Le laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine

dette

Faut-il « lâcher » la dette ?

Le débat sur la dette, trop largement escamoté pendant la campagne présidentielle, va puissamment ressortir au cours des prochaines années. Pressée de toutes parts, devant faire face à une inflation dont la cause n’est pourtant pas directement monétaire, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, vient d’annoncer la fin des achats d’actifs dès le mois de juillet (ce fameux argent magique dont on nous dit qu’il n’existe pas) et une probable remontée des taux à partir de septembre. Des recettes vouées à l’échec, qui ne résoudront pas le problème puisqu’elles ne s’attaquent pas à ses causes, à savoir l’absence grossière de ciblage de la politique monétaire. Tout ceci peut en revanche créer des problèmes pour la dette publique. Dans ce contexte, le petit livre, court et efficace, d’Éric Coquerel intitulé « Lâchez-nous la dette » (67 pages, éditions de l’Atelier) est salutaire. Très pédagogique, il met en avant les lignes de fracture, parvient à les vulgariser et à les traduire en images parlantes pour le grand public, ce qui n’est pas toujours évident sur un sujet tel que la dette et la politique monétaire. Car les économistes orthodoxes protègent les questions monétaires comme le dragon Fafnir protégeait le trésor des Nibelungen : interdit de toucher, et même de comprendre. Le drame étant que ce tabou a réussi à se répandre dans la société, laissant penser aux uns et aux autres que, définitivement, il n’y avait rien à voir du côté de la grande institution qui siège à Francfort. Éric Coquerel nous rappelle avec humour que même François Lenglet, apôtre télévisuel bien connu de l’économie mainstream, considère pourtant lui aussi la BCE comme « une sorte de monastère, coupé du monde et dévoué au culte de la stabilité financière ». Inclinons-nous donc, même si nous sommes persuadés qu’elle ne fait pas le quart du dixième de ce qu’elle pourrait faire au service de l’intérêt général. Éric Coquerel met ensuite en avant, sans ambages, les solutions qu’il estime les plus à même de répondre à cette problématique de la dette. Parmi celles-ci figure notamment une proposition que nous avons portée avec l’Institut Rousseau qui est l’annulation des dettes publiques détenues par la BCE en contrepartie d’investissements écologiques et sociaux. Rappelons que la BCE détient désormais plus de 30 % de la dette publique européenne, dont elle attend passivement le remboursement et la destruction, qui ne servent à rien puisqu’une banque centrale n’a aucun besoin d’être remboursée. L’un des points forts du livre est que les questions techniques sont articulées à un récit politique de la période récente. Ce récit politique que l’auteur met en scène, fort de son expérience des débats budgétaires à la commission des finances de l’Assemblée nationale dans laquelle il siège, montre les contradictions, les faux-semblants et les postures qui ont émaillé la si mal nommée période du « quoiqu’il en coûte ». En effet, et « quoiqu’ils en disent », la dépense publique a toujours été calibrée au minimum pour amortir les pertes, mais jamais pour engager le pays sur un nouveau chemin de développement. La parenthèse enchantée de la dépense publique s’est refermée aussitôt qu’il apparaissait à peu près décent de la suspendre. Pas une minute de plus, au cas où l’on s’y habituerait. Dans ce combat entre deux visions du monde, Éric Coquerel a parfaitement compris que les questions monétaires, comme les questions liées au travail, sont loin de se résumer à des dispositions techniques et qu’elles déterminent, et sont déterminées, par une configuration sociale, politique et institutionnelle générale. Dit autrement, l’institution sociale qu’est la monnaie n’a pas la même forme selon le régime économique ou politique qui régit l’ordre social. C’est pourquoi faire preuve de volontarisme en matière monétaire, comme on peut le faire en annulant la dette publique détenue par la BCE, c’est aussi récupérer une part essentielle de pouvoir démocratique sur des institutions aujourd’hui intouchables et nous donner les moyens à l’avenir de modifier leur forme en profondeur. C’est ce que l’auteur exprime : « Annuler la dette Covid serait un élément premier de cette réorganisation de l’économie. Elle permettrait déjà de rompre avec un chantage purement idéologique qui n’a aucune justification économique. Elle installerait un débat sur l’utilité et la nécessité de la politique monétaire comme instrument de pilotage de l’économie, et sur l’importance de son contrôle par les États. En démontrant qu’on peut continuer à monétiser et annuler la dette Covid, on peut ainsi, par la suite, réaliser des emprunts utiles pour le pays et indolores pour l’économie française ». Cela permet d’ailleurs à Éric Coquerel d’introduire la question du circuit du Trésor dans l’équation future pour résoudre le problème de la dette. Certes, c’est une réflexion intéressante qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux et qui permettrait de retirer une partie du besoin de financement de l’État de la main des marchés. Cette solution ne suffira pourtant pas : il ne suffit pas de collecter l’épargne dans les institutions publiques pour financer l’État, il faut aussi se donner les moyens de créer de la monnaie – sans dette associée- c’est-à-dire de la monnaie libre de dettes, sous contrôle démocratique, pour mieux financer l’avenir. Le lecteur me pardonnera cette digression (qui me permet de renvoyer grossièrement à mes propres travaux[1]) mais je crois important de rappeler que la monnaie libre sera en définitive l’arme ultime permettant de briser le cercle vicieux de la monnaie et de la dette, et non le circuit du Trésor (les deux n’étant cependant pas incompatibles). En effet, le circuit du Trésor répondait principalement au besoin de l’État de trouver des financements qui lui manquaient au moment de la reconstruction du pays après 1945. Il a donc été un bon outil pour identifier et contrôler ses financements. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir comment trouver des financements, mais de savoir comment on gère l’immense dette qui naît avec cette capacité de financement presque illimitée. Sans compter que si nous devions remplacer par de l’épargne ce qui est aujourd’hui collecté au moyen des marchés, nous risquerions d’assécher d’autres financements nécessaires (comme celui pour

