches du cyberespace » : la couche physique, logique et sémantique[3]. Le schéma ci-dessous s’inspire de ce modèle, mais propose un échelonnage à quatre niveaux des technologies, hiérarchisées selon leur rôle dans l’activité numérique : les socles matériels sans lesquels aucune activité numérique n’est possible, composés des infrastructures mais aussi du matériel informatique et mobile ; les applicatifs codés, c’est à dire les OS, les logiciels ou les algorithmes, les sites internet, les applications ; les données dont les flux circulent entre applicatifs et socles ; les usages, qui définissent les manières de vivre dans et avec le numérique. Cette approche transversale donne une place particulière à la dimension matérielle, dans un domaine où très souvent le virtuel et le vocabulaire qui l’accompagne, du cloud au data lake, fabrique un imaginaire qui donne l’impression d’un effacement des frontières physiques et géographiques. Comme l’énonce Amaël Cattaruzza, « les processus de datafication nous obligent à modifier nos approches et nos interprétations et à reconsidérer le concept clef de la géopolitique, à savoir le territoire »[4]. Ainsi, ce n’est pas parce que nos données sont numériques qu’elles ne suivent pas un parcours, qu’elles n’ont pas un lieu de production et de destination, et que les enjeux de leur captation ne renvoient pas à des réalités géopolitiques. Or, la stratégie numérique en matière de données de santé concerne chacune de ces couches. Elle pose d’abord la question des socles matériels, qui correspond à la « couche physique

Par Ophélie Coelho

20 mai 2020

Gérer les grandes infrastructures dans l’intérêt commun en période de crise

Essentielles dans le cadre du développement économique et social des sociétés industrialisées, les grandes infrastructures constituent un patrimoine collectif aujourd’hui invisible aux yeux des populations et dont les services délivrés sont devenus bien acquis. Pourtant, ces structures, points d’intérêt vital pour la nation française, le sont d’autant plus en période de crise car leur défaillance a souvent de tragiques conséquences et l’après-crise ne peut se faire sans elles. Cette dépendance accrue de nos sociétés pousse l’ensemble des acteurs de la chaîne à travailler sans cesse sur leur résilience, notamment en apprenant des différentes crises vécues. L’actuelle crise sanitaire ne déroge pas à la règle en portant son lot d’enseignements, notamment en neutralisant partiellement deux ressources critiques pour les grandes infrastructures que sont la disponibilité de ressources humaines et la pleine fonctionnalité du système d’informations. Ainsi, l’augmentation des investissements et une gestion publique de certaines infrastructures semblent apparaître comme des réponses évidentes et immédiates à l’après-crise. Néanmoins, elles ne dispensent pas les sociétés modernes de l’impératif de réfléchir plus globalement à la durabilité de leur modèle et la capacité des infrastructures à y répondre.   Les grandes infrastructures, notamment celles de réseaux (énergie, transports, téléphonie, eau, etc.), tiennent une place essentielle dans le développement économique de nos sociétés. Elles permettent la circulation des personnes, des marchandises, des capitaux, de l’information et constituent un levier de croissance dans de multiples secteurs. Depuis plusieurs années, la transition énergétique, le déploiement du très haut débit et la modernisation des réseaux de transport sont à ce titre au centre des politiques d’investissements de la plupart des pays européens. Elles ont également un rôle social déterminant, en assurant la fourniture de biens et de services contribuant à la qualité de vie des individus. En cela, elles représentent un patrimoine collectif au service de la vie de la nation et des activités humaines, pouvant être qualifiés de « biens communs ». « La France possède un des meilleurs réseaux d’infrastructures au monde » [1], affirmation corroborée par le rapport du World Economic Forum (WEF) de 2016 qui mesure la compétitivité globale de 144 pays à partir de 12 thématiques, et qui avait classé la France au dixième rang mondial pour la qualité de ses infrastructures et au deuxième rang des pays du G20. Héritière de grandes infrastructures de service public édifiées après-guerre grâce aux investissements