Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

Etat

Les Golden shares comme outils de planification écologique en alternative aux participations de l’État

Judith Kleman et Camille Souffron Pour l’Institut Rousseau Octobre 2024 Introduction 2 Actions spécifiques : outils de contrôle et de gouvernance partagée 4 Actions spécifiques : qu’est-ce ? 4 Actions spécifiques et loi PACTE : une extension toujours limitée par les traités européens 6 Une alternative à l’entrée de l’État au capital et à la nationalisation pour la planification écologique 8 Court contre long terme : contrer la primauté de la valeur actionnariale et orienter les choix stratégiques 8 Quelles solutions face à la difficile prise en compte des enjeux environnementaux dans l’entreprise ? 9 Faire des participations de l’État plus qu’un outil passif de recettes : la nécessité de la mise en place d’un réel État-stratège pour mener la transition écologique 10 III. Quels secteurs concernés et quelles évolutions du droit nécessaires ? 12 Aujourd’hui, un ensemble de secteurs stratégiques délimité 12 (Re)définir les secteurs stratégiques et les élargir aux enjeux environnementaux 13 Propositions 14 Résumé général : Nous proposons la réappropriation de l’outil de l’action spécifique (golden share) par l’État, action qui lui donne des prérogatives et droits spécifiques largement supérieurs à ceux des actionnaires ordinaires, sans qu’il soit pour autant actionnaire majoritaire. Nous proposons également le développement de nouveaux mécanismes juridiques et administratifs pour renforcer la souveraineté nationale, développer de réelles stratégies économiques, piloter la nécessaire transition écologique et affronter les crises actuelles. Proposition n°1 : ● Réappropriation par l’État de l’action spécifique dans des entreprises stratégiques (Total, Veolia). ● Élargissement du périmètre de l’Agence des participations de l’État (APE) et des secteurs sensibles du Code monétaire. ● Utilisation de l’action spécifique pour relancer des activités productives innovantes (i.e. mines de lithium, IA). Proposition n°2 : ● Couplage avec une planification économique et écologique ambitieuse. ● Mobilisation de différents services et organismes d’État pour sortir de la gestion passive des participations. Encouragement de la transformation des entreprises vers des missions sociales (affectio societatis). Proposition n°3 : ● Développement de nouveaux droits dans l’action spécifique (inspirés de l’Allemagne et des Pays-Bas) : droit de véto de l’État sur des votes stratégiques, interdiction de développer des activités nuisibles, obligation de réinvestir une partie des profits, plafond des droits de vote pour les gros actionnaires. ● Sélection de droits conférés selon les enjeux de chaque entreprise pour éviter l’opposition de la CJUE. Proposition n°4 : ● Conditionnement des financements et commandes publics à des critères environnementaux, sociaux, et économiques. Proposition n°5 : ● Création d’une autorité de contrôle du devoir de vigilance des entreprises en matière environnementale, sociale, et des droits humains. Inclusion des entreprises étrangères opérant en France dans ce contrôle. Proposition n°6 : ● Adaptation du cadre européen (TFUE) pour développer le périmètre et les droits des actions spécifiques des États membres, bien que la révision des traités soit difficile. ● Utilisation de précédents juridiques pour justifier la réappropriation d’entreprises stratégiques face aux crises écologiques. Sélection précise des droits pour éviter un blocage européen. Introduction Le 19 juin dernier était publié le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les moyens mobilisés et mobilisables par l’État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe Total Energies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France, avec une liste de recommandations. Parmi ces dernières, un outil juridique d’une grande influence et peu discuté dans le débat public a été remis au goût du jour : l’action spécifique. Le rapport appelle en effet l’État à en acquérir une dans l’énergéticien à la fois pour organiser sa transition écologique et le protéger de l’américanisation massive de son actionnariat. L’action spécifique pourrait être un puissant outil de planification écologique, en plus de la défense des intérêts stratégiques de la France. D’autant que le concept de planification écologique s’est récemment développé dans le débat public et là où on ne l’attendait pas à une échelle remarquable, que ce soit chez des économistes comme Jean Pisani-Ferry évoquant le retour d’une « économie de pénurie »[1], ou bien directement au sein du gouvernement qui en revendique le terme[2].   La planification écologique, déjà évoquée dès 1972 par le président de la Commission européenne Sicco Mansholt dans sa fameuse lettre[3], peut s’avérer prometteuse voire nécessaire[4] dans une conjoncture économique instable et face aux conséquences de l’effondrement écologique, au vu des besoins en termes d’investissement[5] et de coordination des secteurs public et privé. Mais encore faut-il que cette planification soit réalisée par un État-stratège avec une vision cohérente, au-delà des purs effets d’annonce et aspects marketing. Or, dans le rapport d’information sénatorial de 2021 sur les participations annuelles de l’État[6], la sénatrice LR Martine Berthet notait qu’il était de plus en plus difficile de deviner une stratégie de long terme de la part de l’État français, et cela particulièrement au sujet de la dimension actionnariale de l’État. Selon ce rapport, le compte d’affectation spéciale « participations financières de l’État », regroupant recettes et cessions des dites participations, ne serait devenu depuis 2017 qu’un « outil comptable de la politique d’investissement de l’État » plutôt « qu’un levier d’action de l’État stratège ». La Cour des comptes va jusqu’à parler de « perte de substance »[7].   Autrement dit, plutôt que d’investir et de soutenir des secteurs stratégiques pour l’intérêt national, de sauvegarder la souveraineté économique du pays face à des gestionnaires court-termistes et des investisseurs étrangers, la gestion des actions de l’État suivrait désormais une simple logique d’optimisation du budget à court terme. L’État lui-même ferait parfois pression sur les actionnaires privés et les conseils d’administration pour verser et augmenter les dividendes ou bien réaliser des choix stratégiques dans le seul but de maximiser le taux de marge d’EBIT[8], par exemple chez Thalès[9], alors que l’on aurait à l’inverse pu penser que l’État était un garde-fou face aux pressions de la valorisation actionnariale.   Pourtant, l’État se retrouve rattrapé par l’urgence environnementale, dépassant le seul impératif climatique[10]. Une telle transformation impose de préparer les structures économiques et de coordonner un ensemble d’investissements publics (cf. le rapport 2 % de 2°C de l’Institut Rousseau) mais aussi privés. Nombre