Par Dufrêne N.

26 mai 2022

La revue monétaire de l’immobilisme

La BCE a créé la surprise, ce jeudi 8 juillet 2021, en annonçant les conclusions de sa revue de politique monétaire, qui n’étaient attendues qu’à l’automne. Hélas, ce fut la seule surprise dont elle fut capable. Un mot d’abord sur la méthode : pourquoi sortir cette revue maintenant, presque en catimini et de manière inattendue, alors qu’il y a encore tant à discuter et que de nombreuses voix, à l’instar de l’Institut Rousseau, appellent la BCE à modifier radicalement sa politique ? Est-ce pour mettre le corps social européen devant le fait accompli et couper court à toutes les discussions qui montent en ce moment autour du rôle de la BCE[1] ? Sauf que les principes posés par cette revue sont là pour durer : on parle d’effets sur une période de dix ans tandis que certaines « actions » prévues dans le cadre de cette revue n’entreront pas en vigueur avant 2024. Quel besoin donc de brusquer les choses de la sorte ? En second lieu, l’annonce du 8 juillet est une occasion manquée. Elle rappelle cruellement à ceux qui croient encore à la neutralité de la politique monétaire que l’indépendance des banques centrales les conduit nécessairement à l’impuissance devant les choix d’envergure dont nous avons urgemment besoin. Or l’impuissance monétaire aujourd’hui signifie l’incapacité, demain, de relever les défis écologiques et sociaux qui sont les nôtres. Passons en revue ces insuffisances. I. L’impératif de lutte contre l’inflation n’est pas vraiment assoupli En matière de cible d’inflation déjà, objectif principal de la politique monétaire assigné au système européen de banques centrales à l’article 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne. L’idée centrale est la suivante : transformer l’objectif d’inflation « proche mais inférieur à 2 % » en un « objectif symétrique d’inflation de 2 % ». Quel changement cela implique-t-il donc ? Rien, ou presque. Pour le comprendre, revenons au choix fait par la Federal reserveaméricaine, en septembre dernier, de mettre en place une notion de cible flexible d’inflation moyenne. Confrontée à un retour timide de l’inflation, la Fed avait alors acté le fait qu’elle ne relèverait ses taux d’intérêt directeurs que si l’inflation était durablement supérieure à 2 % par an, non seulement pour s’assurer que celle-ci était bien ancrée solidement mais également pour compenser les périodes précédentes où l’inflation est restée trop faible pour stimuler suffisamment les revenus. L’approche de la BCE est bien moins ambitieuse : si elle admet que le niveau de 2 % peut être dépassé temporairement sans susciter de resserrement immédiat de sa politique, la Banque centrale de Francfort conserve bel et bien cette cible d’inflation et ne précise pas combien de temps un dépassement éventuel serait toléré, ni comment elle agira en cas de dynamique inflationniste différentiée entre les pays de la zone. En particulier, aucun rattrapage n’est prévu de la dernière décennie durant laquelle le taux d’inflation a été systématiquement inférieur à 2 %, entraînant une atonie de l’investissement et un accroissement vertigineux des inégalités entre rentiers et salariés. Autrement dit, là où la Fed adopte une cible d’inflation moyenne