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États-Unis

Les États-Unis, les Big techs et le reste du monde… Saisir un moment historique pour bâtir une indépendance numérique

Introduction L’administration Biden a démarré son mandat en envoyant un message fort aux Big techs. Peu de temps après son élection, deux des postes clés de la politique anti-concurrentielle ont été pourvus par des juristes spécialistes des questions numériques : Tim Wu, professeur de droit à Columbia engagé pour la « neutralité du net[1] », au Conseil économique national sur les questions de politique antitrust ; et Lina Khan, juriste et auteure de l’étude Amazon’s Antitrust Paradox[2], à la tête de la Federal Trade Commission (FTC)[3]. Le département du Trésor a par ailleurs porté auprès de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) un projet de taxation des multinationales, qui concerne en particulier les géants du numérique[4]. En avril dernier, le président américain exprimait même son soutien, à peine masqué, aux travailleurs de l’entrepôt géant d’Amazon à Bessemer (Alabama) lors de négociations portant sur la création d’un syndicat[5]. Ces différents événements suivent la publication, en octobre 2020, d’un rapport important de la sous-commission antitrust de la Chambre des représentants, qui portait sur l’abus de position dominante des entreprises Amazon, Apple, Facebook et Google[6]. Ce document dresse un portrait sévère de l’action de la FTC et du ministère de la Justice, administrations clés de la politique antitrust, en les accusant d’avoir laissé les géants Amazon, Apple, Facebook et Google réaliser plus de 500 acquisitions d’entreprises depuis 1998[7]. L’enquête fait également le constat de l’influence des Big techs sur l’ensemble de l’écosystème numérique. Dans ses recommandations, la sous-commission tente de concevoir des outils fiables pour lutter contre la concentration des monopoles et les pratiques anti-concurrentielles de ces entreprises. Pour le sénateur démocrate David N. Cicilline, qui dirigeait cette enquête, les Big techs sont aujourd’hui les équivalents des conglomérats historiques de Rockefeller, Carnegie et Morgan, qui avaient poussé John Sherman à proposer une loi contre la formation des monopoles en 1890. Lors d’une allocution à la Chambre du Congrès en juillet 2020, le sénateur reprenait même à son compte les termes d’un célèbre discours de Sherman, dénonçant les Big techs et leur « capacité à dicter leurs conditions, à décider du jeu, à mettre à bas des secteurs entiers et à inspirer la peur, [ce qui] équivaut au pouvoir d’un gouvernement privé. Nos Pères Fondateurs ne se sont pas agenouillés devant un Roi, nous ne nous mettrons pas à genoux devant les Empereurs de l’économie immatérielle ! »[8].   Pour lutter contre ces « plateformes en ligne dominantes » (« Dominant Online Platforms » dans le rapport), la sous-commission a proposé trois grands chantiers en faveur d’une politique anti-concurrentielle. Le premier volet d’actions consiste à encourager une concurrence plus équilibrée sur les marchés numériques, notamment par la lutte contre les pratiques commerciales déloyales. Le second concerne le renforcement des lois relatives aux fusions et aux monopoles, et introduit des scénarios de séparations structurelles, c’est-à-dire le démantèlement des géants du numérique. Enfin, la sous-commission insiste sur le nécessaire rétablissement d’une surveillance et d’une application plus rigoureuses des lois antitrust.   Ces solutions sont-elles pertinentes aujourd’hui pour lutter contre les oligopoles que constituent les Big techs ? Sur certains aspects, ces mesures peuvent en effet affaiblir ces entreprises. Mais les solutions avancées au Congrès restent des réponses du marché aux problèmes du marché. Il est par exemple peu probable, comme certains l’ont affirmé à l’annonce de la nomination de Lina Khan, que la seule politique antitrust américaine soit à même de répondre aux phénomènes de dépendance aux Big techs que l’Europe a contribué à forger. Il nous semble donc nécessaire d’analyser la portée, l’intérêt et les limites des propositions actuellement discutées aux États-Unis, afin de soumettre au débat des propositions complémentaires visant à limiter le pouvoir des géants du numérique dans l’espace international. Ces propositions s’ajoutent à celles formulées dans la première note publiée par l’Institut Rousseau qui portait sur la dépendance de l’Europe aux Big techs[9], dans ce qui constitue un cycle de trois notes consacrées à la géopolitique du numérique. Alors que se tient à l’Assemblée nationale une mission d’information sur la souveraineté numérique, nous proposons dans cette note une analyse de la situation américaine et de la pertinence de la stratégie proposée par le Congrès (I, II). Nous verrons à quelles difficultés se confronte l’État américain aujourd’hui face à des entreprises devenues trop influentes (III). Cela nous amènera à préciser les actions concrètes, à court et à moyen termes, qui pourraient être mises en œuvre dans un cadre international pour limiter les pouvoirs des géants du numérique (IV, V).   I. Comment les dysfonctionnements de la politique antitrust des États-Unis ont-ils bénéficié aux Big techs ?   Dans une note publiée en 2017 dans le journal scientifique universitaire de Yale, Lina Khan, alors étudiante en droit, interrogeait la politique antitrust américaine et les conséquences sur le développement de l’entreprise Amazon[10]. Ce texte, baptisé Amazon’s antitrust paradox en réponse au Antitrust paradox de Robert H. Bork, a beaucoup inspiré l’analyse historique et juridique du congrès. Nous rappelons ici quelques grandes lignes de cette analyse des évolutions de la politique anti-concurrentielle américaine. 1. La lutte anti-monopole : point faible des lois antitrust au XXe siècle   À l’origine, les lois antitrust américaines ont été promulguées par le Congrès en 1890, puis en 1914, notamment au travers des lois Sherman et Clayton qui donnaient une place importante à la lutte contre les conglomérats et les positions monopolistiques de certains acteurs privés. Elles ont pris forme dans un contexte où les monopoles constitués autour des industries de l’acier, du cuivre, du pétrole (la fameuse Standard Oil Corporation), du fer, du sucre, de l’étain et du charbon avaient pris une place importante dans la vie politique. Dès le milieu du XIXe siècle, ces entreprises n’étaient plus de simples acteurs économiques, mais des influenceurs importants de la vie politique et sociale. Figure 1. The Bosses of the Senate, caricature satirique de Joseph Ferdinand Keppler. Publié dans la revue Puck le 23 janvier 1889. Dans ce dessin, une porte de la tribune, « l’entrée du