massifs de l’État [2], la France a développé une forte capacité dans la conception, la gestion et l’entretien de ses infrastructures, se positionnant dans les « premiers pays exportateurs » en la matière [3]. Les infrastructures présentent aujourd’hui un niveau d’intégration tel, avec un fonctionnement régulier, qu’elles disparaissent aux yeux de la population, transformant le service délivré en bien acquis pour l’usager. Cette invisibilité, parfois opportune, véhicule pourtant de nombreux écueils, parmi lesquels l’absence de sensibilisation de la population aux différents enjeux (sécuritaires, financiers, environnementaux, techniques…) attachés à la gestion de ces équipements. Ces derniers réapparaissent à la défaveur d’événements exceptionnels, parfois tragiques [4], qui mettent en lumière la vulnérabilité voire la dangerosité de certaines infrastructures. Afin de se prémunir contre de nouvelles catastrophes, les pouvoirs publics ont conçu et déployé des politiques de prévention et gestion des risques visant à réduire les impacts : des risques d’origine naturelle (crues, séismes, mouvements de terrain, changement climatique sur le plus long terme) ; de la dépendance à d’autres infrastructures et réseaux ; des éléments intrinsèques à leur conception (matériaux, vieillissement, etc.) ; d’exploitation liée à la gestion de flux. Pourtant, il apparaît que le fonctionnement même des sociétés industrialisées rend les infrastructures de réseaux de plus en plus vulnérables aux différents risques : concurrence internationale accrue, méthodes de flux tendus (du « juste à temps » à la limitation des stocks), forte baisse des financements de l’État menée dans une logique d’économies budgétaires [5], etc. L’impératif de continuité d’activité en toutes circonstances interroge quant aux usages et à la dépendance des sociétés industrialisées aux grandes infrastructures.   Table des matières I – L’impérieuse nécessité d’assurer le fonctionnement des grandes infrastructures en période de crise Les infrastructures de réseaux reconnues comme « Point d’Importance Vitale » (PIV) Des vulnérabilités émergentes à la faveur d’une crise inédite II – Les enseignements à tirer de la crise pour un fonctionnement optimisé des grandes infrastructures de réseaux Une gouvernance publique à conforter économiquement dans la gestion des grandes infrastructures Une sobriété des usages à développer pour garantir la résilience des grandes infrastructures     I – L’impérieuse nécessité d’assurer le fonctionnement des grandes infrastructures en période de crise   Les différents types de risques ou catastrophes mettent en jeu de façon constante la résilience des infrastructures et de leurs réseaux.   1. Les infrastructures de réseaux reconnues comme « Point d’Importance Vitale » (PIV)   La définition de la résilience, donnée lors de la définition du cadre d’action de Sendaï [6], est « la capacité d’un système, d’une communauté ou d’une société exposée aux risques de résister, d’absorber, d’accueillir et de corriger les effets d’un danger, en temps opportun et de manière efficace, notamment par la préservation et la restauration de ses structures essentielles et de ses fonctions de base » [7]. C’est précisément parce que les infrastructures de réseaux sont reconnues comme des « structures essentielles » qui concourent aux « fonctions de base » (production, distribution de biens et services indispensables à l’exercice de l’autorité de l’État, fonctionnement de l’économie, maintien du potentiel de défense ou à la sécurité de la nation) qu’ils sont considérés comme « d’importance vitale » [8]. Le dispositif de sécurité des activités d’importance vitale (SAIV) constitue le cadre permettant d’analyser les risques et d’appliquer les mesures cohérentes avec les décisions des pouvoirs publics. Au sein de ce dispositif sont référencés les opérateurs d’importance vitale (OIV), lesquels détiennent des points d’importance vitale (PIV) tels que des établissements, des ouvrages ou des installations fournissant les services et les biens indispensables à la vie de la nation [9]. La délimitation du PIV permet une mise en œuvre plus efficiente du dispositif de SAIV entre l’opérateur et le préfet de département concernant des composants névralgiques indispensables au bon fonctionnement des infrastructures