de long terme avec une volonté de rattrapage de la décennie perdue, Francfort conserve l’objectif de 2 % à court et moyen terme, qui plus est de manière très imprécise. Enfin, la BCE recommande d’inclure les loyers fictifs des propriétaires dans l’indice des prix, ce qu’Eurostat fait déjà, au risque que cela conduise à resserrer la politique monétaire en augmentant artificiellement le niveau d’inflation constaté. Surtout, la revue passe complètement à côté du vrai problème : pourquoi l’augmentation massive du bilan de l’Eurosystème, passé en une décennie de moins de 1500 milliards à plus de 7500 milliards d’euros, n’a-t-elle pas été capable ne fût-ce que de ramener l’inflation à un niveau proche de 2 % ? La BCE multiplie par cinq sa taille de bilan, et donc l’usage de la planche à billets, sans aucun effet sur l’inflation ! Étonnant, n’est-ce pas ? La réalité est que la boulimie de Francfort n’a profité qu’aux banques et aux marchés financiers[2]. Ne serait-il pas temps de s’interroger sur les canaux de transmission de la politique monétaire et de permettre enfin à la banque centrale de financer directement des dépenses d’intérêt général, notamment en faveur de la reconstruction écologique ?[3] II. Les outils de politique monétaire ne sont pas renouvelés Or les annonces du 8 juillet révèlent qu’aucune réflexion innovante n’a abouti sur les outils de politique monétaire : le taux d’intérêt directeur, uniforme et mal adapté à la diversité des situations et des pays entre la Baltique et la Sicile, demeure l’instrument principal de la politique monétaire. Quant aux autres outils, ils sont d’avance menacés d’incohérence : la BCE pourra continuer d’inonder les banques privées de liquidités à court terme, puis, en imposant des taux négatifs à leurs dépôts au guichet de Francfort, tenter vainement d’inciter ces dernières à faire usage de cette manne en faveur de l’économie réelle… tout en continuant de leur prêter des sommes vertigineuses à taux réels négatifs sur le long terme via les TLTRO[4]. De nombreux autres outils de politique monétaire innovants pourraient être mobilisés pour mettre enfin la monnaie au service du bien commun : instaurer des taux d’intérêt différenciés en fonction des besoins des pays ou de l’intensité carbone des actifs collatéraux des banques emprunteuses, annuler le stock de 3.000 milliards d’euros de dettes publiques que détient la BCE en échange d’investissements écologiques et sociaux par les États, ne plus accepter les actifs fossiles en collatéraux lors des refinancements, pratiquer une création monétaire et ciblée, acheter massivement des titres écologiques en coordination avec les Etats ou les banques publiques d’investissement, dédier un programme d’achats à la seule dette publique émise pour financer la transition climatique ce qui lui permettrait de la faciliter sans financer directement des gouvernements. etc. Si certains ont été discutés en coulisse, pas un seul n’est évoqué dans le document final rendu public par Francfort. Le même conservatisme s’affiche quant aux effets de la politique monétaire sur les prix d’actifs financiers, largement gonflés par sa politique mal ciblée. Mais là encore, aucune mesure, aucune annonce pour essayer de trouver une solution à ce piège dans