Par Kleman J., Souffron C.

4 octobre 2024

La suppression de l’ENA, réforme de fond ou simple ravalement de façade ?

Le 8 avril 2021, le Président Emmanuel Macron annonçait la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), symbole de la méritocratie et de l’élitisme à la française dont de nombreux pays se sont inspirés, notamment en Afrique francophone et certains pays européens comme la Pologne. Créée en 1945, l’ENA avait pour vocation de former des cadres intermédiaires capables de transmettre et de faire appliquer les ordres venus du sommet de l’État et d’établir des rapports clairs pour les décideurs politiques. Dans un contexte de reconstruction économique après cinq années d’une guerre particulièrement meurtrière et destructrice, il était nécessaire de former des hauts fonctionnaires compétents et de grande qualité. La création d’une école d’administration était justifiée par le fait que les hauts fonctionnaires sortaient majoritairement diplômés de l’École Libre des Sciences Politiques (c’est à dire Sciences-Po) qui s’était discréditée durant l’occupation allemande. Il n’existait pas à cette époque de formation unique des hauts fonctionnaires. Chaque corps ou ministère organisait son propre concours. Le système qui avait prévalu jusqu’en 1945 était fortement critiqué, en ce qu’il était suspecté de corporatisme voire de népotisme. L’ENA a donc été cette école d’application formant des techniciens au nom de l’intérêt général. L’idée d’une école d’administration avait déjà été évoquée en 1936 par Jean Zay mais n’avait pu être mise en œuvre en raison de la Guerre. L’ENA a formé plus de 6 500 hauts fonctionnaires depuis 1945, dont quatre présidents de la République, neuf premiers ministres et quelques dirigeants de sociétés du CAC 40. Le nombre d’élèves par promotion se situe entre 80 et 100 dont plusieurs dizaines d’élèves étrangers, déjà fonctionnaires dans leur pays. Bien qu’elle ait joué un rôle essentiel jusqu’à la fin des années 1970 dans la « fabrication d’une élite administrative », capable d’inspirer les grandes décisions sur le plan économique, cette grande école du service public suscita de vives critiques dès le milieu des années 1960. Le sociologue Pierre Bourdieu évoque « les héritiers de la pensée dominante ». Jean Pierre Chevènement, lui-même diplômé de cette école, pointa également les imperfections de cette institution et la culture de l’entre-soi dans son ouvrage «L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » paru en 1967. D’autres anciens élèves en ont depuis lors dénoncé à la fois le conservatisme, le manque de culture critique, l’obsession du classement ainsi que l’éloignement de ceux qui en sont issus de la réalité du terrain. Face à ce flot de critiques, l’ENA s’est malgré tout réformée et a tenté de se démocratiser, en réformant son concours d’accès ou ses programmes pédagogiques. Mais force est de constater que trop peu de fils d’ouvriers ou d’agriculteurs y sont présents (environ 5 % contre plus de 70 % de fils et filles de cadres et de professeurs majoritairement de la Région Ile de France et diplômés de grandes écoles parisiennes). Est-ce à dire que l’ENA est la seule école à reproduire ce modèle ? Certainement pas. D’autres grandes écoles sont autant concernées : Polytechnique, l’Ecole