Par Ophélie Coelho

22 juin 2021

Quand le décideur européen joue le jeu des Big techs… Engager une transition technologique pour sortir des dépendances numériques

En 2013, le rapport d’information de la sénatrice Catherine Morin-Desailly intitulé « L'Union européenne, colonie du monde numérique ? » décrivait un contexte où l’Europe était « en passe de devenir une colonie du monde numérique, [...] dépendante de puissances étrangères ». Nous y sommes depuis déjà quelques années, et la période de crise sanitaire que nous connaissons n’a fait qu’affirmer nos dépendances à des acteurs techniques devenus aujourd’hui très puissants. Les Big techs, dont les plus connues sont Amazon, Microsoft et Google, ne sont plus de simples pourvoyeuses d’outils numériques, mais se rendent aujourd’hui indispensables aux technologies socles de télécommunication. Depuis 2016, elles construisent leurs propres câbles sous-marins entre les États-Unis et l’Europe, et tracent même de nouvelles routes sur le pourtour du continent africain.

Par Ophélie Coelho

8 juin 2021

États-Unis : d’un président à l’autre, saisir les ruptures et voir les continuités

Il est trop tôt pour savoir quelle sera précisément la politique étrangère de Joe Biden. C’est d’autant plus vrai qu’aux États-Unis le Congrès joue un rôle important en la matière et que le Sénat a de bonnes chances de rester républicain, tandis que les démocrates restent divisés entre centristes et progressistes. Le programme de celui qui fut président de la commission des affaires étrangères du Sénat (2001-2003 et 2007-2009) n’a accordé qu’une importance secondaire à la politique extérieure. Joe Biden s’est toutefois entouré de conseillers expérimentés (Antony Blinken, Jake Sullivan, Michèle Flournoy…) qui ont exercé des responsabilités sous Barack Obama et suivi un cursus classique alternant postes dans l’administration et passages dans des think-tanks influents. C’est aussi le cas de Kathleen Hicks, qui a pris la tête de l’équipe de transition au département de la défense. Autrement dit, des représentants de ce que les critiques appellent the blob, l’establishment qui façonne le discours centriste et volontiers interventionniste dominant à Washington. Si la campagne a été centrée sur la lutte contre le coronavirus et la situation économique, quelques lignes de forces se dégagent néanmoins : réinvestissement des institutions multilatérales et des systèmes d’alliances, réintégration de l’accord de Paris sur le climat ainsi que de l’accord sur le nucléaire iranien, attention portée aux droits de l’homme y compris en matière de politique migratoire. De manière plus générale, Joe Biden entend rétablir l’influence des États-Unis non seulement par un changement de style mais aussi par une restauration du soft power américain. Voilà pour les ruptures. Mais on retrouve aussi des éléments de continuité, en particulier la volonté de poursuivre le désengagement du Moyen-Orient et l’adoption du paradigme de la rivalité stratégique sino-américaine. Par ailleurs, quoi qu’en dise le président élu, l’unilatéralisme américain ne disparaîtra pas : Joe Biden n’a ainsi pas l’intention de renoncer aux sanctions économiques ayant un effet extraterritorial. Cette continuité dans l’alternance n’a rien de surprenant puisqu’elle se dessinait déjà entre les deux mandats de Barack Obama et la présidence de Donald Trump. Le premier a voulu amorcer, certes avec un succès limité, le retrait américain d’Afghanistan et d’Irak que le second a poursuivi jusqu’à conclure un accord avec les talibans (2020). C’est ainsi que Barack Obama choisit la posture du leading from behind en Libye (2011) et renonça à intervenir en Syrie (2013). La fatigue stratégique face aux forever wars et la réduction de la dépendance énergétique des États-Unis conspiraient en faveur d’une politique de retrait, nuancée par la poursuite des opérations antiterroristes et