Par Dufrêne N., Giraud G., Espagne É.

15 juillet 2021

Pour un nouveau mode de création monétaire libre et ciblé sous contrôle démocratique

La série de Policy Briefs Agenda 2030 mobilise économistes et praticiens pour identifier un agenda de réformes économiques et financières permettant d’atteindre l’Agenda 2030, aux échelons territoriaux, nationaux et supranationaux. Contact : thomas.lagoardesegot@kedgebs.com et nicolas.dufrene@gmail.com. Télécharger le brief en pdf ____ Introduction Le temps est venu de mettre en œuvre des réformes majeures en matière de politique monétaire. La crise sanitaire a en effet confirmé une tendance de fond qui se dessinait déjà très clairement depuis la crise financière de 2008 et la mise en place par les banques centrales de politiques monétaires non-conventionnelles : le soutien monétaire des économies est indispensable mais il crée également des perturbations sur le marché des actifs et alimente les inégalités. Ces défauts qui accompagnent l’expansion de la base monétaire sont-ils inévitables ? Nous pensons que ce n’est pas le cas mais, pour les éviter, il faut s’autoriser à repenser et à élargir les modes de création monétaire. Cela suppose de mettre en œuvre un nouveau mode de création monétaire, et donc de politique monétaire, qui permette non seulement d’éviter ces effets indésirables mais également d’utiliser davantage la monnaie comme outil au service de l’économie réelle et du bien commun. Permettant de briser partiellement le cercle vicieux entre la monnaie et la dette, ce mode création monétaire aboutirait à une monnaie « libre » (c’est-à-dire de la monnaie libérée de la contrainte du remboursement, et donc de la destruction) et « ciblé », ce qui signifie que l’on doit trouver les moyens démocratiques de décider de l’allocation de cette création monétaire complémentaire, là où la politique monétaire actuel n’a absolument aucune prise sur l’emploi de la masse monétaire qu’elle crée. Ce nouveau mode de création monétaire n’aurait pas pour vocation de se substituer au système traditionnel de création monétaire par les institutions financières et monétaires (IFM), mais de le compléter. En effet, la création monétaire par le crédit, qui est devenu le mode privilégié de création monétaire depuis le XIXe siècle, constitue indéniablement un progrès historique en ce sens qu’il permet de passer d’une masse monétaire fixée de manière exogène par la quantité de métaux précieux à un mode de création monétaire anticipant les besoins des acteurs économiques (monnaie endogène). Il n’est toutefois pas sans défaut, notamment du point de vue de l’augmentation continue de la dette, ce qui laisse des marges d’amélioration conséquentes. C’est dans ce cadre que doit être pensée cette idée de la monnaie libre (ou permanente), qui suppose de « désencastrer » une partie de la monnaie de la dette[1]. Il s’agit de l’une des propositions centrales de l’ouvrage « Une monnaie écologique »[2], dont l’auteur de ces lignes est l’un des coauteurs, paru juste avant la crise sanitaire. Elle a depuis été défendue dans plusieurs publications[3]. Cette note a pour objectif de passer en revue les arguments économiques et monétaires justifiant d’instaurer un tel mode de création monétaire, puis de définir les grandes lignes de sa mise en œuvre. I. Echapper au cercle vicieux de l’endettement associé