Normale Supérieure, HEC, l’ESSEC et Sciences-Po Paris malgré la réforme entreprise par Richard Descoing pour favoriser la « discrimination positive ». Face à cet échec dans la démocratisation de l’accès à ces formations d’excellence, la suppression de l’ENA a été évoquée à plusieurs reprises, notamment en 2007 par le candidat à l’élection présidentielle François Bayrou, ou encore par Bruno Le Maire en 2017. Avant eux, Laurent Fabius. Le mouvement des Gilets Jaunes a conduit Emmanuel Macron à franchir le pas en annonçant la suppression de l’ENA le 25 avril 2019, laquelle avait été suspendue dans l’attente d’un rapport confié à Frédéric Thiriez, conseiller d’État, dont les conclusions et les propositions n’avaient guère suscité l’enthousiasme escompté ni même convaincu le plus haut sommet de l’État. Depuis lors, la France a été durement frappée par la pandémie de la covid 19, à l’instar de la majorité des pays du monde. Des millions de français ont pu constater les défaillances des décideurs politiques dans la gestion de la crise sanitaire. De ce triste constat, sont réapparues les critiques contre l’élite politico-administrative, jugée trop technocratique, éloignée du terrain et prisonnière d’une pensée dominante. Nul ne contestera que l’ENA devait être réformée. Pour autant, sa suppression est l’arbre qui cache la forêt. Au lieu de sacrifier l’ENA, c’est plutôt le pluralisme des idées qu’il fallait réintroduire, notamment dans les sciences économiques et les sciences sociales. Le formatage des esprits commence bien avant l’ENA qui n’est qu’une école d’application. Il se poursuivra avec ou sans elle. On peut supprimer cette institution et la rebaptiser « Institut du Service Public », si la même idéologie néolibérale continue d’y être enseignée, une mesure aussi radicale sera au final totalement inutile. La suppression de l’ENA, totalement inattendue dans ce contexte de crise sanitaire, au demeurant décidée par un seul homme, le chef de l’État, dans sa sphère jupitérienne, sans aucune concertation, est un autre révélateur de l’essoufflement de la cinquième République. C’est également une ironie. Il convient de rappeler que le Président de la République a été inspecteur des finances durant 4 ans après sa sortie de l’ENA et qu’il a quitté la haute fonction publique pour être recruté à la Banque Rothschild avant de revenir pour servir l’État. Le même qui dénonce le pantouflage, l’entre-soi et une formation qui n’est plus adaptée à l’évolution de notre société a suivi le parcours complet du pantouflage et de l’intérêt individuel, loin des milliers d’énarques anonymes qui œuvrent dans les ministères ou dans les directions à maintenir le pays. Il est facile de trouver un bouc émissaire, responsable de tous nos maux, pour frapper un grand coup dans l’opinion publique. Cette mesure apparaît non seulement démagogique mais elle a également des relents de populisme, dans le cadre d’une stratégie politicienne visant à retrouver la confiance des français, alors que le divorce d’avec le peuple est largement consommé. La suppression de l’ENA annoncée le 8 avril 2021 ne sera pas le grand soir tant attendu. Bien au contraire ! Elle laissera plus de place aux arrangements privés au sommet de l’État, plus de place à la collusion et aux

Par Pallet F.