contrariée par la montée en puissance de l’État islamique. Ce retrait a néanmoins pris forme et laissé la place à d’autres puissances, Iran, Turquie, et bien sûr Russie. Cette dernière, bien avant les complaisances de Donald Trump vis-à-vis de Vladimir Poutine, a bénéficié du reset des relations décidé par Barack Obama (2009). Il est vrai que les relations russo-américaines se sont fortement dégradées entre-temps, mais l’alliance atlantique, reformée dans la guerre contre la terreur, n’en a pas moins perdu de sa centralité. Quant à Joe Biden, s’il a l’intention de jouer la fermeté vis-à-vis de la Russie, il devrait poursuivre dans les grandes lignes la stratégie de désengagement du Moyen-Orient. C’est que les États-Unis regardent désormais vers le Pacifique. Là encore, c’est Barack Obama qui amorça le pivot vers l’Asie (2011) afin de contrebalancer la montée en puissance de la Chine, que son prédécesseur George Bush avait déjà qualifiée de concurrent stratégique. Certes, Donald Trump a porté la rivalité sino-américaine à un niveau sans précédent, en particulier ces derniers mois : revitalisation du format Quad (États-Unis, Australie, Inde, Japon), opposition aux prétentions de Pékin en mer de Chine méridionale, visites de hauts responsables américains à Taïwan, mises en garde contre la diplomatie chinoise de la dette en Afrique et en Asie du Sud, et bien sûr appels à un découplage économique et technologique symbolisé par les décisions prises à l’encontre de Huawei et TikTok. De son côté, la Chine n’a pas été en reste pour affirmer sa puissance : militarisation de la mer de Chine méridionale, multiplication des incursions au-delà de la ligne médiane qui sépare le continent de Taïwan, introduction d’une législation répressive à Hong-Kong au mépris de la formule d’un pays, deux systèmes, montée des tensions avec l’Inde dans le Ladakh, diplomatie dite des loups combattants mettant en cause les démocraties et vantant la gestion chinoise de la crise sanitaire… Or Joe Biden, s’il marquera certainement une rupture dans le style, a indiqué qu’il entendait faire preuve de fermeté vis-à-vis de la Chine. Les lois promulguées par Donald Trump au début de l’été sanctionnant des responsables chinois en raison de leur implication dans la répression dans le Xinjiang et à Hong-Kong ont d’ailleurs été adoptées à la faveur d’un très large consensus bipartisan. En réinvestissant les institutions internationales et l’alliance atlantique, la nouvelle administration entendra certainement utiliser son ascendant retrouvé pour contrecarrer la puissance chinoise. L’Europe, quoique naturellement plus proche de Washington que de Pékin, devra veiller à n’en pas être dupe. Le multilatéralisme ne saurait être la projection des seuls intérêts américains, ni le théâtre d’un affrontement à somme nulle entre les États-Unis et la Chine. S’il convient de montrer de la fermeté vis-à-vis de cette dernière pour préserver notre souveraineté, nos valeurs et un système international fondé sur le droit, il n’est pas souhaitable pour autant d’entrer dans une logique de guerre froide. La Chine, dont la (re)montée en puissance est assez naturelle au regard de l’histoire et de la démographie, est un acteur incontournable avec lequel nous devons chercher à avoir un partenariat exigeant, notamment pour la gestion des biens public mondiaux tels que l’environnement. De manière plus générale, l’élection de Joe Biden porte le risque de remettre en cause les efforts de consolidation de l’autonomie stratégique européenne que l’attitude de Donald Trump avait progressivement imposés. C’est au contraire le moment d’affirmer cette autonomie, non seulement face à la Chine mais aussi face à la Russie et à la Turquie (membre de l’alliance atlantique) qui jouent de nos faiblesses, ainsi qu’en Afrique, continent lointain

Par Galois F.

13 novembre 2020

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