à la création monétaire. Notre système de création monétaire repose actuellement sur les agents bancaires et, plus précisément, sur les banques commerciales (les IFM) et sur la banque centrale. Ce sont ces institutions qui sont dotées d’un pouvoir de création monétaire. Celui-ci ne peut s’exercer qu’avec une contrepartie qui peut prendre différentes formes (crédit, actif financier ou immobilier, matières premières, etc.). Autrement dit, pour créer de la monnaie, un agent bancaire doit respecter les règles de la comptabilité en partie double : à chaque augmentation de son passif (ce qui correspond à de la création de monnaie ex nihilo) doit correspondre une augmentation de son actif (sous forme de prêts le plus souvent, mais aussi, de plus en plus, sous forme d’acquisitions d’actifs). Cela suppose une relation avec un agent économique qui n’est pas une IFM (car entre les IFM il n’y a pas de création monétaire mais simplement des transferts de liquidité sauf lorsqu’il s’agit de la banque centrale). Autrement dit, il existe aujourd’hui deux sources de création monétaire principales de la part des institutions financières monétaires : la première est l’octroi de crédits, la seconde est l’acquisition de titres. Cela a une conséquence directe : puisque la création monétaire s’opère essentiellement par le biais du crédit et des acquisitions de titres (essentiellement des obligations qui donnent lieu à remboursement ultérieurs, notamment pour les emprunts publics), il n’est pas étonnant que la dette progresse parallèlement à l’activité et à la masse monétaire. La dette progresse d’ailleurs toujours plus rapidement que le produit intérieur brut (PIB) car une partie de la monnaie émise ne se retrouve pas instantanément dans les circuits économiques (épargne) ou fuit à l’étranger (en cas de déficit de la balance des paiements). Selon le Fonds monétaire international (FMI), l’endettement public et privé mondial a ainsi atteint le montant inédit de 233 000 milliards d’euros et le ratio dette/PIB mondial a progressé à plus de 355 %. Trois années auparavant, l’endettement mondial ne pesait « que » 250 % du PIB mondial. Comme l’écrit joliment Camille Riquier : « affranchie de toute matière finie, la monnaie révèle la puissance infinie du quantitatif pur »[4]. Peut-on continuer ainsi ? Il serait un peu court de dire que la dette, notamment publique, ne représente jamais un problème. Cela en devient un dès lors que les marges de manœuvre réelles ou supposées des acteurs économiques privées ou publiques s’épuisent. Une dette publique très élevée nous rend vulnérables à une remontée des taux d’intérêts et elle sert d’arguments aux États pour ne pas investir, notamment dans la reconstruction écologique de nos sociétés. Plus fondamentalement, une question se pose : existe-t-il une raison indiscutable pour que la monnaie, qui est notre bien commun à tous et dont les formes sont aujourd’hui entièrement dématérialisées, ne puisse être créée qu’en échange d’une contrepartie sous forme d’endettement ? Ne peut-on briser, au moins partiellement, ce lien automatique entre monnaie et dette et libérer en partie la première de la seconde ? C’est à cela que répond le projet de pouvoir créer de la monnaie « libre » (certains disent « permanente »[5]). Ce faisant, l’introduction de monnaie libre dans le circuit économique permettrait