16 avril 2021

Penser l’après-crise

« Si vous vous retrouvez dans un bateau qui coule, mieux vaut employer votre énergie à changer d’embarcation plutôt qu’à colmater les trous. » Ces mots du milliardaire Warren Buffett résonnent tout particulièrement ces derniers jours. Avec la pandémie de Coronavirus et la baisse des prix du pétrole, les bourses se sont effondrées lundi 9 mars avant de se stabiliser et de s’effondrer à nouveau le 12 mars, le CAC 40 perdant 12 %, soit un record historique en une séance. Difficile de savoir si c’est bien là la grande crise financière que nous redoutons depuis quelques années : les « esprits animaux » des marchés financiers peuvent paniquer un jour et se reprendre le lendemain, malgré toutes les fragilités qui se sont accumulées dans la sphère financière. La politique monétaire a d’ailleurs joué un rôle central dans la fragilisation du système. Pendant dix ans, les banques centrales ont injecté des masses considérables de liquidités auprès des banques, qui se sont accumulées sur les marchés financiers provoquant des bulles déraisonnables sur la valeur des titres, sans pour autant soutenir le développement de l’économie réelle. Ces bulles sont prêtes à éclater. Il est vrai cependant que les banques centrales ont appris à réagir vite pour pallier le risque de crise de liquidités et soutenir les cours de bourse par la même occasion : la FED a baissé de 0,5 points son taux directeur et injecté 1500 milliards de liquidités supplémentaires dans le marché monétaire, la banque d’Angleterre a également baissé de 0,5 points son taux directeur et la BCE, dont le taux est déjà au plus bas, augmente ses achats d’actifs privés de 120 milliards d’euros d’ici la fin 2020 (somme ridiculement faible comparée au bazooka de la Fed). Mais ce n’est pas parce que l’on sait désormais à peu près colmater les trous, en tout cas pour faire face à une crise de liquidités d’une ampleur encore limitée, que le risque sur l’économie réelle n’est pas important. En outre, on connaît désormais les effets secondaires délétères de ce type de politique monétaire sur les inégalités et sur les cours de bourse. Le vrai danger immédiat qui nous menace est bien celui de l’effondrement de l’économie réelle, qui renforcera d’ailleurs l’effondrement boursier. On observe déjà la rupture des chaînes de valeur, c’est-à-dire des chaînes de production internationales “éclatées” en étoile à travers le globe, qui fragilise beaucoup d’entreprises et témoigne des limites de l’hyper-mondialisation. La défaillance d’un rouage suffit à mettre en péril tout le système. On observe aussi la diminution de la fréquentation des lieux publics, des achats et du commerce. Et cela alors que la dette des sociétés privées dépasse tous les records historiques et atteint près de 70 000 milliards de dollars. Combien de petites ou moyennes entreprises, qui ne sont pas armées pour supporter un trou de trésorerie prolongé, feront faillite ? Et si ces faillites se multiplient, quel en sera l’impact sur les bilans bancaires ? Nous le savons : en raison des fragilités intrinsèques de conception de notre système monétaire, le risque systémique peut ressurgir à tout moment. Il le fera avec d’autant plus de force que les acteurs du shadow banking représentent désormais une part importante des prêteurs de monnaie et qu’ils entretiennent d’étroites relations avec les banques : si un ou plusieurs grands fonds s’effondrent, la contagion sera difficile à arrêter. On assiste d’ores et déjà à une insuffisance de titres financiers liquides de haute qualité pouvant servir de collatéraux lors des opérations de refinancement. Certes, le pire n’est jamais certain, mais il n’est pas raisonnable de passer son temps à danser au bord du gouffre. Cela nous conduit d’ailleurs à faire n’importe quoi : Bpifrance, notre banque publique d’investissement, créée pour combler les failles de marché, a mis immédiatement en place un fonds de 4 milliards d’euros (qui doit en atteindre 10 prochainement), poétiquement baptisé « lac d’argent », pour secourir la valeur des titres boursiers des entreprises du CAC 40, et cela alors même qu’elle n’investit pas plus de 2 milliards d’euros par an dans la transition écologique… Or, s’il y a bien un « lack of money » (un manque d’argent) que doivent combler les banques publiques d’investissement, c’est bien au service de la reconstruction écologique et non des cours de bourse des grandes entreprises ! Même constat au niveau européen : pour faire face à la crise, la Commission se dit prête à assouplir les règles en matière d’aides d’État aux entreprises en difficulté, à créer un fonds d’investissement « en réponse au coronavirus » (en fait le redéploiement de fonds existants) ou encore à renoncer temporairement à appliquer la législation européenne en matière de seuils de dette ou de déficits. Tout ceci est bienvenu ! Mais pourquoi ne pas le faire pour financer la transition écologique comme certains d’entre nous le réclamons depuis des années ? Faut-il attendre que l’économie mondiale se grippe pour comprendre que le virus de l’idéologie néolibérale et des règles européennes qui en découlent en matière économique nous paralysent depuis bien trop longtemps ? Une crise peut aussi être une opportunité. Pour faire une réalité de la formule du poète Hölderlin « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », l’Institut Rousseau formule le vœu que la réponse à cette crise ne se contente pas de colmater les trous mais bien de changer de navire. Vouloir reprendre le contrôle sur nos destins, c’est aussi ne plus vouloir être condamnés à être si vulnérables dans l’hyper-mondialisation, et à répondre par la précipitation ou l’impuissance. Lorsque la grande crise surviendra et qu’il faudra aider les banques, aidons-les mais renforçons en contrepartie la réglementation financière en augmentant le niveau de fonds propres et en réglementant efficacement les acteurs du shadow banking ! S’il faut élargir la liste des collatéraux admissibles, faisons-le bien sûr, mais au profit de titres représentatifs d’activités écologiques ! S’il faut que les États et les banques centrales se coordonnent pour investir massivement en réponse à une chute de l’activité,

Par Dufrêne N.

20 mars 2020

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