Par Liguori L.

10 mai 2020

Affranchir l’agriculture des pesticides, enjeu central de la transformation agricole

Affranchir l’agriculture française des pesticides est un enjeu écologique et sanitaire majeur. Il se heurte au profond verrouillage du système agricole autour du couple espèces dominantes – intrants chimiques, dont les agriculteurs ne peuvent pas sortir seuls. La sortie des pesticides ne se fera qu’à trois conditions : premièrement, que le plan de sortie des pesticides ne consiste pas en un simple remplacement des traitements chimiques par des techniques de bio-contrôle, mais en une profonde transformation des systèmes de culture, seule à même de faire baisser durablement la pression des ravageurs et des mauvaises herbes ; deuxièmement, que ce plan de sortie des pesticides s’accompagne d’un grand plan de diversification agricole, assorti de mesures incitatives et contraignantes pour que l’amont et l’aval agricole s’investissent pleinement en faveur des espèces minoritaires, aujourd’hui largement délaissées ; troisièmement, que des mesures fortes soient prises pour supprimer les distorsions de concurrence avec les pays de l’Union européenne et avec les pays tiers ayant des normes sociales, sanitaires et environnementales moins élevées. Note aux lecteurs : Il va de soi que la transformation agricole est un vaste chantier. Cette note n’a pas vocation à lister l’ensemble des modifications à opérer dans le système agricole au sens large, mais à mettre en lumière quelques aspects fondamentaux et trop souvent absents des débats sur la transformation agricole. D’autres notes auront vocation à développer et compléter ce cadrage initial, notamment sur le sujet majeur de l’enseignement agricole et de l’installation/transmission des exploitations agricoles. Introduction   À la fin des années 1940, l’utilisation de pesticides[1] de synthèse s’est peu à peu imposée dans l’agriculture française comme l’un des piliers de la modernisation agricole, avec celle des engrais chimiques, des variétés « améliorées » et de la mécanisation. Deux générations plus tard, force est de constater que les pesticides et leurs résidus sont partout : dans nos cours d’eau[2], nos aliments[3], nos cheveux et nos urines[4]. Cette situation a un coût humain et environnemental important. Concernant la santé humaine, une expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)[5] a montré que l’exposition professionnelle aux pesticides entraîne une augmentation significative des risques pour plusieurs pathologies comme la maladie de Parkinson, le cancer de la prostate, et certains cancers hématopoïétiques. Une enquête menée dans le cadre du Plan Ecophyto sur une cohorte d’agriculteurs (Agrican) a également montré que la totalité des 18 activités agricoles étudiées « était associée de façon défavorable à au moins un cancer, certaines de façon assez récurrente comme la culture de légumes en plein champ ou les cultures sous serres »[6]. Malgré cette dangerosité avérée de l’exposition professionnelle aux pesticides, l’ANSES[7] constatait en 2016 que « les données relatives aux expositions aux pesticides des personnes travaillant dans l’agriculture sont lacunaires et aucune organisation en France n’est en charge de les produire »[8]. Par ailleurs, les autorités européennes continuent de délivrer des autorisations de mises sur le marché pour les pesticides à usage agricole, conditionnées au fait que les utilisateurs emploient des équipements de protection individuelle. Or, une récente étude[9] a montré que ces conditions « sécuritaires » d’utilisation des pesticides ne sont jamais rencontrées en conditions réelles car elles ne prennent absolument pas en compte les contraintes pratiques rencontrées par les agriculteurs. Concernant les atteintes portées à l’environnement, il est aujourd’hui avéré que les pesticides sont, avec la destruction des milieux naturels, une des principales causes du déclin massif de la biodiversité[10],[11]. Là encore, l’évaluation réglementaire au niveau européen est insuffisamment protectrice et évolue à un rythme très lent en comparaison de la vitesse du déclin de la biodiversité. Alors que les populations d’insectes pollinisateurs chutent de façon massive et rapide, les nouveaux critères d’évaluation de l’EFSA[12] adoptés en 2013 ne sont toujours pas appliqués. Censés prendre en compte la toxicité des molécules évaluées sur les pollinisateurs, ces nouveaux critères ont été bloqués par la Commission européenne, sous l’influence des lobbies de l’industrie chimique. Au vu des connaissances, nous pouvons donc aujourd’hui affirmer que les pesticides entraînent un risque avéré pour la santé des agriculteurs, une contamination généralisée des citoyens dont nous mesurons mal les conséquences ainsi qu’une pollution massive de l’environnement. Face à ce constat, la nécessité de réduire drastiquement l’utilisation des pesticides ne devrait plus être un sujet de débat. Mais les réponses apportées jusqu’ici ne sont pas, de loin, à la hauteur des enjeux. Plusieurs plans visant à réduire l’usage des pesticides se sont succédé en France au cours des dix dernières années, sans succès puisque la consommation de pesticides ne s’est non seulement pas réduite durant cette période mais a même augmenté. Né à la suite du Grenelle de l’environnement de 2008, le plan Ecophyto affichait ainsi comme objectif une diminution de 50 % de la quantité de pesticides utilisés en 10 ans. Ce plan était doté d’un budget annuel de 41 millions d’euros, financé pour un peu plus de la moitié par la redevance pour pollution diffuse due par les distributeurs de produits phytosanitaires. Les deux actions phares de ce plan étaient la mise en place d’un réseau de fermes de démonstration des techniques économes en pesticides (le réseau Dephy) et la diffusion du « Bulletin de santé du végétal » afin d’informer en temps réel sur les risques de bio-agression des cultures. Or, six ans après le début de ce plan, un travail d’évaluation conduit sous l’égide du député de la Meurthe-et-Moselle Dominique Potier a conclu à un échec global[13]. Non seulement la quantité de pesticides utilisée n’a pas été réduite de moitié mais elle a même augmenté de près de 15 000 tonnes sur la période (cf. Figure 1). L’une des raisons de cet échec mise en avant par le rapport, et confortée par des études ultérieures[14], est la quasi-absence de prise en compte du fonctionnement des filières agricoles[15] et des marchés agro-alimentaires dans le plan, alors même qu’ils influencent fortement le choix des cultures, des systèmes de culture et des assolements[16]. Le plan Ecophyto 2, démarré en 2015, maintenait le même objectif que le premier plan, à savoir une diminution de 50 % de la quantité de pesticides utilisés, mais le

Par Lugassy L., Aze E.

24 février 2020

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