Par Dufrêne N.

23 juin 2021

Dette publique : qui gardera les gardiens ?

Ils n’ont pas rongé leur frein bien longtemps, les gardiens obsessionnels de la dette publique. Et ils ne sont pas prêts à accepter que le bel édifice de la dette patiemment bâti et consolidé depuis près de cinquante ans s’effondre d’un coup à cause d’un virus. Rappelons qu’aujourd’hui, 40 % de notre dette publique correspondent au seul remboursement des intérêts que nous acquittons aux marchés financiers. Si nous avions conservé le circuit du Trésor, légué notamment par François Bloch-Lainé, et qui a permis de reconstruire la France d’après-guerre en une génération, au lieu d’inscrire dans le marbre du Traité de Maastricht (qu’il faudra réviser tôt ou tard) l’assujettissement de la souveraineté d’un État aux caprices irrationnels des « marchés », nous n’aurions pas ou peu d’intérêts à payer sur notre dette. Celle-ci pourrait aujourd’hui s’élever à environ 72 % du PIB, au lieu des 120 % qu’elle va franchir en 2020. Ce ratio n’a, certes, aucun sens économique puisqu’il superpose un stock (la dette) sur un flux (le PIB) mais, depuis des décennies, il sert d’alibi à l’idée fausse que nous dépensons trop et qu’il est temps de vivre à la hauteur de nos (modestes) moyens. L’obligation de se financer sur les marchés présente un double avantage pour les partisans de l’austérité et de la financiarisation de l’économie : elle alimente les profits bancaires (et les dividendes de leurs actionnaires) et fait gonfler la dette elle-même, renforçant l’idée que, décidément, nous sommes impécunieux. À la place du circuit du Trésor, l’État a livré aux banques privées, via l’agence France Trésor, le soin de gérer notre dette publique sur les « marchés ». Résultat : 60 % de notre dette sont détenus par des non-résidents, ce qui met la France à la merci du bon vouloir des fonds de pension et des gérants d’actifs étrangers. En Italie, seuls 30 % de la dette publique sont détenus hors de la péninsule, et 5 % au Japon. Aujourd’hui, la dépense publique contribue à hauteur de 22% du PIB français (et non 56 % comme cela est répété à tort aussi bien par le Président de la République que le gouverneur de la Banque de France, qui, l’un comme l’autre, trahissent leur biais idéologique lorsqu’il s’agit de lire les comptes publics). Elle est stable depuis les années 1980 et il est grand temps que l’État prenne ses responsabilités en finançant la reconstruction sanitaire, écologique et sociale de notre pays. M. William Dab, l’ancien directeur général de la Santé, alerte d’ores et déjà sur notre incapacité industrielle à produire en masse le vaccin contre la COVID lorsque celui-ci sera disponible. Qu’attendons-nous pour financer l’investissement dans ces industries ? Il est vrai que nous sommes déjà à cours, à l’automne 2020, de vaccins… contre la grippe. Et qu’au lieu de sauver des vies, le gouvernement français semble vouloir à tout prix convaincre nos concitoyens que l’urgence est de réduire les services publics. Pour cela, rien de tel qu’une dette publique qui augmente. Le deuxième confinement (qui aurait pu être évité grâce à une meilleure anticipation) va provoquer vraisemblablement une perte additionnelle de revenus d’au moins une cinquantaine de milliards d’euros. Le PIB français devrait donc s’effondrer d’au moins 12 % en 2020, en grande partie du fait de l’incurie des autorités publiques. Rappelons que l’Allemagne va s’en sortir avec – 5,5 %, car ses dirigeants n’ont pas hésité à investir massivement. Le gouvernement ne semble pas s’en soucier, puisqu’il n’a strictement rien fait pendant l’été pour préparer la vague automnale du virus. Au contraire, le 29 août, il profitait de la torpeur estivale pour introduire un décret visant à restreindre les critères de vulnérabilité sanitaire ouvrant droit au chômage partiel[1]. À la bonne heure : la chute supplémentaire de nos revenus continue de gonfler le ratio dette publique/PIB et de justifier l’abandon des plus fragiles au motif qu’ils nous coûtent trop cher. Pour les gardiens de l’austérité budgétaire, toutefois, les derniers mois ont eu l’inconvénient majeur de contraindre les États, dont la France, à révéler qu’ils pouvaient emprunter sans délai des centaines de milliards à taux négatifs pour éviter l’effondrement immédiat. De son côté, la BCE doit continuer à affirmer, elle aussi, qu’il n’existe pas « d’argent magique » tout en créant ex nihilo pas loin de 1 800 milliards d’euros depuis le mois de mars à destination des banques privées. Dissonance entre le discours et la réalité ? C’est bien le moins que l’on puisse dire.Il ne faudrait cependant pas que cela dure trop longtemps : certes, les « chiens de garde », selon les termes de Paul Nizan, ont dû accepter de mettre en sourdine leur discours anti-dette (ou plutôt anti-État comme nous le verrons, car c’est bien l’État qui est visé in fine), mais il faut rapidement faire entendre que tout cela n’était que temporaire, une folie passagère induite par un virus réputé imprévisible (dont le retour, après les deux épisodes précédents de 2003 et 2012, avait été pourtant prévu et annoncé par l’OMS depuis sept ans). Même si le mot n’est jamais prononcé, il faudra donc très vite retourner à des politiques d’austérité. Ce fut d’abord la Cour des Comptes dans son rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques du 30 juin 2020 qui lança la première flèche : « au-delà de ces mesures de court terme, la France va devoir rebâtir une stratégie de finances publiques. Une action en profondeur est nécessaire afin d’ancrer la soutenabilité de la dette publique et de rehausser la qualité des politiques publiques ». Le message est clair : préparer l’austérité à moyen terme, après les mesures du plan de « relance » (qui n’en est pas un, ainsi que l’Institut Rousseau l’a montré dans une note récente[2]), et couper dans les dépenses publiques. On se rappelle ainsi la formule du gouverneur de la Banque de France qui, en juin dernier, après avoir estimé que 120 % constituait la limite absolue de tout endettement raisonnable[3], plaidait en faveur de « dépenses publiques enfin plus sélectives ». Ce fut aussi le message du FMI, puis des agences de notation, avec une étude de Standards and Poor publiée

Par Giraud G., Dufrêne N., Wegner O.

26 novembre 2020

Plan de relance européen : quand l’artifice des petits pas se transforme en occasion manquée

Dans un éditorial du 12 avril dernier, l’Institut Rousseau alertait sur les mirages et les faux-semblants de l’idée en vogue des « Coronabonds »[1] et d’un mécanisme de financement européen. Nous écrivions : « le principal intérêt des Eurobonds serait alors de rajouter une capacité de financement budgétaire supérieure à celle de la totalité des États membres pris individuellement. On fait alors le pari que le tout dépasserait la somme des parties, et que davantage d’investissements seraient permis en Europe, en particulier au Sud, car les pays du Sud ne disposent pas de réserves budgétaires équivalentes à celle du Nord. ». Ce pari que le tout dépasserait la somme des parties est-il tenu dans le plan de relance européen qui vient d’être conclu ce mardi 21 juillet 2020 ? Assurément non, et ce n’est pas là le seul de ses défauts.   I. La taille compte   Le Président de la République en a fait lui-même l’aveu ce même jour lors de son intervention télévisuelle. Alors que la France devrait percevoir 40 milliards d’euros de subventions dans le cadre de ce plan, Emmanuel Macron a indiqué que cette somme couvrira 40 % des dépenses du plan de relance français envisagé à hauteur de 100 milliards d’euros en deux ans. Le plan de relance européen (390 milliards d’euros de subventions et 310 milliards d’euros de prêts potentiels sur trois ans) ne vient donc pas en complément du plan de relance français mais en substitution d’une partie de celui-ci. Il n’y a pas addition mais remplacement. Ceci est d’autant plus regrettable que le principal intérêt de percevoir des subventions issues d’un mécanisme européen mutualisé de financement tient précisément au fait que cela n’alourdit pas la dette publique nationale. Derrière ce problème d’additionnalité, se cache celui du volume. En matière de relance, la taille compte. 40 à 50 milliards d’euros par an, c’est la somme minimale qu’il faudrait ne fût-ce que pour mettre en place une véritable politique de reconstruction écologique au niveau national. Nous en sommes très loin puisqu’il s’agit de 40 milliards sur trois ans. Même constat au niveau européen : 390 milliards d’euros de subventions, soit 130 milliards par an sur trois ans, cela représente moins de 0,7 % du PIB européen. C’est très peu pour un plan de « relance ». D’autant que, selon les calculs de la Commission européenne, il faudrait investir au moins 260 milliards d’euros supplémentaires par an jusqu’en 2030 pour réussir la transition écologique, soit 2.600 milliards d’euros en dix ans. Si l’on ajoute à ce constat pré-pandémie, la chute drastique de l’investissement public et privé provoquée par le confinement, que la Commission estime elle-même à au moins 850 milliards d’euros pour les seules années 2020 et 2021, on comprend combien nous sommes loin de ce qui était et demeure nécessaire. Ce n’est pas pour rien que le Parlement européen et le commissaire européen Thierry Breton avaient plaidé pour un plan de relance d’au moins 2.000 milliards d’euros. Au-delà de la taille, le taux d’emprunt et la vitesse de remboursement comptent aussi. En l’occurrence, il faut investir le plus rapidement possible, en empruntant aux taux les plus faibles et retarder autant que possible le moment de rembourser. Déployer 390 milliards d’euros de subventions en trois ans, ce n’est déjà pas très rapide. Quant aux prêts, on ne sait même pas s’ils seront vraiment utilisés. En effet, une dette mutualisée doit permettre aux États les plus fragiles de réduire leur endettement individuel, lequel est exposé au risque de taux, et de compter sur un endettement collectif. Mais en réalité, la BCE permet déjà de conjurer le risque d’une remontée des taux d’intérêts des dettes souveraines des pays membres de la zone euro grâce à son pandemic emergency purchase program (PEPP), puisqu’elle a fait sauter la limitation qui consistait à ne pas racheter plus d’un tiers de la dette d’un État. Il n’est donc pas certain qu’avec une action forte de la BCE sur les taux, le recours à une dette mutualisée soit utile techniquement pour obtenir des taux plus bas. À ce titre, le prétendu “plan de relance européen” historique risque fort de n’être qu’une opération symbolique. On peut toutefois reconnaître que le tabou de l’endettement commun a été levé.   II. Un calendrier et des ressources problématiques   Mais c’est surtout l’échelonnement des remboursements qui pose question. Le diable se cache toujours dans les détails. En effet, ce qui a échappé à la quasi-totalité des commentateurs, c’est une petite phrase que l’on trouve à la quatrième page des conclusions du Conseil européen[2]. Il y est écrit que « les montants dus par l’Union au cours d’une année donnée pour le remboursement du principal ne dépassent pas 7,5 % du montant maximal de 390 milliards d’euros prévu pour des dépenses ». L’on trouve dans cette phrase une réponse à la question que l’on pouvait se poser en étudiant le plan de relance franco-allemand, puis celui de la Commission, qui prévoyait un remboursement échelonné de la dette mutualisée entre 2028 et 2057. Pourquoi une telle latitude dans les dates de remboursement ? En effet, il faut savoir qu’une obligation publique, c’est-à-dire un titre de dette émis par un État ou par une organisation internationale, se rembourse à l’échéance et que seuls les intérêts sont payés au fur et à mesure (et encore, pas toujours). Autrement dit, quand l’État français émet, par exemple, une obligation assimilable au Trésor (OAT) de 100 millions d’euros à 30 ans (il emprunte à 0,58% en juillet 2020), cela signifie qu’il versera un coupon de seulement 0,58 % de la valeur de l’obligation jusqu’à ce qu’il rembourse totalement la valeur de l’obligation (100 millions) en juillet 2050 (30 ans plus tard). Plus la durée est longue et plus l’échéance de remboursement est lointaine. Si l’on fait le pari d’une croissance positive de 1, 2 ou 3 % par an pendant cette période de 30 ans, la valeur (vue d’aujourd’hui) du principal à rembourser sera réduite d’une fraction comprise entre un quart et deux tiers. Il est donc tout à fait intéressant d’emprunter sur la durée

Par Giraud G., Dufrêne N.

22 juillet 2020

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